Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 185-195).

CHAPITRE XIX

UNE VIE NOUVELLE



L’année 1891 fut marquée par un événement qui devait avoir sur ma vie une profonde répercussion.

Au mois de mai de cette année, la maison d’éditions Hartmann cessa d’exister.

Comment cela se fit-il ? Par quels motifs cette catastrophe advint-elle ? Je me le demandais sans pouvoir y répondre. Il me semblait que tout marchait pour le mieux, chez mon éditeur. Je tombai donc dans la plus grande stupeur en apprenant que tous les ouvrages édités par la maison Hartmann allaient être mis à l’encan, auraient à affronter le feu des enchères publiques. C’était pour moi le plus troublant inconnu.

J’avais un ami qui possédait un coffre-fort. L’heureux ami ! Je lui confiai la partition, pour orchestre et pour piano, de Werther, et la partition d’orchestre d’Amadis. À côté de ses valeurs, il mit donc à l’abri des papiers... sans valeur. Ces partitions étaient manuscrites.

Vous connaissez, mes chers enfants, la destinée de Werther ; peut-être apprendrez-vous un jour celle d’Amadis, dont le poème est de notre grand ami Jules Claretie, de l’Académie française.

Mon anxiété, on le devine, était extrême. Je m’attendais à voir mon labeur de tant d’années dispersé chez tous les éditeurs. Où irait Manon ? Où échouerait Hérodiade ? Qui acquerrait Marie-Magdeleine ? Qui aurait mes Suites d’orchestre ? Tout cela agitait confusément ma pensée et la rendait inquiète.

Hartmann, qui m’avait toujours manifesté tant d’amitié et qui eut un cœur si sensible à mon égard, devait avoir, j’en suis persuadé, autant de tristesse que moi-même de cette très pénible situation.

Henri Heugel et son neveu, Paul-Émile Chevalier, propriétaires de la grande maison le Ménestrel, devaient être mes sauveurs. Ils allaient être les pilotes qui gareraient du naufrage tous les travaux de ma vie passée, empêcheraient qu’ils soient disséminés, qu’ils courent les risques de l’aventure ou du hasard.

Ils acquirent en bloc tout le fonds d’Hartmann et le payèrent un prix considérable.

En l’année 1911, au mois de mai, je leur donnais l’accolade du vingtième anniversaire des bons et affectueux rapports que nous n’avons jamais cessé d’avoir ensemble, et je leur exprimais, en même temps, la gratitude émue que je leur en conserve.

Que de fois j’étais passé devant le Ménestrel, enviant, sans aucune pensée hostile, d’ailleurs, ces maîtres, ces édités, tous les favorisés de cette grande maison !

Mon entrée au Ménestrel devait inaugurer pour moi une ère de gloire, et chaque fois que j’y vais, j’ai le même profond bonheur. Toutes les satisfactions que j’éprouve, comme les chagrins que je ressens, ont au cœur de mes éditeurs l’écho le plus fidèle.

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Quelques années après, Léon Carvalho redevint directeur de l’Opéra-Comique. Le privilège de M. Paravey se trouvait expiré.

Je me rappelle cette carte de Carvalho, au lendemain de son départ, en 1887, sur laquelle il avait raturé son titre de « directeur ». Elle exprimait bien sa résignation attristée :

« Mon cher maître,

« J’efface le titre, mais je garde le souvenir de mes grandes joies artistiques. Manon y tient une première place…

« Ah ! le beau diamant !

« Léon Carvalho. »


Sa première pensée fut de reprendre Manon, qui avait disparu de l’affiche depuis l’incendie de si lugubre mémoire. Cette reprise eut lieu au mois d’octobre 1892.

Sibyl Sanderson, ainsi que je l’ai dit, était engagée depuis un an au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Elle y jouait Esclarmonde et Manon. Carvalho l’enleva de la Monnaie pour venir reprendre Manon, à Paris. Manon qui, depuis lors, ne devait plus quitter l’affiche et qui, au moment où j’écris ces lignes, en est à sa 763e représentation.

Au commencement de cette même année, on avait joué Werther, à Vienne, et un ballet : le Carillon. Les collaborateurs applaudis en étaient notre Des Grieux et notre Werther allemand : Ernest Van Dyck et de Roddaz.

Ce fut en rentrant d’un nouveau séjour que j’avais fait à Vienne, que mon fidèle et précieux collaborateur Louis Gallet vint un jour me rendre visite au Ménestrel. Mes affectueux éditeurs m’y avaient aménagé un superbe cabinet de travail où je pouvais faire répéter leurs rôles à mes artistes de Paris comme de partout. Louis Gallet et Heugel me proposèrent un ouvrage sur l’admirable roman d’Anatole France, Thaïs.

La séduction fut rapide, complète. Dans le rôle de Thaïs, je voyais Sanderson. Elle appartenait à l’Opéra-Comique, je ferais donc l’ouvrage pour ce théâtre.

À peine le printemps me permit-il de partir pour la mer, aux bords de laquelle il m’a toujours plu de vivre, que j’abandonnai Paris avec ma femme et ma fille, emportant avec moi tout ce qu’avec tant de bonheur j’avais déjà composé de l’ouvrage.

J’emmenai un ami qui ni jour ni nuit ne me quittait, un énorme chat angora gris, au poil long et soyeux.

Je travaillais assis à une grande table placée devant une véranda contre laquelle les vagues de la mer, se développant parfois avec impétuosité, venaient se briser en écume. Le chat posé sur ma table, couché presque sur mes feuilles avec un sans-gêne qui me ravissait, ne pouvait admettre un si étrange et bruyant clapotage, et chaque fois qu’il se produisait, il allongeait la patte et montrait ses griffes comme pour le repousser !

Je connais une personne qui aime, non pas davantage, mais autant que moi les chats, c’est la gracieuse comtesse Marie de Yourkevitch, qui remporta la grande médaille d’or pour le piano, au Conservatoire impérial de musique de Saint-Pétersbourg. Elle habite à Paris, depuis quelques années, un luxueux appartement, où elle vit entourée de chiens et de chats, ses grands amis.

« Qui aime les bêtes aime les gens », et nous savons que l’aimable comtesse est un vrai mécène pour les artistes.

L’exquis poète Jeanne Dortzal aussi est un ami de ces félins aux yeux verts, profonds et inquiétants ; ils sont les compagnons de ses heures de travail !

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Je terminai Thaïs, rue du Général-Foy, dans ma chambre, dont rien n’aurait troublé le silence, n’eût été la crépitation des bûches de Noël qui flambaient dans la cheminée.

À cette époque, je n’avais pas encore, comme je l’ai eu depuis, un monceau de lettres auxquelles il me fallait répondre ; je ne recevais pas cette quantité de livres que je dois parcourir pour en remercier les auteurs ; je n’étais pas absorbé, non plus, par ces incessantes répétitions ; enfin, je ne menais pas encore cette existence que, volontiers, je qualifierais d’infernale, si je n’avais pris l’habitude de ne pas sortir le soir.

À six heures du matin, j’avais à recevoir la visite d’un masseur. Ses soins étaient réclamés par un rhumatisme dont je souffrais à la main droite. J’en avais quelque inquiétude.

À cette heure matinale, j’étais au travail depuis longtemps et ce praticien nommé Imbert et fort aimé de tous ses clients, m’apportait le bonjour d’Alexandre Dumas fils, de chez qui il sortait. Il avait rempli chez mon illustre confrère de l’Institut le même office, et lorsqu’il en venait, il me disait : « J’ai laissé le maître, ses bougies allumées, sa barbe faite, et confortablement installé dans son déshabillé de flanelle blanche. »

Un certain matin, il m’apporta ces quelques mots d’Alexandre Dumas répondant à un reproche que je m’étais permis de lui faire :

« Avouez que vous avez cru que je vous oubliais, homme de peu de foi !

« A. Dumas. »

Le Christ n’aurait pas dit autre chose à ses disciples bien-aimés.

Entre temps, et ce me fut une distraction exquise, j’avais écrit le Portrait de Manon, acte délicieux de Georges Boyer, auquel je devais déjà la poésie : les Enfants.

De bons amis à moi, Auguste Gain, célèbre sculpteur animalier, et sa chère femme, m’avaient été généreusement utiles dans de grandes circonstances, et j’étais ravi d’applaudir le premier ouvrage dramatique de leur fils, Henri Cain. Son succès de la Vivandière s’affirmait de plus en plus. La musique de cet ouvrage, en trois actes, fut le chant du cygne du génial Benjamin Godard. Ah ! le cher grand musicien, qui fut un vrai poète dès son enfance, aux premières mesures qu’il écrivit ! Qui ne se souvient de ce chef-d’œuvre : le Tasse ?

Un jour que je me promenais dans les jardins du sombre palais des ducs d’Este, à Ferrare, je cueillis une branche de lauriers-roses en fleurs, et je l’envoyai à mon ami. Mon souvenir rappelait l’incomparable duo du premier acte du Tasse.

Pendant l’été 1893, j’étais allé avec ma femme m’installer à Avignon. La Ville des Papes, la « terre papale », ainsi que disait Rabelais, devait m’attirer presque autant que l’avait fait la Rome antique, cette autre cité des papes.

Nous habitions l’excellent Hôtel de l’Europe, place Grillon. Nos hôtes, M. et Mme Ville, de bien dignes et obligeantes personnes, furent pleins d’attentions pour nous. Cela m’était fort nécessaire, car j’avais besoin de tranquillité, écrivant alors la Navarraise, l’acte que m’avaient confié Jules Claretie et mon nouveau collaborateur, Henri Cain.

Tous les soirs, à cinq heures, nos hôtes, qui, avec un soin jaloux, avaient défendu ma porte pendant la journée, nous faisaient servir un lunch délicieux, autour duquel se réunissaient mes amis félibres et, parmi eux, l’un des premiers et des plus chers, Félix Gras.

Un jour, nous décidâmes d’aller rendre visite à Frédéric Mistral, qui, immortel poète de la Provence, prit une part si large à la renaissance de l’idiome poétique du Midi.

Il nous reçut, ainsi que Mme Mistral, dans sa demeure de Maillane, que sa présence idéalisait. Comme, avec cette science de la forme, il montrait bien, quand il nous parlait, qu’il possédait ces connaissances générales qui font le grand écrivain et doublent le poète d’un artiste ! En le voyant, nous nous rappelions cette Belle d’août, poétique légende, pleine de larmes et de terreurs, puis cette grande épopée de Mireille, et tant d’autres œuvres encore qui l’ont rendu célèbre.

Oui, par l’allure, par la vigueur de cette belle stature, on sent bien en lui un enfant de la campagne, mais il est gentilhomme fermier, gentleman farmer, comme disent les Anglais ; il n’est pas, pour cela, plus paysan, comme il l’écrivit à Lamartine, que Paul-Louis Courier, le brillant et spirituel pamphlétaire, ne fut vigneron.

Nous revînmes à Avignon, pénétrés du charme indicible et si enveloppant des heures que nous avions passées dans la maison de cet illustre et grand poète.

L’hiver qui suivit fut entièrement consacré aux répétitions de Thaïs, à l’Opéra. Je dis à l’Opéra, et, pourtant, j’avais écrit l’ouvrage pour l’Opéra-Comique, auquel appartenait Sanderson. Elle y triomphait dans Manon, trois fois par semaine.

Quelle circonstance m’amena à ce changement de théâtre ? La voici : Sanderson, que l’idée d’entrer à l’Opéra avait éblouie, s’était laissée aller à signer avec Gailhard, sans se préoccuper d’en informer à l’avance Carvalho.

Quelle ne fut pas notre surprise, à Heugeletà moi, lorsque Gailhard nous avisa qu’il allait jouer Thaïs à l’Opéra, avec Sibyl Sanderson ! « Vous avez l’artiste, l’ouvrage la suivra ! » Je n’avais pas autre chose à répondre. Je me souviens, cependant, des reproches très émus que me fit Carvalho. Il m’accusa presque d’ingratitude, et Dieu sait si je le méritais !

Thaïs eut comme interprètes : Sibyl Sanderson, J.-F. Delmas, qui fit du rôle d’Athanaël une de ses plus importantes créations ; Alvarez, qui avait consenti à jouer le rôle de Nicias, et Mme Héglon, qui avait agi de même pour celui qui lui était dévolu.

Tout en écoutant les dernières répétitions, dans le fond de la salle déserte, je revivais mes extases devant les restes de la Thaïs d’Antinoë, étendue auprès de l’anachorète, encore enveloppé de son cilice de fer, et qu’elle avait enivré de ses grâces et de ses charmes. Ce spectacle impressionnant, bien fait pour frapper l’imagination, nous le devions à une vitrine du musée Guimet.

La veille de la répétition générale de Thaïs, je m’étais échappé de Paris et j’e’tais parti pour Dieppe et Pourville, à seule fin de m’isoler et de me soustraire aux agitations de la grande ville. J’ai déjà dit que je m’arrache toujours ainsi aux palpitantes incertitudes qui planent forcément sur toute œuvre, quand elle affronte pour la première fois le public. Sait-on jamais à l’avance le sentiment qui l’agite, ses préventions ou ses sympathies, ce qui peut l’entraîner vers une œuvre ou l’en détourner ? Je me sens défaillir devant cette redoutable énigme ; aurais-je la conscience mille fois tranquille, que je ne désire pas en aborder l’obscur mystère !

Le lendemain de mon retour à Paris, je reçus la visite de Bertrand et Gailhard, les deux directeurs de l’Opéra. Ils avaient un air effondré. Je ne pus obtenir d’eux que des soupirs, des paroles qui m’en disaient long dans leur laconisme : « La presse !… mauvaise !… Sujet immoral !… C’est fini !… » Autant de mots, autant d’indices de ce qu’avait dû être la représentation.

Je me le disais, et cependant voilà dix-sept années bientôt que la pièce n’a pas quitté les affiches, qu’on la joue en province, à l’étranger ; qu’à l’Opéra lui-même Thaïs a depuis longtemps dépassé la centième.

Jamais je n’ai autant regretté de m’être laissé aller à un moment de découragement. Celui-ci ne fut, il est vrai, que passager. Pouvais-je me douter que je serais destiné à revoir cette même partition de Thaïs, datant de 1894, dans le salon de la mère de Sibyl Sanderson, sur le pupitre de ce même piano qui servait à nos études, alors que la belle artiste n’est plus depuis longtemps ?…

Pour acclimater le public à l’ouvrage, les directeurs de l’Opéra lui avaient associé un ballet du répertoire. Par la suite, Gailhard, voyant que l’ouvrage plaisait, et pour former à lui seul le spectacle de la soirée, eut l’idée de me demander d’ajouter un tableau, l’Oasis, et un ballet, au troisième acte. Ce fut Mlle Berthet qui créa ce nouveau tableau, et Zambelli fut chargée d’incarner le nouveau ballet.

Ensuite, le rôle fut joué à Paris par Mlles Alice Verlet, Mary Garden et Mme Kousnezoff. Je leur dus de superbes soirées à l’Opéra, Geneviève Vix et Mastio le jouèrent dans d’autres villes. Je me réserve de parler de Lina Cavalieri, car elle devait être la première créatrice de l’ouvrage à Milan, en octobre 1903. Cette création fut l’occasion de mon dernier voyage en Italie jusqu’à ce jour.