Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 111-119).

CHAPITRE XII

THÉÂTRES D’ITALIE



Les représentations du Roi de Lahore à l’Opéra se succédaient, très suivies et très belles. C’était, du moins, ce que j’entendais dire, car je n’allais déjà plus au théâtre.

Je quittai de très bonne heure Paris, où je consacrais, ainsi que je l’ai dit, mon temps aux leçons, et je retournai à la campagne, travailler à la Vierge.

J’appris, sur ces entrefaites, que le grand éditeur italien Giulio Ricordi, qui avait entendu le Roi de Lahore à l’Opéra, s’était mis d’accord avec Hartmann pour le faire représenter en Italie.

Pareil fait était réellement unique, alors que les ouvrages traduits en italien et joués dans ce pays étaient ceux des grands maîtres. Ils devaient même parfois attendre assez longtemps leur tour, tandis qu’il m’arrivait, à moi, la bonne fortune de voir jouer le Roi de Lahore au lendemain de ses premières représentations.

Le premier théâtre d’Italie où m’échut cet honneur fut le Regio, à Turin.

Revoir l’Italie, connaître ses théâtres autrement que par leurs façades, pénétrer dans leurs coulisses, quel bonheur inespéré ! J’en éprouvais un enchantement indicible dans lequel je vécus pendant les premiers mois de 1878.

Nous partîmes donc Hartmann et moi pour l’Italie, le 1er février 1878.

Avec la Scala de Milan, le San Carlo de Naples, l’Opéra communal de Bologne, l’ancien Apollo de Rome, démoli depuis et remplacé dans la faveur du public par le Costanzi, avec la Pergola de Florence, le Carlo Felice de Gênes et le Fenice de Venise, le beau théâtre de Regio, qui s’élève en face du palais Madame, sur la piazza Castella, est l’un des plus renommés de l’Italie. Il rivalisait alors, comme encore de nos jours, avec les théâtres les plus réputés de cette terre classique des arts qui leur fut toujours si hospitalière et si accueillante.

Il existait au Regio des mœurs tout à fait différentes de celles que l’on pratique à Paris, mœurs avec lesquelles j’ai retrouvé plus tard, en Allemagne, des traits de ressemblance très grands. Avec une déférence complète, il y règne une exactitude ponctuelle, et cela non seulement chez les artistes, mais dans ce que nous appelons le petit personnel. L’orchestre était soumis aux moindres intentions du direttore d’orchestre.

Celui du Regio était alors dirigé par le maître Pedrotti, devenu par la suite directeur du Conservatoire Rossini, à Pesaro, connu par des mélodies pleines de gaieté et de brio et de nombreux opéras, dont les Masques (Tutti in maschera). Sa mort survint dans des circonstances tragiques. J’entends encore ce brave Pedrotti me répéter à tout instant : « Es-tou content ? Je le suis tant, moi ! »

Nous avions un ténor fameux à cette époque, il signor Fanselli. Il possédait une voix superbe, mais son geste habituel consistait à mettre en avant ses mains, toutes grandes ouvertes et les doigts écartés. Malgré que cette manie soit déplaisante, beaucoup d’autres artistes que j’ai connus usent de ce moyen pour donner l’expression, du moins ils le croient, alors qu’eux-mêmes ne ressentent absolument rien.

Ses mains ainsi ouvertes avaient fait surnommer ce remarquable ténor : Cinq et Cinq font dix ! (Cinque e cinque fanno dieci).

Au sujet d’une première représentation à ce théâtre, je citerai le baryton Mendioroz et la signorina Mecocci, qui en étaient.

Ces déplacements devenaient très fréquents ; c’est ainsi qu’Hartmann et moi, à peine rentrés à Paris, nous en repartions pour nous rendre à Rome, où Il Re di Lahore eut les honneurs d’une première représentation, le 21 mars 1879.

J’eus, comme interprètes, des artistes encore plus remarquables, ainsi le ténor Barbaccini et le baryton Kashmann, tous deux chanteurs de grand mérite, puis la signorina Mariani, admirable chanteuse et tragédienne, et sa plus jeune sœur, charmante également.

Le directeur de l’Apollo, M. Giacovacci, était un vieillard étrange, fort amusant, fort gai surtout lorsque lui revenait en mémoire la première représentation du Barbier de Séville au Théâtre Argentina, à laquelle il avait assisté dans sa jeunesse. Il faisait du jeune Rossini, la vivacité et le charme mêmes, un portrait des plus intéressants. Avoir écrit le Barbier de Séville et Guillaume Tell est, en vérité, l’éclatant témoignage de l’esprit en personne et aussi de l’âme la plus puissante !

J’avais profité de mon séjour à Rome pour revoir ma chère Villa Médicis. Il m’amusait d’y reparaître en auteur… comment dirai-je ? Ma foi, tant pis, mettons : acclamé !

J’habitais l’hôtel de Rome, en face de San Carlo, dans le Corso.

Le lendemain de la première, on m’apporta le matin, dans ma chambre — j’étais à peine éveillé, car on était rentré très tard — un billet portant ces mots :

« Prévenez-moi quand vous descendrez dans un hôtel, car je n’ai pas dormi de la nuit, tant on vous a sérénadé, festoyé ! Quel vacarme ! Mais je suis bien content pour vous I

« Votre vieil ami,

« Du Locle. »


Du Locle ! Comment, lui ? Il était là, lui qui fut mon directeur au moment de Don César de Bazan !

Je courus l’embrasser.

La matinée du 21 mars eut pour moi des heures d’enchantement magique et du plus captivant attrait ; aussi comptent-elles parmi les meilleures dans mes souvenirs.

J’avais obtenu une audience du pape Léon XIII, nouvellement intronisé. Le grand salon où je fus introduit était précédé d’une longue antichambre. Ceux qui avaient été admis comme moi s’y trouvaient tous agenouillés sur un rang, de chaque côté de la salle. Le pape, de la main droite bénissant, dit quelques mots à différents fidèles. Son camérier lui ayant fait savoir qui j’étais et le motif de mon voyage à Rome, le Souverain Pontife ajouta à sa bénédiction des paroles d’heureux souhaits pour mon art.

À une dignité exceptionnelle, Léon XIII joignait une simplicité qui me rappela tout à fait celle de Pie IX.

À onze heures, ayant quitté le Vatican, je me rendis au palais du Quirinal. Le marquis de Villamarina devait me présenter à la reine Marguerite.

Nous avions traversé cinq ou six salons en enfilade ; dans celui où nous attendions, il y avait une vitrine entourée de crêpe, avec des souvenirs de Victor-Emmanuel, mort récemment. Entre deux fenêtres se trouvait un piano droit.

Le détail que je vais dire est presque une impression théâtrale.

J’avais remarqué qu’un huissier était à la porte de chacun des salons que j’avais traversés et j’entendais une voix très lointaine sortant évidemment du premier salon, annoncer à haute voix : La Regina (la Reine !), puis, plus rapprochée : La Regina ! en suite, plus près encore : La Regina ! après et plus fort : La Regina ! et enfin, dans le salon voisin, d’une voix éclatante : La Regina ! Et la reine parut dans le salon où nous étions.

Le marquis de Villamarina me présenta, salua la reine et sortit.

D’une voix charmante, Sa Majesté me dit qu’il fallait l’excuser si elle n’allait pas le soir, à l’Opéra, entendre il Capolavoro du maître français, et, désignant la vitrine : « Nous sommes en deuil ! » Puis elle ajouta : « Puisque je serai privée ce soir, voulez-vous me faire entendre quelques motifs de l’opéra ? »

N’ayant pas de chaise à côté du piano, je commençais à jouer debout, lorsque, apercevant le mouvement de la reine cherchant une chaise, je m’élançai et plaçai celle-ci devant le piano pour continuer l’audition si adorablement demandée.

Je quittai Sa Majesté très ému et très reconnaissant pour son gracieux accueil ; puis, ayant traversé les nombreux salons, je retrouvai le marquis de Villamarina, que je remerciai grandement de sa haute courtoisie.

Un quart d’heure après, j’étais via delle Carrozze, rendant visite à Menotti Garibaldi, pour lequel j’avais une lettre d’un ami de Paris.

Ce fut une matinée peu ordinaire et véritablement rare par la qualité des personnages que j’avais eu l’honneur de voir : Sa Sainteté le pape, Sa Majesté la reine, et le fils de Garibaldi !

Dans la journée je fus présenté au prince Massimo de la plus antique noblesse romaine, et comme je lui demandais, peut-être indiscrètement, mais surtout curieusement, s’il descendait de l’empereur Maxime, il me répondit simplement, modestement : « Je ne le sais pas positivement, mais on l’assure dans ma famille, depuis dix-huit cents ans. »

Le soir, après le théâtre, succès superbe, j’allai souper chez notre ambassadeur, le duc de Montebello. À la demande de la duchesse, je recommençai l’audition donnée le matin à Sa Majesté la reine. La duchesse fumant elle-même, je me souviens d’avoir grillé beaucoup de cigarettes, pendant cette audition. Cela me permit, en regardant la fumée monter vers les frises, d’y contempler les peintures merveilleuses dues à l’immortel Carrache, l’auteur de la célèbre galerie Farnèse.

Quelles heures inoubliables encore !

Et je rentrai, vers trois heures du matin, à mon hôtel, où la sérénade (mieux l’aubade) qui me fêtait avait empêché mon ami du Locle de dormir.

Le printemps s’écoula rapidement dans le souvenir de ce brillant hiver que je venais de passer en Italie. Je me remis à la besogne à Fontainebleau, et terminai la Vierge.

Nous partîmes ensuite, ma chère femme et moi, pour Milan et la villa d’Este.

Nous étions en cette année d’enthousiasmes, de joies pures et radieuses, pour moi, que des heures d’inexprimable bonheur devaient marquer, dans ma carrière, de leur trace ineffable.

Giulio Ricordi m’avait invité, ainsi que Mme Massenet et notre chère fille, encore tout enfant, à passer le mois d’août à la villa d’Este, en ce pittoresque et merveilleux pays que baigne le lac de Côme. Nous y trouvâmes, avec la belle Mme Giuditta Ricordi, femme très gracieuse de notre aimable hôte, sa fille Ginetta, délicieuse camarade de ma fillette, et ses fils Tito et Manuele, en bas âge alors, grands messieurs depuis. Nous y vîmes également une tout adorable jeune fille, rose à peine fleur, qui, dans ce séjour, travaillait le chant avec un renommé professeur italien.

Arrigo Boïto, le célèbre auteur de Mefistofele, qui était aussi en villégiature à la villa d’Este, avait été frappé comme moi du timbre si personnel de cette voix… Cette exquise voix, déjà prodigieusement souple, était celle de la future artiste qui devait se rendre inoubliable dans sa création de Lakmé, de mon glorieux et si regretté Léo Delibes. J’ai nommé Marie Van Zandt.

Un soir que je rentrais à l’hôtel de la Bella Venezia, piazza San Fedele, à Milan (où j’aurais encore aujourd’hui plaisir à descendre), Giulio Ricordi, mon voisin — car ses grands établissements d’édition étaient, à cette époque, installés dans un superbe et vieil hôtel de la via degli Omenoni, à côté de l’église San Fedele — Giulio Ricordi vint m’y voir et me présenter une personne de haute distinction, poète très inspiré, qui me lut un scénario en quatre actes du plus puissant intérêt, sur l’histoire d’Hérodiade ; ce lettré remarquable était Zanardini, descendant d’une des plus grandes familles vénitiennes.

On devine tout ce que pouvait avoir de suggestif et d’attachant, sous une plume aussi riche en couleurs que celle qui me l’avait peinte, l’histoire du tétrarque de Galilée, de Salomé, de Jean et d’Hérodiade.

Le 15 août, pendant notre séjour en Italie, le Roi de Lahore fut représenté au théâtre de Vicence, puis, le 3 octobre, on en donna la première représentation au Théâtre communal de Bologne. C’est le motif pour lequel nous avions prolongé notre séjour en Italie.

En voyage, il faut s’intéresser à tout. C’est ainsi qu’un détail pittoresque que je vais dire prit le dessus même sur mes occupations au théâtre, quelque belles qu’elles fussent.

Pour qui connaît Bologne et ses rues à arcades, lesquelles durent certainement inspirer Napoléon Ier quand il créa à Paris la rue de Rivoli et la place des Pyramides, je ne saurais oublier le décor étonnant dans lequel j’ai pu voir défiler un soir, à la nuit tombante, un cortège funéraire.

Ces confréries de pénitents enveloppés de cagoules, tenant à la main de gros cierges qu’ils inclinent, laissant tomber généreusement leur cire, que des gamins recueillent dans des cornets de papier tout en suivant la file du cortège, ces chants, ces psalmodies alternant avec le silence, ce défilé lugubre à travers une foule respectueuse et recueillie, tout ce spectacle était vraiment impressionnant et laissait après lui une grande et bien mélancolique tristesse.

Notre retour à Fontainebleau suivit immédiatement après. J’avais à reprendre, avec la vie normale, le travail inachevé.

Le lendemain de ma rentrée, quelle ne fut pas ma surprise, de recevoir la visite de M. Émile Réty ! Il venait de la part d’Ambroise Thomas m’offrir la place de professeur de contre-point et fugue et de composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin, de l’Institut, décédé quelques mois auparavant. Il me conseilla vivement, en même temps, de poser ma candidature à l’Académie des Beaux-Arts, l’élection du successeur de Bazin étant proche.

Comme cela contrastait avec ces mois de folies et d’acclamations passés en Italie ! Je me croyais oublié en France, alors que tout autre était la vérité !