Mes souvenirs (Massenet)/Avant-propos

Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 11-12).

AVANT-PROPOS





On m’a souvent demandé si j’avais réuni les souvenirs de ma vie, d’après des notes prises au jour le jour ? Eh bien ! oui. C’est vrai.

Voici comment j’en pris l’habitude régulière.

Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait mon éducation morale, m’avait dit, le jour anniversaire de ma naissance, lors de mes dix ans : « Voici un agenda (c’était un de ces agendas, format allongé, tel qu’on les trouvait alors dans le petit magasin du Bon Marché, devenu la colossale entreprise que l’on sait), et chaque soir, avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages de ce memento, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te reprocher, tu auras le devoir d’en écrire l’aveu sur ces pages. Cela te fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d’un acte répréhensible durant la journée. »

N’était-ce pas là la pensée d’une femme supérieure, à l’esprit comme au cœur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son fils, le cas de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa méthode éducative ?

Un jour que j’étais seul et que je m’amusais, en manière de distraction, à fureter dans les armoires, j’y découvris des tablettes de chocolat. J’en détachai une et la croquai.

J’ai dit quelque part que j’étais… gourmand. Je ne le nie pas. En voilà une nouvelle preuve.

Lorsqu’arriva le soir et qu’il me fallut écrire le compte rendu de ma journée, j’avoue que j’hésitai un instant à parler de la succulente tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l’épreuve, l’emporta et je consignai bravement le délit sur l’agenda.

L’idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. À ce moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu’elle en connut la cause, elle m’embrassa et me dit : « Tu as agi en honnête homme, je te pardonne, mais ce n’est pas une raison, toutefois, pour recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat ! »

Quand, plus tard, j’en ai croqué et du meilleur, c’est que, toujours, j’en avais obtenu la permission.

C’est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les avoir constamment à la pensée.