Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/04

Plon-Nourrit (p. 88-111).

CHAPITRE IV

Concession d’un statut libéral par Charles-Albert. — Soulèvement de Milan. — L’armée sarde envahit la Lombardie. — Bataille de Pastrengo. — Retraite de l’armée pontificale et de l’armée napolitaine. — Bataille de Goïto. — Reddition de Peschiera.


Au commencement de 1848, un mouvement tout-puissant se produisit en Italie. Le nouveau pape Pie IX était entré dans la voie des réformes que les grandes puissances avaient inutilement conseillées à son prédécesseur Grégoire XVI. Les princes italiens, malgré les traités secrets qui les liaient à l’Autriche, s’étaient vus forcés de suivre cet exemple.

Charles-Albert, qui semblait être devenu définitivement un prince d’ancien régime, se décida assez brusquement à donner à son royaume une constitution libérale. Deux de ses ministres, le marquis Alfieri et le comte de Revel, l’en pressaient fort, invoquant pour le déterminer l’exemple du pape Pie IX. Charles-Albert était devenu fort dévot. Le 7 février, au matin, il se rendit dans sa chapelle où il entendit la messe, se confessa et communia. Aussitôt après, il réunit son conseil et lui annonça sa résolution. Le lendemain, 8 février, une notification publiée dans la Gazette officielle annonçait au peuple sarde la volonté du roi d’accorder une constitution.

Quelques semaines après, les Milanais chassaient les Autrichiens. « Nous n’aurions que cinq mille hommes que nous devrions sur-le-champ courir à Milan, » écrivait Camille de Cavour dans le Risorgimento qu’il rédigeait.

À cette époque, l’homme prédestiné, l’homme dans lequel le génie politique de l’Italie devait plus tard s’incarner, l’homme d’État hardi, qui à travers d’immenses difficultés était destiné à fonder le royaume d’Italie, le comte Camille Benso de Cavour n’était que le fondateur et le directeur d’un journal. Sorti de l’académie militaire de Turin avec le grade de lieutenant du génie, il était peu après par sa démission rentré dans la vie privée pour fortifier son esprit dans l’étude des sciences et de l’histoire, et pour l’élargir par des voyages. Il ne se doutait sans doute pas lui-même que le titre choisi par lui pour son journal, la Résurrection de l’Italie, deviendrait un jour par ses soins une éclatante réalité.

Résolu à intervenir pour défendre les Milanais contre un retour offensif de l’Autriche Charles-Albert partit de Turin, le 26 mars, à 11 heures du soir, avec son premier écuyer, le marquis Costa de Beauregard, le général marquis de la Marmora, aussi premier écuyer. Les généraux Masari, Bicherasio, Scati et de Robilant suivaient dans d’autres voitures. Ils arrivèrent à Alexandrie à 6 heures du matin. Le roi allait à la guerre comme à la manœuvre : depuis qu’il était monté sur le trône il avait perdu la gaieté de sa jeunesse. À Voghera, on distribua des cocardes tricolores, mais le roi n’en porta pas. À la frontière de Lombardie, le comte Martini se présenta comme commissaire du gouvernement milanais auprès du roi. L’entrée de l’armée sarde à Pavie fut des plus brillantes. Charles-Albert, qui avait déjà fait deux marches à cheval, était à la tête de ses troupes que les dames de leurs balcons couvraient de fleurs. Le peuple montrait un grand enthousiasme. Le roi passa en revue une partie de son armée. Les Autrichiens étaient, disait-on, très découragés. À Crema où les Croates, en se retirant, avaient commis des horreurs, Charles-Albert descendit dans la jolie maison de campagne du comte Martini où le gouvernement provisoire de Milan vint le saluer, faisant tous ses efforts pour le dissuader de passer par Milan ; les Mazziniens se montraient très opposés à l’union de la Lombardie et du Piémont sous l’autorité du roi de Sardaigne. À Bozzolo arrivèrent des rapports du général Bès annonçant qu’il était en face de l’ennemi. Jusque-là, les gîtes étaient bons, le temps superbe et l’armée bien accueillie n’avait qu’à se louer de sa marche dans un très beau pays. Dans la nuit du 5 au 6 avril, il y eut une alerte à Marcario sur l’Oglio. Un parti autrichien de 1 500 hommes, lanciers et chasseurs tyroliens, avec deux canons, attaqua très hardiment la grand’garde dont le commandant perdit la tête et ne se défendit pas. Elle eut quelques hommes tués et blessés et huit cavaliers de Gênes furent enlevés avec leurs chevaux. Le duc de Gênes envoyé en reconnaissance par le ministre de la guerre Franzini qui venait d’arriver au quartier général, avait poussé, avec le général Bava, jusqu’à Ospedoletta, lorsque à son retour il eut la douleur de rencontrer trois escadrons de Gênes-Cavalerie qui, pris de panique, fuyaient, leur colonel en tête, sans être poursuivis par les Autrichiens. Les troupes avaient bonne volonté, mais elles commençaient à se plaindre de la fatigue des marches et de la mauvaise nourriture procurée par le gouvernement provisoire. Si cela continue ainsi, disaient-elles, nous devrons nous faire donner des vivres par la force.

Le roi se porta ensuite à Castiglione Delle Stiviere où il resta quelques jours. C’est là qu’il apprit l’affaire du pont de Goïto, où l’avant-garde du 1er corps commandé par le général d’Arvillars, sous les ordres du général Bava, avait été engagée. Le roi était impatient de combattre ; il alla visiter le terrain de ce premier engagement, parlant aux soldats et les encourageant. Il porta son quartier général à Volta d’où il rayonnait aux environs. Il se rendit à Castelnuovo où les Autrichiens avaient incendié des couvents : la ville brûla deux jours. Les habitants, qui s’étaient soulevés, furent massacrés jusque dans les confessionnaux des églises. Dans l’une d’elles, lorsque le roi y pénétra, on trouva sur l’autel une crosse de fusil avec laquelle on avait enfoncé le tabernacle. Un cadavre, la tête écrasée, la cervelle répandue, se trouvait dans un confessionnal. Le duc de Gênes était installé dans trois petites chambres avec l’infant don Fernando et quelques officiers. Ils avaient avec eux le peintre Cerutti qui prenait des croquis de tous les incidents intéressants de la guerre. Cette brillante jeunesse passait gaiement dans l’intimité de la vie militaire le temps où elle n’était pas à cheval. Le roi dut se séparer de plusieurs de ses généraux. Le général Maugny fut envoyé en Savoie où des troubles avaient éclaté. Le général Sambuy conduisit à Modène des troupes sardes réclamées par les Modenais. Un aide de camp de Charles-Albert, le général Bricherasio, dut aller occuper comme gouverneur la place importante de Plaisance. Enfin le général Forra, très brave soldat, gravement atteint d’une maladie du poumon à laquelle il succomba, fut obligé de quitter l’armée ; il se sépara en pleurant du roi et de ses compagnons d’armes.

De Volta Charles-Albert, dont l’armée tenait la ligne du Mincio depuis le lac de Garde jusqu’aux environs de Mantoue et occupait Mozambano, Borghetto, Goïto et les hauteurs de Valeggio, voulut faire lui-même une reconnaissance sur Mantoue le 19 avril. Il ordonna au 1er corps, commandé par le général Bava, de marcher dans la direction de cette forteresse. On rencontra les Autrichiens. Le roi se porta au canon. Le général Bava, le voyant s’engager sur une route enfilée par l’artillerie, voulut l’arrêter. Les Autrichiens paraissaient se retirer dans Mantoue. Le roi refusa de l’écouter : « Si mon heure est venue de mourir, je mourrai, » dit-il. Il continua à avancer sur la route à la grande frayeur du général Bava qui voyait les canons chargés à mitraille. Heureusement entre les deux armées on apercevait une charrette surmontée d’une croix. Le roi demanda ce que c’était : on lui dit que c’était un transport de morts ramassés dans la campagne. Les canons autrichiens n’avaient pas tiré pour ne pas atteindre ce triste convoi. Le roi alla coucher dans un village aux environs de Mantoue, presque à portée du canon de la place.

Quelques jours après le jour de Pâques eut lieu l’engagement de Mozambano entre l’avant-garde commandée par le général de Robilant, sous les ordres du général de Broglio, et les Autrichiens qui occupaient, outre Mantoue, Peschiera et Vérone.

Le fils du général de Robilant, mon bien cher ami[1] Charles, lieutenant d’artillerie, était encore à Turin à son grand déplaisir : il bouillait du désir d’aller se battre. Le duc de Gênes écrivait à la comtesse de Robilant, son excellente mère, le 18 avril : « Je vous prie de dire à votre fils qu’il ne se chagrine pas d’être à Turin, qu’il travaille seulement à ce que la batterie où il est soit bien instruite et qu’il soit bien sûr qu’il arrivera encore à temps pour voir la partie la plus intéressante de la campagne. »

L’armée sarde entra le 23 avril dans Villa franca.

Le 28 avril, Charles-Albert établit son quartier général à Valeggio, évacué par les Autrichiens deux jours après l’affaire de Mozambano. De là il fit une reconnaissance et occupa Somma-Campagna, suivi du matériel de guerre qui formait un encombrement immense. Les renforts commençaient à arriver. C’étaient des troupes nouvelles levées en Piémont et en Lombardie. L’ordre et la discipline militaires s’établissaient peu à peu.

Le Pape avait envoyé à l’armée Mgr  Carboli, qui porta à Charles-Albert des induits, des chapelets et des bénédictions. Ce fut lui qui, le jour de Pâques, donna au roi la communion. Le commandeur Martini, ministre de Toscane, était également à l’armée, annonçant que les troupes toscanes allaient se placer sous les ordres de Charles-Albert. Elles arrivèrent bientôt en effet. Le commandeur Martini et le marquis Ricci, qui avait été ministre du roi à Vienne, allaient et venaient, s’occupant des relations politiques du roi avec les autres puissances. Ils s’agitaient beaucoup sans grand résultat.

À Milan les Mazziniens créaient des difficultés, s’opposant à la réunion de la Lombardie au Piémont. Le duc de Gènes écrivait à ce sujet le 18 avril : « Nous attendons que la Lombardie se décide pour le roi ou la République ; si elle se décide, comme je le crois, dans peu de jours pour nous, alors nous ferons tous nos efforts ; si elle ne veut pas de nous, nous nous retirerons sur la rive droite du Pô pour défendre Modène, Parme et Plaisance qui sont déjà, dit-on, à nous, et là nous attendrons que les renforts autrichiens descendent en Lombardie. Je pense qu’alors les Lombards seront obligés de nous appeler. D’ailleurs la Lombardie et la Vénétie paraissent très portées en notre faveur, car ils commencent à s’apercevoir que d’eux seuls ils ne peuvent rien contre les Autrichiens. »

De Somma-Campagna, le roi fit une reconnaissance vers Peschiera, bloquée depuis le 14 avril par le second corps. Arrivé en vue de Peschiera, il ordonna de commencer le bombardement sous l’impression duquel il espérait obtenir la reddition de la ville. La place riposta ; il y eut de part et d’autre des blessés. Charles-Albert, qui se trouvait au feu pour la première fois depuis le début de la campagne, était rayonnant. Cependant Peschiera ne se rendit pas. Le comte Balbo, président du conseil des ministres, était arrivé de Turin, disant qu’en Piémont on était impatient d’apprendre la nouvelle d’une victoire. Le roi, qui avait établi son pied-à-terre sur la colline dominant Peschiera dans la maison occupée par le général Bès, lui répondit que le lendemain il assisterait à un combat.

En effet, le dimanche, 30 avril, après avoir entendu la messe, Charles-Albert monta à cheval et alla rejoindre le général de Sonnaz, commandant le 2e corps, qui avait reçu des ordres et pris ses dispositions. Il se plaça sur une butte et donna le signal de commencer le feu. Il était assis par terre et suivait des yeux en véritable général les mouvements de ses troupes. À mesure que ses ordres s’exécutaient, la bataille se dessinait et prenait les proportions d’une victoire. Les hauteurs autrichiennes furent emportées. Pour donner plus d’élan à ses troupes, le roi, dominant à cheval le combat, se mêlait aux assaillants.

La forte position de Pastrengo, qui fut occupée à la fin de la journée, donna son nom à la bataille. Elle coûta environ mille cinq cents hommes aux Autrichiens, tués, blessés et prisonniers.

Charles-Albert commit la faute de ne pas poursuivre sa victoire et de ne pas couper aux Autrichiens le passage de l’Adige. Il parcourut le champ de bataille et coucha au village de Santa Giustina au milieu de ses troupes. C’est là qu’eut lieu une violente altercation entre le duc de Savoie et le major d’artillerie de la Marmora, qui de colère jeta son chapeau à ses pieds. La scène fut si vive qu’il aurait pu être fusillé. Mais on évita d’en rendre compte au roi et l’affaire s’arrangea.

Les troupes sardes avaient emporté avec beaucoup de bravoure des positions très difficiles et bien défendues. Leur enthousiasme et leur confiance dans le succès final étaient extrêmes. Les officiers ouvrirent une souscription pour donner dans quinze jours un bal aux dames de Vérone.

Le roi passa le 1er et le 2 mai à Bussolengo sur l’Adige qui séparait les avant-postes des deux armées, puis son quartier général reprit la position plus centrale de Somma-Campagna. Les Autrichiens, en se retirant, commettaient des atrocités : « On a violé, brûlé, pillé, assassiné dans plusieurs villages, » écrivait Massimo d’Azeglio qui prenait part à la campagne.

Le commandeur Martini, ministre de Toscane, se promenant incognito dans le camp, questionna des soldats qui le prirent pour un espion et l’arrêtèrent. Il se fit conduire au général Lazari, aide de camp du roi, qui le fit mettre en liberté en riant de cette méprise. Deux officiers napolitains, envoyés à Charles-Albert, lui apportèrent la bonne nouvelle que le roi de Naples mettait à sa disposition 12 000 hommes en marche pour le rejoindre.

Mais, en revanche, le Pape, revenant sur sa première décision, refusait de laisser ses troupes prendre part à une guerre contre l’Autriche. Au milieu de toutes ces contradictions de la politique et de la diplomatie, le sort de l’Italie ne pouvait dépendre que du succès des armes de Charles-Albert. Le 6 mai, il voulut pousser une très forte reconnaissance jusqu’aux portes de Vérone. Le général Bava en eut le commandement à la tête du 1er corps et d’une partie de la réserve formant quatre divisions d’infanterie et trois brigades de cavalerie. Les Autrichiens attendirent, barricadés derrière les murs de Santa Lucia. Le combat fut des plus sanglants. Les Piémontais firent preuve d’une extrême bravoure et enlevèrent le village à la baïonnette. Le marquis d’Aix à la tête de sa brigade, les gardes électrisés par la présence du roi firent des prodiges de valeur. Mais cette glorieuse affaire ne mena à rien et coûta beaucoup de monde. Le village fut évacué. Parmi les officiers tués, il y eut le fils du marquis Colli, qui fut plus tard ministre des Affaires étrangères, et le chevalier Balbo de Sambuy, aide de camp du général Somma Riva. Le chevalier Émile Della Valle eut un pied emporté. Le roi visita 383 blessés soignés sur place. Son but avait été d’offrir le combat au maréchal Radetzki, mais celui-ci eut la prudence de rester sur la défensive. Un grand nombre de blessés avaient été transportés au quartier général.

Trois jours après, le roi reçut la nouvelle officielle que la France mettait à la disposition du gouvernement milanais quatre-vingt mille fusils à tirer d’abord de la manufacture de Cette. M. Bastide alla plus loin encore ; il promit au cabinet sarde que l’armée des Alpes serait mise à la disposition de Charles-Albert dans le cas où ce secours deviendrait nécessaire pour la cause de l’indépendance italienne, l’Angleterre déclarant ne pas s’y opposer.

À Milan, le gouvernement provisoire passa une nuit en conseil pour discuter la grave question de l’union. On ne put aboutir.

Le parti de Mazzini s’agitait. Le 29 mai, la place publique avait été envahie par des étudiants dont le mécontentement avait été habilement exploité et utilisé par la foule. Une troupe de cinq cents hommes armés avait fait irruption dans le palais du gouvernement provisoire et avait traîné le président Casati sur son balcon pour le forcer à donner sa démission. Un nommé Urbino, chef des insurgés, prononça la déchéance du gouvernement provisoire. De tels excès, qui dépassaient de beaucoup les intentions des étudiants, les irritèrent : ils s’unirent à la garde nationale et au peuple pour chasser les émeutiers. En quelques heures, tout rentra dans le calme. Le président Casati traversa les rues de Milan, salué par les vives acclamations de la foule.

Les succès militaires de Charles-Albert aidant, ses partisans comptaient enlever sous peu sa proclamation comme roi d’Italie par le vœu général des populations. Chaque jour, le roi recevait des députations de villes et de provinces qui lui exprimaient ce désir. Le 14 mai, la députation de la ville de Plaisance se donnait à lui entièrement et sans conditions. Le 18 mai, celles de Parme et de Modène en faisaient autant. La duchesse de Parme avait dû quitter son duché et se réfugier en Toscane. Malgré l’envoi des troupes napolitaines en Lombardie, Naples et la Sicile se soulevaient, compromettant ainsi le succès des armes de Charles-Albert, puisque ce mouvement révolutionnaire allait le priver du corps auxiliaire qu’il attendait. Le roi de Naples dut en effet rappeler ses troupes pour contenir les révoltés ; et, malgré le général Pepe qui voulait passer outre, elles revinrent dans le royaume de Naples. Ce mouvement paralysait d’autres dévouements. Il était cause de l’ordre de quitter l’armée, envoyé par don Carlos à son fils l’infant don Fernando, resté jusque-là le fidèle et dévoué compagnon d’armes du duc de Gènes. L’abbé Gioberti se rendant à Rome avait passé par le camp de Charles-Albert qui le reçut avec bonheur.

Pendant ce temps, la marche en avant s’était arrêtée. Le roi alla visiter les blessés de Villafranca. Il trouva la ville pavoisée : quatre jeunes gens répandaient des fleurs sur son passage, pendant que se faisait entendre au loin le canon de Peschiera cherchant à détruire les ouvrages du siège commencé depuis quelque temps sous la direction du duc de Gênes. Ce siège absorbait Charles-Albert. Il y allait presque tous les jours et il assistait pendant plusieurs heures au bombardement de la place. Comme il lui fallait deux heures pour y aller de Somma-Campagna et autant pour en revenir, toute sa journée était prise. Le prince de Canino était au camp avec son fils, ainsi que le prince Corsini, ministre des Affaires étrangères de Toscane, qui en uniforme de général accompagnait chaque jour le roi devant Peschiera. Le roi le faisait asseoir avec lui sur un tertre où des boulets de la place venaient tomber de temps en temps. Le prince Corsini faisait très bonne contenance. Mais un jour d’autres personnages qui avaient pris des parasols pour se protéger du soleil voulurent aussi assister à ce spectacle. Un boulet vint à siffler. Instinctivement tous ces héros se placèrent derrière le roi pour y chercher un abri, ce qui amusa fort Charles-Albert et son état-major.

De son côté, l’Autriche était aux prises avec les plus graves embarras. La révolution avait éclaté à Vienne ; l’empereur et l’impératrice avaient dû se réfugier à Innsbruck. Le comte de Mensdorf-Pouilly, capitaine de hussards qui a été depuis ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg[2] et ministre des Affaires étrangères à Vienne, se présenta en parlementaire. Peschiera manquait de vivres et ses habitants souffraient de la disette ; des brèches étaient ouvertes sur plusieurs points et cependant le gouverneur refusait de se rendre. Le 22 mai, Charles-Albert lui envoya le major Alphonse de la Marmora pour lui offrir une suspension d’hostilités jusqu’au lendemain à 2 heures à la condition qu’il rendrait la forteresse qui ne pouvait plus tenir davantage. Le gouverneur demanda quatre jours, espérant sans doute recevoir des secours dans l’intervalle. Le roi ne voulut en accorder que deux : le canon continua à tirer sur la place qui répondait faiblement.

Pendant que le siège se prolongeait ainsi, Charles-Albert quitta de nouveau Somma-Campagna pour établir son quartier général à Valeggio, d’où l’on apercevait l’incendie de deux villages aux portes de Mantoue, brûlés par le maréchal Radetzki.

Le 29 mai, Radetzki était sorti de Vérone et avait défait quatre mille Toscans qui occupaient Curtatone, prés de Goïto, en même temps qu’un corps de cinq mille hommes attaquait la brigade de Piémont sur les collines voisines de Pastrengo. Cette brigade se défendit vaillamment et empêcha un convoi de ravitaillement d’entrer dans Peschiera.

Pendant que les Toscans vaincus par des forces supérieures battaient en retraite, deux escadrons hongrois reçurent l’ordre de les charger. Ils s’y refusèrent d’abord. Forcés d’avancer, ils abordèrent les Toscans au petit trot en leur disant : « Passez. Nous ne vous ferons pas de mal. »

Le lendemain, Charles-Albert voulut prendre sa revanche. Il accourut à Goïto avec l’aile droite sous les ordres du général Bava et il y resta de 11 heures du matin à 3 heures du soir. L’ennemi ne parut pas. On croyait qu’il s’était retiré, satisfait de sa facile victoire de la veille. Le roi donna ses ordres au général Bava et il retournait tranquillement à son quartier général. Il était déjà tout près de Volta, lorsque l’on entendit gronder le canon. Charles-Albert rebroussa chemin au galop. Une demi-heure après il avait rejoint ses troupes qui venaient d’être attaquées sur toute la ligne. Les Autrichiens avaient une artillerie formidable, plus nombreuse que l’artillerie piémontaise et très bien servie. Néanmoins l’artillerie piémontaise faisant feu pendant quatre heures de suite, sans relâche, joua un rôle décisif dans cette affaire et s’y couvrit de gloire. Le roi se plaça d’abord à la tête de la seconde ligne, en face de l’aile droite ennemie, près de Goïto que les Autrichiens voulaient enlever. Il restait impassible au milieu des boulets de canon, des grenades, des fusées à la congrève qui tombaient en avant et en arrière de son état-major. Il eut la figure écorchée par de la terre qu’avait soulevée un boulet qui venait de l’effleurer. Le duc de Savoie fit des prodiges de valeur, encourageant et haranguant les troupes : il fut légèrement blessé par un éclat de mitraille. « Le duc de Gênes serait bien content de recevoir la pareille, » s’écria-t-il en se sentant touché. Voyant que le régiment de Coni hésitait, il se mit à crier de sa voix de stentor : « Les goitreux de Coni reculent, en avant les gardes ! »

Il s’élança à la tête des gardes. Trois jeunes lieutenants sortirent des rangs pour lui faire un rempart de leur corps. Deux, le chevalier Layolo et le marquis de Rovereto, tombèrent foudroyés ; le troisième, Auguste de Cavour, à peine dans sa vingtième année, grièvement blessé, ne survécut que vingt-quatre heures. « J’ai infiniment regretté pour bien des raisons le jeune Cavour, écrivit Charles-Albert ; c’était un jeune homme qui donnait les plus belles espérances et qui était d’une grande bravoure. Il ne croyait pas sa blessure aussi grave qu’elle était, car peu de moments avant sa mort, il me fit dire par Saint-Marsan qu’il espérait pouvoir retourner dans peu de jours à sa compagnie. » Le marquis d’Aix soutint valeureusement le combat avec la brigade d’Aoste.

Au moment où la victoire se déclarait pour les Piémontais arriva un aide de camp du ministre de la guerre annonçant la reddition de Peschiera. Un enthousiasme indescriptible transporta les troupes. Le cri de : Vive le roi ! courut dans tous les rangs. Le spectacle était superbe.

D’après les prisonniers, les Autrichiens avaient dix-huit mille hommes ; mais d’après les déserteurs italiens, ils étaient au moins trente mille. Les archiducs s’y trouvaient. Badetzki se retira à Vérone, brûlant encore un village sur sa route.

Le jeune duc de Gênes annonça en ces termes la prise de Peschiera.

Peschiera, le 31 mai 1848.

« Je vous écris deux mots de la maison du commandant de Peschiera, où je suis installé depuis peu. Ce matin, le drapeau d’Italie flottait sur la place et la garnison vient de défiler devant moi, se retirant avec les honneurs de la guerre. Hier, il y a eu une affaire très vive à Goïto, où les Allemands ont été repoussés avec perte. Avant-hier une colonne descendant de Rivoli fut battue par les nôtres sous Colmann ; aujourd’hui ils ont attaqué de nouveau, dit-on, sous Mantoue, mais j’espère que la Providence nous aidera et que nous les repousserons. Je suis seulement bien fâché que le siège de Peschiera m’ait privé d’assister aux affaires d’hier et aujourd’hui. J’ai, en attendant, signé la capitulation de Peschiera qui est, je crois, le fait le plus important de la guerre. Je pense que maintenant nous pouvons nous porter sur Vérone. La question sera bientôt décidée. »

« Ferdinand de Savoie. »

Le 1er  juin, Charles-Albert entra à Peschiera. La ville n’était plus qu’un amas de ruines, presque sans habitants. Il fut reçu par le duc de Gênes et passa les troupes en revue. Après une messe solennelle on chanta le Te Deum ; à la bénédiction, le curé entonna le Domine salvum fac regem nostrum Carolum Albertum. Le roi envoya son aide de camp, le général comte de Robilant, chez le vieux gouverneur autrichien, le général Rath, pour le complimenter sur sa belle défense. Il y avait eu d’autant plus de mérite que dès le commencement sa femme et la plupart des femmes d’officiers, prises de terreur, avaient tout fait pour décider leurs maris à capituler.

Le maréchal Radetzki l’ayant appris dut faire transférer à Vérone toutes les femmes de la garnison de Peschiera. Le général Rath fit remercier le roi, s’excusant, les larmes aux yeux, de ne pouvoir dans son état de santé se présenter à lui. Les Autrichiens eurent vingt-quatre heures pour prendre leurs dispositions de départ. Le roi visita les blessés autrichiens dont il se chargea. Il y en avait un grand nombre ; ceux qui se trouvaient près des caissons que les obus piémontais avaient fait sauter étaient dans un état horrible. On trouva à Peschiera beaucoup d’artillerie. Un grand nombre de canons, aux armes de la maison de Savoie, y avaient été transportés par Napoléon.

Le colonel d’artillerie Actis fut nommé commandant de Peschiera. Le 3 juin, Alphonse de la Marmora fut nommé colonel et chef de l’état-major du duc de Gènes.

À Turin, sur l’invitation officielle du marquis Pareto, tous les membres du corps diplomatique assistèrent à un Te Deum, chanté en l’honneur des victoires de Charles-Albert. Le soir, les rues furent pavoisées et illuminées. Turin retentissait des cris : Vive Charles-Albert ! vive le roi d’Italie ! Les Piémontais étaient tout à l’ivresse de ces premiers succès : ils annonçaient que les États de Naples, de Rome et de Florence ne tarderaient pas à être-réunis sous le sceptre du roi de Piémont, puissant souverain de toute l’Italie.

Les Autrichiens, en se retirant, les Croates surtout, commettaient des actes de véritable vandalisme dans les fermes et les villages. À Goïto, ils avaient perdu au moins mille cinq cents hommes tués et blessés, tandis que les Piémontais n’avaient eu que quarante-cinq tués et deux cent soixante blessés.

La veille, à Curtatone, les Toscans s’étaient vigoureusement défendus, et ils avaient fait perdre à l’ennemi beaucoup de monde. En outre, les soldats, d’origine italienne, faisant partie des régiments autrichiens, désertaient en masse.

À l’exception de Mantoue et d’un petit territoire au nord de cette ville qu’occupaient les Autrichiens, les Piémontais tenaient la ligne de démarcation entre la Lombardie et la Vénétie. La Lombardie tout entière était en leur pouvoir.

À la nouvelle de la reddition de Peschiera, le parlement de Turin envoya trois de ses membres en députation à l’armée pour complimenter Charles-Albert. Le 3 juin, ces députés furent reçus au quartier général de Valeggio : le roi leur répondit : « Souvenez-vous que je consacrerai ma vie au triomphe de la liberté et de l’indépendance italiennes : je suis prêt à la sacrifier pour assurer le triomphe de cette sainte cause. »

Pas plus qu’après Pastrengo Charles-Albert ne profita de sa victoire. Il envoya un tiers de ses troupes se reposer à Castiglione, ne conservant que les deux tiers avec quelques Modenais et Parmesans. Les volontaires toscans, battus à Curtatone, retournèrent dans leur pays. De son côté, le général Pepe ne put réussir à amener en ligne aucune fraction de l’armée napolitaine. Charles-Albert reçut Mgr Morichini que Pie IV envoyait en mission auprès de l’empereur d’Autriche à Innsbrück. « La lettre du Pape à l’empereur me semble bien pâle, » écrivait à ce propos Massimo d’Azeglio. Tout en refusant de prendre part à la guerre, le Pape conjurait l’empereur de renoncer à sa domination en Italie que des victoires même seraient impuissantes à consolider ; il l’exhortait avec une paternelle affection à ce que ses armées cessassent une guerre qui, sans pourvoir reconquérir à l’empire l’âme des Lombards et des Vénitiens, entraînait avec elle une funeste série de calamités. Le marquis Ricci, ancien ministre de Sardaigne à Vienne, diplomate habile et distingué, fut appelé au camp pour prêter au roi le concours de ses lumières dans les négociations qui paraissaient devoir s’ouvrir.

M.  de Talleyrand-Périgord, duc de Dino, dont Charles-Albert avait beaucoup connu le père pendant son séjour en Espagne, avait assisté en curieux à la bataille de Goïto. Il se présenta au roi qui l’admit dans son état-major avec le grade de capitaine. Il arriva aussi une députation de Milan pour féliciter le roi de la victoire de Goïto et de la prise de Peschiera. Le 8 juin, Charles-Albert alla coucher à Peschiera dans la maison de l’ancien gouverneur, criblée de balles comme toutes celles de cette malheureuse ville.

Mais les jours se passaient. Radetzki ne se décourageait pas et l’armée sarde, tout à la joie de sa victoire, ne voyait pas l’orage s’amonceler à l’horizon.

  1. Plus tard ambassadeur à Vienne, puis ministre des Affaires étrangères, mort à Londres ambassadeur d’Italie le 17 octobre 1888. — La statue de ce héros, qui donna tout son sang à sa Patrie et à ses Princes, a été élevée sur une des grandes places de Turin. Il avait épousé, en 1867, la comtesse Clary-Aldringen.
  2. J’ai beaucoup connu plus tard à Pétersbourg le comte de Mensdorf-Pouilly avec lequel je fis sur mer le voyage de Stettin à Cronstadt à mon arrivée en Russie : c’était un homme charmant sous tous les rapports.