Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/09

Plon-Nourrit (p. 231-256).

CHAPITRE IX

Le programme du ministère Gioberti. – Mécontentement de l’armée sarde. – Préparatifs militaires des Autrichiens. – Tristesse et découragement de Charles-Albert..


Le programme ministériel n’était qu’une longue phraséologie, un exposé de principes en contradiction avec les nécessités du pouvoir. Il y était question de la médiation qui avait fait son temps et qui devait se dénouer d’elle-même, de la guerre avec réserve sur le moment où il faudrait la faire, de la Constituante, mais aussi de la nécessité d’assurer l’indépendance des États, du caractère démocratique du ministère, avec un respect profond pour le trône et pour le souverain et un appel aux classes jadis privilégiées.

Une partie de l’ancienne opposition se montrait fort mécontente : « Les anciens ministres, disait Brofferio, étaient d’honnêtes gens ; ils n’accordaient pas beaucoup, mais ils n’avaient rien promis ; ceux-ci ont tout promis, mais ils n’accordent rien.

De vives attaques sur tous les articles du programme du ministère ne tardèrent pas à paraître dans le Messager de Turin, organe de Brofferio. « Je ne me fais pas d’illusion sur ma position, déclara Gioberti au ministre de France ; j’en comprends toutes les difficultés. On a laissé s’aigrir et se passionner les esprits en leur inspirant de la défiance relativement à la seule idée qui puisse exciter des sentiments énergiques en Italie : l’indépendance et l’union. Il ne s’agissait pas seulement de faire la guerre, mais de bien persuader qu’on la voulait et qu’on ne s’accommoderait jamais de l’occupation autrichienne. Les esprits ardents se sont accoutumés à la pensée qu’on leur refusait cette satisfaction et se sont persuadé qu’à la mauvaise foi qu’ils supposaient au gouvernement il n’y avait à opposer que la violence. De là ce qui est arrivé à Rome et à Florence. À Florence tout est venu de la faiblesse du ministère, mais Guerrazzi est un homme d’État et il cherchera plutôt à fortifier le gouvernement qu’à l’amoindrir. À Rome le Pape n’a rien à se reprocher que de n’avoir pas su se séparer entièrement d’hommes qui le compromettent : quant à lui, c’est le plus noble cœur que je connaisse ; il n’a que de bonnes inspirations et il ne lui manque que des hommes pour les mettre en œuvre. Rossi était le seul qui en fût capable. J’étais son ami et je connaissais toutes ses pensées : elles n’avaient que l’intérêt de l’Italie pour but, et il les eût réalisées au grand bénéfice de notre pays s’il avait vécu. En trois ans il aurait régénéré l’État romain : lui seul pouvait mener à bien l’entreprise de l’union de l’Italie. J’en étais si sûr que j’ai voulu le faire venir ici, sachant que le Piémont pouvait seul lui donner la force nécessaire pour réaliser ses projets : partout ailleurs cette force devait lui manquer. Je sais du reste qu’il a toujours résisté à Guerrazzi et qu’il lui a donné les meilleurs conseils pour l’organisation de l’Italie. Aujourd’hui on ne sait que faire à Rome et tant que le Pape n’y reviendra pas les affaires de l’Italie seront en souffrance. Mamiani n’est pas un homme pratique et il est menacé par le prince de Canino et Sterbini, qui sont aussi malhonnêtes qu’incapables. Si Mamiani leur cède, notre politique sera fort compromise ici, car le mouvement qui le renversera et qui établira la République à Rome fera le tour de l’Italie, comme celui qui a mis Guerrazzi et Mamiani au pouvoir, et nous nous trouverons en butte à ce mouvement, qui nous renversera à notre tour. Je resterai à mon poste tant que je le pourrai. Je n’ai pris le pouvoir que pour préserver la maison de Savoie du danger qui la menace. Elle n’avait d’autre parti à prendre que la réaction ou la guerre, et la réaction même ne l’eût pas sauvée parce que le mouvement eût été plus fort qu’elle dans toute l’Italie et dans le Piémont même. Mais après moi, si l’on ne me soutient pas dans l’œuvre que j’ai entreprise, il n’y aura qu’un ministère Brofferio qui soit possible et il amènera la chute de la monarchie à laquelle je suis dévoué. Je ferai tous mes efforts pour empêcher ce résultat et j’espère que le parti conservateur le comprendra et ne me sera pas trop hostile. Quant à moi, je ne veux rien faire qui puisse lui inspirer des craintes pour la royauté. Je crois la guerre nécessaire, mais je ne la ferai que quand l’état de l’armée m’aura donné l’assurance qu’elle est possible. Je ne repousse pas la médiation, je la laisse produire son effet : si elle réussit, nous en accepterons avec reconnaissance les résultats ; si elle échoue, nous n’aurons pas à nous reprocher de l’avoir entravée ; mais je n’en espère pas grand’chose et je ne me fie qu’à nos propres ressources. Toutefois, je suis plein de reconnaissance pour la médiation, convaincu que je suis qu’elle nous a donné le temps de remettre l’armée dans une position meilleure et en état de rentrer en campagne. »

Pour Gioberti le côté le plus délicat de la médiation était l’abandon de la Vénétie, abandon contraire à son principe de l’indépendance absolue de l’Italie. Il s’en tirait en réservant le principe, mais en se résignant à accepter le fait, si la médiation se réalisait.

Gioberti et ses collègues demandaient avec insistance un général et un intendant français, l’administration de l’armée étant dans un état déplorable. Le capitaine d’artillerie Fabar fat envoyé par le général Oudinot pour étudier l’artillerie sarde. Présenté au ministre de la guerre, il eut toute facilité pour remplir sa mission. De Turin il se rendit à Milan où il fut parfaitement accueilli par le maréchal Radetzki et par tous les officiers de son état-major. Il trouva l’armée sarde mal habillée, mal équipée, peu instruite, en un mot, très peu prête à entrer en campagne, tandis que l’armée autrichienne était pourvue de tout, remplie d’entrain et de confiance, commandée par des généraux prêts à agir.

Malheureusement la modération de langage de Gioberti ne devait pas tarder à être mise à l’épreuve des événements. Il fallait donner satisfaction à Gênes où l’esprit révolutionnaire était prédominant. On y envoya un des ministres, M. Buffa, comme commissaire royal. Celui-ci s’empressa d’y promettre la Constituante, le renvoi des troupes, la destitution du gouverneur et la remise des forts à la garde nationale. À la Chambre, l’ancien ministre de la guerre, Alphonse de la Marmora, s’éleva avec force contre de pareilles mesures, les dénonçant comme une insulte pour l’armée, ainsi chassée de Gênes. Un vif mécontentement se produisit dans l’armée, quoique M. Buffa fût en partie désavoué par le président du conseil.

On alla même jusqu’à colporter des pétitions au mépris de la discipline. Le duc de Savoie, fils aîné de Charles-Albert et héritier présomptif de la couronne, était un des plus animés contre Gioberti. Il fut décidé que Gênes conserverait une garnison de trois mille hommes, et que le fort de l’Éperon serait remis à la garde nationale qui fut consultée et qui délibéra sur les conditions de cette transaction.

La querelle paraissait apaisée lorsque M. Buffa vint tout compromettre de nouveau par une proclamation des plus maladroites. Pour rehausser le mérite des destinées que l’armée constitutionnelle semblait devoir accomplir, il s’avisa de comparer son ancien état à celui des gladiateurs de l’antiquité. L’armée s’agita de nouveau ; presque tous les officiers ayant servi sous l’ancien régime et appartenant en grande partie à la noblesse se sentirent offensés par cette comparaison. Leur ressentiment, leur fureur, étaient difficiles à calmer sans infliger à M. Buffa un désaveu formel, ce que n’osait faire Gioberti.

On essaya de répandre dans l’armée une adresse approuvant les paroles de ce malencontreux ministre. Elle ne recueillit des signatures que dans un seul régiment, le 18e, faisant partie de la division du duc de Savoie. Le jeune prince indigné punit le colonel et ses officiers ; il demanda même des destitutions qu’il ne put obtenir. Loin de là le colonel qu’il avait suspendu fut attaché au ministère de la guerre, et un autre officier fort distingué, M. de Balbiano, qui avait écrit dans les journaux pour défendre l’armée contre M. Buffa, fut brutalement destitué. Le duc de Savoie voulait donner sa démission : il en fut empêché par la volonté expresse du roi.

Ce mécontentement était grave, car la Savoie s’agitait et c’était elle qui fournissait sans contredit les meilleurs soldats de l’armée piémontaise.

Gioberti aurait eu cependant bien des raisons de ménager la droite de la Chambre qui disposait en réalité de la majorité. Dans six bureaux sur sept, elle avait obtenu l’avantage pour la nomination des présidents. Mais elle ne se souciait pas de renverser le ministère et de reprendre le pouvoir. Elle en donna la preuve en accordant deux douzièmes provisoires que demandait le gouvernement. Cet acte de sagesse et de modération était dû à l’influence du général Perrone ; et, comme son ancien collègue, M. Pinelli, lui rappelait l’opposition systématique qui avait paralysé leurs efforts quand ils étaient au pouvoir : « Voulez-vous faire comme eux et rendre tout gouvernement impossible ? » répliqua le général.

Il donnait à ses successeurs en toute sincérité les meilleurs conseils : « Si vous entrez dans la médiation avec le parti pris de ne pas même accepter les bases que nous avons signées, on connaîtra bien vite votre pensée et vous n’aurez personne pour vous. Vous pouvez être sûr que l’Autriche fera tous ses efforts pour garder tout ce qu’elle occupe en Italie. En vous montrant disposés à en abandonner une partie vous aurez pour vous la France et l’Angleterre et, si l’Autriche refuse absolument de faire un sacrifice, vous aurez par votre modération acquis des amis qui vous soutiendront pendant la guerre si vous êtes obligés de la faire, moralement au moins si ce n’est matériellement, tandis que si vous vous montrez entêtés et absolus, ou si vous indiquez une arrière-pensée, on vous abandonnera.

« Sur la question de la Constituante, vous avez une lettre de M. Mamiani qui vous dit qu’il est tout disposé à la remettre après la guerre ; la Toscane est du même avis ; ayez donc le courage de le dire tout haut et prenez acte du consentement de ceux qui vous ont précédés dans le mouvement progressiste. Ni Mamiani, ni Guerrazzi n’oseront vous démentir puisque tous avez des pièces qui prouvent qu’ils unissaient leur politique à la nôtre sous ce rapport.

« Quant à la guerre, tout en étant décidés à la faire, éloignez-en le plus possible l’époque pour vous donner les meilleures chances.

« À ces conditions, nous sommes disposés à vous appuyer et la majorité vous soutiendra ; mais si vous faites des choses contraires à nos principes, si vous encouragez l’anarchie, nous nous opposerons à vous par tous les moyens possibles. En un mot ne faites pas une politique de personnes ; soyez vraiment patriotes et ne vous occupez que des intérêts de l’indépendance et de l’union italiennes, et nous vous aiderons sans nous occuper nous-mêmes des questions de personnes. Ménagez surtout l’armée, car c’est la fortune de l’Italie : elle vous est hostile et se défie de vous. Rassurez-la, ne la désorganisez pas pour chercher une vaine popularité qui ne vous donnerait pas les moyens de la remplacer. »

Malheureusement Gioberti était trop accoutumé à la louange et trop avide de popularité pour ne pas céder aux entraînements de ses flatteurs et de ses amis. Ses choix diplomatiques n’étaient pas heureux. Il s’était imaginé d’accréditer auprès du roi de Naples, dont le concours pouvait être si nécessaire pour résister aux projets de Constituante italienne, M. Plezza, qui avait tenu à la tribune du Sénat des propos injurieux pour ce souverain. Le roi Ferdinand refusa de le recevoir, disant que ce refus s’adressait à la personne de M. Plezza et non au représentant de la Sardaigne. Au cours de ces pourparlers Plezza remit une protestation si violente et remplie de telles menaces que tout accord devint impossible. Il se retira et mon ami M. de Ludolf, ministre de Naples à Turin, reçut ses passeports pendant les négociations qu’il s’efforçait de suivre dans un esprit conciliant. La rupture des deux cours très peu sympathiques l’une à l’autre fut un fait accompli.

Le ministère rappela de Paris et de la conférence tenue à Bruxelles pour la médiation M. Ricci, parce qu’on craignait que, quoique frère d’un des membres du cabinet, il se laissât séduire par l’Autriche et qu’il soutint trop mollement une politique absolue réclamant le royaume lombardo-vénitien tout entier. Il avait tenté de le remplacer par le comte Arese, Lombard compromis dans les derniers événements, que l’Autriche pouvait récuser en protestant contre la présence aux conférences d’un personnage regardé par elle comme rebelle à son souverain. Déjà l’Angleterre avait dû réclamer contre l’envoi à Londres du comte Casati, et le cabinet sarde avait été obligé d’y maintenir provisoirement M. de Revel.

On finit par nommer à Paris un Ligurien, M. Ruffini, et à Londres le marquis Saüli, considérés comme deux nullités. Dans l’impuissance de faire un autre choix, on se décida à envoyer aux conférences de Bruxelles M. Ricci, le seul homme de l’ancienne diplomatie qui restât en fonction, mais il refusa cette mission.

En France, l’élection du 10 décembre avait eu lieu et Louis-Napoléon était devenu Président de la République. Il n’était pas moins favorable à l’Italie que le général Cavaignac, mais M. Bastide avait été remplacé par M. Drouyn de Lhuys, et une politique plus conservatrice allait prévaloir. Gioberti fut prévenu par le ministre de France que les puissances catholiques ne souffriraient pas qu’il fût porté la moindre atteinte à la puissance spirituelle du Pape et que même elles pèseraient de tout leur poids pour faire rétablir son autorité temporelle ; que la France, quoique républicaine, agirait en ce sens ; que le gouvernement précédent y était résolu et qu’à fortiori le gouvernement nouveau protégerait le Pape d’une manière efficace.

Gioberti répondit que, comme prêtre, il était soumis d’une manière absolue à l’autorité spirituelle du Pape et que, comme ministre, il regardait son autorité temporelle comme indispensable au salut de l’Italie et qu’il ferait son possible pour la rétablir. Il se déclarait très hostile à toute tentative républicaine.

« Les républicains unitaires de l’École de Mazzini, disait-il, partent de ce principe que les princes ne veulent la guerre qu’autant que les moyens employés pour la faire ne menacent pas leurs couronnes, tandis que la guerre contre une puissance colossale comme l’Autriche n’est possible qu’à la condition de la réunion des efforts unanimes de vingt-cinq millions d’Italiens. Selon eux, une révolution est le seul moyen de réaliser cette union : tant qu’elle n’aura pas eu lieu, il n’y aura aucun succès à espérer ; on sera toujours trahi par les Princes et par les partis rétrogrades. L’élu du peuple faisant lui-même ses affaires et disposant des ressources qu’offrent les biens de l’aristocratie et du clergé peut seul donner l’espoir de vaincre. »

Gioberti repoussait de toutes ses forces un pareil programme : « L’Italie n’est pas mûre pour une république, elle n’engendrerait que des rivalités de ville à ville pour la destruction des États et de l’autorité princière. Le roi de Piémont étant sincèrement constitutionnel, l’armée et la grande propriété qui sont les seuls moyens d’action pour conquérir l’indépendance nationale lui étant tout dévoués, il importe de garantir son autorité contre les menaces des factieux. »

Loin de pactiser avec le parti républicain, dans une visite qu’il fit à M. de Bois-le-Comte, Gioberti offrit d’envoyer à Rome dix mille hommes de troupes piémontaises pour rétablir l’autorité temporelle du Pape. Il voulait par là empêcher une intervention espagnole qui était annoncée. C’était beaucoup s’avancer. Le cabinet Gioberti était trop compromis vis-à-vis du parti qui avait produit les événements de Rome, il était trop engagé par la question de l’indépendance italienne pour agir franchement contre ceux à qui cette question servait de prétexte pour faire réussir leurs projets révolutionnaires. Aussi ces ouvertures, désavouées sans doute par les autres membres du cabinet, n’eurent-elles aucune suite sérieuse. Cependant Gioberti cessa tout rapport avec le gouvernement romain et retira même de Rome le secrétaire qui y était resté pour les affaires de la Légation.

L’agitation de la Savoie prenait une extrême gravité. Des pétitions séparatistes rédigées à Chambéry se couvraient de signatures. La cause en était les sacrifices d’hommes et d’argent demandés à cette province pour une guerre à laquelle elle n’avait aucun intérêt.

La Savoie coûtait au Piémont environ 600,000 fr. de plus qu’elle ne lui rapportait. Mais elle était une pépinière d’excellents soldats, — ce qui était beaucoup pour un pays qui n’avait que quatre millions et demi d’habitants et qui avait la prétention d’entretenir une armée de cent mille hommes.

D’autre part la Savoie avait quelques fabriques dont la concurrence était très nuisible au commerce piémontais. Mais la maison régnante tenait à cette province parce que c’était d’elle qu’elle tirait son origine, et l’aristocratie savoisienne était attachée à la maison de Savoie dont elle tenait tous ses avantages, titres, emplois, charges de cour. Ce fut cependant un membre de cette aristocratie, M. Costa de Beauregard, très influent en Savoie où il avait établi sur ses terres des institutions modèles pour l’agriculture et l’instruction publique, qui porta à la tribune les doléances de cette province écrasée d’impôts, épuisée d’hommes, dont la situation était devenue intolérable. La classe populaire ne désirait que la réunion à la France parce que c’était en France qu’elle trouvait le travail nécessaire à son existence et que la réunion devait la délivrer des entraves apportées à son émigration. Mon ami le marquis Costa de Beauregard, d’opinion très royaliste, avait eu une conversation avec le roi qui lui avait demandé d’employer toute son influence pour calmer cette agitation. Mais Costa de Beauregard avait répondu qu’il était trop tard. Il fut question de le destituer de sa place d’aide de camp du roi. La guerre était une question de vie ou de mort pour la Savoie.

Il est certain que le rappel des régiments de Savoie dans leur pays et un refus d’impôts devaient obliger à faire la paix.

Les deux régiments d’infanterie et le régiment de cavalerie de cette province, en garnison à Turin, formaient un effectif de près de dix mille hommes. Les deux bataillons de réserve comptaient trois mille hommes et on évaluait à environ quatre à cinq mille hommes les Savoisiens épars dans l’artillerie et les bersaglieri, soit encore tout près de dix mille hommes d’excellentes troupes, qui auraient fait un grand vide dans l’armée piémontaise.

La Savoie réclamait la séparation absolue de l’administration des deux pays, la nomination des Savoisiens à tous les emplois, la disposition de son budget, l’institution d’un Conseil général, chargé de l’administration et ayant le droit de refuser le concours de la province à une guerre offensive, la couronne pouvant faire des appels de troupes pour les garnisons du Piémont et les employer à sa guise pour une guerre défensive.

C’est dans une situation aussi critique que le gouvernement sarde crut devoir recourir à la mesure extrême de la dissolution de la Chambre. Charles-Albert, inerte et résigné, laissait agir son ministère. Dans une entrevue qu’il eut le 3 janvier 1843 avec M. de Bois-le-Comte il lui dit :

« Je ne suis pas républicain, non parce que je suis roi, mais parce que je suis convaincu que ce régime ne convient pas à l’Italie et ne pourrait qu’y compromettre la liberté. » Il rendit hommage à la France où les idées avancées acquéraient la maturité nécessaire pour porter de bons fruits et pour donner aux autres nations l’exemple de l’ordre dans le progrès. Il ajouta que la France était le seul gouvernement qui avait terminé sa révolution, exprimant l’espoir que la manière dont elle avait abattu les mauvaises doctrines arrêterait l’anarchie en Europe. Il s’étendit avec amertume sur les événements de Gênes et sur les dangers qu’ils faisaient courir au pays. « Les ministres, dit-il, n’ont pas voulu les réprimer : tout le mal est venu de là et Gênes est devenu ainsi le point de mire de tous les États de l’Italie. On veut nous traiter comme à Rome et à Florence, mais nous ne nous laisserons pas faire : l’exemple d’ailleurs n’est pas séduisant. »

Le roi à qui le commandement de l’armée n’avait pas encore été rendu parla fort peu de la guerre, mais il s’exprima avec vivacité sur les infractions portées par les mesures du maréchal Radetzki aux conventions faites entre eux à Milan.

Il ne fit aucune objection aux démarches faites par la France pour offrir au Pape l’hospitalité, offre dont l’acceptation eût été très désirable dans l’intérêt de l’Italie et de la religion en arrachant Pie IX aux influences qui l’entouraient à Gaëte. Sur les conférences de Bruxelles et leur résultat Charles-Albert tenait un langage presque résigné. Il parlait de l’intention de l’Autriche de ne céder aucune partie de ses États d’Italie comme devant rendre difficile la conclusion de la paix, mais sans tenir le langage belliqueux auquel il était accoutumé.

Des renforts évalués à vingt bataillons arrivaient à Milan, et Radetzki prenait dans le royaume lombardo-vénitien des mesures de plus en plus rigoureuses. À l’impôt extraordinaire dont avaient été frappés les personnages qui avaient servi le régime nouveau depuis le soulèvement de Milan étaient venus se joindre la confiscation des biens des réfugiés qui n’avaient pas obéi à l’ordre de rentrer, l’établissement du papier-monnaie et de nouvelles rentes sur le Mont de Milan, les levées militaires avec menace d’incorporer les récalcitrants dans les régiments allemands, la peine de mort contre les Lombards qui seraient pris les armes à la main contre l’Autriche, enfin la convocation à des élections pour la diète autrichienne de Kremsier. C’était un régime de réaction militaire dans toute sa dureté, incompatible avec les engagements moraux résultant de l’acceptation d’une médiation.

La guerre pouvait éclater à chaque instant et naître du moindre incident. Le maréchal de Welden avait sur les bords du Pô un corps de vingt-cinq bataillons tout prêt à traverser le fleuve et à envahir la Toscane et les États romains. Il aurait facilement devancé à Rome toute autre intervention. Le général Scharnowski, chef d’état-major de l’armée, s’occupait d’organiser le commandement qu’il était toujours question de rendre au roi. Il se disait sûr de l’armée pour une guerre défensive, mais il regardait comme une grave imprudence de s’engager au delà du Tessin contre une armée aussi forte que l’armée autrichienne avec aussi peu de ressources administratives.

Les élections, conséquence de la dissolution de la Chambre, approchaient. Elles devaient avoir, lieu le 22 janvier 1849. Personne n’en pouvait prévoir les résultats. La révolution française avait passé sur le Piémont par le fait de l’annexion de 1796 et par l’introduction de nos codes et de notre administration jusqu’en 1814. À cette époque, il y avait eu une reprise à peu près complète du régime antérieur à ces vingt années. Cette reprise avait eu lieu sans secousse, sans contestation, les mœurs n’ayant point eu le temps de se façonner aux institutions démocratiques françaises. Les codes français avaient disparu : les dispositions les plus aristocratiques, relatives à la puissance paternelle, aux successions, etc., avaient été remises en vigueur, la noblesse était redevenue maîtresse de tous les emplois de l’armée et de la magistrature qui formaient à peu près les seules carrières ouvertes à l’intelligence et à la fortune en Piémont. La noblesse qui disposait seule de ces emplois avait par là une immense influence. Les arts, la littérature, étaient nuls dans la capitale, le commerce y était très restreint ; la noblesse qui y était très nombreuse exerçait sur l’esprit public une véritable domination par son existence collective et par les liens étroits qui l’unissaient au pouvoir. Cette domination s’était étendue sur tout le pays, grâce à l’influence que la capitale y exerçait. La monarchie sarde avait employé ces trente-quatre années de paix, à peine interrompue, à resserrer les liens de son autorité. Quelques perfectionnements avaient été apportés dans les codes, mais nulle part la vie politique n’avait été donnée au pays par des institutions libérales pouvant conduire sans secousse à un gouvernement parlementaire, telles que des conseils municipaux, des assemblées de province, etc., etc. Le pays ne les réclamait pas d’ailleurs. La vie était douce et facile. Pourvu qu’on ne désirât rien en dehors du foyer domestique le bien-être individuel était à peu près assuré.

Les événements de 1848 étaient venus surprendre cette nation et ce pouvoir endormis dans une existence si calme et si facile. Charles-Albert qui avait refusé à ses sujets les institutions les moins dangereuses, qui avait même frappé d’interdiction une société d’agriculture parce qu’on y parlait politique, leur accorda tout à coup, du jour au lendemain, toutes les libertés à la fois dans, le but de satisfaire son ambition par des conquêtes. La noblesse protesta, la classe moyenne s’abstint. Les chambres se composèrent de deux catégories de députés : quelques nobles éclairés qui prirent le gouvernement constitutionnel au sérieux, des avocats, des professeurs qui supportaient depuis longtemps avec impatience le joug de la noblesse et qui brûlaient de prendre leur revanche. Entre ces deux catégories de députés l’antagonisme était extrême. Les hommes les plus honorables et les plus libéraux qui avaient été les promoteurs du mouvement d’où était sorti le Statut, les Balbo, d’Azeglio, Cavour, Alfieri, étaient impopulaires par cela seul qu’ils appartenaient à la noblesse. Ces sentiments développés par la liberté de la presse et favorisés depuis le ministère Gioberti par l’action du pouvoir allaient inspirer les élections. Dans les centres importants, les villes et les gros bourgs chaque café était devenu un club où l’on pérorait contre la noblesse. Les députés conservateurs éprouvaient ainsi les plus grandes difficultés à se faire réélire dans leurs provinces. Les électeurs leur répondaient invariablement : « Nous avons toute confiance en vous personnellement, mais vous appartenez à la noblesse de l’ancien régime dont nous ne voulons pas. » C’est ainsi que Cavour échoua aux élections de janvier 1849 et fut remplacé par un certain Pansoya, une « obscure nullité », a dit justement M. Charles de Mazade. Il y eut à peine dans tout le Piémont dix députés de l’ancienne majorité réélus. La proportion fut plus forte en Savoie et dans la Sardaigne : cependant les conservateurs n’obtinrent pas plus de trente-cinq sièges à la Chambre. L’élection s’était faite contre la noblesse et le clergé. Elle aggrava les embarras de Gioberti qui se retrouvait sans contre-poids en présence de ses amis et en face d’une opposition républicaine peu nombreuse, il est vrai, mais très énergique.

Le cercle politique de Gênes, encouragé par les résultats du scrutin et par les mouvements révolutionnaires de Borne et de Florence, perdit toute mesure. Il prononça la déchéance du roi Charles-Albert, l’institution d’une Constituante italienne par le suffrage universel, la dissolution de la garde nationale. Gioberti déclara à M. de Bois-le-Comte qu’il avait écrit sur-le-champ lui-même, sans consulter ses autres collègues, à M. Buffa pour le charger de dissoudre immédiatement le cercle politique de Gênes en lui témoignant son étonnement de ce que cette mesure n’eùt pas encore été prise par lui. « Je lui ai ordonné, ajouta-t-il, de chasser à l’instant de Gênes tous les étrangers qui s’y trouvaient et qui étaient les auteurs des troubles de cette ville. M. Buffa m’a répondu que je ne pouvais de Turin me rendre compte de toutes les difficultés de sa position à Gênes, qu’il était bien décidé à faire fermer le cercle politique, mais qu’il devait être juge de l’opportunité et que, si on voulait le forcer à le faire sur-le-champ, il serait obligé de donner sa démission. Je n’ai pas voulu l’accepter, parce d’autres lettres de Gênes qui s’étaient croisées avec la sienne, me donnaient les meilleures assurances sur l’action exercée par M. Buffa dans le sens de la modération, et je lui ai répondu que je l’engageais à rester, persuadé qu’il remplirait son devoir. Mais je suis décidé à faire respecter les ordres du gouvernement à Gênes, dussé-je employer l’état de siège. Je ne céderai pas plus pour cela que pour Rome et pour Florence. Je déclarerai aux Chambres que j’ai rompu avec l’État romain et que je n’accepterai jamais la Constituante, nommée par le suffrage universel et avec mandat illimité. Vous me connaissez comme philosophe, s’est-il écrié, mais je puis vous donner l’assurance que j’ai, comme homme politique, une fermeté inébranlable et que j’engagerai plutôt ma tête que de reculer. Je fais cette déclaration devant vous parce que je sais qu’elle m’engage et je vous prie d’en donner l’assurance à votre gouvernement.

« Je ne laisserai pas le Piémont sacrifier son existence comme État à l’Italie centrale, qui ne possède ni hommes ni argent, et qui ne sait ni ne peut résister au désordre. J’ai offert la fédération en ce moment et la Constituante après la guerre, mais je ne consentirai point à ce qu’on me demande. C’est une République déguisée, puisqu’on veut établir une souveraineté supérieure à celle qui régit l’État. »

Le cabinet est parfaitement uni, assurait Gioberti. Il ne tarda pas à avoir la preuve du contraire. Trois ministres hostiles à ses vues — MM. Ratazzi, Buffa, Teccbio — se disposaient à l’éliminer. « Nous voulons, disait-il, une démocratie conciliatrice, c’est-à-dire l’accord de tous pour le bien du peuple. » Il se défendait de vouloir exclure la classe supérieure. « L’argent ne nous manquera pas, disait-il encore, mais pour la guerre nous avons besoin de vous. Nous aider serait le meilleur moyen de triompher de la démocratie en France et en Italie. Nous vous demandons de nous aider à terminer l’affaire de Rome : ce sera une garantie de notre bon vouloir pour l’ordre ; il ne restera plus qu’à nous aider contre les Autrichiens. Eux partis, je vous réponds de l’ordre en Italie. »

Ces illusions avaient été entretenues dans l’esprit de Charles-Albert et de ses ministres par l’arrivée à Turin d’un vétéran des guerres du premier Empire, le général Pelet, envoyé extraordinaire du prince président auprès du roi de Sardaigne. Le général lui-même s’efforça de les dissiper dans ses entretiens avec le roi et les ministres, sa mission étant tout honorifique et de courtoisie.

Les garanties du maintien de l’ordre données par Gioberti étaient mises à une dure épreuve par les faits. M. Buffa ne se décidait pas à fermer le cercle de Gênes. À Turin même une démonstration d’ouvriers brûlait sur la place publique un journal conservateur. Le ministre de l’intérieur, loin d’empêcher cette manifestation, l’accueillit avec faveur parce que ce journal était hostile à son parti, et de son balcon il haranguait les ouvriers. La Gazette officielle publiait un récit élogieux de cette démonstration en exagérant singulièrement son importance. Elle parlait de quatre mille manifestants tandis qu’il y en avait à peine trois cents.

Charles-Albert dont l’énergie n’était, pas à la hauteur de ses aspirations ambitieuses restait morne, isolé : il se préparait à la guerre sans illusions sur le résultat. Il prenait secrètement ses dispositions pour ne pas rentrer à Turin en cas d’échec. À la fin de janvier 1849, il visita dans une minutieuse tournée d’inspection son armée, cantonnée à Verceil, Novare, Casai, Alexandrie, Vigevano et Mortara ; il fut reçu partout avec enthousiasme. Le 31 janvier, il était de retour à Turin. Ce voyage avait également pour but d’apaiser l’irritation très vive qui existait dans l’armée contre les actes du ministère Gioberti et contre les procédés et le langage du ministre Buffa dans ses fonctions de commissaire royal à Gênes.