Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/Préface

Plon-Nourrit et Cie (p. i-iv).


Le théâtre de l’action politique à laquelle assiste le comte de Reiset change tout à coup complètement. Au lieu du Piémont, qui a tenté de modifier à son profit l’ordre créé en 1815 par l’Europe coalisée et où la monarchie de Savoie, vaincue en la personne du roi Charles-Albert, se recueille et prépare patiemment l’avenir, c’est dans la capitale de l’empire des tzars que ce deuxième volume transporte le lecteur. L’autocrate le plus absolu qu’ait connu le dix-neuvième siècle y règne et étend sa domination sur tous les pays qui l’entourent. Nicolas Ier est à l’apogée de sa puissance. Il a vu avec déplaisir le rétablissement en France de l’empire des Bonaparte. Contre son attente et contre toute vraisemblance, l’héritier du vaincu de Waterloo allait avoir l’Angleterre pour première alliée.

Les deux puissances occidentales tiennent tête au colosse du Nord. L’Europe les suit, bon gré, mal gré, et l’empereur Nicolas succombe à la douleur que lui causent le déclin de sa toute-puissance et, malgré leur ténacité et leur bravoure, les échecs de ses armées.

Napoléon III paraît un instant l’arbitre de l’Europe. Chacun à l’envi loue son génie, et en France bien peu d’esprits sont assez clairvoyants pour prévoir à quel point sont grosses de désastres les erreurs de sa politique étrangère. Abaisser la Russie dans l’intérêt de l’ingrate Angleterre était une première faute. Une faute plus grave allait être commise. Le lendemain du coup d’État le Prince Président avait dit au ministre de Sardaigne « Je ferai quelque chose pour l’Italie[1]. » Ce quelque chose devait être l’abandon de la politique traditionnelle de la France en Italie, que résume si bien la dépêche de M. Bastide, ministre des affaires étrangères du général Cavaignac, déjà citée dans le premier volume

« Ce serait déjà pour la France et pour l’Italie un fait assez grave que la création, au pied des Alpes, d’une monarchie de onze à douze millions d’habitants, appuyée sur deux mers, formant à tous les égards une puissance redoutable, sans que cet État, ainsi constitué, dût encore absorber le reste de l’Italie.

« Nous pourrions admettre l’unité italienne, mais sous la forme et sous le principe d’une fédération entre États indépendants, ayant leur souveraineté propre, s’équilibrant autant que possible, et non point l’unité qui placerait l’Italie sous la domination et le gouvernement d’un seul de ces États, le plus puissant de tous[2]. »

Ce que la République de 1848 s’était refusée à faire, le nouvel empereur se laissa entraîner à l’accomplir en plusieurs étapes, ne mesurant sans doute pas d’avance la route qu’on lui faisait parcourir. Il y fut encouragé au début par ceux qui, quelques années plus tard, le renversèrent et le couvrirent d’outrages. Son tort fut de mettre au service d’intérêts qui n’étaient pas des intérêts français : l’or, le sang et l’influence de la France. Et cependant en exil, à Arenenberg, il écrivait le 14 décembre 1835 : « Je sens que, habitué dès mon enfance à chérir mon pays par-dessus tout, je ne saurais rien préférer aux intérêts français. »

Le deuxième volume des Souvenirs de M. de Reiset s’arrête au moment où l’Empereur quitte les Tuileries pour prendre le commandement de l’armée d’Italie. Ce prince faible et bon embrassa, les larmes aux yeux, son fils dont il allait sacrifier l’héritage. Personne n’entrevoyait alors les conséquences que devaient avoir à brève échéance les fausses conceptions du souverain de la France. Et cependant dès cette époque se révélaient les côtés défectueux de l’organisation de notre armée, les lacunes de commandement, les hésitations de celui qui, portant le plus grand nom de notre histoire militaire moderne, devait se montrer si impuissant à conserver intact le dépôt de nos gloires.

Rien n’est émouvant comme ce contraste dans un récit dont le principal mérite est une absolue sincérité. Le comte de Reiset a vu les événements qu’il raconte ; il a entendu les paroles qu’il répète. Il a pour les malheurs du souverain qu’il a servi avec dévouement une respectueuse compassion. Il ne discute pas, il ne commente pas, il expose, avec la douleur du patriote qui a le sentiment des dangers que court son pays. Ce tableau fidèle des événements auxquels il a assisté et auxquels il a pris une grande part emprunte toute sa valeur à cette sincérité qu’aucune préoccupation de parti ne saurait troubler désormais. Le comte de Reiset a pendant toute sa vie loyalement servi la France : à l’âge où il est arrivé, il n’a plus au cœur d’autre amour.

Robinet de Cléry
  1. Les Débuts de l’indépendance italienne, par le comte de Reiset, p. 465.
  2. Les Débuts de l’indépendance italienne, par le comte de Reiset, p. 177.