Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 45-51).

CHAPITRE V

LA VILLA MÉDICIS



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Comme je l’avais pressenti et d’ailleurs, remarqué aux signes d’intelligence que se faisaient entre eux les pensionnaires, ceux-ci nous avaient ménagé une autre grosse farce, ce qu’on pourrait appeler une brimade de dimension.

À peine étions-nous sortis de table que les pensionnaires s’enveloppèrent de leurs grandes capes à la mode romaine et nous obligèrent, avant d’aller nous reposer dans les chambres qui nous étaient destinées, à une promenade de digestion (était-ce bien nécessaire ?) jusqu’au Forum, l’antique Forum dont tous nos souvenirs de collège nous parlaient.

Ignorant Rome la nuit, autant du reste que Rome le jour, nous marchions entourés de nos nouveaux camarades, comme d’autant de guides sûrs pour nous.

La nuit, une nuit de janvier, était d’une profonde obscurité, partant bien favorable aux desseins de nos ciceroni ! Arrivés près du Capitole, nous distinguions à peine les vestiges des temples qui émergeaient des vallonnements du célèbre Campo Vaccino, dont la reproduction, conservée au Louvre, est restée un des chefs-d’œuvre de notre Claude Le Lorrain.

À cette époque, sous le règne de Sa Sainteté le pape-roi Pie IX, aucunes fouilles officielles n’avaient été organisées dans le Forum même. Ce lieu fameux n’était qu’un amas de pierres et de fûts de colonnes enfouis dans des herbes sauvages que broutaient des troupeaux de chèvres. Ces jolies bêtes étaient gardées par des bergers aux larges chapeaux et enveloppés d’un grand manteau noir à doublure verte, vêtement habituel des paysans de la campagne romaine ; tous étaient armés d’une grande pique qui leur servait à chasser les buffles pataugeant dans les marais d’Ostie.

Nos camarades nous firent traverser les ruines de la basilique de Constantin, dont nous apercevions vaguement les immenses voûtes à caissons. Notre admiration se changea en effroi quand un instant après, nous nous vîmes sur une place entourée de murs aux proportions indéfiniment colossales. Au milieu de cette place se trouvait une grande croix sur un piédestal formé de marches, comme une façon de calvaire. Arrivé là, je n’aperçus plus mes camarades, et, lorsque je me retournai, je me vis seul au milieu du gigantesque amphithéâtre qu’était le Colisée, dans un silence qui me parut effrayant.

Je cherchais un chemin quelconque afin de me retrouver dans les rues où un passant attardé, mais complaisant, m’aurait mis sur la voie de la Villa Médicis. Ce fut en vain.

Mes efforts, impuissants à découvrir ce chemin, m’exaspérèrent au point que je tombai anéanti sur une des marches de la croix. J’y pleurai comme un enfant. C’était bien excusable, et j’étais brisé de fatigue.

La lumière du jour arriva enfin. Sa lueur révélatrice me fit comprendre que, comme un écureuil dans sa cage, j’avais tourné autour de la piste, où je n’avais rencontré que des escaliers menant aux gradins supérieurs. Lorsque l’on songe aux quatre-vingts gradins qui pouvaient, au temps de la Rome impériale, contenir jusqu’à cent mille spectateurs, cette piste, en vérité, devait être pour moi sans issue. Mais l’aube naissante fut mon sauveur. Au bout de quelques pas, tout heureux, je reconnus, comme le Petit-Poucet perdu dans les bois, que je suivais la route qui devait me ramener sur le bon chemin.

Enfin, j’étais à la Villa Médicis ; j’y pris possession de la chambre qui m’était réservée. Ma fenêtre donnait sur l’avenue du Pincio ; mon horizon était Rome entière et se terminait par la silhouette du dôme de Saint-Pierre au Vatican. Le directeur, M. Schnetz, membre de l’Institut, m’avait accompagné jusqu’à mon logis.

M. Schnetz, de haute stature, s’enveloppait volontiers d’une vaste robe de chambre et se coiffait d’un bonnet grec agrémenté, comme la robe, de superbes glands d’or.

Il était le dernier représentant de cette race de grands peintres qui ont eu un culte spécial pour la campagne des environs de Rome. Ses études et ses tableaux avaient été conçus au milieu des brigands de la Sabine. Son allure solide et décidée l’avait fait estimer et craindre de ses hôtes d’aventure. Il était bien un papa exquis pour tous ses enfants de l’Académie de France à Rome.

La cloche du déjeuner sonna. Cette fois, c’était le vrai cuisinier qui l’agitait, et non plus moi, qui, la veille, m’étais bénévolement chargé de ce soin.

La salle à manger avait repris son aspect confortable de tous les jours. Nos camarades furent absolument affectueux. Les serviteurs n’étaient plus des moines de contrebande que nous avions vus au repas de l’arrivée.

J’appris que je n’avais pas été le seul à être mystifié.

Voici la brimade qu’on avait infligée à notre bon camarade Chaplain :

On avait choisi pour son logis de la première nuit une chambre sans fenêtre, aux murs blanchis à la chaux, qui servait de débarras. Ce débarras, on l’avait transformé en chambre à coucher pour la circonstance. Des rideaux blancs fermés simulaient une fenêtre qu’on lui avait dit prendre vue sur le mausolée d’Hadrien. Le lit était disposé de manière qu’au premier mouvement il devait s’effondrer. Mon pauvre Chaplain essaya de dormir quand même. Il y avait dans cette chambre une petite porte qu’il n’avait pas ouverte. Par instant un camarade entrait, l’air tout effaré, se précipitait sur cette porte, puis disparaissait, en jetant ces mots : « Fais pas attention… je suis souffrant… Ça passera… Il n’y a que ceux-là dans la maison ! » On devine que mon ami avait là un voisinage bien mal placé !

La plaisanterie dura jusqu’au jour et s’évanouit dès qu’il parut. Sa véritable chambre, admirablement située dans l’un des campaniles de la Villa, fut aussitôt rendue à Chaplain. Quels merveilleux envois il y exécuta durant son séjour !

Les fêtes du Carnaval venaient de se terminer à Rome avec leurs bacchanales endiablées. Sans avoir la réputation de celles de Venise, elles n’en avaient pas moins d’entrain. Elles se déroulaient dans un tout autre cadre, plus grandiose, sinon mieux approprié. Nous y avions participé dans un grand char construit par les architectes et décoré par les sculpteurs. La journée s’était passée à lancer des confetti et des fleurs à toutes les belles Romaines qui nous répondaient, du haut des balcons de leurs palais du Corso, avec des sourires adorables. Sûrement, Michelet, lorsqu’il composa sa brillante et poétique étude sur la Femme, pour faire suite à son livre sur l’Amour, dut avoir sous les yeux, en pensée, comme nous les eûmes, nous, en toute réalité sous les nôtres, ces types de rare, éclatante et si fascinatrice beauté.

Que de changements depuis, dans cette Rome d’alors, où l’abandon et la bonne humeur tenaient leurs délicieuses assises à l’état permanent ! Dans ce même Corso se promènent, aujourd’hui, les superbes régiments italiens, et les magasins qui s’y alignent appartiennent pour la plupart à des commerçants allemands.

Ô Progrès, que voilà bien de tes coups !

Le directeur nous fit un jour prévenir qu’Hippolyte Flandrin, l’illustre chef du mouvement religieux dans l’art au dix-neuvième siècle, arrivé de la veille à Rome, avait manifesté le désir de serrer la main aux pensionnaires.

Je ne croyais pas qu’il m’aurait été donné, à quarante-six ans de là, d’évoquer cette même visite dans le discours que je prononcerais comme président de l’Institut et de l’Académie des Beaux-Arts.

« Sur le Pincio même, disais-je dans ce discours, juste en face de l’Académie de France, il est une petite fontaine jaillissante en forme de vasque antique qui, sous un berceau de chéries verts, découpe ses fines arêtes sur les horizons lointains. C’est là que, de retour à Rome, après trente-deux années, un grand artiste, Hippolyte Flandrin, avant d’entrer dans le temple, trempa ses doigts comme en un bénitier et se signa. »

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Les arts attristés, qu’il avait tant ennoblis, prenaient son deuil au moment même où nous nous disposions à aller officiellement le remercier de son geste.

Il habitait place d’Espagne, proche de la Villa Médicis, comme il le désirait.

Ce fut dans l’église Saint-Louis des Français que nous déposâmes sur son cercueil les couronnes faites de lauriers cueillis dans le jardin de la Villa qu’il avait tant aimée, alors qu’il était pensionnaire en compagnie de son musicien chéri, Ambroise Thomas, et qu’à l’apogée de sa gloire il venait de revoir pour la dernière fois…

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À quelques jours de là, Falguière, Chaplain et moi, nous partions pour Naples, en voiture jusqu’à Palestrina, à pied jusqu’à Terracine, à l’extrémité sud des Marais Pontins, puis encore, en voiture jusqu’à Naples !…