Mes souvenirs (Massenet)/Centenaire d’Hector Berlioz

Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 315-318).

CENTENAIRE D’HECTOR BERLIOZ

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ À MONTE-CARLO


7 mars 1903.



Discours de Massenet, membre de l’Institut.


Messieurs,

C’est le propre du génie d’être de tous les pays.

À ce titre Berlioz est partout chez lui ; il est le citoyen de l’entière humanité.

Et pourtant il passa dans la vie sans joie et sans enchantement. On peut dire que sa gloire présente est faite de ses douleurs passées. Incompris, il ne connut guère que les amertumes. On ne vit pas la flamme de cette énergique figure d’artiste, on ne fut pas ébloui de l’auréole qui le couronnait déjà.

N’est-ce donc pas une merveille singulière de voir cet homme, qui avait de son vivant l’apparence d’un vaincu, créature malheureuse et tourmentée, chercheur d’un idéal qui toujours semblait se dérober, pionnier d’art haletant et de soif inapaisée, musicien de misère souvent lapidé, se redresser tout à coup après sa mort, ramasser les pierres qu’on lui jetait pour s’en faire un piédestal et dominer tout un monde !

C’est que sous cette enveloppe de lutteur acharné et succombant à la peine brûlait une âme ardente de créateur, de ces âmes qui vivifient tout autour d’elles, qui apportent à chacun un peu de leur lumière, de leurs hautes aspirations, âmes généreuses qui ne s’élèvent pas seules, mais qui élèvent en même temps les âmes des autres hommes. Nous devons tous à Berlioz la reconnaissance qu’on doit à un bienfaiteur, à un dispensateur de grâce et de beauté.

Autour de ce groupe d’art, qui nous apparaît presque, dans sa pure et sainte blancheur, comme un monument expiatoire, nous voici réunis non seulement dans un sentiment de même admiration, mais encore avec la ferveur pieuse de pécheurs repentants.

Le voilà donc sur son rocher, à Monte-Carlo, le Prométhée musicien, l’Orphée nouveau qui fut déchiré par la plume des écrivains comme autrefois l’ancien par la griffe des Ménades. Mais le rocher est ici couvert de roses ; l’aigle dévorant s’en est enfui pour toujours. Berlioz y connaîtra dans l’apothéose le repos qu’il chercha vainement dans la vie. La mort, c’est l’apaisement, et cet autel de marbre, c’est la déification.

S’il pouvait vivre encore, qu’il serait heureux de ce pays d’enchantement qui l’entoure et comme il y trouverait ses rêves épanouis.

Le long de ces pentes fleuries qui montent en serpentant vers le ciel, son esprit d’illusion croirait voir la Vierge avec Jésus gravissant la rude montagne pour se diriger vers Bethléem. Voici les palmiers qui abritèrent l’enfance du Christ.

Contraste saisissant, n’est-il pas, sur ces mêmes côtes souvent rugueuses de la Turbie, des coins désolés, des pierres arides, des chaos terrifiants où dans la nuit noire on croirait suivre la Course à l’abîme, la chevauchée sinistre de Faust et de Méphistophélès.

Mais, en redescendant vers la rive, sous ces berceaux, dans ces allées mystérieuses, on pourrait entendre les soupirs de Roméo promenant sa tristesse. La Fête chez Capulet n’est pas loin ; j’en entends souvent les fanfares joyeuses et les orchestres impétueux.

Ne croyez-vous pas aussi que les ombres d’Énée et de Didon aimeraient à errer sous ces voûtes de verdure épaisse et parfumée et à chanter leur amour au bord des flots murmurants, dans la chaude volupté d’une nuit d’été, sous les lueurs blanches des étoiles ?

Il dormira ainsi dans son rêve jusqu’au jour du jugement dernier, où les trompettes fulgurantes de son Requiem grandiose viendront le réveiller, en ranimant ce marbre pour en tirer son âme glorieuse.

Ainsi donc et jusque-là, cet agité dans la vie aura pu contempler le calme de cette mer clémente ; ce pauvre verra dans les airs comme des ruissellements d’or; ce cœur ulcéré sentira monter jusqu’à lui en un baume l’odeur des lis et des jasmins.

Oui ! c’était bien ici sa terre d’élection, celle où l’on devait faire à son oeuvre maîtresse, la Damnation, un si enthousiaste accueil en en animant encore davantage les personnages, en les transportant sur la scène, en les entourant du prestige des costumes et des décors merveilleux que le prince de Monaco a voulu pour cette adaptation qui est son œuvre et qu’il a maintenue malgré les attaques des malveillatits.

Combien Son Altesse est récompensée aujourd’hui en voyant que l’Italie et l’Allemagne, ces deux patries de la musique et de la poésie, ont suivi son impulsion et triomphent avec ses idées.

Tournons-nous donc à présent vers le prince magnanime auquel Berlioz a dû cette rosée bienfaisante, remercions ce prince de la science qui est aussi le protecteur des arts.

En cette terre qui semble un paradis, si chaude et si colorée, en ce jardin des Hespérides qu’aucun dragon jaloux ne garde, dans ces transparences et dans ces clartés, il nous apparaît en vérité comme le roi du Soleil.