Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Retour au Canada

Fides (p. 143-169).

XII

RETOUR AU CANADA

Le lendemain soir, je suis de retour à Paris. Je hâte mes préparatifs de départ. J’aime beaucoup voyager, sauf dans les derniers jours de mes voyages. Il y a quelque chose en moi de l’oiseau migrateur qui, la belle saison finie, se sent irrésistiblement poussé vers d’autres cieux. Le 2 mars, j’avais écrit à ma maman :

Il me semble que cette dernière huitaine que, sauf mes trois jours à Rome, je vais passer presque entièrement en chemin de fer, va filer plutôt vite. J’ai bien hâte quand même de me sentir les deux pieds sur le pont du Lafayette pour me reposer un peu, et plus hâte encore, d’être assis à mon siège dans le train de New York-Montréal.

Arrivé à Paris le 10 mars au soir, je dois, en effet, prendre le train du Havre, le 11, à neuf heures du matin. Le Lafayette quittera la France à une heure de l’après-midi pour Plymouth, puis New York. Donc pas de temps à perdre. Le 11, mon petit bagage est à bord du train. Je suis à faire quelques pas sur le quai de la gare. Quelle surprise m’y attend ! Qui vois-je venir vers moi ? Notre haut-commissaire, M. Philippe Roy, encadré de ses deux secrétaires, Jean Désy et Pierre Dupuy. M. Roy tient à me prodiguer cette dernière amabilité. Il m’apporte les Mémoires du Maréchal Foch, deux volumes qui viennent de paraître. « Voilà, me dit-il, une lecture de voyage, pour tromper l’attente du retour. » Sur ce dernier signe d’amitié, je quitte Paris et la France. Dans le train, je repasse les petits événements de ces deux mois et demi. Une question me harcèle : ce voyage valait-il la peine d’être fait ? Je me le demande sans trouver réponse décisive. En certains esprits, sans doute, j’aurai éveillé quelque intérêt pour le Canada français si inconnu, si oublié. Ces brèves leçons, ces courts passages peuvent-ils se promettre autre chose ? Lueur d’un cierge qu’on allume et que le premier souffle éteint. La France a les yeux tournés de tant de côtés, et d’abord, en 1931, vers son empire d’Afrique et d’Asie. Dans l’esprit de quelques-uns de nos étudiants, — j’en avais rencontré plusieurs ; quelques-uns m’avaient manifesté de l’intérêt, de l’amitié ―, dans l’esprit de ceux-là j’avais peut-être éveillé, ranimé quelques idées et sentiments : un peu plus d’intérêt à l’égard de leur petit pays, un peu plus de fierté. Et l’ajouterai-je ? un peu moins d’éloignement pour le prêtre. Quelques-uns même qui ont perdu la foi ne laissent pas de m’inviter fréquemment à déjeuner ou à dîner avec eux. Ils me savent gré surtout de leur avoir révélé, en mes cours à la Sorbonne, quelques aspects de leur petit pays qu’ils ignoraient totalement. Ils se sentent heureux, l’ajouterai-je, que, sur ces aspects de notre histoire, j’aie pu capter l’attention des Français.

La traversée sur le Lafayette sera aussi agréable que la précédente sur le De Grasse. Grand oiseau blanc, lui aussi, qui ne semble qu’effleurer la mer. Je me repose. Je rédige quelques notes sur mon passage à Rome. J’ai là ces notes sous les yeux. Elles contiennent un résumé, un trop bref résumé de mes entrevues avec les diplomates ; j’y découvre aussi quelques moyens d’action pratique que le Père Leduc et M. de Fontenay m’ont chaudement recommandés : par-dessus tout démontrer au Vatican notre existence ; donc envoi de livres, de journaux, de revues, parmi les plus représentatifs, à la Bibliothèque vaticane ; envoi aussi des publications du gouvernement du Québec, telles que les Rapports de l’Archiviste ; envoi des publications bilingues du gouvernement d’Ottawa, y joindre des timbres-poste bilingues ; prier nos sociétés nationales de se charger de cette besogne, ou peut-être encore et ce qui vaudrait mieux, fonder un comité d’hommes d’action qui mèneraient hardiment cette propagande ; pendant ce même temps, documenter les ambassades de France et d’Angleterre auprès du Vatican. On m’avait même proposé d’obtenir du gouvernement fédéral, un représentant laïc ou ecclésiastique auprès du gouvernement italien, représentant de langue anglaise, pour s’assurer en revanche un représentant de langue française auprès de la cour romaine. Ne serait-il pas également opportun d’intéresser nos Chevaliers de Colomb de langue française à cette propagande, leur assignant, par exemple, la constitution d’un fonds pour en assumer les frais ? En somme, m’avait recommandé le Père Leduc, faire un siège en règle, quoique avec discrétion, des autorités romaines, en vue d’obtenir d’elles une juste attention à nos suppliques et à nos droits. Aussitôt rentré au Canada, je m’emploierai de mon mieux à satisfaire le cher Père Leduc.





Le Lafayette a bien filé. Un matin, au jour attendu, nous sommes en vue des côtes américaines. Ici se place un incident fort singulier. Je m’en voudrais de ne pas le raconter. Ce jour-là, je n’ai pas assisté à un miracle, mais à quelque chose de bien extraordinaire. À l’aller, au mois de janvier, j’avais fait la rencontre, sur le De Grasse, d’un couple de jeunes mariés, une jeune Canadienne française, infirmière, à l’emploi du gouvernement du Québec, sur la côte du Labrador, et un jeune Français, comptable sur un bateau de la Compagnie Clark, de Clark City. On devine comment les deux jeunes gens s’étaient rencontrés. Le marié emmenait sa jeune épouse en voyage de noces, en France, dans sa famille à lui. Par un heureux hasard, je retrouve le jeune couple sur le Lafayette, s’en revenant au Canada. La jeune femme avoue une hâte extrême de rentrer au pays. De son séjour en France elle rapporte des impressions fortement mêlées d’amertume. Ses beaux-parents ne lui ont pas ménagé leurs airs de supériorité. La jeune femme ne manquait ni d’élégance ni de bonne éducation. On a pourtant trouvé moyen de critiquer son accoutrement, ses chapeaux, et que sais-je ? La petite Canadienne est à bout de nerfs. Un seul désir l’anime, la soulève : respirer l’air du pays, retrouver ses gens. Ce matin, dans la rade de New York, nous sommes tous trois sur le pont du navire, mesurant la distance qui nous sépare du quai d’arrivée. Tout à coup, elle me dit : « — Croyez-vous qu’à New York il nous sera possible de prendre le train du matin ? J’en ai une mortelle envie. Je hoche de la tête. — Je vous paie une grand-messe à saint Joseph si nous arrivons à temps. — Attendez, lui dis-je, que nous en sachions d’abord quelque chose. Nous avisons un officier du bord. — À quelle heure toucherons-nous au port ? — Pas avant deux heures. Vous voyez à quelle lente allure nous filons. »

Ce qui voulait dire : pas de train du matin pour Montréal. Ces deux heures passées, il fallait, en effet, compter le temps pris à l’abordage, au débarquement, au transport de nos bagages à la douane, à l’examen de ces bagages par les douaniers ; puis ce serait la course au taxi, à la gare, puis au guichet de la gare, le sceau sur nos billets. L’officier, tout calcul fait, nous a paru catégorique en sa réponse. Or voici que tout à coup le navire s’ébranle, accroît sa vitesse. Les deux heures se raccourcissent, se réduisent à une heure. Fiévreusement nous guettons l’installation de la passerelle. Quelques minutes plus tard, nous sommes à la douane, en face de nos malles disposées en ligne, selon l’ordre alphabétique des noms des passagers. Mes jeunes mariés sont de la lettre B ; je suis de la lettre G. Un moment plus tard, triomphante la jeune femme me crie : « — C’est fait. Nous allons vous attendre, ajoute-t-elle. — Non, sauvez-vous. Laissez-moi faire. Je partirai ce soir ; il ne vous reste plus qu’une vingtaine de minutes avant le départ du train. Allez ; courez votre chance. » Ils partent. Et j’attends, les nerfs tendus. Moi aussi j’ai une folle envie de prendre le train de Montréal. Parmi les douaniers qui viennent en ma direction, j’en aperçois un qui à son visage me paraît un bon Irlandais.

Catholic priest ?

Yes.

Et aussi vite que les mots peuvent aller, je lui dis mon extrême désir d’attraper le train de Montréal, de suivre des amis… Un crayon de craie s’abaisse sur ma malle. Un pourboire, une poignée de main au brave homme. Et je pars à mon tour. Je hèle un taxi. « Vite à la gare centrale ! Un substantiel pourboire si vous m’y amenez à temps. » Huit à dix minutes me restent. Le taxi démarre en vitesse ; mais crac ! un embouteillage. Machine arrière. Je n’ai plus qu’une minute. J’entre en trombe dans la gare, confie à un nègre mes bagages, cours au guichet. Et le nègre et moi à grandes enjambées, courons vers le train. Hélas, il démarre ! Nous courons plus vite. Dans la fenêtre d’un wagon, des mains s’agitent, me font signe. Le nègre, à bout de bras, me pousse sur le marchepied, me jette à la tête mes petites malles. Mes amis me saisissent. Et nous nous amusons de notre aventure, la trouvant tout de même assez singulière. La jeune femme me paie sa messe à saint Joseph. Et avec quelle joie !

Le soir, j’étais à Montréal. J’avais écrit à ma mère, le 2 mars : « S’il arrive que des journalistes téléphonent pour savoir le jour ou l’heure de mon arrivée, gardez-vous bien de le dire. » Seuls, avertis par ma mère, les deux abbés Pineault sont là qui m’attendent et me conduisent au 2098 rue Saint-Hubert. Ma chère vieille maman, on le devine, me fait fête. Ainsi finit ce voyage de 1931 que j’avais placé sous la garde de ma chère Petite Thérèse de l’Enfant-Jésus. Encore une fois elle avait fait merveille pour son humble protégé. Je rentrais de voyage, surtout de mon séjour à Paris, avec une grande joie au cœur. Notre petit peuple valait donc quelque chose. À notre histoire, à notre destin, j’avais pu intéresser un public tel que celui de la Sorbonne, une partie de l’élite de France. Ce sera le grand souvenir que je garderai de cette année 1931.

Épilogue au voyage à Paris

Peut-être conviendrait-il, en toute justice pour mes amis de France, d’ajouter un épilogue à mon voyage à Paris. Notre haut-commissaire, M. Philippe Roy, véritablement emballé, avait multiplié les démarches pour m’obtenir un prix de l’Académie française. Mis au courant de l’affaire, j’avais eu beau lui dire assez incongrûment que je n’étais collectionneur ni de médailles ni de diplômes, je n’avais pu refroidir sa ferveur. Le cher commissaire n’avait pas perdu son temps. Dès mon retour au Canada, une lettre de M. Roy et une dépêche du Star de Montréal (10 juillet 1931) m’apprenaient bel et bien l’attribution, par l’Académie, d’un prix de 2,000 francs pour l’ensemble de mes ouvrages sur l’histoire du Canada. Le journal anglais voulait même ajouter — et je cite comme preuve qu’en ces milieux on ne m’a pas toujours maltraité — : « He (abbé Groulx) is one of the best known historians in Canada, his work ranking with that of Canada’s established authorities. » Je dois ajouter, pour n’être pas en reste avec mes amis canadiens-français, qu’un nommé Robert Guermantes écrivait, pour sa part, dans Le Canada (de Montréal, 11 juillet 1931) : « L’Académie française, ô blasphème ! ne montre pas toujours du discernement dans l’attribution de ses prix… Cette année elle a bien agi. S’il était un auteur au Canada qui méritât la reconnaissance de la docte académie, c’est bien M. l’abbé Lionel Groulx. »

Là-bas, en France, une autre amabilité m’était réservée. Aiguillonné, éperonné encore cette fois, je le crois bien, par notre ministre plénipotentiaire, le Comité France-Amérique acceptait de publier en volume mes conférences de Paris. Plus heureux que mes devanciers qui l’auraient pourtant mieux mérité, ces conférences de 1931 allaient obtenir au vieux pays un écho prolongé. Le Comité France-Amérique incluait l’ouvrage dans sa série des Études américaines dont il serait le deuxième volume de cette année-là, le premier étant une Initiation à la vie aux États-Unis, ouvrage écrit en collaboration. Le Français au Canada, titre que l’on se plut à donner à mes conférences, parut en 1932 chez l’éditeur Delagrave. On en fit un tirage de quelques milliers d’exemplaires que le Comité France-Amérique et M. Philippe Roy distribuèrent généreusement en France. Notre ministre de Paris en distribua pour sa part 250 exemplaires ; 500 s’en allèrent au secrétaire de la province, Athanase David. Peu mince succès pour M. Roy qui avait ainsi forcé la porte du ministre. Un millier, je crois, prirent le chemin du Canada. M. Georges Goyau, toujours à la demande du Comité et de M. Roy, avait honoré Le Français au Canada d’une assez longue préface dont il fit plutôt un « Épilogue ». Le premier paragraphe donne le ton de ce bout de littérature, en même temps qu’il indique ce qui, en mes conférences, avait touché le cœur de nos cousins de France :

Dieu ! Patrie ! Liberté ! ces trois mots, qui servaient de drapeau, il y a maintenant un demi-siècle, aux revendications religieuses de Jules Simon, pourraient s’inscrire comme épigraphe en tête du livre où M. l’abbé Lionel Groulx vient de réunir ses éloquentes leçons sur Le Français au Canada. Tragique et glorieuse histoire que celle de cette langue qui soudainement, après 1760, se trouve dans ce lointain outre-mer, isolée, dépaysée, submergée, et qui pourtant survit, parce qu’elle est auprès de Dieu l’interprète coutumière des âmes, parce que ses résonances mêmes répercutent la voix des aïeux, perpétuent dans la vie sociale l’empreinte de la patrie perdue, mais non oubliée, et parce qu’enfin les droits qu’elle revendique et qu’elle finit par obtenir sont, pour ceux qui la parlent, le plus précieux symbole de liberté.

Paris-Canada, journal des nations américaines, publie, le 22 novembre 1931, un large fragment de la conclusion de l’ouvrage à paraître, qui est pour lui un « ouvrage capital ». Et cette citation rejoint le sentiment de Georges Goyau en son « Épilogue ». Pour la première fois peut-être, aux Français des années 1930, l’on avait révélé cette lutte poignante, pour la conservation de la culture héréditaire, dans une colonie de la France, colonie abandonnée depuis près de deux siècles, passablement oubliée et qu’on voyait ressurgir avec la figure de l’indomptable. À propos de l’ouvrage, M. J. Wilbois m’écrivait, du reste, de Paris : « Vous parlez de l’attachement des Canadiens à la culture française avec une justesse de ton et avec une chaleur de sentiments qui sont pour nous profondément émouvants. » Dans ma conclusion, je ne cachais rien, certes, de nos périls, périls du grand tout canadien, péril américain. Mais j’avais ajouté quelque chose comme ceci : « Dans notre passé nous avons bien gagné quelques gageures ; nous gagnerons cette autre. » Pour M. A. Albert-Petit, qui y va d’un assez long article dans le Journal des débats (23 février 1932), l’ouvrage est un « passionnant volume ». Dans un article au Devoir, 19 mars 1932, mon ami Antonio Perrault rapporte un bout de lettre d’une jeune fille qui a passé l’hiver à Paris, une jeune Canadienne française qui lui écrit : « Je t’écris de retour d’une conférence donnée par S. Il m’a déçue… J’ai commencé à lire Le Français au Canada… c’est joliment plus intéressant. » Mais je me dois de l’écrire, l’hommage qui me fit le plus grand plaisir, ce n’est pas celui de l’ami Émile Baumann, dans le Figaro du 19 mars 1932, ni celui d’Ange Galdemar, dans le même journal (4 mai 1932), ni celui très bienveillant de Robert de Roquebrune<, dans France-Amérique (avril 1932), ni celui de Noël de Clazan, dans Le Correspondant (25 juin 1932), ni de quelques autres, ce fut celui du petit et grand journal de Fribourg où l’on ne m’avait pas oublié, long article reproduit dans L’Écho de Lausanne[NdÉ 1], et qui porte la signature de Serge Barrault, professeur à l’Université. Nous étions tous les deux en relations épistolaires depuis au moins 1930. Nous échangions même nos ouvrages. Il m’avait fait hommage en particulier de son Grand portail des morts. Avec plaisir, je lui avais fait quelque publicité au Canada. On se rappellera, toujours à propos de Barrault, qu’invité à me rendre à Fribourg, j’avais dû refuser, faute de temps, et par suite d’un malentendu. Mgr Eugène Beaupin, des « Amitiés catholiques françaises à l’étranger », avec la meilleure intention du monde, m’avait conseillé ce refus. Serge Barrault avait parlé de mes livres à ses étudiants ; il leur avait mis en tête de me faire venir à Fribourg pour une conférence. Le cher Mgr Beaupin, de passage vers le même temps à Fribourg, avait estimé le patronage d’une simple petite société d’étudiants telle que Gallia, point « assez imposant » pour accueillir le conférencier canadien ! Il se chargea d’intéresser plutôt à la chose le directeur de l’Instruction publique, un Monsieur Perrier. Ce Monsieur reçut une lettre de Mgr Beaupin, mais la mit dans sa poche et ne s’en ressouvint qu’à la mi-février. À ce moment-là j’étais tout près de mon retour au Canada. M. Barrault en fut quitte pour m’écrire sa déception et celle de ses étudiants. Averti plus tôt, j’aurais revu, avec le plus vif bonheur, et je l’ai dit plus haut, cette petite ville universitaire où j’aurai vécu une année de si grandes joies intellectuelles et d’où me reviendra si souvent la séduisante et chère ombre de mon professeur de littérature, Pierre-Maurice Masson.

Dans son article à la Liberté de Fribourg[NdÉ 2], Serge Barrault se permettait une assez longue analyse de mes ouvrages d’histoire alors parus, pour finir avec Le Français au Canada où il lui plaisait de voir une suite à La Naissance d’une Race. Les conférences de Paris avaient, en outre, de quoi intéresser tout particulièrement ce professeur de la Suisse française. Après la citation d’une phrase de mon volume : « La politique vitale du Canada français est une politique scolaire », Barrault écrivait : « Mais la question de l’école n’est pas grave seulement au Canada. L’État de Fribourg, avec raison, apporte aux questions scolaires le soin le plus vigilant, et il a le droit de se féliciter, par exemple, pour ce corps admirable d’instituteurs qu’il possède. C’est dire que, aux esprits de tout pays, le livre de M. Lionel Groulx propose une leçon intéressante. »

L’état de drame où vit un petit pays français tel que la Suisse romande, si cernée, si pressée par d’autres et opulentes cultures, avait aidé Serge Barrault à comprendre la situation dramatique du Canada français. Et c’est pourquoi, sans doute, de la dernière page de mon livre, ce catholique avait surtout cité en fin de son propre article ce souvenir qui m’était revenu d’une soirée inoubliable au Canada :

La langue, la culture de France, nous n’avons cessé de professer pour elles une sorte de culte. En 1910, au dernier soir du célèbre congrès eucharistique de Montréal, un million de personnes se trouvaient réunies devant le reposoir au pied du Mont-Royal ; tourné vers l’immense foule et s’adressant à l’ostensoir flamboyant, l’archevêque de Montréal commença d’appeler les bénédictions de Dieu : l’une après l’autre, il évoqua les nations catholiques, tous les intérêts spirituels du monde ; puis, de sa voix claire, il laissa tomber cette invocation : « Bénissez la langue française. »

La langue et la foi, et l’une et l’autre mêlées dans une sorte d’union mystique ! Ces mots, ce geste de l’évêque révèlent toute la loi, tout le ressort de notre vie. Et cette loi, ce ressort, je cherche encore la force souveraine qui les pourrait briser.

Dans cette propagande autour du Français au Canada, je retrouve encore, on n’en sera pas étonné, le zèle, l’amitié chaleureuse de notre ministre haut-plénipotentiaire. Il s’y dépensera, s’y donnera du mal, comme s’il se fût agi de son œuvre à lui ou de l’œuvre de l’un de ses très proches. « Tous les membres de l’Académie, m’écrivit-il, ont reçu l’ouvrage ! » Il poussera même la condescendance jusqu’à m’envoyer au Canada la plupart des accusés de réception qui lui seront venus. Et c’est ainsi que je possède un lot de rares autographes, lettres ou simples cartes, celles-ci avec une note de remerciements, tantôt adressée à l’auteur, tantôt à M. Roy. Gerbe précieuse où je découvre des autographes de Jules Cambon, l’ambassadeur, du Vicomte de Fontenay, ambassadeur de France près le Saint-Siège, d’Édouard Herriot, alors maire de Lyon, de Raymond Poincaré, de René Doumic, de Fernand Laudet et de bien d’autres dont je n’ai pu déchiffrer la signature. Ai-je eu la naïveté de croire, sur la foi de leurs textes élogieux, que ces grands messieurs ont tous lu, d’un bout à l’autre, Le Français au Canada ? J’ai perdu très jeune mes illusions d’auteur sur le sort de ces hommages aux grands seigneurs des lettres, de la politique ou des affaires. Je me souviens qu’un jour, étudiant en Europe, j’avais acheté pour $0.25, sur les quais de Paris, l’exemplaire d’un ouvrage de l’un de nos écrivains les plus haut côtés. Une chaleureuse dédicace honorait pourtant la première page du livre. Et l’auteur avait dû recevoir un accusé de réception des plus élogieux. Mais hélas, l’ouvrage pompeusement dédicacé à un Académicien de France, s’il vous plaît, n’était pas même tranché.

Le voyage en Louisiane

Rentré de mon voyage en Europe, je compte bien me remettre sans retard à mes travaux d’histoire, à la préparation de mes cours de l’année 1931-1932. J’étudierai la période de l’Union des Canadas où il y a tant sinon tout à refaire. Et les épreuves du Français au Canada, publication de mes cours à Paris, chez Delagrave, vont bientôt m’arriver. Hélas, encore une fois hélas, me voici tiré hors de mes travaux. Un pèlerinage en Louisiane s’organise, pèlerinage d’Acadiens et de Canadiens français. On le veut aussi représentatif que possible. Le Devoir prépare sa délégation ; le journal me prie de m’y joindre. Comment refuser ? Il y a si longtemps que cette région du Mississipi me hante, me fascine par les grands noms d’explorateurs qu’elle évoque. J’accepte. Durant tout le voyage, je partagerai la cabine de Mgr Camille Roy : compagnonnage qui en amuse beaucoup. Le critique québecois, on le sait, me porte légèrement dans son cœur ; et l’on n’a pas oublié les polémiques de L’Appel de la Race. Mais ces sortes de petites antipathies ne m’ont jamais effrayé. Je me suis fait d’ailleurs une loi, je crois l’avoir dit, de ne jamais me plaindre d’une critique de mes ouvrages, fût-ce la plus malveillante. Mon compagnon de cabine, vrai gentilhomme, ne gâtera d’aucune façon mon voyage en Louisiane.

Nous sommes donc partis, aux premiers jours d’avril, pas loin d’une centaine de voyageurs, pour la longue course vers le pays louisianais. Le groupe acadien s’en allait par l’est ; le canadien, par le centre : Toronto, Chicago, pour descendre ensuite le Mississipi. Les deux groupes se rencontreront en Louisiane même. Au retour j’ai écrit, pour Le Devoir (25 avril 1931) : « Quelques impressions de voyage ». Cet article a été reproduit, avec quelques autres de M. Omer Héroux et diverses pièces, dans une brochure. Je retiens pourtant deux lieux ou étapes qui m’ont laissé les plus vifs souvenirs : le Fort de Chartres, à quelque soixante milles de Saint-Louis, Missouri, et cela va de soi, le pays louisianais. « C’est au Fort de Chartres, écrivait M. Héroux, que nous avons été, pour la première fois, frappés en plein cœur. » Il avait raison. Jusque-là nous avions rencontré un premier groupe français à Chicago, groupe agonisant, mais d’émigration plutôt récente, puisqu’il remonte, en somme, à l’exode du milieu du XIXe siècle. Autre serait la surprise au Fort de Chartres, fondation de la première moitié du XVIIIe siècle, à l’époque du Régime français. Nous étions assurés de trouver là des ruines ; trouverions-nous quelques derniers vestiges de vie française ? Il y avait lieu d’en douter. Le train vient de s’engager dans une région qui m’a toujours particulièrement séduit : l’Illinois. Singulière prédilection des historiens pour les lieux où flotte la mélancolie des ruines et des destins manqués. Point nécessaire d’être romantique pour sentir ces choses. La première fois que je lus, dans les Relations des Jésuites, le récit de la découverte du Mississipi par Jolliet et Marquette, je me souviens quelles images fascinantes fit se lever, dans mon esprit, la description de la région illinoise : ces immenses prairies où paissaient d’innombrables troupeaux de chevreuils, de bœufs sauvages, de coqs d’Inde : ces belles terres grasses, écrira Jolliet, où il n’y aurait qu’à mettre la charrue pour en tirer subsistance et profit. Encore, en cette année 1931, c’est bien un peu de ce paysage qui se déroule sous nos yeux : une plaine vaste, opulente. Terre de l’Illinois qui sera, entre Québec, Montréal et la Nouvelle-Orléans, le seul point de l’Empire français où le colon, cultivateur du sol, prendra pied. Terre de l’Illinois qui, dans les dernières années de la Nouvelle-France, deviendra le grenier de la Louisiane et même de tous les postes environnants. Et je ne pense point sans quelque tristesse à ce que serait tôt devenue cette région et quel rôle de soutien elle aurait pu jouer, si Frontenac, moins envoûté par son Cavelier de La Salle, eût permis à un réalisateur tel que Jolliet, d’aller s’y établir dès 1674. À l’heure de la Conquête anglaise, sur l’Illinois, se sont déjà groupés cinq villages. Au Fort de Chartres, nous sommes à proximité de cette région. Une surprise émouvante nous attend. Le Fort n’est plus que ruines, mais ruines magnifiquement entretenues par les gens des alentours qui n’ont pas encore oublié leur origine française. En effet, en arrivant sur le terrain — nous étions venus de Saint-Louis en autobus — qu’apercevons-nous ? Des tables proprement dressées, autour de ces tables, de gentilles dames et demoiselles qui nous offrent des fraises — des fraises du mois d’avril ―, des bonbons, des gâteaux, de la crème, du café. Et ces dames et demoiselles ont, à ne pas s’y tromper, le trait de race, le visage français. Dans ce coin de la Nouvelle-France de jadis, les journaux de Saint-Louis ont porté la nouvelle d’un passage prochain de Canadiens français venus du Québec, premier berceau de la colonie. Ces Canadiens, ces frères, les gens de là-bas ont voulu les rencontrer, les fêter. Car il y a si longtemps qu’on ne s’est vu. Chacun imagine le caractère touchant de cette rencontre. D’un côté comme de l’autre, on se définit, on se dit ce qu’on est devenu. Et, pour nous le dire, ces braves gens ramassent, comme ils peuvent, leurs derniers mots de langue française. Car ils n’ont pas tout oublié. Tout à l’heure, après que, dans une brève leçon, près d’une ruine, j’eusse fait l’histoire du Fort fondé par un Montréalais, du Gué de Boisbriand, quelqu’un du pays nous a dit : « Nous chantons encore une chanson de l’ancien temps. Et nous avons emmené avec nous un violoneux qui va vous la chanter. »

— Et quelle est cette chanson ? avons-nous demandé.

— Nous l’appelons : « La Guillaunée ».

« La Guillaunée », c’était notre guignolée dont ils avaient gardé la mélodie fidèlement, et même les mots. Nous avons bien passé là une couple d’heures, dans un décor prenant, par un temps magnifique, mêlant le français et l’anglais. Une jeune demoiselle disait devant moi à sa mère : « Si vous l’aviez voulu, j’aurais appris le français, car vous le parlez encore. » M. Héroux, dans une de ses lettres au Devoir (4 mai 1931), rapporte le propos, d’une façon encore plus émouvante. La demoiselle, « en dépit d’alliances irlandaises, disait fièrement : Well, anyhow, I claim to be French ! Sa mère parlait fort bien le français… À un moment, elle nous dit, et ce fut comme si le reproche lui échappait malgré elle : Et pourtant, il me semble que si maman avait voulu, quand j’étais toute petite, moi aussi je parlerais français et je n’aurais point aujourd’hui l’humiliation de ne pouvoir répondre dans leur langue aux gens de mon sang. »

Le moment du départ nous réservait la suprême émotion.

— Avez-vous un chant national ? nous a demandé l’une de ces dames. Nous feriez-vous le plaisir de le chanter ?

Nous nous sommes groupés sur le gazon, près de nos autobus. Nous étions environ une cinquantaine. Et, la voix émue, nous avons entonné l’Ô Canada. Ces chers parents illinois avaient les larmes aux yeux. Qu’il y a tout de même quelque chose de déchirant en ces rencontres de fils d’une même race, heureux de se retrouver, mais qui ne peuvent s’empêcher de sentir qu’un courant d’histoire irréversible, inexorable, va bientôt les séparer à jamais l’un de l’autre ! Un ogre s’acharne sur ces parents lointains, l’ogre de l’assimilation anglo-saxonne, qui achève de les avaler. Cette rencontre et sa signification m’avaient laissé un souvenir poignant. Quatre ans plus tard, je parlais un soir du 30 juin, à Manchester, à l’occasion d’un banquet de la Saint-Jean-Baptiste. J’avais devant moi un autre groupe de Franco-Américains, menacés, eux aussi, du tragique dénouement. Je leur rappelai mon passage de 1931 au Fort de Chartres. Je transcris ce passage, finale de mon discours :

Au printemps de 1931, en route pour la Louisiane, un groupe de touristes canadiens-français s’arrêtaient aux ruines du fort de Chartres, sur la rive du Mississipi. En ce coin de terre lointaine où ne s’agite plus que le fantôme de grands souvenirs, ils croyaient bien ne rencontrer que des étrangers. Des gens vinrent à eux, hommes, femmes, jeunes filles, tout réjouis d’accueillir ces Français de passage vers qui ne les attirait pourtant que le vague souvenir d’une parenté. Quelques-uns remontaient par leurs ancêtres jusqu’au temps du fondateur de Chartres, le Montréalais du Gué de Boisbriand, et presque tous avaient oublié la vieille langue. De français, ils ne gardaient plus, pour toute relique, qu’une vieille chanson que l’un d’eux nous vint chanter malaisément. Le miracle touchant, ce fut qu’après plus de cent cinquante ans les âmes se reconnurent pareilles ; et l’on se fêta, de part et d’autre, comme des frères qui se retrouvent. Le soir, à l’heure de l’adieu, je n’oublierai jamais, pour ma part, avec quelle expression dans le regard ces compatriotes perdus du lointain Mississipi nous donnèrent leur poignée de main. Il semblait que, dans leur vie, quelque chose de tragique eût tout à coup surgi : la conscience de l’irréparable. Ce jour-là, Messieurs, j’ai compris quelle poignante nostalgie peut laisser derrière soi la perte de l’âme originelle, mais aussi quelles attaches imbrisables tiennent chevillée en nous l’âme française (Orientations, 309-310).

Le voyage continue. Aux rares moments où le train en longe les rives, plus rien ne nous apparaît de l’ancien Mississipi, fleuve royal, qui avait tant attiré, tant fasciné nos premiers explorateurs. L’industrie américaine l’a si lourdement harnaché, couvert de digues, de barrages, d’usines, qu’on dirait un pauvre coursier affublé de trois ou quatre attelages. Parfois nous traversons des régions habitées par des Noirs. Quel spectacle de pauvreté, de civilisation arriérée qui, à côté de l’opulence américaine, fait peine à voir ! Là s’étale le crime atroce perpétré, pendant deux à trois siècles, contre les populations africaines, par de prétendus grands civilisés. L’esclavage des Noirs, le commerce « d’ébène », une tache dans l’histoire chrétienne que toute l’eau de l’Atlantique ne lavera jamais. Comment décrire cette vision poignante, cette misère où un peuple de millionnaires laisse pourrir les esclaves qui, pour une si grande part, ont bâti sa fortune ? Les crimes historiques, on le sait, se paient ou s’expient ici-bas. Quel châtiment attend le peuple américain qui, aujourd’hui encore, affiche un si haut dédain pour cette race d’hommes qu’il a dégradés. Heureusement d’autres paysages surviennent.

Le 16 avril, dans l’après-midi, nous côtoyons le bayou Tèche. Nous voici en Acadie louisianaise. La Louisiane ! Ce nom fait surgir en ma mémoire, trois autres grands noms de Canadiens : Iberville, Bienville, Vaudreuil. Iberville, l’homme de si larges vues et de tant de ressources, le volontaire, le réalisateur, l’esprit persuasif qui seul peut-être pouvait amener Versailles à construire au Mississipi quelque chose de rapide et de solide. Et, s’il avait vécu, quelle terreur il eût inspirée aux Virginiens et aux Bostonnais ! Et quel barrage il eût dressé contre leur expansion ! Son frère, Bienville, longtemps s’acharnera, avec si peu de monde, à mater les querelles indiennes, à construire ce qu’on ne voulait pas construire, à soutenir ce qui n’était pas soutenable. Vaudreuil-Cavagnial, le « Grand Marquis », allait révéler, en ce coin de l’Amérique, ses admirables qualités d’administrateur ; il donnerait à la Louisiane une apparence de prospérité, mais tard, trop tard, comme tout ce qui s’est accompli en l’Empire français d’Amérique. Je n’ai guère le temps de philosopher. Le pays est là si beau, si prenant : une végétation mi-tropicale, un vent doux que nous aurions pu croire de notre meilleur été. Et ces oiseaux multicolores, le cardinal, le geai aussi fréquents dans les arbres que chez nous le merle ou le pinson. Et les arbres, le palmier royal et surtout le chêne aux bras géants, capable d’abriter une foule, vrai roi de la forêt qui atteste l’extraordinaire fécondité de la terre mississipienne. Et le peuple vers qui nous a conduits notre long pèlerinage. Ils sont arrivés là après l’ouragan de 1755 et de 1760 : 2,500 Acadiens venant de la Nouvelle-Angleterre et de France. Ils sont maintenant en Louisiane et au Texas, 500,000, peut-être 700,000. Tout de suite, nous l’éprouvons, nous le sentons, nous ne sommes plus en terre étrangère. Des frères nous accueillent. Et tant de choses nous rappellent le « chez nous » : le groupement humain, le style des maisons, les clochers d’église, le visage des hommes et des femmes. Et aussi le parler, le parler français pas éteint partout. C’est le « chez nous », mais d’une nature plus riche, un « chez nous » plus chaud, un « chez nous » tout en fleurs, tout en roses, où la fleur du rosier orne les maisons, les chemins, apparaît aussi abondante que la fleur du pissenlit dans nos champs. Pendant huit jours tout proche, nous nous promènerons dans les petits villages, dans les petites villes, partout fêtés, accueillis royalement. Et quels souvenirs nous ont laissés ces banquets en plein air, le soir, sous les ramures gigantesques des chênes, sous un ciel de diamants ! Et nous avons parlé, parlé, discouru tous les jours, infatigablement, devant des auditoires jamais assouvis, devant des auditoires de 5,000, 8,000 personnes ; un jour même, à Martinville, ils seront 22,000 auditeurs. Qu’ai-je dit à ces frères acadiens ? Encore cette fois, un peu fatigué, parti pour la Louisiane à peine de retour d’Europe, je n’ai pas pris de notes. Je sais seulement que j’y ai pris une véritable extinction de voix. Au banquet du départ à la Nouvelle-Orléans, à peine ai-je pu articuler quelques phrases. J’aime mieux rappeler quelques menus faits qui m’ont fortement ému. Le curé de Léonville, un M. Lachapelle, charmant Canadien français qui avait fait ses études à L’Assomption près de Montréal, m’avait offert l’hospitalité chez lui. Chaque soir, après nos randonnées en groupe, j’aboutissais là avec quelques autres confrères du voyage. Nous rentrions souvent à la nuit. Je disais ma messe un peu tard. Mais la cloche amenait toujours quelques poignées de fidèles. Un matin, le premier matin, ma messe dite, le carton habituel n’étant point là pour les prières de la fin, je me risque à les dire en français. Dans la nef une vingtaine de jeunes filles occupent quelques bancs. Au Je vous salue Marie, une réponse m’arrive, dans le meilleur français du monde, avec une prononciation qu’on aurait pu croire empruntée au plus chic couvent de la province de Québec. J’éprouvai, je l’avoue, un choc au cœur. Si loin de la vieille province, entendre ce français et avec cet accent ! Le curé avait une école française dans sa paroisse et, pour institutrice, une petite Canadienne française de la région de Hull.

Rapporterai-je une autre impression moins agréable et qui m’a révélé, dans sa douloureuse acuité, le problème des Noirs aux États-Unis ? Les nègres de la Louisiane sont presque tous de foi catholique ; la langue française les a protégés contre la propagande des pasteurs noirs qui ne savent parler que l’anglais. Mais là-même, en Louisiane et dans les églises acadiennes, quelques faits me vont profondément peiner : la division des fidèles dans les églises acadiennes : les Noirs d’un côté de la nef, les Blancs de l’autre, si fortement agissent les préjugés, même chez ces braves Acadiens, victimes en cela du fanatisme et du dédain anglo-saxons pour les gens de couleur. Un curé, me disait-on encore, pouvait s’accorder une négresse pour servante, à la condition de ne pas la loger la nuit en son presbytère. J’eus, du reste, l’occasion de m’édifier davantage sur ce douloureux problème. En certains villages, à Léonville en particulier, je me risquai à quelques petites promenades dans les rues. Je voulais voir gens et maisons de plus près. Je rencontrai de petits enfants noirs. J’osai m’arrêter pour leur parler, leur donner une petite tape sur la joue, leur redresser le menton et la tête qu’ils abaissaient immanquablement. Quelque chose m’attristait dans ces petits visages : une surprise étrange, un air de se dire : est-ce bien vrai que ce Blanc ose nous parler, nous toucher familièrement, dans la rue, en public ? Un jour, le curé de Léonville m’avait aperçu de la galerie de son presbytère. Il m’expliqua, sans tarder, l’étonnement de ces enfants : « N’allez pas faire des choses pareilles, me dit-il tout à fait effrayé ! Vous allez vous faire mal juger. Ici on ne parle pas aux Noirs dans la rue. » Eh oui, et cela se passait au milieu de ce petit peuple exilé qui avait tant souffert et qui aurait pu comprendre la misère des autres. Ô puissance du préjugé ! Ô misère du protestantisme qui a fait oublier la fraternité humaine !

Je rapportais bien aussi, de mon voyage, d’autres impressions qui parfois m’avaient obsédé douloureusement. La Louisiane, c’était, ai-je dit plus haut, le pays du « destin manqué ». De ce splendide pays, après l’avoir vu, l’avoir visité, l’image tragique ne pouvait que m’assaillir plus fortement. Impossible d’oublier la vérité cruelle : la France avait perdu là sa dernière chance de demeurer en Amérique du Nord. Qu’une colonie puissante, selon le rêve d’Iberville, eût pu s’établir aux bouches et le long du Mississipi, qu’elle eût donné la main à la Nouvelle-Espagne, et qui peut douter que l’histoire de la Nouvelle-France n’eût pas connu un autre dénouement que celui de 1760 ? Coincé entre l’Atlantique et les Alleghanys, mal établi à la baie d’Hudson, l’Empire anglais forcément eût cherché ailleurs où étendre son emprise. En Afrique, en Asie, sans doute. Son apogée, il ne l’aurait pu dater, à coup sûr, du Traité de Paris de 1763. Et c’est toute l’histoire de l’Europe et de l’Amérique qui aurait pris un autre cours. Mais au vrai, qu’attendre d’une France qui paraissait s’en aller vers la décadence et la révolution… ? La monarchie française, sans trop s’en rendre compte, préparait plus que personne l’hégémonie anglo-saxonne. Ainsi vont les empires, celui d’hier forgeant celui d’aujourd’hui. En attendant que les empires anglo-saxons, déjà menacés de décadence, fassent place aux empires russes et asiatiques. Histoire conjecturale que tout cela ! Mais pourquoi s’en priver, quand l’on peut, sans péril pour la science historique, s’accorder le loisir de vaticiner ? La Louisiane, j’y reviens, l’un de ces points du continent où s’est écrit le destin de l’Amérique du Nord. Et que d’autres destins !…







Ces jours de fête devaient finir comme tous les autres. Il fallait prendre le chemin du retour. Mes compagnons de voyage rentraient à Boston en bateau, par le golfe du Mexique et par l’Atlantique. Pressé de rentrer chez moi où ma besogne en retard m’attendait, je pris le chemin de fer par l’est américain. En route, j’ébauchai pour Le Devoir, un article : « Quelques impressions de voyage ». L’article parut, ai-je dit, dans le journal du 25 avril 1931. Il résume assez justement, je crois, ce que j’avais vu et ressenti, au cours de cette magnifique randonnée. Je le transcris ici :

Quelques impressions de voyage

J’arrive de Louisiane. Comment résumer d’un mot mes impressions de voyage ? Émerveillement ! Un émerveillement qui n’a cessé de grandir et qui nous est venu du pays et de la population.

Dès le départ de Chicago, nous sommes aux portes septentrionales de l’ancienne Louisiane, celle du régime français : le pays des Illinois. On sait que ce pays s’étendait de la rivière Illinois à l’Ohio et que, borné à l’ouest par le Mississipi, il s’enfonçait dans les terres, jusqu’à deux cents lieues, du côté de l’est. De chaque côté de la voie ferrée, une plaine vaste, opulente, se déroule indéfiniment. Pour sa richesse et son importance stratégique, le pays des Illinois resta longtemps un sujet de contestation entre le Canada et la Louisiane. Situé presque à mi-chemin entre Montréal et la Nouvelle-Orléans et colonie la plus florissante au sud-ouest des lacs, il était comme l’axe vital de cette immense charnière que figure alors en Amérique l’empire colonial français. En 1731, Beauharnois tenta vainement d’obtenir la rétrocession à la Nouvelle-France de ce pays qu’on en avait détaché en 1718. Le gouvernement louisianais refusa de se départir d’un territoire à blé, nécessaire, soutenait-il, à l’approvisionnement de la colonie mississipienne.

Comment ne pas regarder, avec beaucoup de mélancolie, ces vastes et riches territoires, autrefois possessions françaises, à la pensée que cette ancienne Louisiane constitue aujourd’hui 24 États de la république américaine et lui fournit 97 pour cent de son minerai de fer, 97 pour cent de son soufre, 95 pour cent de son charbon, 86 pour cent de son blé, 82 pour cent de ses instruments agricoles, 75 pour cent de son cheptel, 70 pour cent de son pétrole, 61 pour cent de son coton, etc., etc. ? En vérité, il paraît bien que nous ayons cédé autre chose que des arpents de neige en 1763. Que n’auraient pas valu à la puissance française l’économie de deux ou trois querelles européennes et une politique coloniale inspirée davantage de l’esprit de celui-là même qui l’avait conçue, le Rouennais Cavelier de la Salle, compatriote et contemporain de Corneille et qui disait en des formules proprement cornéliennes : « Je n’ai pas d’autres attraits à la vie que l’honneur. Je crois les entreprises d’autant plus dignes qu’il y a plus de périls et de peines. »

L’émerveillement et la mélancolie s’accroissent à mesure que, descendant vers les bouches du Mississipi, nous approchons de la Louisiane d’aujourd’hui. Le jeudi après-midi, 16 avril, nous prenons la route le long du bayou Tèche, et nous voici en pleine Acadie louisianaise. Toujours la même plaine et dont le paysage ne nous a pas laissés depuis Chicago, mais qui, ici, sous un soleil d’or et un vent d’août, nous offre le spectacle d’une végétation mi-tropicale, d’une extraordinaire luxuriance. Nous courons à travers le delta mississipien. L’antique Meschacebé a charrié vers le sud l’humus de la plaine centrale américaine. Par endroits, le sol est noir, couleur d’encre, comme dans les terres à blé de l’Ouest canadien. La richesse du pays se révèle par les champs de légumes déjà en vigoureuse poussée, par les ensemencements de coton, de canne à sucre, de maïs, de riz. Elle se révèle par ses chênes prodigieux. Qui n’a pas vu les chênes louisianais, ces arbres trapus, au vaste parasol, aux bras de colosse, aux airs vénérables de patriarche, ne sait pas jusqu’à quel point le roi des arbres peut symboliser l’énergie sereine et toute-puissante, la force orgueilleuse et pleine d’un tranquille défi.

La richesse du pays se mêle d’un charme incomparable par la profusion des fleurs, des roses de toutes dimensions et de toutes couleurs qui ornent les routes, les parcs, les jardins et parterres, tapissent presque les façades des maisons. Ici et là se dresse l’aristocratique silhouette du palmier royal. Les routes, les ponts, les clôtures, les arcs se pareront en notre honneur de palmettos. Et derrière les chênaies majestueuses nous apercevons encore la maison de l’ancien planteur, en style colonial, de belle et noble mine, avec sa blanche colonnade. La campagne louisianaise a, du reste, gardé mieux que la nôtre le type de la vieille maison française, trapue, à deux cheminées, à toiture et lucarnes inclinées. Bref, riche et beau pays. Et comme s’expliquent les ardentes rivalités françaises, anglaises, espagnoles, américaines, pour en prendre ou en garder la possession ! Cette richesse presque fabuleuse explique même que le fameux Law, ce grand aventurier de finance, ait pu monter si facilement, autour de la Louisiane, sa spéculation gigantesque. Combien de fois d’ailleurs, au cours de notre randonnée, n’entendrons-nous pas les Acadiens louisianais célébrer avec fierté, une fierté tout américaine, les richesses et les beautés de leur pays, nous le montrant comme la « terre promise », la compensation providentielle ménagée à leurs ancêtres, pour les épreuves et le long martyre de la déportation.

* * *

Voilà pour le pays. Que n’allait pas nous révéler la population ? Et d’abord qu’en savions-nous ? Bien peu de chose. Ceux-là même d’entre nous qui avaient lu l’histoire de la Louisiane en avaient retenu vaguement que dans le delta mississipien, achevaient de mourir à la vie française quelques restes de l’ancienne population. Les derniers journaux français étaient disparus ; quelques rares couvents dispensaient encore des bribes d’instruction française ; en certaines paroisses dont le nombre allait au surplus diminuant, des prêtres continuaient de prêcher et de faire leur ministère en français. Une « Athénée louisianaise », cénacle pour rares initiés, prolongeait entre portes closes et par des jeux de pensée aristocratiques l’agonie de l’ancienne culture. Mais quelle était, en chiffres exacts, cette population de descendance française ? Quelle étendue du territoire louisianais couvrait-elle ? Qu’avait-elle retenu au juste de la langue maternelle ? Après notre passage à Chicago et à Saint-Louis où la survivance française est en train de passer au rang de simple souvenir historique, les plus optimistes d’entre nous n’énonçaient plus que des hypothèses pleines de discrétion. « Nous trouverons là-bas bien peu de français », disaient-ils. « En trouverons-nous même assez pour que cela vaille la peine de faire des discours français ? »

Cette fois encore l’émerveillement nous attendait. Quel était bien l’effectif, nous demandions-nous, des Louisianais de sang français ? Au moment de la cession, la Louisiane française comptait environ 13,000 âmes dont 4 à 5,000 gens de couleur. À cette époque, il était venu, aux bouches du Mississipi, environ 2,500 Acadiens dont 1,500 accourus de France, les autres, des colonies anglo-américaines et des Antilles françaises. Qu’avaient produit ces 15,000 âmes ? À peine entrons-nous dans la Louisiane acadienne que, le long des bayous, canaux collecteurs des eaux du delta, tout un pays original et de physionomie manifestement française s’offre à nous. C’est le même type de race et l’on dirait aussi le type de la paroisse rurale québécoise : alignements de terres en rectangles allongés, pour donner au plus grand nombre l’accès à la voie d’eau ; même type de l’ancienne maison normande ; et, de distance en distance, le clocher de chez nous, pôle attractif, cœur de la collectivité. Et il y en a ainsi sur des centaines de milles. Aubry, l’un des derniers gouvernants militaires de la Louisiane française, écrivait en 1763 des immigrants acadiens : « Ils renaissent à la Louisiane et y feront des merveilles si on les aide un peu. » Les Acadiens n’ont pas démenti cette bienveillante prophétie. Ils s’y sont multipliés à la façon patriarcale. Si l’on fait entrer en ligne de compte quelques groupes épars dans le Texas, c’est de 500,000 et voire, selon quelques-uns, de 700,000 descendants d’origine française qu’il faudrait parler dans l’ancienne colonie d’Iberville.

Ces gens, qu’ont-ils gardé de leur origine ? À toutes les étapes, la foule accourt par milliers nous accueillir, nous faire fête. Ce sera une traînée de réceptions triomphales. Partout l’on se met en frais de décorations coûteuses, de banquets, de mises en scène originales, d’un déploiement de musique, de bannières, de défilés, pour marquer sa joie, j’allais dire son délire. Presque partout nous arrivons en retard. La foule qui s’est rendue d’avance pour ne pas nous manquer attend une heure, deux heures, sous un soleil torride, et sans fatigue apparente, si nous en jugeons par l’élan, la chaleur de ses acclamations. À Ville-Plate, 7 à 8,000 personnes se sont massées autour de l’hôtel de ville. À Lafayette, 12,000 nous attendront pendant trois heures, sans se disperser ; puis, bien que le soir soit venu, écouteront des discours pendant une heure. Le dimanche, 19 avril, à Saint-Martinville, une foule d’environ 20,000 personnes se réunira pour le dévoilement du monument d’Évangéline et, pendant quatre heures, subira, avec sérénité et souvent avec enthousiasme, l’averse diluvienne de 22 discours inégalement intéressants. Aux Opelousas, où écoutent 4 à 5,000 auditeurs, les discours sont irradiés. Au poste du microphone, c’est à la centaine près que les télégrammes affluent, venant de tous les coins du pays et disant la joie de ceux qui sont aux écoutes d’entendre parler français. À Napoléonville où la foule est trop considérable, il faudra parler du haut de deux tribunes à la fois.

Mais ce qui ne se saurait exprimer, c’est le charme de réceptions plus intimes en de petits villages, tels que Léonville, Scott, Mamou ; c’est la joie de ces braves populations venues à la rencontre de frères acadiens après 175 ans de séparation. Partout éclatent les mêmes acclamations. Pendant que nous défilons à travers le flot populaire, les mains se tendent, chaudes, étreignantes ; on dit son nom, fier de se proclamer de la famille ; des jeunes filles gracieuses nous épinglent des fleurs ; nos revers d’habits se fleurissent comme des parterres. Des fleurs, on nous en jette à la brassée ; on nous guette aux carrefours des chemins ; on arrête les autos pour offrir, et avec quelle joie, des gerbes de roses. Pour ajouter à tant d’amabilités, les fanfares jouent avec entrain l’Ô Canada. À Napoléonville, c’est la foule entière qui chante l’hymne canadien. En d’autres endroits, des chœurs d’enfants nous font la surprise de nous chanter nos chansons canadiennes. Qu’ajouterai-je ? Nous ne sommes point le visiteur de passage, mais le parent très proche pour qui l’on fait assaut de cordialité. Après la grande réunion de Saint-Martinville, où l’on était venu de partout et où la curiosité avait pu se satisfaire, il y avait lieu de prévoir, pour les réceptions du lendemain, une diminution d’enthousiasme. Il n’en fut rien. Mêmes transports de joie à Jeannerette, à Houma, à Napoléonville, à Thibodeaux, où l’on nous accueille comme si la fête ne durait pas depuis cinq jours. Les plus âgés des voyageurs de L’Évangéline et du Devoir devront remonter jusqu’au congrès de la langue française en 1912 pour retrouver en leurs souvenirs une pareille semaine d’enivrement patriotique.

* * *

En 1803 le préfet colonial, Pierre de Laussat, envoyé en Louisiane par Napoléon, écrivait : « Je n’ai trouvé que des cœurs français. » Cette parole, les voyageurs canadiens et acadiens de 1931 l’ont pu reprendre avec autant d’à-propos. Le caractère des réceptions qu’on nous a prodiguées ne s’explique que par la survivance du sentiment français en pays louisianais. La voix du sang et rien qu’elle a pu provoquer cette exaltation des cœurs. Partout d’ailleurs nous avons parlé français et l’on nous a compris. Si quelquefois la bienvenue nous est adressée en anglais, il est rare que l’on n’y joigne pas quelques mots de français. Ce français, nous le voulons bien, en prend parfois à son aise avec la langue académique, la stricte orthodoxie grammaticale. Mais quelle saveur le plus souvent dans la prononciation ! En quelle langue pure une petite Acadienne du Grand-Coteau, une autre du village de Scott, une autre encore de Pont-Breaux, habillées celles-ci en Évangélines, nous souhaitèrent la bienvenue !

Le miracle est grand et touchant si l’on songe que la langue maternelle s’est conservée ainsi à peu près sans écoles, sans journaux, par la seule tradition orale de la famille, aidée quelquefois de la prédication dominicale. Et quelle vigoureuse individualité ethnique la France du XVIIe siècle avait donc léguée à ses colons des terres américaines pour que seuls ou à peu près ils aient résisté à l’enveloppement anglo-saxon ? Ce qui a duré si longtemps et en de telles conditions a toutes les chances de persister. C’est la conviction que tous nous emportons de notre course en Louisiane. Il suffirait de quelques animateurs pour ressaisir ce petit peuple et, sans lui rien enlever de son patriotisme américain, l’attacher indéfectiblement à son particularisme ethnique. Puisque les grandes cultures intellectuelles ne sauraient s’ignorer l’une l’autre, un gouvernement sage s’appliquerait à maintenir en Louisiane les traditions de la culture française. Cette population, pour qui le français est le parler maternel, lui fournirait, pour tous les pays où l’on entend le français, ses agents diplomatiques et commerciaux ; pour ses universités, ses collegiates, ses high schools, il y recruterait ses équipes de professeurs, assuré de trouver là un sens de la langue française et une aptitude à la parler où ne sauraient atteindre les étrangers.

À défaut de ce souci intelligent des autorités politiques, d’autres, et non des moindres, ont aperçu les étroites relations qui, en Louisiane comme ailleurs, lient la langue et la foi. Il ne leur échappe point que le français a sauvé la foi catholique en ce pays, et non seulement chez les créoles d’origine française ou acadienne, mais encore chez les Noirs qui, par la langue, se sauvèrent des prises des prédicants de leur race presque toujours anglophones.

Qui sait ce que réserve l’avenir ? Que par le bouclier de la langue, la foi des Français et des Acadiens louisianais soit préservée, et alors de ce petit peuple de condition paysanne et de mœurs pastorales, magnifique réservoir d’énergies chrétiennes à peu près inutilisé jusqu’ici, quel bouillonnement spirituel ne pas attendre, le jour où l’esprit apostolique le viendrait agiter !

Lionel Groulx, ptre

Le Devoir, 25 avril 1931.

Ces lignes parues dans Le Devoir me réservaient une surprise, presque une joie : un monsieur me disait avec quel enchantement il m’avait lu. Mon article, me confiait-il, lui avait fait regretter de n’avoir pas été du voyage. Ce monsieur n’était autre que l’un de ceux-là qui, quelques années auparavant, avaient fait l’impossible pour m’amener à quitter l’Université : M. le sénateur Béique. Je ne puis malheureusement citer ici cette lettre. Elle est disparue dans l’un de mes déménagements. Comme quoi d’heureux remords font parfois marcher les hommes à reculons !

Je rentrai donc à Montréal. Que de travaux, que de problèmes allaient m’absorber. Depuis deux ans nous étions entrés dans la période d’une crise sans pareille : la période du fameux chômage. Les assises politiques, économiques, sociales craquaient partout. Il fallait tout repenser. Et tout repenser contre les chefs politiques de la nation, je veux dire les chefs politiques enlisés dans la vieille routine de l’économie libérale, incapables de pensées neuves, organiques et, tous ou presque tous, d’un indifférentisme national qu’on se refuse à décrire. Il y a de la misère en bas, dans ce monde de chômeurs chaque jour croissant, dans une jeunesse encore plus démoralisée que désœuvrée. La misère est aussi navrante en haut.

La déchéance incessante de notre classe moyenne

En histoire, dans mes cours publics, j’aurai à continuer l’étude d’une période difficile, entre toutes, période encore à peine effleurée par nos historiens, celle de l’Union des Canadas. Et c’est à ce moment-là, au cours de mes recherches, je crois bien, que m’apparut, dans une lumière plus crue, l’une des principales causes de l’émigration canadienne-française aux États-Unis, vers le milieu du siècle dernier. Fait social des plus désolants. De mon étude, je détachai un chapitre pour une conférence qu’une œuvre quelconque a dû solliciter et que je prononçai au Cercle universitaire de Montréal, conférence que j’intitulai : « La déchéance incessante de notre classe moyenne ». Triste page qui illustre par trop l’histoire lamentable de notre agriculture et l’histoire aussi de l’incurie gouvernementale dans le Bas-Canada à cette époque. Histoire d’une terre qui se meurt dans la routine et la stérilité, faute d’un soutien financier de la part de l’État et faute d’un enseignement agricole venu à point. Histoire aussi d’un désolant déséquilibre entre la terre colonisable et l’accroissement démographique : des milliers de jeunes gens, fils d’habitants, réduits à l’oisiveté dans un pays dépourvu d’industries à leur portée, incapables même de trouver un pouce de terre arable, à moins de le voler aux grands propriétaires, bien gendarmés dans leurs latifundia incultes, contre ce que l’on appelle les « squatters ». Enfermé dans la paysannerie comme dans un ghetto, après la Conquête, un peuple s’y voyait menacé d’étouffement par manque d’espace et de soleil. Conséquence : nulle autre issue pour cette légion de faméliques ou de jeunes désœuvrés que la fuite dans les « factries » américaines ou l’exil vers les terres de l’Illinois et du Michigan. Hémorragie meurtrière qui a vidé parfois à moitié quelques paroisses du Bas Saint-Laurent, vidant aussi de leur sang les veines les plus riches d’un jeune peuple. Ma conférence ne révélait pas un malheur tout à fait inconnu. Elle réapprenait peut-être à une génération trop ignorante de son histoire, l’une des causes de nos suprêmes misères, de celles qui durent encore. Dans le public l’émotion parut profonde. Mise en brochure par Le Devoir, la conférence connut une large diffusion. M. Héroux écrivait dans Le Devoir (28 décembre 1931) :

L’intérêt qu’a suscité, à Ottawa comme à Montréal, devant un public de techniciens agricoles comme devant un auditoire appartenant pour la quasi-totalité aux professions libérales, la toute récente conférence de M. l’abbé Groulx sur « La déchéance de notre classe moyenne », est un bon signe. Meilleur signe encore peut-être l’efficace curiosité qu’excite dans les milieux les plus divers la publication en brochure de cette étude… Ah ! nous ne savions pas cela ! avouaient l’autre jour des hommes qui ont pourtant fait certaines études ; et nous avons recueilli le même aveu l’an passé, quand le même orateur indiquait les obstacles auxquels s’est si longtemps heurté notre progrès scolaire. C’est que notre histoire, et particulièrement notre histoire économique et sociale, est l’une des choses les moins connues qui soient. Il faut se réjouir que beaucoup, et surtout parmi les jeunes, paraissent maintenant s’y intéresser, rechercher le pourquoi de nos succès et de nos échecs.

Je ne cite point ces lignes pour le plaisir de les transcrire et de me parer de l’éloge, mais pour faire voir, une fois de plus, où en était, à cette époque, dans la masse de nos gens même prétendus instruits, le bagage des connaissances historiques. Je reviens aussi à cette conférence parce qu’elle me rappelle brutalement le souvenir de maux alors vigoureusement dénoncés et qui pourtant, en l’an 1962, n’ont pas fini de nous affliger. M. Firmin Létourneau avait commenté cette page d’histoire dans le Bulletin de la ferme. La revue Les Affaires de Québec, mars 1932, avait reproduit les commentaires de M. Létourneau. Les deux périodiques avaient cité, de ma conférence, cette page affligeante :

Je veux dire le désolant acheminement, depuis 75 à 80 ans, des petits propriétaires agricoles vers le prolétariat… Un peuple en majorité paysan est devenu un peuple en majorité ouvrier… Et voilà que se développe, chez une portion considérable des masses populaires, une sorte de résignation sereine à la domesticité, aux emplois subalternes, au prolétariat perpétuel. Les Canadiens français continuent de s’orienter en masse vers les petits métiers, les occupations de manœuvres et de journaliers ; ils envahissent les villes, en élargissent indéfiniment les faubourgs, sans autre aspiration trop souvent que d’y briguer un emploi de charroyeur de vidanges ou de balayeur municipal. De père en fils on habitera les mêmes taudis, on subira les mêmes servages, sans jamais l’ambition de hausser sa vie, content d’obéir à un maître, surtout si ce maître est un étranger.

Misères de 1931 ! Sont-elles si différentes des misères de 1962 ? Peut-on parler d’une ambition fébrile de notre peuple de sortir enfin de son infériorité économique ? L’affreuse influence de la Conquête anglaise n’est pas finie.


Notes de l’éditeur
  1. (30 avril 1932).
  2. (21 avril 1932).