Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Voyage au Manitoba

Fides (p. 21-36).

II

VOYAGE AU MANITOBA

Au printemps de 1928, je laisse de côté ces mêmes occupations et pars pour un voyage au Manitoba. Qui et quoi m’entraînent de ce côté ? En ces derniers temps, quelqu’un de l’Institut scientifique franco-canadien, Édouard Montpetit, m’a proposé un cours d’histoire du Canada en Sorbonne. L’invitation, je l’avoue, m’a pris par surprise. Le caractère officiel de l’Institut ne m’est pas inconnu. L’organisme fonctionne avec une double subvention du gouvernement de France et du gouvernement de Québec. Or je n’ai guère bonne presse en ces quartiers-là. Ma surprise se change en hésitation. Un cours d’histoire en Sorbonne ? Sur quel sujet ? Montpetit, Rodolphe Lemieux, l’abbé Émile Chartier y ont passé tour à tour avant moi. Ils ont couvert et recouvert le terrain. Un sujet peut-être nouveau me vient toutefois à l’esprit : aller parler là-bas de l’Enseignement français, dans le Québec d’abord, et parmi les minorités françaises des diverses provinces du Canada. Histoire que je n’ai pas encore fouillée, mais que je sais remplie de luttes, de courageux et parfois même d’héroïques efforts, de la part d’un petit peuple si isolé en civilisation anglo-saxonne. Et il me semble que présenter cette histoire à un auditoire de France le pourrait intéresser. Là-bas, on ignore tellement ce que nous a coûté la survivance française. J’en souffle un mot à Montpetit ; il trouve le sujet « émouvant ». Il n’y a donc plus qu’à se mettre au travail. Les cours auraient lieu, me propose-t-on d’abord, à l’automne de 1930. L’enquête historique, j’en ai conscience, sera longue, difficile. Sur l’enseignement au cours du Régime français, un ouvrage existe, ouvrage de valeur, celui de l’abbé Amédée Gosselin. Sur la période d’après 1760, rien encore n’a été tenté. Ce sera pour moi l’aventure en pleine forêt vierge. Il en sera de même pour le cas des minorités. Là non plus, rien de précis, rien d’élaboré. En ce printemps de 1928, la Société Royale tient ses assises à Winnipeg. L’on nous offre des billets de chemin de fer à prix réduit. Je décide d’en profiter : j’irai à Saint-Boniface y étudier, aux archives de l’Archevêché, au moins deux chapitres de mes cours prochains : la question des écoles du Manitoba et celle des écoles du Nord-Ouest.

En cette fin de mai 1928, avec quelques collègues de la Société Royale, je prendrai le train de Winnipeg. Noterai-je ici quelques impressions de voyage ? Pour la première fois de ma vie, je puis constater de visu l’énorme coupure de civilisation et même de vie humaine, entre l’Est et l’Ouest du pays, ces 500 milles du bouclier canadien, au nord du lac Supérieur, vaste panorama de bosses presque passées au rabot, procession hallucinante de monticules chauves ou mal garnis d’avares végétations, avec ici et là, entre des milles de distance, les plus minces agglomérations humaines : une gare chétive, quelques petites maisons de cantonniers, tout juste ce qu’il faut pour accentuer l’immense et sauvage solitude. Tous les couplets patriotiques n’y pourront rien : la nature a coupé le pays en deux. Il faudra bien du temps, bien des liens artificiels, pour enjamber ces 500 milles de terres désertiques, recoudre, dans la vie, Est et Ouest. Le 4 juin, j’adresse à mon ami Antonio Perrault une « Lettre du Manitoba » (reproduite dans L’Action française, XX : 35-48) qui contient mes premières impressions. Comme à tous les voyageurs, le changement d’horizon me donne un premier choc :

Un élément géographique s’impose à l’œil avec force et domine tout : la prairie. J’ose presque dire : Sa Majesté la Prairie ! Vraiment elle a l’imposante solennité d’une souveraine. Aux abords même de Winnipeg, le regard s’enfuit du côté de l’ouest vers des espaces illimités, horizons fuyants où dansent, entre ciel et terre, des bosquets de mirage. Voici bien la prairie occidentale, immense surface plane, d’un sol couleur d’encre, à peine rayé de-ci de-là, de chétives lisières d’arbres. Souveraine, elle l’est en vérité, tellement elle commande à la vie économique et politique de ce jeune peuple. Tous, presque haletants, guettent, d’une année à l’autre, les enfantements de son sol. Que demain le blé soit abondant ou fasse défaut et c’est la vie de la province entière qui s’en trouve fortifiée ou désarticulée. En ce début de juin, l’immense surface se déroule presque uniformément verte : le blé en pousse, beau, plein de promesses, comme on ne l’avait vu depuis longtemps, commence d’onduler sous le vent. Tout ce paysage et cet espace vous jettent la sensation d’une richesse formidable, d’un pays fabuleux. Il suffit de songer que ce vaste réservoir de blé s’étend ainsi jusqu’aux Rocheuses, sans interruption, sur une largeur de 500 à 600 milles.

Après le pays, dans cette même lettre à l’ami Perrault, je décris un groupe humain, l’un des nôtres, la minorité franco-manitobaine. J’y dis combien je me suis trouvé chez moi, presque tout m’y rappelant « l’esprit de la vieille province, son parler et son accent, la bonhomie, le simple et clair visage de nos ruraux, le type physique de la race ». Il ne faut pas oublier qu’en effet, à cette époque, soit vers 1930, beaucoup de Franco-Manitobains appartiennent à la première génération des émigrés du Québec. Ils fleurent encore le terroir natal. Leur descendance s’en ressent. Au surplus, nul groupe de l’Ouest ne vit en des cadres qui rappellent, autant qu’au Manitoba, les institutions, l’atmosphère de la vieille province. Première impression qui me vient, lorsque je parcours l’échelonnement des propriétés agricoles le long des deux rives de la rivière Rouge : ces terres qui toutes aboutissent au chemin d’eau, ces maisons au bord de la rivière et ces clochers qui se succèdent à distance presque égale, tout comme le long des rivières du Québec, du Richelieu, par exemple. Une population a ici échappé à l’isolement du homestead ; elle s’est tassée dans le voisinage fraternel. Je m’en rendrai meilleur compte lorsque l’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Arthur Béliveau, me fera visiter son diocèse. Vers les quatre ou cinq heures de l’après-midi, souvent il m’arrive, dans la chambre où je travaille, pour me dire : « Bon, c’est assez de cette poussière d’archives. Venez que nous allions prendre l’air. » Et « prendre l’air », cela veut dire monter dans la petite Ford de l’Archevêque qu’il « chauffe » lui-même, puis partir, à travers le diocèse, le long de la Rouge, visiter une institution, une paroisse, souper à la bonne franquette chez un curé pris à l’improviste. Dans ces petites courses une chose me frappe, image presque uniforme : l’aisance de ce petit pays français, la propreté des maisons, des fermes, le charme des églises ; mais surtout la présence irrécusable, dirai-je, d’un morceau de terre française, d’une parcelle du Québec qui, à 1,000 milles de distance, aurait été transportée, par les airs, en son intégrité, avec toute sa culture, toute sa foi, une partie même de ses institutions. Paroisses encore homogènes pour la plupart que celles de la Rouge ; paroisses canadiennes-françaises avec cadres religieux et sociaux ; tout au plus quelques enclaves ici et là d’étrangers. En ce petit monde, y a-t-il encore des Métis ? Que sont devenus les premiers habitants et premiers propriétaires ? Mon guide me révèle, dans le paysage, un trait d’histoire sociale. Nous arrive-t-il, en cours de route, de passer devant une ferme en désarroi, presque à l’abandon : champs mal cultivés, clôtures branlantes, maisons, bâtiments en démanche, sans chaux ni peinture. « À ces signes, me dit l’Archevêque, vous reconnaîtrez une ferme de ces pauvres Métis. » À la vérité, il existe deux sortes de Métis, me dit-on là-bas, ceux qui montent et ceux qui descendent. Mais hélas ! ceux de la seconde catégorie l’emportent, ressaisis, semble-t-il, par leurs terribles hérédités indiennes. L’aisance du pays cache mal néanmoins une menace grandissante : menace qui provient du mythe du blé, de la culture unique de cette denrée. L’Archevêque s’en inquiète. À la tête de ses agronomes, il parcourt les paroisses pour convertir son peuple à la culture mixte ou multiple. « La culture du blé, me confie-t-il, ne peut enfanter à la longue qu’une race de paresseux. Trois mois de travail au plus, puis la récolte portée aux « élévateurs » et payée en partie. Sans troupeau, sans volaille, sans « train » à faire, le fermier n’a plus qu’à se croiser les bras de l’automne au printemps suivant. Les jeunesses s’en vont en Floride ou en Californie dépenser une partie du gain. Tout irait bien sans le hasard des saisons. Mais viennent une, deux années de gel prématuré ou de sécheresse, et c’est toute la structure économique de la prairie qui s’écroule. Et c’est même la misère pour ces agriculteurs qui achètent toute leur nourriture. » En dépit de cela, ces entêtés de la culture unique se rebiffent contre toute réforme. La culture mixte : culture de céréales mélangées, élevage, industrie laitière, aviculture, etc., révolutionne par trop de chères et déjà vieilles habitudes parmi ces Franco-Manitobains. L’homme ne renonce pas aisément à la facilité, à la recherche du moindre effort. Je m’en rends compte, lors d’un petit congrès, en plein air, à Saint-Pierre-Joly. Des agronomes, appuyés par des jeunes de l’ACJC, prônent de leur mieux de nouvelles méthodes agricoles. L’Archevêque est là pour soutenir de sa présence les réformateurs. Il faut voir, néanmoins, avec quelle vigueur l’assemblée réagit. C’est à qui, tantôt par blague, tantôt par sarcasme, invoquerait des expériences prétendues décevantes. Et ce, au nez du chef spirituel que pourtant l’on aime et vénère.

Le drame des minorités

En face de ce petit peuple une question m’est venue fatalement à l’esprit : ces Franco-Manitobains ont-ils des chances de survivre ? En ont-ils la volonté et les moyens ? La volonté et les moyens, ils me paraissent bien les posséder. Ainsi m’en persuade ma première rencontre avec eux en 1928. Je les voyais se livrer avec tant d’ardeur et au prix de sacrifices héroïques à l’organisation d’un système scolaire bien à eux, en marge de la loi. Et, pour se garder cette virilité d’âme, ils s’aidaient de si vigoureuses institutions : leur clergé, chef en tête, leur Collège de Saint-Boniface, leur Association d’éducation, leur journal La Liberté, alors vivant et ferme. Ils possédaient aussi des chefs, quelques-uns venus jeunes de la province de Québec et qu’avait marqués la grande bataille scolaire de 1890 à 1896. Pourtant — et je n’en pouvais rien dire dans ma lettre à Perrault destinée à la publication — avais-je peine à me cacher, malgré la réelle vigueur de la résistance, quelques ressorts en train de se détendre. J’observais, par exemple, la naissance d’un régionalisme légitime en soi, mais qui inclinait à mal supporter la collaboration des Québecois. On eût parlé volontiers d’ingérence. Un jour, du reste, je pus m’édifier, à mon aise, sur ce point délicat. Quelques jeunes chefs de file : Noël Bernier, Henri Lacerte (celui-ci pourtant du Québec), Louis-Philippe Gagnon, un M. Fournier, instituteur réputé, me proposent une course en voiture au Fort Garry. Le voyage n’est qu’un prétexte. Au fond ces jeunes Manitobains veulent causer, me raconter des choses que personne ne me dira, et qu’à leur avis, il importe que je sache. Je leur mets le mot à la bouche. Un sujet, en particulier, m’intéresse, m’inquiète : l’état d’esprit de la jeunesse franco-manitobaine, je veux dire de la toute jeune génération. À quoi songe-t-elle ? De quoi ses ambitions, ses rêves sont-ils faits ? Que portaient, en leur esprit, en particulier les jeunes du Collège des Jésuites ? L’Ouest se bâtissait alors dans le dynamique bruissement d’une vie intense. Des vagues d’immigrants y déferlaient avec des passions de conquérants. L’Ouest devenait le pays des aventures merveilleuses, une sorte d’Eldorado aux réussites assurées, à la seule condition d’y mettre de l’audace, du travail, de l’opiniâtreté. La veille, au cours d’une petite promenade à travers les rues de Winnipeg, le juge Prendergast m’avait montré un fond de cour où, pour gagner ses diplômes à la Faculté de droit, un futur ministre des Finances du Canada, un M. Dunning, avait scié du bois.

— Eh bien, dis-je à mes jeunes amis, votre jeunesse du Collège communie-t-elle à cet entraînement général, à cette mystique de votre Ouest ?

La réponse fut prompte et amère :

— Notre jeunesse du Collège songe aux petites filles et écrit des vers érotiques !…

Je me récrie. Étrange état d’esprit ! J’en veux savoir la cause.

— La cause, me répond-on avec autant d’amertume, nos recteurs et nos professeurs du Collège qui nous apportent ici l’esprit somnolent du vieux Québec.

Ce jour-là, j’aperçois le drame poignant de toutes nos minorités. Besoin du Québec. Besoin vital. Rattachement nécessaire au pôle culturel, aussi indispensable que le lien ombilical à l’enfant dans le sein de sa mère. Point de survivance d’une minorité française au Canada qui soit pensable sans le Québec. Une tragique corrélation de sentiments s’aperçoit dans l’âme des dispersés : affaiblissement du lien sentimental avec la vieille province d’origine, affaiblissement fatal après deux ou trois générations, et donc affaiblissement de la volonté de résistance à l’assimilation anglo-saxonne. D’autre part, naissance fatale d’un certain régionalisme, ébauche d’une conscience adulte en ces rameaux détachés du tronc et presque devenus boutures autonomes. Que si l’on tient compte après cela des contingences politiques, économiques, sociales, culturelles, contingences du milieu ou de l’environnement où s’écoule leur vie, comment faire encore que bien des sentiments ou intérêts de nos minorités s’accordent plutôt mal, de temps à autre, avec ceux de la province mère ? Et voilà de nouveau pour amenuiser l’attachement au petit pays natal. D’autant que le problème de la survivance, pour le Canadien français de la diaspora, se pose bien autrement que pour le Québecois. Pour celui-ci, terre et culture, patrie et nationalité se conjuguent, s’identifient ou presque. Pour le Québecois la nationalité est une nationalité-État ; ses racines plongent dans une patrie. Il se sait, ou du moins il se croit en des cadres politiques bien à lui, dans un milieu historique humanisé par ses pères. Son racinement est celui de la vieille souche. Autant et plus que le cadre politique, des institutions solides, institutions juridiques, religieuses, sociales, culturelles l’encadrent, lui donnent l’impression du chez-- soi. Tout autre est le sort du Canadien français émigré hors de sa province. Quelque vestige historique qu’ait laissé l’ancêtre sur tout le territoire canadien, trop de pénibles réalités et, au premier chef, les entraves de toute sorte qu’il éprouve à l’exercice de ses plus chères libertés, l’avertissent de son indignité d’étranger en son propre pays ; loin d’étayer ou de tolérer sa survivance française, tout l’environnement, politique, social, culturel s’affirme carrément ou sournoisement hostile. Impossible également pour l’émigré de fonder sa prétention à survivre sur un droit naturel et positif qu’il expérimente, peu ou point reconnu hors du Québec. Survivre, en son cas, ne peut être qu’affaire de réflexion et de volonté, et pour une grande part, de sentiment : attachement raisonné à la culture d’origine, à des racines historiques, attachement sentimental au petit pays de ses pères. Dans le cas de l’esprit plus cultivé, ajoutons, si l’on veut, un certain sens de la dignité de l’homme et des droits du citoyen à qui il suffit d’être soi-même et de sa culture pour se sentir l’égal de qui que ce soit et de ne demander à personne la permission de rester ce que l’on est. Mais, en tout ce complexe psychologique, et pour la moyenne de nos gens, comment ne pas assigner la part capitale à l’emprise qui peut subsister de la patrie d’origine, le pays québecois ? En définitive, l’émigré canadien-français à travers le Canada, qui se cabre dans son irrédentisme français, le fait-il pour autre chose que ce qu’il a apporté et qui survit en lui de la vieille province ? Et voici que ressurgit le problème en sa gravité. Appui, pôle de survivance ou de résistance, le Québec l’est-il pour ses minorités émigrées ? Et l’est-il avec assez de vigueur et de prestige ? Y a-t-il motif d’orgueil, de fierté, pour le fils lointain, à se savoir et à se dire de la province mère ? Et de cette fierté, et de cet orgueil, y en a-t-il assez pour que la résolution de rester français et pour que l’image de la petite patrie demeurent vivaces dans l’esprit de plusieurs générations ? On pourra cueillir, sans doute, ici et là, des survivances émouvantes. Un jour, — je suis toujours en 1928, — un jeune avocat de Saint-Boniface, un Bernier ou un Dubuc, je ne me souviens plus lequel, me fait cette confidence : « Je suis né au Manitoba ; j’y ai vécu toute ma jeunesse. Mais je m’ennuie de la vieille province de Québec. Chaque fois que j’y vais, j’en rapporte une profonde nostalgie. » Cas isolé que celui-là ? On peut le penser, et avec raison. Un incident qui me survient pendant mon premier voyage au Manitoba me donne singulièrement à réfléchir sur ce point. Un après-midi, le 6 mai 1928, Mgr Béliveau m’emmène à une petite réception que l’on m’a préparée dans un couvent de jeunes filles, à Saint-Adolphe. Le couvent est fréquenté par les enfants de la bourgeoisie bonifacienne. La Supérieure, une jeune religieuse, Française de France, a grande vogue en ce monde-là. Après le compliment d’usage qui m’est lu par Mlle Simone Landry, une couventine qui vient de gagner le prix d’éloquence dans un concours international, une de ses compagnes vient me réciter une sorte d’hymne au drapeau. Je jette les yeux sur le programme que j’ai dans les mains, et j’y lis son nom : une demoiselle Campeau. Sa figure me rappelle un type que je connais bien. Je me penche vers mon voisin, Mgr Béliveau :

— Cette demoiselle ne serait-elle pas une petite Campeau de Saint-Norbert ?

— Je n’en suis pas sûr, mais je le crois.

Le compliment fini, je fais signe à la demoiselle de s’approcher :

— Vos parents sont-ils de Saint-Norbert ?

— Oui, Monsieur.

— Savez-vous de quelle partie ou paroisse de la province de Québec, ils sont originaires ?

Elle n’en savait rien. Je dus lui dire :

— Eh bien, Mademoiselle, ils sont originaires de Vaudreuil, et du rang des Chenaux, la paroisse et le rang où je suis né. Et votre grand-père y occupait une terre que mes parents ont achetée après son départ pour le Manitoba.

Et voilà ! La jeune Manitobaine, petite-fille d’un émigré et fille d’un père né, lui aussi, au rang des Chenaux, ignorait le lieu d’origine de sa famille : ce qui laisse entendre quel souvenir certains Canadiens français, émigrés d’hier, pouvaient garder de la province de Québec.

■ ■ ■

Je retournerai au Manitoba à l’automne de 1944 pour y donner un cours d’histoire canadienne, sous les auspices de la Société canadienne d’enseignement post-scolaire. Les cours avaient lieu à l’Académie des Sœurs des SS. Noms de Jésus et de Marie. Les collégiens des hautes classes du Collège de Saint-Boniface assistaient au cours. Chaque soir lorsque je me rendais à l’Académie, ces jeunes gens m’accrochaient au passage. Et c’était pour me poser des questions comme celles-ci :

M. l’abbé, croyez-vous que la province de Québec vivra ?

M. l’abbé, est-ce qu’on pense à nous là-bas ? Est-ce qu’on s’intéresse véritablement à notre survivance française ?

Sur la fin de mon séjour, le recteur du Collège, alors le Père Mailhot, s.j., me prie avec instances de donner une causerie aux élèves.

— De quoi souhaitez-vous que je leur parle, Père ?

— Parlez-leur de la province de Québec qu’ils connaissent mal ou point, ou qu’ils ne connaissent, en tout cas, que par les images défavorables que leur ont transmises leurs parents. Dites-leur ce qui s’y passe, ce qu’elle est devenue, etc.

« Images défavorables » du Québec gardées par les ascendants des émigrés, avait dit le Père. Hélas, quelle vérité trop cruelle ! Allons-y d’une autre réminiscence. Un soir, à Chicago, lors du Congrès eucharistique international, j’assistais à un grand banquet offert aux délégués du Canada français. À table j’avais pour voisin un Monsieur Fortin, établi là-bas pour affaires depuis une trentaine d’années. Au cours de la conversation il me dit :

— Votre groupe se rend à Kankakee demain ?

— Oui, l’on nous y donne une réception officielle.

— Réception officielle à laquelle assisteront peu de gros bourgeois enrichis de la petite ville.

— Vraiment. Et pourquoi ?

— Parce qu’ils auront honte de se montrer aux côtés des pauvres gens du Québec… ! Savez-vous, continua mon voisin, quelle image les anciens et leurs descendants gardent ici de la province de Québec ?… C’est le pays où le printemps l’on lève les vaches par la queue… !

Mot pittoresque, me disais-je, mais image du vieux Québec rural par trop authentique. J’en avais gardé moi-même souvenir. L’industrie laitière en restait encore à son enfance vers 1850 et même longtemps après. L’habitant ne gardait guère de vaches laitières en état d’être trayées que pour sa consommation de lait. Ces vaches et les autres, il les nourrissait d’ailleurs régulièrement à la paille. Le printemps venu, ces pauvres bêtes qui portaient veau devenaient incapables de se lever seules. Il fallait les aider en les soulevant par la queue.

Je parle donc aux collégiens de Saint-Boniface du Québec. Je ne leur cache point les misères du Québec. Je ne leur farde point la vérité. Je leur dis tout simplement les progrès de la vieille province depuis le départ de leurs grands-pères, les fabuleuses richesses forestières, hydrauliques, minières de la terre québecoise. Ils m’écoutent comme si je leur avais raconté un conte de fée.

Et je continue mes observations de 1944. Le lendemain soir de ma causerie aux collégiens — nous sommes à un centenaire de Louis Riel — j’assiste à un banquet dans l’un des grands hôtels de Winnipeg. J’ai pour voisine une dame Marcoux, épouse d’un ministre dans le cabinet manitobain. Mme Marcoux, qui a fait de bonnes études à l’Académie de Saint-Boniface, parle un excellent français. Je lui demande :

— Êtes-vous allée dans la province de Québec ?

— Non, mais mon mari, qui est d’origine beauceronne, y est allé, l’été dernier, avec notre grand fils. Ils sont revenus tellement enthousiasmés qu’au prochain été, je crois, je ferai moi-même le voyage.

À cette Manitobaine cultivée, il avait donc fallu le voyage de son mari et de son fils pour lui révéler la province mère. Combien de fois, au cours de mes voyages parmi nos groupes français éloignés, en certains centres de la Nouvelle-Angleterre, à l’extrémité de l’Ontario, dans les environs de Chicago et particulièrement au Manitoba, je me suis posé l’anxieuse question : à ces émigrés, à ces fils dispersés de la famille française, qu’arrive-t-il de la vieille province ? Quel message, quelle aide en reçoivent-ils ? Ce Québec vers lequel ils se tournent ou doivent se tourner comme le voilier perdu cherche sa route en quelque percée des nuages, est-il celui qu’ils pensent, l’appui qu’il devrait être ?

Autre élément du drame. Le Québec, ne serait-ce que d’un point de vue égoïste, ne peut considérer d’un œil sec, indifférent, la survivance de ses minorités. Ces groupes dispersés d’un bout à l’autre du Canada, s’ils sont vivants, robustes, s’ils incarnent de véritables îlots d’une civilisation originale, ne sont peut-être pas, comme on l’a dit souvent, des bastions de la défense québecoise, partout de l’Est à l’Ouest du pays ; ils attestent, néanmoins, une présence française ; ils imposent une réalité, sans prix pour le Québec : la dualité ethnique au Canada. Mais alors pourquoi faut-il que la vieille province, foyer de la nationalité, foyer de la vie française en Amérique du nord, possède si peu les virtualités foncières : brasier aux clartés irradiantes, chaleur communicative, surabondante, capable de s’épandre bien au-delà des murs de la maison ? Hélas ! Loin qu’il songe à résoudre les problèmes de ses fils exilés, le Québec donne trop souvent l’impression d’être écrasé par son propre destin. Que fait-il d’efficace pour effacer définitivement l’affreuse conquête de 1760 ? Que fait-il pour reconquérir son autonomie économique, rentrer enfin dans l’héritage de ses pères ? De quel dynamisme conquérant fait-il preuve ? Qu’espérer des jeunes générations ? Celle-là finira-t-elle par poindre enfin, alerte, croyante, éclairée, volontaire, qui sera celle de la libération totale et définitive ? Celle-là seule redonnera au Québec son victorieux prestige.

La question scolaire manitobaine

Je ne veux pas oublier la raison de mon voyage au Manitoba. Tout mon temps libre je l’emploie scrupuleusement à me renseigner sur cette grave question scolaire. Pendant près de dix ans, n’a-t-elle pas tenu la manchette dans la vie politique au Canada ? Nulle peut-être, pas même la question scolaire franco-ontarienne, n’aura donné autant de maux de tête aux politiciens, n’aura fait travailler à ce point journalistes, avocats, juges, tribunaux de toute juridiction ; nulle, à coup sûr, n’a plus soulevé les passions électorales. En mon temps de collège, des échos de la bataille parvenaient même à transpercer nos murailles si copieusement calfeutrées. La question scolaire manitobaine déclenchera un changement de gouvernement à Ottawa. Wilfrid Laurier lui devra son avènement au pouvoir. J’étudie la brûlante question, comme il va de soi, aux archives de l’Archevêché de Saint-Boniface. J’y trouve de riches dossiers. Documents que je compulse avec la sensation de remuer encore, après trente ans, de la cendre de volcan. Et je note et transcris à la plume. Ma future secrétaire est encore couventine. Et l’ère n’est pas venue de la machine à filmer. Je consulte aussi quelques survivants de la période héroïque. Il en existe quelques-uns : les Bernier, le juge L.-A. Prud’homme, le juge Prendergast. M. Joseph Bernier, député alors de Saint-Boniface au parlement de Winnipeg, et d’allégeance fortement conservatrice, m’affirme carrément : « La question scolaire fut réglée en 1896 quand, par l’attitude de Laurier, il advint que le recours au gouvernement fédéral devenait illusoire pour la minorité du Manitoba. » Jugement catégorique qui m’est énoncé au cours d’un dîner à l’Hôtel Marlborough de Winnipeg où je suis l’invité des deux Bernier, Joseph et Noël, d’Henri Lacerte et de Donatien Frémont, celui-ci directeur de La Liberté. À ce même dîner, Henri Lacerte, jeune avocat du Québec récemment passé au Manitoba et que j’ai connu naguère à l’ACJC, soutient toutefois qu’à l’article des écoles séparées, la loi du Manitoba accorde plus aux catholiques que les lois de la Saskatchewan et de l’Alberta et que la récente loi Norris n’a abrogé, du Règlement Laurier-Greenway, que la partie afférente à l’enseignement du français. Comme je veux sonder toutes les opinions, entendre tous les sons de cloche, j’ai de longues conversations avec le juge James Prendergast. Le juge appartient plutôt à la nuance libérale. Au temps de la lutte, il a été député libéral au parlement de Winnipeg, mais député libre. En ce temps-là, eût-il siégé à la Chambre des Communes, a-t-il avoué, il eût voté sans hésitation la loi réparatrice. Beau type de gentilhomme que ce M. Prendergast. Survivant d’un autre âge, il a gardé le charme et la distinction de la vieille bourgeoisie québecoise. Lui aussi m’avoue n’avoir jamais cessé de s’ennuyer de la ville de Québec, de sa société, de son atmosphère, de son ciel et n’être jamais plus heureux que dans les séjours qu’il s’y accorde. Tempérament d’artiste et de poète égaré dans la politique et peut-être un peu dans le droit, bien qu’il y excelle et qu’il y ait grande réputation. Il me fait voir une série de minuscules cahiers où, chaque jour, il note ses impressions, ses mélancolies, les événements marquants de sa vie. Et nous causons de la question scolaire. Autant il a admiré le prudent et paternel archevêque Taché, « véritable chef de peuple » celui-là, autant il se montre rempli de réserves pour le successeur, le « bouillant », le « fougueux » Mgr Adélard Langevin. Affaire de complexion morale, me semble-t-il. Il est rare que les tempéraments nuancés goûtent fort les tempéraments vigoureux, absolus. Homme de conscience, M. Prendergast est resté néanmoins d’accord, pour le fond, avec les deux archevêques. Ainsi me le fera voir son sentiment sur le débat parlementaire de 1896. C’est au cours de l’un de nos entretiens qu’il me fait cette confidence tout en m’interdisant de m’en servir : « Un jour, c’était pendant la guerre, le juge Brodeur (ancien ministre dans le cabinet Laurier) me dit : — Juge, nous nous sommes trompés en 1896, en nous opposant au bill remédiateur. Nous aurions dû l’appuyer pour les principes qu’il incluait. » — Et M. Prendergast d’ajouter : « Plus tard, ce fut aussi ma conviction. » Comme quoi les politiciens, sortis de la politique et débarrassés des visières partisanes, ont de singulières réactions. Et comme quoi, au fond de tout Canadien français normal et le moindrement intelligent, sommeille un nationaliste qui s’ignore.

Je revins du Manitoba, emportant non pas une documentation exhaustive sur la question scolaire, mais en possédant assez bien, me parut-il, l’ensemble, les lignes maîtresses. Puis j’avais pris le pouls de la minorité. On m’avait fait assister à quelques manifestations de la résistance. J’avais pu y constater un merveilleux courage, un élan de fierté dont je ne pourrai plus parler qu’avec émotion. Ces petits groupes si éloignés, si isolés, qui, par simple goût ou passion de leur culture et par fidélité aux ancêtres, s’imposaient tant d’ennuis et tant de sacrifices, évoquaient à mes yeux une image de la plus remarquable humanité. Où sont les groupes ethniques au Canada qui se sont battus pour aussi nobles enjeux ? La question des écoles manitobaines m’accaparera longtemps. J’aurai à me plonger dans les journaux du temps, en un amoncellement de brochures parues à la même époque et surtout dans les livres bleus du gouvernement d’Ottawa. L’archiviste du Canada, M. Arthur Doughty, qui m’aura toujours manifesté beaucoup de sympathie, me laissera même fouiller dans la correspondance de sir Wilfrid Laurier, récemment déposée aux Archives d’Ottawa, tout en me recommandant toutefois de n’en user qu’avec discrétion, le dossier n’étant pas encore à la disposition du public. J’y appris quelques dessous de l’épineuse affaire, et, par exemple, le souhait de Laurier quant au choix du délégué de Rome envoyé au Canada. Il le voulait de « british birth and education », « familiar with British Institutions », et parlant les deux langues. C’est encore dans ces Papiers de Laurier qu’on trouve un certain historique de la mission Merry del Val : promesse solennelle d’Ottawa au délégué papal, promesse de concessions de la part du gouvernement de Winnipeg ; puis silence et dérobade obstinés de Winnipeg ; grave désappointement du délégué qui se croit dupé ; efforts d’Ottawa pour rasséréner Merry del Val ; promesses de Laurier au cardinal Rampolla, toujours au sujet de concessions possibles de la part de Winnipeg ; refus de Winnipeg d’obtempérer à sa promesse ; raisons de ce refus ; à ce propos toujours, refus de Merry del Val d’accepter en entier les explications fournies par Ottawa ; voyage de Mgr Bruchési à Rome ; effet manqué, croit-on, de ce voyage ; démarches diplomatiques de l’envoyé de Laurier à Rome, Charles Russell, pour empêcher la condamnation du Règlement Laurier-Greenway ; jugement de Merry del Val sur la conduite des évêques et sur l’intervention de Mgr Bruchési à Rome, etc., etc. On trouvera, dans mes archives, une copie manuscrite et quelques pièces dactylographiées de ces Papiers de Laurier, utilisables peut-être aujourd’hui, mais qui, en ce temps-là, ne pouvaient m’offrir qu’une démangeaison de curiosité.