Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 6/Un renouveau politique

Fides (p. 301-329).

V

UN RENOUVEAU POLITIQUE

Je retourne encore quelques années en arrière. Le problème économique n’est pas le seul qui inquiète les esprits. La misère généralisée par le grand chômage remettait tout en question. Il semblait que toutes les institutions, toute la société subissaient un ébranlement. Je crois l’avoir déjà dit : une pléthore de « sauveurs », de réformateurs improvisés, la plupart du temps pauvres cerveaux malades, colportaient leurs plans de cité future : rêve édénique d’une société et d’un monde d’où la misère serait bannie par un coup de baguette magique, rien que par une savante combinaison des pouvoirs politiques, législatifs, judiciaires, etc. ; projets de constitutions à rendre des points à tous les Solons passés, présents et futurs. Heureusement les mêmes soucis s’éveillèrent ailleurs que sous le ciel d’Utopie. Les Jeune-Canada avaient donné le branle. Il parut que le sommeil, le laisser-faire, le laisser-aller prendraient fin. Dans le champ politique même on se remuait. À Québec, autour du Dr Philippe Hamel, une lutte contre les « trusts », surtout celui de l’électricité, auteur de tous les maux, une lutte s’amorçait. Une phalange se groupait ; en tête deux jeunes hommes dynamiques : René Chaloult, J.-E. Grégoire, futur maire de Québec. À Montréal, un commencement de révolte soulevait la jeunesse libérale. Elle voulait « libéraliser » le parti régnant, gangrené, vieilli par une trop longue possession du pouvoir. Un parti de jeunes se dressait qui prenait le nom d’Action libérale nationale. À la direction du mouvement figurait un jeune homme qui ne manquait pas d’ascendances : Paul Gouin, fils de l’ancien premier ministre à Québec, sir Lomer Gouin, petit-fils d’Honoré Mercier — celui qu’on appelait Mercier le Grand pour l’opposer à son fils, porteur lui aussi du prénom d’Honoré et ministre assez falot dans le cabinet québecois ―. Conçue en 1930, l’Action libérale nationale se révélait au public, après une gestation plutôt longue, en juillet 1934. Elle eut son journal, La Province, qui parut du 5 avril 1935 au 5 février 1938.

Paul Gouin et l’Action libérale nationale

Paul Gouin, c’était un nom. Était-ce un chef ? Verrait-on dans le petit-fils, ainsi que la chose se produit parfois en histoire, la réincarnation du grand-père ? Paul Gouin avait quelque peu le profil de Mercier le Grand : la ligne d’ensemble, le port, le front têtu, la forte mâchoire ; il lui manquait la forte moustache, l’air vivant, décidé, combatif, de son ascendant. De Mercier, il n’avait pas, non plus, la voix coupante, tranchante, le parler véhément. Paul Gouin avait le débit plutôt lent, une prononciation quelque peu laborieuse, une voix forte, sans relief particulier, sans aucun de ces accents qui saisissent, émeuvent une foule. Était-il un homme d’action ? Son maintien, sa démarche ne le disaient guère. Bâti en force, la nuque légèrement courbée, il marchait lentement, traînant des pieds qu’on eût dit trop lourds. Il avait le tempérament d’un artiste ; il taquinait la muse, a même écrit un volume de vers ; il se passionnait pour le folklore, l’artisanat. Aux bords de la rivière de L’Assomption, il s’était construit une maison à son goût dont il avait fait par l’ameublement et l’ornementation, un petit musée de l’artisanat québecois. Pour être un homme d’action, un chef, le petit-fils de Mercier eût eu besoin de n’être pas un malade. On le savait capable d’un effort de quelques mois. Pas davantage. À la période d’action, comme s’il se fût vidé de ses réserves, succédait invariablement la période d’asthénie. Paul Gouin rentrait alors chez soi, disparaissait un mois, deux mois, davantage. Puis, un jour, le visage frais, les yeux pétillants, l’air d’un convalescent envahi par un fluide capiteux, il sortait de sa réclusion, prêt à reprendre la tâche. Un quelqu’un qui l’avait bien connu, aux premiers temps de sa vie active dans l’Action libérale nationale, l’avocat Philippe Ferland, me confiait : « Lors des réunions de notre Comité de direction, Calixte Cormier distribuait les tâches de la semaine. Il disait : “Toi, Paul, tu vas parler en tel endroit.” Invariablement ledit Paul se rebiffait. Cormier prenait le ton impératif : “Tu vas là.” Le chef baissait la tête ; il acceptait. » Malheureusement Calixte Cormier, jeune avocat, mourut prématurément en juin 1936 à la veille de la crise la plus grave dans la vie de l’Action libérale nationale, je veux dire à l’heure où se brisait la coalition Gouin-Duplessis. Nul n’hérita de l’ascendant de Cormier sur Paul Gouin, pas même son nouveau lieutenant : Jean Martineau. Si j’en crois Séraphin Vachon, qui fut un autre compagnon du jeune chef de l’Action libérale nationale, directeur du journal La Province, et qui s’attribue même le rôle d’un inspirateur de son chef, Cormier n’aurait été qu’un assez pauvre esprit, sans prestige sur Paul Gouin. À la mort de Cormier pourtant, La Province le salua comme la « cheville ouvrière » du mouvement, l’encourageur par excellence ! Si j’ai le temps d’écrire mes souvenirs sur les origines du Bloc populaire et sur le fameux plébiscite de MacKenzie King en 1942, d’autres révélations troublantes sur ce pauvre Paul Gouin prendront place en ces Mémoires. Pour le moment il suffira de noter ce par quoi ce jeune homme s’imposa tout de même à l’opinion publique et sut se gagner en particulier l’audience de la jeunesse.

Qu’en l’esprit du chef de l’Action libérale nationale un peu d’ambition se soit glissée, la chose n’est pas impossible. Les lauriers de son grand-père et même de son père avaient de quoi le fasciner, bien qu’il affichât un certain dédain pour son grand-père qu’il jugeait « peu homme d’action, esprit peu constructif ». Était-ce pour faire place plus considérable à son père ? Toutefois j’ai toujours cru à la parfaite sincérité de Paul Gouin. Désireux de me renseigner, discrètement j’allai l’entendre en quelques lieux où un prêtre pouvait écouter un discours politique : chez les Voyageurs de commerce, par exemple, où l’on me ménageait un siège dans la coulisse. Incontestablement le ton du discours me plaisait. J’y trouvais l’accent qui ne trompe pas. Et l’orateur, qui parlait moins en orateur qu’en professeur, ― il n’avait pas le dynamisme oratoire ―, sortait des sentiers battus. Rien du bavard de hustings. Rien de l’électoralisme. Peu de part à la simple critique, au pur négatif. Mais plutôt un exposé clair, ordonné, des problèmes urgents ; un appel pressant à la conviction, à l’action ; la volonté ferme d’un redressement, et, par-dessus tout et pour animer cette parole, un amour manifeste des siens, de sa province, la foi en un destin meilleur. Il faut d’ailleurs se souvenir qu’il y avait quelque mérite, pour ces jeunes libéraux, à se dresser en adversaires du tout-puissant Alexandre Taschereau et contre les pontifes du parti. Le mérite se haussait pour Paul Gouin qui, par son attitude de jeune insurgé, se donnait l’air de prendre parti contre la politique de son propre père, sir Lomer, mort seulement depuis cinq ans, en mars 1929. Mais comment, par quelles rencontres d’influences, ces jeunes libéraux en étaient-ils venus à ce mouvement de révolte ? Accusons d’abord le vieillissement du parti libéral dans le Québec. C’est le sort des partis politiques débilités, rendus exsangues, embourgeoisés par la trop longue pratique du gouvernement, de ne plus savoir renouveler leurs cadres, de s’isoler des jeunes générations. Beaucoup de ces jeunes — parmi eux les arrivistes ne manquaient pas — se sentaient par trop écartés de la curée. Ostracisme provocateur à une époque de misère et de chômage. Tant de portes se fermaient inexorables à la compétence et au talent. Tant de diplômés de nos universités ou de nos grandes écoles battaient la semelle, sans rien trouver où gagner leur pain. Reconnaissons aussi, dans cette fronde de la jeunesse, l’influence d’Asselin et de Bourassa. La passion nationaliste brûlait au cœur de tout jeune Canadien français de ce temps-là. Les « variations » d’Asselin, l’évolution de Bourassa avaient semé les pires désenchantements. Mais l’ébranlement premier avait trop secoué la génération des quarante ans pour que rien ne lui en restât. Pour les plus âgés, il y avait eu la guerre de 1914, l’amer tume laissée au fond des esprits par le sans-gêne — c’est un euphémisme — de nos associés anglo-canadiens. Et pendant cette guerre, il y avait eu la disgrâce éclatante de Laurier, le grand homme abandonné, lâché par tous ses lieutenants anglo-canadiens, sauf un ; Laurier rejeté, honni pour son impérialisme trop mitigé, trop modéré. Le coup avait frappé dur sur les jeunes têtes libérales. Les réflexions pessimistes sur l’égoïsme anglo-saxon, les haut-le-cœur n’avaient pas même épargné les grosses têtes du parti : un Lapointe, un Rinfret, un Cardin. Dans une réunion intime chez L.-O. David, à Sainte-Agathe-des-Monts, Ernest Lapointe, indigné du sort fait au « grand chef », se serait même écrié, m’a-t-on dit : « Il ne nous reste plus qu’une chose à faire : nous rabattre sur nous-mêmes et aller notre propre chemin ! » Autant d’événements qui avaient favorisé l’esprit d’indépendance en politique, le dégoût des vieux partis, et voire l’irrespect pour les chefs. Rares, encore une fois, les hommes de la quarantaine qu’on eût vu indemnes de toute imprégnation nationaliste. À l’époque, il m’arriva de rencontrer quelquefois le frère aîné de Paul Gouin : Léon-Mercier. Jeune avocat de talent, ancien d’Oxford, il figurait alors ce que l’on appelle, non sans mélancolie, « une belle promesse ». Je l’avais vu, auditeur assidu à mes premiers cours d’histoire à l’Université. Il vint me relancer une couple de fois à ma chambre, au presbytère du Mile End. Il avait appris par cœur, ma « Leçon des érables » et ne perdait nulle occasion de la réciter avec un peu d’emphase et d’une voix qu’il avait d’ailleurs pleurarde. Un jour que nous causions de l’esprit de parti et de ses désastres parmi les Canadiens français, il me tint ce propos fort osé :

L’esprit de parti, M. l’abbé, pas tant que ça dans ma génération. Si nous avions à choisir entre nos chefs et nos principes, il n’est pas sûr que nous choisissions pour nos chefs.

Ainsi me parlait Léon-Mercier Gouin, fils de sir Lomer Gouin. Paroles qui n’engageaient à rien, dira-t-on. Paroles qui n’engageaient point pour longtemps, en tout cas, celui qui les avait prononcées. L’esprit paternel ressaisit vite le fils. Sur toutes les tribunes il ira bientôt chanter l’hymne libéral. La fidélité au parti, il la pratiquera avec une candeur, une servilité imperturbables. Si j’ai bonne mémoire, il fera la guerre électorale même contre son cadet. À Paul il ne pardonnera jamais son insurrection contre les dieux vénérés. Léon-Mercier méritait de finir comme il a fini : sénateur libéral. À ce dernier propos, raconterai-je une anecdote qui courut certains salons et les milieux universitaires dans le temps et que j’ai toutes les raisons de croire fondée ? La lutte pour un fauteuil sénatorial se faisait serrée entre lui et Édouard Montpetit. Tous deux disposaient d’atouts puissants. Un jour, Léon-Mercier eut une idée de génie. Il se rappela l’insondable vanité de MacKenzie King, l’insurpassable comédien de la politique canadienne. Il alla trouver le premier ministre. Il lui exprima le vif, l’irrépressible désir qui le tenait d’écrire sa biographie. MacKenzie King eut un sourire ineffable. Quelques jours plus tard, un coffre rempli de documents arrivait au domicile de Léon-Mercier Gouin. Le biographe de désir n’écrivit jamais la biographie. Mais un autre que Montpetit fut nommé sénateur[NdÉ 1].





Programme de restauration sociale

Fermons cette digression et revenons à l’Action libérale nationale. En 1934, elle paraissait prendre la succession du mouvement des Jeune-Canada, lui donner en tout cas une suite politique. Le groupe de Paul Gouin conquit vite une large portion de l’opinion publique : tous ceux qui se tenaient à l’affût du moindre signe d’un réveil, d’un renouveau politique ou national. Le groupe et Paul Gouin le premier, ainsi que je l’ai dit, parlaient une langue neuve, offraient une doctrine d’une forte consistance. C’est que d’autres avaient travaillé pour eux. Et c’est le lieu de rappeler l’effort opportun de quelques hommes de pensée. Certains, en effet, avaient conçu ce même dessein : vertébrer la politique québecoise, la guérir de sa pauvreté doctrinale, lui donner une substance, l’orienter. Dessein dont on trouvera l’histoire et la réalisation en trois opuscules de L’École sociale populaire de Montréal : les nos 232-233, 239-240, 269-270. Le 9 mars 1933, raconte mon bon ami Mgr Wilfrid Lebon, treize hommes, des religieux et des prêtres, moralistes ou sociologues, se réunissent à l’Immaculée-Conception de Montréal, sous la présidence du Père Papin Archambault, directeur de l’École sociale. Parmi ces treize, je relève les noms de l’abbé Yelle, futur archevêque de Saint-Boniface, alors supérieur du Grand Séminaire de Montréal, l’abbé Philippe Perrier, professeur au Scolasticat de Joliette, Mgr Joseph Charbonneau, alors vicaire général d’Ottawa, Mgr Philippe Desranleau, alors curé de Sorel, Mgr Eugène Lapointe, vicaire général honoraire de Chicoutimi, le Père G.-H. Lévesque, professeur au Scolasticat dominicain d’Ottawa, le Père Ceslas Forest, o.p., doyen de la Faculté de philosophie de l’Université de Montréal, le Père Louis Chagnon, s.j., professeur de sociologie à l’Université grégorienne de Rome, le Père de Léry, s.j., professeur au Scolasticat jésuite de Montréal. La fin de la réunion : mettre en garde contre le programme de la CCF récemment lancé dans le public par M. Woodsworth, mais surtout à ce programme séduisant pour trop de têtes légères, opposer quelque chose de net, de positif, d’une philosophie sociale plus orthodoxe. Les « treize » s’étaient arrêtés à treize articles : réforme du capitalisme ; intervention de l’État en ce domaine ; institution d’un Conseil économique ; aménagement d’un ordre corporatif ; législation sociale en faveur de la classe ouvrière ; intervention des pouvoirs publics pour une cessation du chômage ; mesures de sécurité sociale : aide aux familles peu fortunées pour diminution des frais médicaux et frais d’hospitalisation ; aide à l’agriculture familiale : promotion de l’enseignement rural et des méthodes coopératives ; développement méthodique de la colonisation ; devoirs de l’État fédéral à l’égard des droits des provinces et de l’égalité des deux races ; politique de collaboration économique internationale ; et collaboration pour l’avènement de la paix.

Ce programme de restauration sociale allait, comme on le voit, assez loin pour l’époque. Les « treize » faisaient preuve d’une louable clairvoyance. Les choses n’en resteraient pas là. Les signataires du programme, ainsi qu’on nous le dit, n’avaient pour but que de « donner une orientation morale, sans prétendre imposer une technique ». L’époque, la misère des temps imposaient par trop l’action. Des hommes d’action, de véritables cette fois, saisissent la balle au bond. Et voilà donc que paraît bientôt, rédigé par des laïcs, pour ce coup, ce que l’on a appelé le programme no 2 : vulgarisation, mise à la portée du populaire de la doctrine des théologiens ou des moralistes. Tout s’y trouve : restauration morale au premier chef, puis restauration sociale, organisation ouvrière, lutte contre les trusts, réformes financières et politiques. Dix signataires se rangent sous la bannière : Esdras Minville, Philippe Hamel, V.-E. Beaupré, Albert Rioux, Dr J.-B. Prince, Anatole Vanier, Arthur Laurendeau, Alfred Charpentier, Wilfrid Guérin, René Chaloult : c’est-à-dire une bonne partie de la jeunesse nationaliste qui avait survécu à l’effondrement de Bourassa. Cinq de ces signataires, Minville, Rioux, Hamel, Charpentier, Guérin, en des études élaborées publiées par l’École sociale populaire, nos 232-233 et 239-240, dégagent et exposent les parties maîtresses du programme. Le succès est spontané. Par cet instinct de conservation qui veut que les vieux partis volent les programmes des plus jeunes, tentent l’absorption des adversaires, le parti conservateur, parti oppositionniste à Québec, adopte d’emblée, lors de sa convention de Sherbrooke, le programme no 2 ; le parti régnant, le parti libéral, y va d’un fleuretage intéressé. Restaient les jeunes groupes en formation. Paul Gouin a participé à la rédaction du programme no 2. Par souci de tactique, a-t-il dit, il s’est abstenu de le signer. Sans tarder l’Action libérale nationale le fait sien. Autour de ce manifeste se jouera le sort des prochaines élections. Enfin, semblait-il, le Québec aurait des élections hors de l’ornière politicienne ; on s’élèverait jusqu’à l’idéalisme national.

Entrevue avec Maurice Duplessis

Encore cette fois mon incurable optimisme aurait à déchanter. Un incident me revient en mémoire et que je m’en vais raconter pour la lumière qu’il projette sur cette page d’histoire politique. Parmi ceux qui ont adhéré au programme de restauration sociale no 2, nous connaissons Paul Gouin. Un autre y avait adhéré, au moins platoniquement, le chef du parti conservateur, récemment élu à la convention de Sherbrooke, Maurice Duplessis, avocat aux Trois-Rivières. Qui était-il ce nouveau chef de l’Opposition parlementaire à Québec ? Je le connaissais peu, ne l’ayant que rarement frôlé. Il n’avait guère la réputation d’un esprit grave, ni même sérieux, ni même cultivé. Il brillait plutôt par ses saillies, ses mots d’esprit, très fort en calembours. À L’Action nationale, nous avions pris l’habitude de publier un portrait littéraire de quiconque s’élevait au niveau de la vedette. Je demandai à mon bon ami l’abbé Albert Tessier, alors du personnel du Séminaire des Trois-Rivières, de nous écrire le portrait de Maurice Duplessis. L’abbé était un contemporain de la nouvelle vedette politique. Il la connaissait bien. L’abbé ne laissa pas de se faire prier ; « j’aurai à dire, me confia-t-il, des choses désobligeantes ». Assuré de l’incognito, ces portraits n’étant toujours signés que de trois étoiles, l’abbé accepta. Le portrait parut dans L’Action nationale de nov. 1933, tome II : 171-174. Le portraitiste s’y révèle presque prophète. Par exemple ce trait : « Ses amis lui reprochent de trop “faire à sa tête”. C’est là une qualité de chef : à condition de ne pas la pousser trop loin, ni de vouloir tout régler sans prendre conseil de personne. » L’abbé ne marchande pas l’éloge à son contemporain ; il note son goût de « la bataille joyeuse », son assiduité à la Chambre, son talent d’organisateur : c’est surtout là qu’il est « passé maître ». Aux éloges se mêlaient les réserves ou critiques : « Maurice Duplessis n’a rien du grand orateur populaire. Il parle sans recherche, avec des négligences de forme et de prononciation qui étonnent. » « Jusqu’ici, c’est surtout par les qualités secondaires de l’homme d’État que Duplessis s’est assuré les succès qu’il a connus… » Et voici, dans le morceau, la pointe aiguë, mais combien juste et qui pouvait donner lieu à tant d’appréhensions : « Il lui a manqué une culture générale suffisamment approfondie, une ampleur de vision capable d’envisager les problèmes sous tous leurs aspects, et, peut-être, le feu sacré des grands convaincus. C’est ce qui explique pourquoi il n’a pu créer encore de programme strictement original, ni attacher son nom et son talent à aucune grande question nationale. » J’ai souligné sept à huit mots de ce portrait qui me paraissent expliquer tout l’homme et toute sa carrière : « … et peut-être [lui manque-t-il] le feu sacré des grands convaincus ». Phrase éclairante, s’il en fut. Une fois de plus, du reste, il me serait donné de vérifier une de mes constatations, peu méritoires à la vérité. Un homme accède-t-il à un haut poste, écoutez les commentaires. C’est à qui se fouetterait les côtes pour lui décerner tous les talents, tous les bons désirs, toutes les bonnes volontés. À grand renfort, on idéalise l’heureux élu. Personne n’en doute : il sera à la hauteur de son poste ; il se révélera homme nouveau, digne du choix tombé sur lui ; il ne trompera nulle espérance. Hélas, ces louables charités ou propos de devins m’ont toujours amusé. Tant de fois l’expérience m’a démontré qu’arrivé aux approches de la cinquantaine, et même un peu plus tôt, l’homme reste invariablement et lamentablement ce qu’il est, ce qu’il a été, ne fait rien d’autre que ce qu’il a toujours fait. Le haut poste ne souligne que davantage la pauvreté ou la misère du parvenu. On ne s’improvise pas aux grands rôles.

Je me reporte à ces événements de 1933-1935. J’aperçois un jeune politicien, débordant d’ambition. Pour lui la politique est devenue un sport, son sport favori, sport de célibataire qui l’incline à ne s’attacher qu’à soi-même, à sa fortune. Il use ses forces, son temps, au service d’un parti qui piétine, tourne en rond depuis des années. Un parti trop vieux, qui n’a pas su et ne peut plus se renouveler. Le pouvoir, — ce que les politiciens appellent le « pouvoir », — la joie et le profit de gouverner séduisent cet ambitieux et pourtant lui échappent comme un mirage. Mais pendant qu’il se consume en vaines espérances, soudain passe à sa portée une jeune barque, svelte, la voile bien tendue, le vent en poupe. Dans cette barque, de jeunes navigateurs voguent sous bonne étoile, ont mis sûrement le cap vers les rivages enchanteurs. Et l’ambitieux et jeune chef se dit : « Si je pouvais mettre le pied dans cette barque… Ce serait ma chance, ma seule chance… ! » J’ai décrit là, je le pense bien, par allégorie, l’état d’âme d’un certain Maurice Duplessis, devant les succès grandissants de l’Action libérale nationale. La jeunesse allait de ce côté-là ; elle n’allait pas de son côté. La jeunesse ! sphinx plus indéchiffrable, pour cet homme, célibataire égocentrique, qui ne connut jamais, à ce qu’il semble, la vraie jeunesse, la fraîcheur du cœur. La jeunesse est généreuse, mais avare d’elle-même. Surtout elle ne se donne pas à qui veut la prendre. Elle possède un flair qui la trompe rarement. Elle ne se donne qu’à bon escient. Elle a la passion des idées neuves, idéalisantes ; et, derrière ses idées, elle veut des hommes qui sachent les porter, qui les portent en leur regard, en leur démarche ; des chefs à qui elle se livre, elle exige du désintéressement, de la hauteur dans l’esprit, un mélange d’idéalisme et de joyeuse énergie.

Maurice Duplessis ne comprenait pas que la jeunesse n’allât pas à lui. Cela me valut la première — à proprement parler ma seule — entrevue avec lui. Un ami à lui et à moi, J.-E. Laforce, vint me relancer à mon domicile de la rue Sherbrooke. Ce devait être en 1934. Laforce avait été ou devait être président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal ; il était peut-être encore fonctionnaire du Canadien National où il s’occupait du rapatriement des Franco-Américains et de l’établissement des Canadiens français du Québec dans l’Ouest. En cette fonction, la compagnie de chemin de fer et le patriotisme de Laforce trouvaient égal profit. Au demeurant, un fort brave homme que ce fonctionnaire qui conciliait de son mieux patriotisme et allégeance indéfectible au parti bleu. Mon ami J.-Ernest Laforce vient donc un jour me prier d’accorder une entrevue à son ami Duplessis. Je refuse. Et je motive mon refus : l’homme ne m’inspire nulle confiance et je n’ai pas de temps à perdre. D’ailleurs je crois deviner la fin intéressée de cette entrevue. Quelques jours plus tard, l’ami Laforce revient à la charge.

— Vous savez, me dit-il, qu’ils seront les vainqueurs des prochaines élections [ils, ce sont Gouin et Duplessis]. Je reviens de voyage ; Gouin l’emporte dans toute la région de l’Abitibi ; Duplessis, dans celles du Saguenay, et du Lac-Saint-Jean. Il en ira de même dans le reste de la province. Or, M. l’abbé, vous n’ignorez pas qu’il importe de convertir les politiciens avant les élections plutôt qu’après.

De mon ton le plus désabusé, je réponds :

— Je ne crois guère à la conversion des politiciens. Il n’y a qu’une conversion qui change les hommes : la conversion religieuse. Elle seule retourne un homme comme un gant. Mais alors c’est que Dieu s’en mêle.

Mon ami Laforce insiste. Et je me demande : Vient-il de lui-même ? Ou vient-il poussé par l’autre ?

— Fort bien, finis-je par répondre. J’accepte. Mais vous serez de l’entrevue. Avec cette sorte d’hommes, j’aime qu’un témoin soit là.

Au jour dit, les deux compères s’amènent. C’est le soir, vers les huit heures. Maurice Duplessis dispose d’une couple d’heures avant le départ du train pour Trois-Rivières. Dès l’abord, on me permettra cette observation : l’homme n’offre rien alors du reluisant qu’on lui reconnaîtra plus tard. Il porte un habit légèrement râpé, des pantalons mal pressés. Il tient dans les mains une serviette usagée, bondée de paperasses dont il refuse de se débarrasser. Après les banalités d’usage, la vraie conversation se met en train. J’ai deviné juste. Le motif de sa visite, M. Duplessis ne tarde pas à le laisser percer. La jeunesse ne va pas vers lui. Et il croit que j’y suis pour quelque chose.

— La jeunesse, me dit-il, va vers Paul Gouin. Mais Gouin est le fils de sir Lomer. Il se donne l’air de découvrir, chez les libéraux, le « pot aux roses » [textuel]. « Pot aux roses » à quoi son père n’est pas étranger. Or moi, voici dix ans que ce pot, je le dénonce. Et la jeunesse…

Je l’arrête :

— La jeunesse, M. Duplessis, va où il lui plaît d’aller. Parlons net. Je ne la pousse ni du côté de Paul Gouin, ni du vôtre. Ce n’est pas mon affaire. Mais si elle va du côté de Paul Gouin, demandez-vous donc pourquoi ? La jeunesse a, ces années-ci, des problèmes, des problèmes aigus. Si elle va du côté de Paul Gouin, serait-ce que Paul Gouin offrirait à ses problèmes des solutions qu’elle attend vainement d’ailleurs ?

M. Duplessis paraît un peu interloqué. Il ne répond pas à ma question. Il me sert une revue des luttes qu’il a soutenues depuis son entrée au parlement de Québec. Quelles dénonciations n’a-t-il pas faites des infamies des libéraux ! Et il me semble attendre une réponse. Je reprends la parole :

— L’attitude de la jeunesse s’explique par un état d’âme que vous ne me paraissez pas soupçonner.

— Que voulez-vous dire ?

— Quelque chose qui ne vous sera pas très agréable, mais que je vous dirai si vous insistez.

— Parlez.

— La jeunesse, M. Duplessis, a perdu confiance dans les vieux partis. Ces dénonciations dont vous parlez, toujours les mêmes, voilà un demi-siècle qu’on les échange d’un bord à l’autre de la Chambre. La jeunesse est patriote. Or elle vous reproche à vous, libéraux et conservateurs, de n’avoir donné à notre peuple, depuis la Confédération, aucune consigne de portée véritablement nationale ; elle vous tient rigueur de n’avoir prôné, institué aucune politique de même nature, c’est-à-dire canadienne-française. Et voilà pourquoi, puisque vous tenez à le savoir, elle ne va pas vers vous.

Mon visiteur paraît de nouveau interloqué. Il risque pourtant cette naïveté :

— Mais quand, en 1870, sir George-Étienne Cartier disait aux Canadiens français du Québec : « Allez-vous-en dans l’Ouest. Allez vous établir au Manitoba », ne donnait-il pas une consigne nationale ? Si nous avions formé là-bas une deuxième province française, est-ce que les Canadiens français ne parleraient pas plus fort à Ottawa ?

Je dus lui administrer une petite leçon d’histoire canadienne :

— Mais où donc avez-vous découvert cette consigne de Cartier ?

— Dans De Celles, en son LaFontaine et Cartier.

— J’ignore si De Celles a jamais prêté cette consigne à Cartier. Mais si l’historien l’a fait, il a écrit proprement une fausseté.

Et je continuai :

Mgr Taché, l’archevêque de Saint-Boniface, a remué ciel et terre pour déterminer une émigration du Québec vers le Manitoba. Quant à Cartier, savez-vous quelle fut sa conduite en 1870-72 ? On le dit, et à bon droit, je pense, l’auteur de l’Acte du Manitoba. L’œuvre est excellente. Les droits scolaires des catholiques et ceux de la langue française y sont définis et garantis par des textes amples et clairs, plus complets que les articles 93 et 133 de la Constitution canadienne. Mais pour mettre à exécution cette législation, quel personnel politique sir George laissa-t-il partir pour la Rivière-Rouge ? Un personnel entièrement protestant et de langue anglaise, depuis le lieutenant-gouverneur, William McDougall, jusqu’au plus humble fonctionnaire. Un seul Canadien français : un Monsieur Provencher. L’erreur était de taille. Elle révolta Mgr Alexandre Taché, de tradition conservatrice pourtant par sa famille. Il secoua George-Étienne Cartier de la belle manière. Il lui rappela l’œuvre des découvreurs, des missionnaires de race française dans l’Ouest. Les gens du Manitoba, d’origine française en majorité, et, dans une province où leur langue venait d’être proclamée langue officielle, soutint l’Archevêque, n’avaient pas mérité cette flagrante injustice. Et il conjurait Cartier d’obtenir de ses collègues un redressement de cette étrange politique. Or que répondit sir George à l’Archevêque de Saint-Boniface ? Cette parole pleine de suffisance : « Nous savons tout et nous avons pris les mesures voulues à ce sujet. » Mgr Taché ne fut pas plus heureux avec Hector Langevin, ministre de la Justice à Ottawa. Dans le monde militaire, dans le personnel administratif dépêchés ou installés à la Rivière-Rouge, l’ostracisme continua de fonctionner de la plus régulière façon contre les Canadiens français. Et vous savez le reste, M. le député. Mgr Taché, trompé odieusement sur la question de l’amnistie à Riel et à ses compagnons, en viendra à souhaiter un changement de gouvernement à Ottawa. Hélas, la conduite des ministres canadiens-français dans le cabinet fédéral, c’est là la brutale vérité, se révéla, en 1870 et dans les années qui suivirent, d’une mollesse, pour ne pas dire d’une lâcheté insigne.

M. Duplessis subit l’averse assez désagréablement. Je me contente de lui dire que je n’exhibe point là des documents secrets. Chacun peut lire les lettres de Mgr Taché, dans la biographie de l’Archevêque par Dom Benoît. Mon interlocuteur n’en demande pas davantage. Quelques jours après notre rencontre, mon ami Laforce m’apprend que M. Duplessis n’a goûté ni la leçon d’histoire, ni l’entrevue. Il se lève pour prendre congé. Je vais le reconduire à la porte, me disant tristement au fond de moi-même : « Est-ce possible que nous ayons tant travaillé, tant peiné depuis vingt ans, pour ce désolant résultat : mettre à la tête de la province un Maurice Duplessis ? » Certes, l’homme m’avait paru suffisamment intelligent, esprit vif, surtout retors, mais capable du plus beau patinage de fantaisie autour des plus graves problèmes. Esprit superficiel en somme et de combien peu d’élévation ! Quelques années à peine plus tard, le cardinal Villeneuve confirmera mon jugement. M. Duplessis, devenu premier ministre, s’était trouvé aux prises avec je ne sais plus quel conflit ouvrier. Il avait manœuvré maladroitement. L’opinion, la presse avaient réagi avec une extraordinaire vigueur. L’affaire se gâtait. Dans l’entourage du premier ministre, l’alarme devint générale. Aux gros bonnets du parti une seule solution s’offrait : obtenir, coûte que coûte, un arbitrage où l’arbitre serait le cardinal Villeneuve. En un cas semblable, les libéraux avaient procédé de même, avec le cardinal Bégin, et s’en étaient bien trouvés. D’ailleurs, c’est fait connu : les politiciens mal pris ont toujours aimé se réfugier derrière une soutane. M. Duplessis n’a jamais appris à douter de soi ; il répugnait obstinément à la démarche auprès du Cardinal. Mais les hauts gradés du parti, ai-je entendu dire dans le temps, ne l’entendaient pas de la même oreille ; ils forcèrent la main du premier ministre. M. Chapais s’en serait lui-même mêlé. La démarche s’accomplit. Je me trouvai de passage à Québec presque au lendemain de la rencontre des « deux Grands ». Selon mon habitude j’allai saluer Son Éminence. Il me souffla naturellement un mot de sa récente entrevue. Je crois rapporter textuellement son impression sur l’homme politique : « On me dit que c’est un grand avocat ; ce n’est sûrement pas un juriste. Mais, hélas, en sociologie, d’une ignorance navrante. » Rappellerai-je un autre souvenir assez cocasse qui confirme ce jugement du Cardinal ? C’est le même premier ministre qui tenait un jour à Henri Groulx, secrétaire de la province dans le cabinet Godbout, ce propos que mon ami et voisin d’Outremont me rapporta : « Toi, Groulx, je crois bien que tu n’as pas lu un livre depuis ta sortie de collège. » Et, comme l’ami Groulx hésitait, l’autre enchaîna : « Moi, non plus, tu sais ; mais avec notre belle formation classique, on est propre à tout, n’est-ce pas ? » Mots révélateurs où l’on a tout Maurice Duplessis. « Intelligent, sophiste de grande classe, me dira un jour André Laurendeau qui l’aura eu en face de soi à la Chambre de Québec, et, sans conteste, grand travailleur, s’assimilant rapidement une question, mais quand même d’une ignorance totale. » Laurendeau aurait pu peut-être ajouter : arriviste aussi et politicien jusqu’au tréfonds. Je tiens ce trait de M. Raymond Dupuis, alors président de la maison Dupuis Frères, qui, jeune homme, accompagnait pourtant à l’élection de 1936, les chefs de l’Union nationale. Un soir que le Dr Philippe Hamel se lançait dans une tirade à fond de train contre les trusts et les trustards, Raymond Dupuis, un peu interloqué, se penche à l’oreille de Maurice Duplessis, assis sur l’estrade : « Chef, ne trouvez-vous pas qu’il y va un peu fort ? » Et le chef de répondre : « Laisse faire, c’est excellent pour les élections !… Après, nous verrons. »

Encore Paul Gouin

Les événements vont cependant tourner selon les ambitions du jeune chef conservateur. Même à ceux qui vont gâcher leur vie et leur temps, des attentions providentielles offrent parfois la chance des grandes choses. Un jour vient, assez proche, où Maurice Duplessis peut poser le pied dans la barque qui filait à si belle allure. Plusieurs groupes disséminés dans la province souhaitent, nous l’avons vu, une réforme politique. Ces groupes s’observent, ne se rapprochent que pas à pas. À Québec, on sourit à l’Action libérale nationale sans pourtant se livrer. On voudrait le chef plus tranchant sur la question des trusts. D’une lettre du Dr Philippe Hamel j’extrais ces quelques lignes qui sont du 6 janvier 1935 :

Le mouvement Gouin a de solides appuis à Québec. Nous lui en donnerions davantage si M. Gouin voulait prendre une attitude énergique & plus définie contre le trust de l’électricité. Je lui ai écrit à ce sujet, il y a, je crois, une dizaine de jours et n’ai pas encore reçu de réponse.

Le Dr Hamel exprime là l’opinion de son groupe. Pourtant le rapprochement va s’accomplir. Le groupe de Québec s’alliera à l’Action libérale nationale. Paul Gouin et Maurice Duplessis se rencontreront le 7 novembre 1935. Rencontre, entrevue laborieuse d’où naîtra néanmoins l’alliance des deux hommes, c’est-à-dire une coalition, non une fusion de l’Action libérale nationale et du groupe duplessiste. Coalition qui prendra le nom d’Union nationale. Un monstre à deux têtes mais deux têtes presque tournées l’une contre l’autre. Ces Mémoires ne sont pas ni ne veulent être une histoire politique. Mon dessein n’est donc pas de raconter les diverses péripéties ou épisodes des campagnes électorales de l’époque : ébranlement du régime Taschereau aux élections de 1935, écroulement de ce régime en 1936, dans une tempête de scandales, de concussions qui paraîtraient aujourd’hui péchés véniels, puis avènement de l’Union nationale, première scission d’ailleurs dans l’alliance Gouin-Duplessis dès la veille des élections de 1936 ; seconde scission, la victoire obtenue, entre Duplessis et le trio de Québec : Grégoire, Hamel, Chaloult. Un bon prophète eut pu prévoir ces événements. Une réalité crevait les yeux à quiconque observait la pléiade des jeunes réformateurs de la politique québecoise : parmi eux beaucoup de bonne volonté, de sincérité, du patriotisme à revendre, quelques esprits brillants, mais presque tous des Épigones qui auraient pu être d’excellents disciples ; pas un seul sauf un ou deux qu’on pût prendre pour un grand esprit ; pas un seul qui eût la taille d’un grand homme ou plus simplement d’un chef d’État, même s’ils dépassaient leurs rivaux. De l’ancienne équipe de Bourassa, l’on avait souvent dit : « Il y a là-dedans trop de chefs ! » Eût-on pu dire la même chose de l’équipe nouvelle ? Mais la jeunesse de l’époque voulait, désirait tellement un chef, des chefs, qu’elle finit par les créer. Elle grandit, haussa ces hommes, incarna en eux ses aspirations impatientes, ses rêves les plus exigeants. Les chefs qu’elle voulait posséder, elle les inventa. Je n’ai pas diminué Paul Gouin. Chef, il ne tarda pas à démontrer qu’il l’était peu. Son alliance avec Duplessis lui devint moins une aide, moins un stimulant, qu’une entrave. L’attelage lui parut pesant. Plutôt lent d’esprit, porté à l’isolement, le député élu de L’Assomption ne sut point, au premier parlement où il siégea, celui de 1935, garder serré autour de lui le peloton de ses partisans ; dépourvu d’expérience parlementaire il observa, prit du temps à parler en Chambre. Trop longtemps silencieux, un peu perdu, il promena dans les couloirs du parlement, ses pieds trop lourds. Le Dr Philippe Hamel m’écrira plus tard à propos de Gouin : « Gouin ne manque pas de sincérité, mais son jugement assez sûr d’ordinaire se meut avec une lenteur qui ne cadre plus avec le siècle de la guerre éclair. » Trop économe de ses sous, Paul Gouin invitait ses partisans à dîner dans les restaurants québecois, mais chacun payait sa note. Le rival, les poches bourrées d’argent et pour qui l’argent resta toujours un instrument de règne, invitait aussi à dîner, mais payait l’addition de chacun et se gagnait des partisans. Plus remuant, plus habile, Maurice Duplessis s’empara seul du sceptre que son collègue ne saisissait point. Paul Gouin se réveilla trop tard. Sa rupture avec l’allié devenu rival, rupture mal préparée, ne rallia point ses principaux partisans, surtout ceux de Québec. La rupture tourna en déroute. Paul Gouin, aux élections décisives de 1936, commit l’erreur d’hésiter à poser de nouveau sa candidature. Hésiter n’est guère acte de chef. Un jour, à Vaudreuil où je me trouvais, l’un de ses partisans, Séraphin Vachon, m’arriva. Venait-il de son propre mouvement ? Était-il l’envoyé de Gouin ? Séraphin Vachon venait me poser cette question : « Paul Gouin devrait-il rester dans la politique ? Devrait-il de nouveau briguer les suffrages dans L’Assomption ? » J’ai toujours répugné à me mêler d’action électorale. Mais la question me parut si enfantine, et l’homme au nom de qui, peut-être, on me la posait, m’inspirait tellement de pitié, que je me risquai à répondre : « Mais, sans doute, oui. Un chef ne se dérobe pas de cette façon. S’il croit vraiment à ses idées, à son rôle, qu’il en sauve ce qui peut en être sauvé ; qu’il ne laisse pas aux partisans qui lui restent le seul choix de la totale déroute. » Le lendemain, que nous apprenaient les journaux ? Paul Gouin avait présenté trop tard son bulletin de vote. On l’avait refusé. Pour un chef… ! Séraphin Vachon m’assura qu’à L’Assomption l’on avait joué le candidat. Un vrai chef a-t-il le droit de se laisser jouer, surtout dans un acte aussi élémentaire ?

J.-Ernest Grégoire

Dans le groupe québecois l’on trouve plus d’animation, plus de vie, voire plus d’enthousiasme. Ceux-là ont véritablement l’âme des réformistes ; c’est à un renouveau à la fois politique et national qu’ils se croient appelés, qu’ils sont prêts à donner leur vie. Pour l’heure, le plus en vedette, c’est le récent et jeune maire de Québec, J.-Ernest Grégoire. Qui est-il au juste ? Que vaut l’homme ? À l’Université Laval, il enseigne, je crois, quelque partie de la sociologie. On le dit d’une certaine puissance oratoire sur les foules. En tout cas, contre la vieille clique libérale, il vient de conquérir l’hôtel de ville de Québec. J.-E. Grégoire est l’un des espoirs de la jeunesse. Méritait-il cette belle confiance ? Par son caractère, sa propreté de conscience, assurément. Par ses valeurs d’esprit, son sens politique ? On se prend à douter. On se demande, en tout cas, par quel hasard, pour quelles raisons cette carrière ouverte de façon brillante, tourne court soudainement, puis aboutit à l’effacement de l’homme. Il échouera dans sa réélection à la mairie de Québec ; il échouera dans ses légitimes aspirations au sein de l’Union nationale. J.-E. Grégoire dépensera bientôt les meilleures années de sa vie à propager les théories fuligineuses du Crédit social. Il y usera sa santé. Il rentrera dans l’ombre et l’impuissance.

Philippe Hamel

Un autre, plus que le maire de Québec, méritait de prendre la vedette : le Dr Philippe Hamel. Un biographe devra nous dire, un de ces jours, par quelles influences, quels appels intérieurs, ce dentiste d’une clientèle de gros bourgeois, de grands mondains et mondaines, en vint peu à peu à s’évader de son studio pour se jeter dans la mêlée politique. Nul intérêt, nulle ambition personnelle ne l’y portaient. Je relève ce passage de l’une de ses lettres (10 septembre 1936) : « Je ne veux pas me dérober aux responsabilités et agir en lâche. Je ne voudrais rien faire qui fût inspiré par l’ambition et l’honneur d’être au pouvoir. J’ai l’impression nette que la tâche me dépasse. Je préférerais beaucoup servir modestement à un poste moindre. » L’homme était beau, aussi beau de caractère que de sa personne. Belle tête, œil étincelant sous le binocle qu’il portait élégamment, puis de la sveltesse, la prestance d’un sportif. Comme Armand LaVergne, Philippe Hamel avait quelque chose du paladin. Et l’on peut écrire de lui telle assertion sans prêter à rire. Du personnage chevaleresque il avait la bravoure, le sens de l’honneur, l’inflexible conscience, la fidélité sacrée à ce qui devenait ses convictions. Il n’était pas un orateur de grand vol. Il avait la voix, le débit trop saccadés. Mais il était, devant la foule, une conviction vivante, parlante. Était-il vraiment loyal ? On ne se le demandait pas. Il respirait la loyauté. Beau type d’homme devenu si rare. Un homme dont l’on pouvait se séparer par de graves dissentiments sans jamais cesser de l’estimer. Philippe Hamel aurait pu être un chef et de belle stature, avec un peu plus de culture, et un peu plus de souplesse dans ses procédés. Peut-être avait-il trop d’absolu, trop de rigidité dans l’esprit et dans les choses humaines, en celles-là mêmes où il n’en faut point tant mettre. Il appelait trop facilement conviction ce qui n’aurait dû être qu’opinion. Mais une fois sa conviction formée, arrêtée, il s’y rivait comme par une soudure de fer rougi et battu au feu. Dans le trio québecois Hamel avait sa note, sa figure à lui : figure d’antitrustard. Hostilité farouche, implacable, tout spécialement au trust de l’électricité. Sur le sujet il avait accumulé une imposante documentation. Le trust de l’électricité, c’était pour lui, l’hydre à sept têtes, le poulpe énorme qui, dans ses tentacules visqueux, tenait et dominait chefs d’État, politiciens, publicistes, universitaires, éducateurs de tout poil. Voulait-on l’émancipation économique du Québec ? Frapper, abattre l’hydre, c’était frapper à la tête, abattre l’obstacle, l’ennemi no 1.





René Chaloult

René Chaloult, le plus jeune, celui-là, du trio. On le connaît déjà. On se rappellera ce que j’ai écrit du jeune homme, à l’époque de l’Action française. Vers 1930 René Chaloult n’a rien trompé des espérances fondées sur lui. Il est resté ferme sur ses convictions de jeune étudiant. Il est de ces rares qui peuvent se retourner vers leur jeunesse, sans que leur reviennent de mauvais remords. Autre figure attachante. Sa place était toute marquée entre un J.-Ernest Grégoire et un Philippe Hamel, à la condition toutefois, pour le benjamin du groupe, de n’être pas que l’ombre ou la réplique de ses compagnons, encore moins de s’y laisser éclipser. On peut penser qu’il attacha par trop sa fortune à celle de Philippe Hamel, d’ailleurs si séduisant. Chaloult fut trop longtemps trop disciple. Il laissa passer l’occasion d’être lui-même : et ce fut grand dommage. On dit parfois de l’homme vraiment fort, qu’il suscite l’occasion, le déclic de son destin. Ne pourrait-on soutenir, tout aussi bien, que l’occasion, même suscitée, échappe le plus souvent aux prises de l’homme qui méritait pourtant de la retenir ? Saura-t-on jamais le nombre des destins manqués, avortés, parce que des conjonctures adverses, mais imprévisibles, ont fait s’écrouler les calculs, les plans les mieux échafaudés ? À propos de Chaloult qui, si longtemps, cherchera à se tailler un rôle dans la politique québecoise, je me suis souvent demandé ce qu’aurait pu accomplir ce petit homme intelligent, dynamique, jeté, par quelque bonne chance, aux postes de commande, mis à même de donner sa pleine mesure. Il était propre de conscience, possédait assez de caractère pour ne pas dévier de la ligne droite, sans manquer toutefois de l’opportune souplesse ; il était éloquent, d’une éloquence chaude, châtiée. Pendant les années qu’il lui fut donné de siéger au parlement québecois, il y conquit d’emblée la réputation du premier orateur de la Chambre ; il était le favori des tribunes. Il ne manquait pas de cran. Sous des gouvernements pas plus nationaux qu’il ne fallait, ou nationaux à la manière discrète et peureuse, René Chaloult était l’homme des propositions hardies, la voix de la conscience nationale. Après l’échec de l’Action libérale nationale, tantôt sous l’étiquette libérale, tantôt sous l’étiquette duplessiste, il tentera la chimérique aventure d’insuffler aux partis régnants un peu de l’esprit nationaliste. C’était mettre du vin nouveau dans de vieilles outres. Tentative qui m’a toujours paru d’esprit peu pratique. M. Chaloult l’apprit à ses dépens. Les partis classiques éprouvent une répugnance morbide pour les indépendants. La chance s’y prêtant, ils ne ratent pas l’occasion de se coaliser pour débarrasser la vie publique de ces encombrants. René Chaloult serait un jour victime de l’une de ces savantes combinaisons.

Pour le cas où l’occasion me manquerait d’y revenir, racontons ici le rôle de ce député hors cadre, lors de l’adoption du drapeau fleurdelisé. Monsieur Duplessis se drapera volontiers, sur la fin de sa vie, dans les plis du drapeau si longtemps souhaité et si longtemps vainement attendu. Les slogans des périodes électorales ne cesseront de nous rabâcher : « Monsieur Duplessis a donné un drapeau à sa province ! » L’histoire est-elle si simple ? La campagne pour l’adoption d’un drapeau proprement québecois et canadien-français, emblème officiel de la nationalité canadienne-française, cette campagne, dis-je, s’était vigoureusement ranimée sur la fin de l’année 1947 et au début de janvier 1948. Les propagandistes avaient mis en branle tout ce qui pouvait pétitionner auprès du parlement : sociétés nationales, commissions municipales, commissions scolaires, associations de toute espèce. Soixante mille signatures appuyaient ces pétitions. Fort de cet appui, le député Chaloult dépose devant la Chambre une résolution où il requiert l’adoption du drapeau fleurdelisé. Que fera le premier ministre ? Par quel truc de procédure écartera-t-il le débat ? Le soir du 19 ou 20 janvier 1948, un appel téléphonique m’arrive de Québec. René Chaloult est au bout du fil :

— Je sors d’une longue entrevue avec le premier ministre. Il est fortement ennuyé et même impressionné par les pétitions qui pleuvent en trombe sur son bureau. Il hésite ; il ne sait que faire ; mais il craint surtout les réactions de l’opinion anglo-canadienne. Et alors voici ce qu’il a résolu. Il accepterait le drapeau, mais à la condition d’y apposer au centre les armes de la province de Québec. Et il m’a dit — ce qui trahit ses appréhensions — : « Il y a là un lion. Mais tu n’as pas raison d’en avoir peur. C’est le lion de Guillaume le Conquérant. Ce n’est pas un lion anglais. » Que devons-nous faire ?

Je réponds à Chaloult :

— Je n’ai nulle qualité pour trancher le débat. Je me suis occupé du drapeau un peu comme tout le monde… à titre de publiciste peut-être. Toutefois, puisque vous sollicitez mon opinion, je vous dirai : résistez jusqu’à la fin. Cette apposition d’ « armes » fort compliquées sur un drapeau est cocasse, absurde. Le drapeau ne sera pas de fabrication facile. Mais enfin, si le premier ministre n’en démord pas, cédez à sa fantaisie. Le gouvernement ou la Chambre auront quand même accepté le principe d’un drapeau vraiment à nous. Quant aux « armes » de la province de Québec, il sera toujours possible de les faire sauter un de ces jours.

Le lendemain, autre téléphone de René Chaloult. Le premier ministre a renoncé aux « armes » de la province. Mais il tient mordicus, pour plaire à l’opinion anglaise, à remplacer les « armes », au centre du drapeau, par une couronne ou une feuille d’érable. Je réponds : « Point de couronne s’il vous plaît. Mais va pour la feuille d’érable ! »

Que se passa-t-il du 19 au 21 janvier ? Si j’en crois mes informateurs, voici la suite de cet incident historique. Le premier ministre se présenta devant son cabinet. Il confessa son ahurissement devant cette manifestation de l’opinion populaire. Les ministres, m’a-t-on dit, auraient été savamment noyautés. Les pétitions, ils le savaient, ne constituaient qu’une première offensive. Le lendemain, une vraie nuée de sauterelles volantes, une grêle de télégrammes partis de tous les points de la province allait s’abattre sur le parlement. Fallait-il décevoir une fois de plus l’opinion populaire ? Allait-on laisser au député Chaloult tout le mérite de sa résolution ? L’Opposition libérale, conduite par Adélard Godbout, avait promis son appui à René Chaloult. À sa grande surprise, le premier ministre, arrivé en face de ses collègues, les découvre presque tous gagnés au fleurdelisé. Rasséréné, bon tacticien, il se trouve de l’esprit. Un débat à la Chambre risquerait d’éveiller de dangereuses susceptibilités. Donc point de débat. Un simple arrêté ministériel. Et le drapeau, sans mot dire, est hissé le 21 janvier 1948, sur la tour centrale du parlement de Québec. Tactique heureuse. Devant le fait accompli, sidérés, selon leur habituelle réaction, nos compatriotes anglo-canadiens s’inclinent. Un seul journal, le Daily Telegraph de Québec, je crois, trouve à maugréer. Mais l’on retiendra qu’à ce geste du 21 janvier 1948, M. Duplessis ne mit pas toute la spontanéité qu’on lui prête. Et comme quoi aussi, l’histoire des politiciens ne s’accorde pas toujours avec l’histoire véridique. Le 10 février 1948, j’écris à René Chaloult :

Vous m’adressez des félicitations au sujet du drapeau. C’est vous d’abord qui les méritez. Si l’étape décisive a pu être franchie, c’est à votre audace courageuse que nous le devons. Le succès est considérable. Il nous reste à l’exploiter à plein… L’œuvre urgente est d’obtenir maintenant que ce drapeau flotte sur un peuple et sur un pays véritablement français de visage et d’âme.

La déception-Duplessis

Voilà donc, tels que je les connus à l’époque, les chefs du mouvement 1933-1936, je veux dire les hommes qui transposaient dans le domaine politique les idées dont se passionnait une génération. On l’a pu voir : tous, sauf un, à ce qu’il semble, nobles esprits, mais pas un seul, grand esprit. Des jeunes hommes au-dessus de la moyenne ; pas un de la grande taille intellectuelle ; pas un qu’on eût pu coiffer de l’auréole du vrai ou du grand chef. Qui d’entre eux serait le vrai chef de file ? Qui saurait saisir le bâton de commandement ? Je reprends mon allégorie de tout à l’heure : une jeune barque filait à vaillante allure, toutes voiles déployées, vers le port qui paraissait proche, accueillant, assuré. Les séduisants mirages, les beaux espoirs flottaient au-dessus des hautes falaises. Un ambitieux, un aventurier, dans une chaloupe trouée, aux voiles vieillies, trouées elles aussi, regardait passer la barque enchantée. Il se disait : « Si seulement je pouvais mettre un pied là-dedans ! » Il y mit un pied, puis l’autre. Et lorsque la barque parut toucher le rêve, il jeta par-dessus bord les occupants, s’installa gaillardement au gouvernail. La barque était à lui. Simple allégorie ? Page d’histoire à peine romancée. Paul Gouin avait conclu l’alliance du cheval et du cavalier où il était fatal qu’il ne fût point le cavalier. Il s’en aperçut, mais, hélas, beaucoup trop tard. Ses compagnons d’aventure, le trio québecois, se crurent plus malins. À la vérité, ils se méfiaient. Pas assez. Paul Gouin écarté, leur tour ne tarda point. En politique, les vues nobles, les idées justes, fermes, la culture, certes, ne sont pas superflues. L’ambitieux, le plus rusé, le plus expérimenté dans les jeux de passe-passe, l’emportera toujours. De ce que l’on a appelé et appelle encore la déception-Duplessis, dirai-je mon sentiment ? Elle m’apporta plus de désenchantement que de surprise. À aucun moment, je ne me payai d’illusions sur le personnage. Certes, les mouvements de jeunesse se multipliaient, grossissaient ; à coup sûr, un réveil s’annonçait. Autour de moi, des amis me gourmandaient. Ils me reprochaient mon scepticisme. « Mais enfin, me disait-on, une aube se lève. Ne voyez-vous point ce qui s’en vient ? » Oui, quelque chose s’en venait. Mais au profit de qui ? Le soir des élections de 1936 qui allaient porter au pouvoir la jeune Union nationale, j’étais à ma maison de campagne de Saint-Donat. Des amis s’y étaient installé un appareil de radio de fortune, anxieux de capter les résultats du vote dans la province. Résultats passablement prévus, mais quand même étonnants. Écroulement total des libéraux. Un balayage électoral. Et mes amis de me trouver, malgré tout, la mine peu réjouie, encore sceptique, renfrognée. Non, je ne pouvais applaudir ; je restais inquiet. Je me souvenais trop de certaine entrevue avec un certain politicien… Hélas, que mes pressentiments de ce soir-là m’ont peu trompé ! Maurice Duplessis ne fut pas long à se débarrasser du trio québecois. Dès la campagne électorale, nous l’avons vu, le sort de l’antitrustard Philippe Hamel était pour lui scellé. Il y verrait, en s’emparant de la barque, puis du gouvernail, et en jetant les autres chefs de l’équipage à la mer. Aucun des alliés d’hier ne trouva place dans le nouveau ministère. Sauf un, Oscar Drouin, brave homme, mais de la famille des nébuleuses. Le vainqueur n’offrit au Dr Hamel que la présidence de la Chambre, excellent moyen de le bâillonner. Le Dr Hamel refusa le poste avec hauteur. On n’imagine guère la déception qu’en éprouva le public. Dans les milieux de jeunesse, ce fut presque de la stupeur. Avoir tant travaillé, tant espéré, pour aboutir à ce fiasco, à cette tragédie de sérail. Quelque temps plus tard, le Dr Hamel, vexé, humilié, surtout navré des suites de sa première aventure politique, tracera, du sieur Duplessis, cet impitoyable portrait : « Vingt-quatre heures après la victoire de 1936, je constatais que j’avais mis à la tête de ma province, le politicien le plus fourbe qu’il m’avait encore été donné de rencontrer dans ma vie. Trois années durant je l’ai combattu, et trois années durant j’ai appris à mesurer la profondeur de sa malice et de sa perfidie. » Dans la même lettre qui est du 14 octobre 1939, je relève encore à propos du même personnage, les expressions suivantes et non moins suaves : « un irresponsable, un homme dont la signature ne vaut rien », « l’être le plus “amoral” que je connaisse ». À René Chaloult qui lui reprochera son infidélité à ses engagements de la campagne électorale, c’est le même Duplessis qui répondra cyniquement : « Voyons René, tu n’es pas un enfant d’école ; tu devrais savoir que les promesses d’élection c’est fait pour être violées ! » Pour ma part, nullement étonné de la tournure des choses, je me sentis très près quand même de l’abattement. J’éprouvais quelque chose de la détresse de l’oiseau — qu’on me passe la comparaison — atteint d’un coup de feu en plein vol, et qui se voit tout à coup rivé au sol. Dans ma lettre à l’auteur d’Osons (12 septembre 1936), j’avais écrit ce mot que les vainqueurs d’alors goûtèrent peu : « cette grande décevante qu’est la politique ». Mes ambitions, mes rêves s’élevaient-ils trop haut ? Je m’étais tellement flatté de l’espoir qu’un jour viendrait pourtant où un petit peuple, le nôtre, prendrait en mains, tout de bon, son destin. Ce bonheur insigne serait le sien d’inaugurer une politique vraiment canadienne-française et surtout inspirée du catholicisme : politique saine, de haute doctrine et de droite ligne, politique de synthèse, embrassant dans l’ordre tous les domaines de l’activité nationale. Un groupe humain trop abattu, trop exploité, trop résigné, n’allait-il pas connaître enfin la joie des suprêmes libérations ? Et surtout le loisir ne serait-il pas le sien d’apprendre ce que peut la foi, et ce que peut l’Église pour un redressement d’histoire ? Dans La Relève, livraison de septembre 1934, un jeune collaborateur, Jean Chapdelaine, me rendait ce témoignage : « L’abbé Groulx est un homme qui voit loin, c’est aussi un homme fier. Il sait que les siens peuvent tout, il veut les pousser à réaliser le plus possible. » Eh oui, nous nous sentions, aux environs de 1935, si près de la chance suprême, de l’unique chance peut-être de remonter la dure côte des malheurs accumulés depuis 1760. Et ce sont toutes ces espérances qu’il nous fallut rentrer, les ailes broyées. Qui n’a pas vécu notre déception de ces années-là ne peut se figurer le goût de cendre qu’elle nous a laissé. Les mouvements nationalistes sont lents, au Canada français, à se former, à prendre leur élan. Nous avions assisté à l’écroulement du mouvement de Bourassa ; cet autre survenait à peine dix années plus tard et il se doublait de l’échec de l’Action libérale nationale. Pas moins de vingt-cinq ans passeraient, avant qu’un autre mouvement pût se refaire des ailes. Toute une autre génération serait à ressaisir, à former. Et cette autre génération aurait-elle les oreilles et l’esprit ouverts aux mêmes idéaux, aux mêmes appels ? Les nationalistes d’hier pourraient-ils ne pas apparaître à ses yeux comme de sinistres revenants, des attardés racornis, des dupes par trop faciles à rouler ? Je trouve quelque chose de ces appréhensions ou de ce désenchantement anticipé dans une autre lettre du Dr Hamel, celle-ci du 17 août 1952 : « Je voudrais suivre votre exemple, éperonner ma monture et m’élancer de nouveau au combat mais, hélas ! impossible. Me voilà à dos d’âne. J’aurais plutôt l’air d’un Don Quichotte ou d’un Sancho… Vous voulez une relève ; je ne la vois pas poindre encore sur le terrain où nous avions engagé le combat. Toute une équipe est disparue et les remplaçants se font encore attendre. » En attendant la province allait vivre sous le signe d’un pseudo-nationalisme : tout ce qu’il fallait pour enrégimenter les arrivistes et les opportunistes. Au fond la même politique routinière s’allait perpétuer, politique sans grandeur, ventre à terre, celle-là même qu’on avait abattue pour prendre sa place. Un minimum de concessions à l’opinion publique, mais tout juste ce qu’il faut pour se maintenir au pouvoir.

Quant au problème jugé alors capital, celui de la ressaisie des richesses naturelles, problème, à vrai dire, de tout l’avenir économique du Canada français et même de son avenir tout court, ce serait la suite des mêmes concessions ruineuses, des mêmes complicités avec le capitalisme étranger, au profit de la caisse électorale et de quelques maquignons souterrains de la haute finance et de la haute industrie. Mystère de l’Histoire et de ses hasards : l’homme, le petit, le médiocre, l’incompétent, aussi puissant pour défaire que le grand homme peut l’être pour faire ou refaire.

Avais-je contribué, si indirectement que ce fût, à cette déception ? Quelques-uns l’ont pensé et me l’ont reproché, dans le temps, sur le ton de la taquinerie. « Vous avez forgé l’escabeau, me disait-on, qui a permis à Duplessis d’escalader le pouvoir. » Culpabilité si indirecte, si lointaine qu’elle n’a jamais troublé ma conscience. Pourtant je retrouve quelque allusion à cette culpabilité dans l’article de la Direction de La Presse, à la mort du premier ministre, au début de septembre 1959. Je lis cette phrase d’un morceau qui, selon toute vraisemblance, est de la plume du directeur du journal, Jean-Louis Gagnon : « Porté au pouvoir à l’heure où toute une génération, nourrie dans l’œuvre de l’abbé Groulx, proclamait sa foi dans la fondation d’un État français, le chef de l’Union nationale allait devenir rapidement le symbole de l’autonomie provinciale. » Hélas, qu’avec les meilleures intentions du monde, l’on peut produire d’étranges choses !


Note de l’éditeur
  1. Mes Mémoires, II : 183.