Mes mémoires (Groulx), tome II/vol. 3/Autres moyens de propagande : la Librairie, l’édition, le livre
AUTRES MOYENS DE PROPAGANDE :
LA LIBRAIRIE, L’ÉDITION, LE LIVRE
Moyens de propagande qui, après la revue, marquent, plus que tout autre, l’ampleur de l’effort tenté par l’Action française. On l’a vu, au cours de ces pages, la Ligue a tôt recouru, comme moyen d’action, à la brochure. Ces publications se multipliant chaque année et atteignant les gros tirages, il fallut chercher bientôt un entrepôt et un comptoir où les déposer et les offrir aux clients. La revue exigeait elle-même un secrétariat permanent. Ce secrétariat, la Ligue, sortie un jour de son réduit du Monument National, l’établit d’abord en l’édifice Dandurand, coin Sainte-Catherine et Saint-Denis. De là, nous devions émigrer à l’édifice de La Sauvegarde, rue Notre-Dame, où l’on mettait un petit bureau à notre disposition. Le comptoir s’établit au même lieu : d’abord petite chose, sous la gérance intermittente de Napoléon Lafortune. Alors attaché à l’administration du Devoir, Lafortune ne peut nous consacrer que son seul temps libre.
Napoléon Lafortune
Intéressant type de gaillard que ce Lafortune. Olivar Asselin l’avait rencontré un jour dans le tramway qui lisait du Molière ; il s’intéressa à lui et le conseilla dans ses lectures. Ce petit primaire apprit assez joliment sa langue. Sous le pseudonyme de Nap. Tellier, il accéda même à la haute rédaction du Devoir, où il écrivit des Billets du soir. Il en fit même paraître un petit volume qui a pour titre : À bout portant. Une seule phrase, début d’un de ces Billets, révèle ce qui était resté de gavroche en ce jeune autodidacte : « Je suis un type dans le genre de La Presse ; je ne sais pas le français. » Lafortune, petit homme malingre, presque rachitique, n’en est pas moins l’action faite homme. Moteur électrique, toujours bruissant et tournant. En son cerveau vingt projets peuvent naître en un jour dont deux ou trois point chimériques. Lorsque Lafortune entrera à notre service, ce sera mon lot de faire le tri définitif entre ces deux ou trois projets. Réconforté par cette condescendance, le moteur se remettra tout de suite en action. En novembre 1919, la revue annonce que M. Napoléon Lafortune qui, « depuis près d’un an déjà, nous apportait le précieux concours d’une vive énergie et d’une activité toujours en éveil, consacrera désormais tout son temps aux œuvres de l’Action française. Il assume, sous le contrôle du comité général, la direction de nos services administratifs ». Lafortune, au nom prédestiné, bâtira la structure financière de notre œuvre. Il y parviendra, par la fondation de la Librairie, librairie d’édition et d’importation. L’Action française se fait éditrice de ses propres brochures et de ses volumes. Elle possède même sa petite imprimerie. Elle entreprend aussi d’importer de France ou d’ailleurs les ouvrages qui pourraient répondre aux besoins de sa clientèle. Cette clientèle s’accroît bientôt des communautés religieuses et des institutions scolaires. On croit notre œuvre nécessaire, on l’aime, on veut l’épauler ; on y vient acheter les livres de récompense pour fin d’année. Dans l’intervalle, devenus trop « gros », il nous a fallu quitter le petit bureau de La Sauvegarde. Grâce à un prêt de M. l’abbé Perrier, la Ligue s’est portée acquéreur de l’immeuble no 369 rue Saint-Denis, presque en face de la Bibliothèque Saint-Sulpice. Elle en occupe deux étages, laissant le troisième à un locataire : histoire d’aider ses finances. Je ne possède aucun document sur le chiffre d’affaires de notre Librairie. Je sais seulement que, par sa clientèle, grande acheteuse de livres, elle est devenue l’une des librairies importantes de Montréal, au point de porter ombrage à ses rivales. En moins de cinq ans, l’Action française aura payé son immeuble acheté au prix de $22,000. Éditrice, la Librairie fonde sa Bibliothèque d’Action française, marque de commerce, en même temps que recueil de ses éditions. Elle possède son service de librairie et aussi son « Courrier de librairie », ce dernier publié, chaque mois, dans la revue, et qui annonce la mise en vente des ouvrages de valeur alors plus spécialement recherchés par les intellectuels. Pour accommoder sa clientèle, l’Action française se donne même un service de reliure. Entreprises multiples où cependant nous prenons garde de nous égarer. Dans L’Action française (X : 126), je définis le rôle assigné chez nous à la Librairie : « L’Action française, écrivais-je, est avant tout une œuvre d’action et de défense nationales par le moyen de la propagande intellectuelle. Pour soutenir l’effort de la revue, nous avons dû créer à côté des œuvres auxiliaires. De là notre librairie et notre service de librairie. Mais en développant chacune de ces œuvres auxiliaires, nous voulons qu’elles s’inspirent du caractère de l’œuvre principale ; et c’est en somme par des œuvres d’action française que nous avons décidé de soutenir L’Action française. Le commerce pour lui-même, sans égard à la nature de la marchandise, nous a paru indigne d’une entreprise comme la nôtre. C’est pourquoi, dans notre librairie, la première place est faite aux volumes de la Bibliothèque de l’Action française qui prolonge, en somme, la propagande de la revue ; la seconde place appartient aux Canadiana de grande valeur ; un troisième rayon va toujours s’élargissant où seront rangés de plus en plus les ouvrages de la littérature de France, ouvrages de grand mérite que la critique aura signalés… » Napoléon Lafortune, aidé d’une secrétaire et d’un commis, anime tout de son infatigable activité. L’humeur souvent malcommode comme tous les grands nerveux, déplaisant parfois à la clientèle et même aux directeurs, il m’imposera d’arrondir les angles, d’amortir les chocs. Et l’on devine que l’expansion rapide et considérable de l’œuvre n’est pas faite pour amoindrir ma tâche. Mes collègues contraignent le directeur de la revue à se constituer directeur moral de toute l’entreprise. Deux jours par semaine, les mardi et vendredi après-midi, je me transporte à mon bureau de la rue Saint-Denis. J’y expédie les affaires pressantes ; je fournis le gérant de conseils ou de directives et je reçois nos amis de passage, désireux de s’entretenir de l’œuvre commune. Dernière occupation qui m’amène parfois d’impitoyables raseurs, mais aussi et surtout combien d’amis souvent obscurs, dévoués passionnément à l’œuvre, et curieux d’en apprendre des nouvelles, comme ils l’eussent fait d’une personne chère.
La querelle de L’Appel de la Race
— Propagande par le roman
J’ouvre ici une parenthèse ou plutôt j’écris un sous-titre : Propagande par le roman. Le sous-titre, au surplus, n’est pas de moi ; il est de Léon Lorrain. C’est lui qui écrivait, dans la revue (VIII : 279, novembre 1922), à propos des diverses entreprises de l’Action française :
Enfin voilà que, pour faire pénétrer plus loin et plus avant certaines idées qu’elle défend, elle a recours au roman. — L’Appel de la Race est entre toutes les mains ; la première édition (3,300 exemplaires) est déjà épuisée ; mais rassurez-vous : l’Action française prépare une réédition…
Dans l’histoire des éditions de la Librairie d’Action française, un livre, en effet, allait faire quelque bruit et atteindre le gros tirage. Lorsqu’il ébauchait son petit roman, Alonié de Lestres était loin assurément de lui prévoir pareille fortune. Encore moins songeait-il qu’un jour prochain l’Action française en pourrait faire un moyen de propagande de ses idées.
Dans le précédent volume de ces Mémoires, au chapitre « Vacances à Saint-Donat »[NdÉ 1], j’ai raconté par quel hasard m’était venue l’idée de ce roman. J’ai dit à quel besoin d’évasion il répondait, en quelles circonstances j’avais brouillonné ce qui devait s’appeler d’abord : Le Coin de fer. Souvenirs d’après-midi de soleil où, retiré sur le promontoire de ma chapelle, toutes portes ouvertes, un lac, des montagnes vierges à portée de la vue, j’avais écrit, en des heures fiévreuses, cette histoire qui avait fini par me passionner. Souvenirs aussi de ces soirées sur la véranda ou autour du poêle à deux ponts, soirées où le romancier improvisé lit en famille le chapitre écrit dans la journée, lecture suivie de chaudes discussions. Cette même année, dans mon voyage à Paris, j’avais apporté avec moi mon manuscrit. À l’Hôtel Jean-Bart, je m’étais livré à une sorte de test ou d’épreuve. J’avais repris la lecture du roman devant un autre groupe : groupe de jeunes étudiants canadiens-français, surtout prêtres et religieux, alors en vacances en Europe. Par désir d’un jugement plus libre, plus désintéressé, on s’en souvient, j’avais présenté le manuscrit comme étant celui d’un jeune auteur qui désirait garder l’incognito. On me parut s’intéresser vivement à ma lecture. À mon retour au Canada, l’année suivante, je me décidai à publier le petit roman devenu désormais L’Appel de la Race. Pour ne pas compromettre ma gravité d’historien, je décidai de le publier sous un pseudonyme. Je choisis le nom de l’un des compagnons de Dollard : Alonié de Lestres. En juillet 1922, L’Action française annonce l’ouvrage pour fin d’août ou début de septembre : « Ce sera, y lit-on, l’analyse de l’un des cas les plus dramatiques que posent beaucoup trop de foyers de chez nous. » L’Appel de la Race est mis en vente dans les premiers jours de septembre. Singulier petit livre qui ne s’attendait guère à faire dans le monde entrée si bruyante. Comme quoi il n’y a pas que les chefs-d’œuvre qui font parler d’eux. Un mois après son apparition, la première édition tirée à 3,300 exemplaires est déjà épuisée. Il faut réimprimer. En moins de cinq mois, plus de 6,000 exemplaires sont vendus. L’Appel de la Race aura une troisième édition. Il atteindra, dépassera même les 10,000 exemplaires. Et sa fortune ne s’arrête pas là. En 1943 il connaît une 4e édition chez Granger Frères. Et il en connaîtra une autre, sa 5e et son 18e mille en 1956, alors que les Éditions Fides le feront entrer dans leur collection du Nénuphar. En 1965 il en sera à son 20e mille.
À son apparition le livre suscite une émotion profonde dans les milieux où le mariage mixte sévit à l’état de fléau : l’Ontario français, l’Ouest canadien, les centres franco-américains de la Nouvelle-Angleterre. Dans l’Ontario où le drame de L’Appel de la Race se situe, en pleine bataille scolaire, on l’accueille avec une ferveur particulière. Le Père Georges Simard, o.m.i., qui, hélas, depuis… voit, dans le roman d’Alonié de Lestres, « un épaulement moral » pour la minorité persécutée. L’œuvre, veut-il même affirmer, « contribuera, pour sa part, à donner de la consistance à notre mentalité canadienne-française, voire à notre mentalité canadienne tout court » (L’Action française, VIII : 210-215).
La querelle s’allume presque aussitôt. Le 9 février 1935, Me Noël Dorion, qui, à titre de président, je l’ai rappelé plus haut, avait à me présenter à un auditoire du Jeune Barreau, au Château Frontenac, à Québec, débutait ainsi :
Mil neuf cent vingt-trois. Un livre qui fait sensation vient de sortir. En quelques semaines, trois éditions ont été publiées. Immense succès de librairie en un pays qui, selon le mot de Fournier, est encore un enfer pour l’homme de lettres. Comme des abeilles sur une fleur chargée de suc, un essaim de critiques s’abattent sur ce bouquin, le déchiquettent, en éparpillent à tous les vents qualités et défauts. Autour, deux partis se forment ; et pendant que les uns tiennent L’Appel de la Race pour un hors-d’œuvre, d’autres, non moins sincères, y ont découvert un véritable chef-d’œuvre.
La bataille va durer pas moins de huit mois. Engagée en septembre 1922, elle ne prend fin qu’en mai de l’année suivante. Le roman s’attaque au mariage mixte selon la race. C’est analyser, stigmatiser l’un des pires travers de la bourgeoisie canadienne-française. Qui, ici, frappe-t-on au visage ? Les snobs, la foule des parvenus pour qui un beau mariage avec un Anglais ou une Anglaise équivaut à des lettres d’anoblissement. Ce beau monde, on peut s’y attendre, va réagir. Il réagit et rugit. Ses principaux porte-parole ou vengeurs, il les trouvera, entre quelques autres, dans la personne de Louvigny de Montigny et de René du Roure. Le premier, fonctionnaire d’Ottawa, est lui-même allié à une juive ; le second, Français de France, naguère professeur de littérature française à l’Université de Montréal, est passé récemment à McGill. Que reprochent ces deux critiques à L’Appel de la Race ? D’être un roman à clé, violation, en particulier, de la vie privée d’un homme politique encore existant en chair et en os, le sénateur Belcourt. On reproche encore au roman l’invraisemblance de la conversion du principal héros : Jules de Lantagnac ; on critique les relations de Lantagnac avec l’Oblat, le Père Fabien ; on déclare partiale la peinture des personnages, selon qu’ils sont de nationalité anglo-canadienne ou canadienne-française. On s’en prend à la théologie du Père Fabien qui pousserait trop volontiers à la rupture d’un foyer ; on s’en prend enfin au style du romancier ; on dresse une liste de ses incorrections de forme. Les articles de MM. du Roure et de Montigny ont paru dans la Revue moderne. L’abbé Camille Roy fait passer sa critique dans le Canada français. Il prend particulièrement à partie la théologie du Père Fabien. Valdombre entrera à son tour dans la bagarre, un peu plus tard, dans le journal, Le Matin. Le pamphlétaire se livre à son jeu coutumier d’abattage, la massue au bout des bras. Pour lui, L’Appel de la Race est un « roman manqué ». « À cause du style d’abord, et puis à cause du fond, de la collante thèse, sans conclusion et sans morale, histoire invraisemblable, dont je ne distingue pas bien l’utilité. »
Me sera-t-il permis tout d’abord de régler mes comptes avec une critique parfaitement gratuite ? L’Appel de la Race est-il un roman à clé ? M. de Montigny a imaginé à ce sujet tout un mélodrame. Il a dit ou écrit — je ne sais plus — qu’entré un soir chez M. Belcourt, il l’aurait trouvé la tête penchée sur le roman, et tout en larmes. Mais oui ! L’histoire du sénateur était là, authentique, irréfutable, livrée en pâture au public ! Quel roman dans le roman ! Lorsque j’écrivis L’Appel de la Race, je dois le confesser, je ne connaissais rien de l’histoire conjugale ou familiale du sénateur Belcourt. En revanche, j’avais sous les yeux et depuis mon enfance, le spectacle d’une famille seigneuriale de mon patelin, famille éminente qui, par le mariage mixte, mixte par la foi ou par la race, glissait irrémédiablement pour une part vers l’anglicisation et parfois aussi vers le protestantisme. Je n’ai pas eu à chercher ailleurs le sujet de mon roman. Il m’est venu de là. Quant au type du Père Fabien — là encore on a cherché la clé ―, j’avoue l’avoir emprunté à deux types d’Oblats : le Père Guertin et le Père Charles Charlebois. Le premier, professeur alors à l’Université d’Ottawa, m’avait séduit, au temps de ma jeunesse, par ses prédications de retraites populaires ; le second, le célèbre « Père Charles », animateur de la résistance à la persécution scolaire, entrait tout naturellement dans le cadre de mon roman. Le Père Fabien est donc un type composite.
Puis-je ajouter en passant qu’un peu ébranlé par les insinuations de Louvigny de Montigny, le sénateur Belcourt — je tiens le fait du Père Charles — s’en alla conférer avec son ami le religieux. Le Père Charles lui posa ces simples questions : « M. Belcourt, êtes-vous né à Saint-Michel ? Avez-vous épousé une convertie ? Vous êtes-vous jamais séparé de votre femme… ? » Le sénateur n’en demandait pas davantage. J’ajouterai un dernier mot. Mon roman n’affecta en rien l’amitié qui, dans la suite, devait me lier à M. Belcourt. On n’a pas réussi à lui coller l’ombre de Lantagnac. Jusqu’à la fin de sa vie, j’ai échangé avec lui une correspondance des plus cordiales. En 1924, à peine un an après ces incidents, l’Action française décernait au sénateur Belcourt, son « Grand prix » d’Action française. Je fus chargé de prononcer l’allocution de circonstance.
Mais revenons à la querelle. Les critiques, on le pense bien, n’allaient pas rester sans ripostes. J’ai conservé deux spicilèges qu’un jour un ami m’apporta remplis d’articles sur le sujet en question, articles coupés dans les journaux et les revues. La plupart des journaux et périodiques de langue française de l’époque, on l’y peut voir, ont donné à plein dans la controverse. L’Appel de la Race a été étudié, analysé, défendu, célébré, en des termes qui, même après trente ans, mettent encore mal à l’aise Alonié de Lestres. Éloges qui ne s’expliquent, cela va sans dire, que par la pauvreté de notre littérature romanesque en ces années 1920. Pour Ernest Bilodeau (Le Soleil, 4 octobre 1922) :
De toute façon, L’Appel de la Race restera comme l’une des initiatives patriotiques et littéraires les plus fécondes d’une époque…
Pour la Revue dominicaine, le roman « sonnera comme un clairon… ; les hommes du métier devraient nous dire le pas immense que cette œuvre, avec Maria Chapdelaine, aura fait faire à la stylisation des choses du pays ». « Un maître-livre », dit un autre qui paraît être un collaborateur de La Vérité de Québec. Roman « des mieux bâtis et des plus intéressants », prononce le directeur du journal Le Droit (14 oct. 1922), M. Charles Gautier. « Beau et fier roman de chez nous », affirme Mlle M.-C. Daveluy, dans La Bonne Parole (X, no 2). Un jeune membre de l’ACJC, Franc Cyr, voudrait qu’on jetât 30,000 exemplaires — rien que cela — dans le public. Enthousiasme, explosion de joie excessive d’une littérature qui voudrait se libérer de son indigence. Des témoignages peut-être plus émouvants parvenaient à l’auteur. Une petite compatriote lui écrivait de Washington, É.U. :
Voulez-vous permettre à une compatriote de vous présenter, non pas ses félicitations et appréciations pour le magnifique volume que j’ai pour ainsi dire dévoré, mais ses remerciements pour le réveil d’un sentiment plus patriotique qu’il éveillera chez nous. En lisant cet Appel de la Race, j’ai revu, dans ma petite sphère, les mêmes difficultés, les mêmes angoisses, les mêmes douleurs que la plume d’Alonié de Lestres sait décrire d’une manière qui tient sous le charme, tout en faisant le cœur se serrer par une étreinte trop réelle.
Un des grands résistants de Ford City, Ontario, écrivait, lui, de son poste de combat :
S’il vous arrivait de rencontrer l’auteur de L’Appel de la Race, auriez-vous l’obligeance de lui dire, de ma part, que, si par malheur, l’auteur en question n’a pas plu tout à fait à ce Français de McGill, il aura au moins réussi à réchauffer les cœurs endoloris de ceux qui souffrent terriblement aux avant-postes, pour tâcher de conserver nos traditions françaises, notre langue maternelle, nos coutumes ancestrales, et par conséquent, notre foi catholique, que malheureusement un trop grand nombre de Français de France sont les premiers à abandonner, ne voyant de salut et de profit que dans l’anglicisation.
Du Collège d’Edmonton, l’on adressait à Alonié de Lestres, un petit poème reproduit par L’Action française (IX : 120), et que l’on nous dit « d’une très jolie facture et d’une note vraiment émouvante ».
Une Française du Canada, qui n’a pas goûté la critique de M. du Roure, tient à me le faire savoir :
J’ai été conquise par votre très beau livre et veux tout simplement vous assurer que tous les Français du Canada ne jugent pas de même manière.
Parmi tous ces articles, il en est quelques-uns qu’il faut mettre à part, parce que venant de plumes plus autorisées. Dans Comœdia de Paris, 2 mars 1923, J. d’Orliac juge ainsi le roman :
Il atteint, sans en prétendre, par sa seule sincérité, à la valeur d’un symbole… L’Appel de la Race est un bon et beau livre bien construit et bien écrit.
Dans le Correspondant du 25 mars 1923, Henri de Noussanne avait dit, de L’Appel de la Race, au cours d’un long article sur « La survie de la langue et de la pensée française au Canada » :
Un ouvrage récent m’a ému et captivé… La vie et le charme de cette œuvre marquent un pas en avant, dans le roman canadien. La dédicace et la préface en disent éloquemment la fière allure.
L’Action française de février 1923 publie un article du Père Rodrigue Villeneuve, o.m.i. (le futur cardinal), qui se porte, contre l’abbé Camille Roy, à la défense de la théologie du Père Fabien. J’en cite la conclusion empruntée malheureusement, pour une part, à l’abbé Roy lui-même :
Sans être disciple d’Escobar, le Père Fabien n’a pas une théologie si mal avisée. Le roman n’offre point une conclusion morale qui le gâte indubitablement… Et L’Appel de la Race est un livre honnête, bienfaisant, et qui fortifie les consciences, sans cesser d’être « un très beau livre français, qu’il faut lire et pour tant d’idées nobles, généreuses dont il est pénétré, et pour cette langue, forte et douce, dont il est écrit » (Canada français, déc. 1922, 315).
L’Appel de la Race n’est pas seulement un ouvrage, il est un événement. Il marque, pour la culture du sens national, chez nous, une étape significative (L’Action française, IX : 103).
Léo-Paul Desrosiers, futur romancier, accordera deux articles à l’ouvrage d’Alonié de Lestres. Dans Le Devoir du 21 décembre 1922, il s’emploie à réfuter le jugement de M. du Roure. Le 23 octobre précédent, dans le même journal, il avait publié « Sur un roman de chez nous » une longue critique. On me pardonnera d’en citer les deux derniers paragraphes :
L’Appel de la Race expose presque à chaque page un grand nombre de pensées importantes. Il en contient sur la littérature, sur les mœurs, il est plein d’observations sur le milieu. Et c’est ce qui en fait un livre de poids et mêle le sérieux à l’émotion et à l’analyse.
Il faut souhaiter que l’on répande le roman d’Alonié de Lestres avec une activité entraînante, qu’on le sème à tout vent, pour qu’il fasse germer partout, croître et grandir les sentiments et les idées qu’il exprime, pour qu’enfin les générations qui viennent aient plus de fierté dans le cœur et un peu plus d’intransigeance dans l’âme.
Mon bon ami, Antonio Perrault, n’a pas été le dernier à se jeter dans la bataille. Lui aussi, dans Le Devoir, 27 janvier 1923, entreprend de rudoyer vigoureusement MM. du Roure et de Montigny. Il constate d’abord — ce qui importe peut-être en cette page d’histoire — la place prise tout à coup par L’Appel de la Race dans les débats de l’opinion :
Aucun livre canadien n’a autant que ce roman éveillé l’attention du public. On le lit et le discute ; l’on défend ou l’on combat ses idées ; on se passionne pour ou contre ses théories. À ces enthousiasmes et à ces colères, on reconnaît qu’Alonié de Lestres a frappé juste. Seuls les ouvrages des maîtres ont cette fortune.
Dès le 23 septembre précédent, encore dans Le Devoir, Antonio Perrault avait publié du roman, une étude pénétrante. Il confessait l’effet profond qu’il en avait ressenti à la première lecture :
Mais c’est moins l’auteur que le livre que je veux aujourd’hui signaler. La forte émotion que me fit cette lecture me pousse à le faire connaître, à prier surtout nos jeunes hommes de se donner ce tonique intellectuel et moral.
Il est temps d’arrêter ces citations qui, à coup sûr, deviennent gênantes. Je n’ai voulu que faire revivre un moment l’atmosphère intellectuelle au Canada français et marquer, en même temps, l’effet produit par un livre dont, au surplus, on pourra penser ce que l’on voudra. Je suis moi-même entré dans la bataille. Tant qu’on s’en est tenu à la discussion strictement littéraire de l’ouvrage : était-ce ou n’était-ce pas un roman ? était-il bien ou mal écrit ? je suis resté à l’écart, fort amusé par ce croisement et ces cliquetis de fleurets. Mais vint l’abbé Roy qui entreprit de contester la justesse de mes jugements sur l’état d’esprit de l’enseignement collégial à l’époque où le jeune Jules de Lantagnac faisait ses études. Le collégien avait-il reçu l’éducation nationale qui l’aurait préservé de son anglomanie ? Prétendre que oui, c’était démolir une partie du roman, et surtout provoquer ma susceptibilité de jeune historien. De Nicolet, mon ami l’abbé Georges Courchesne me conseille « le silence… sur les outrances de l’article du Canada français… Notre ami a prouvé, en perdant sa sérénité habituelle…, qu’il cède, dans ses réserves, à l’impulsion d’une passion, à des hargnes de parti. N’allez pas vous mettre dans votre tort en montrant de la mauvaise humeur » (lettre du 12 décembre 1922). Pourtant et peut-être à tort, je me décide à croiser le fer tout en m’abritant pudiquement derrière le pseudonyme déjà très transparent de Jacques Brassier. Donc, en L’Action française de février 1923, je réfute l’abbé Roy par l’abbé Roy. Et pour me livrer à ce jeu facile, je n’ai qu’à citer une couple de pages des Essais sur la littérature canadienne du critique, où le cher abbé a souhaité lui-même une « éducation plus nationale », déplorant, en termes non moins sévères que les miens, les déficiences de l’enseignement de l’histoire du Canada et de la géographie canadienne donné dans nos collèges. Mais voici que l’abbé Maheux entreprend tout à coup de se porter à la rescousse de son confrère. Le débat ne peut que s’animer, s’élargir. Faudra-t-il recourir à la lourde artillerie ? À la thèse de l’abbé Maheux, je commence par opposer le témoignage d’un ancien élève du Séminaire de Québec, et pas l’un des moindres : Antonio Perrault. Et l’ancien élève du Séminaire, contemporain à peu près comme moi de la génération de Lantagnac, n’y est pas allé par quatre chemins, quelque vingt ans auparavant, dans La Vérité de Québec du 1er décembre 1905 :
Je sais des jeunes hommes qui en se ralliant à l’A.C.J.C. il y a trois ans, entendirent parler pour la première fois du rôle social à remplir en ce pays. Ils avaient traversé les collèges, écouté discourir sur la question sociale, voire le socialisme… Mais de carrière libérale vue et pratiquée de haut ; mais de rôle politique ou social rempli pour le peuple et dans l’intérêt vrai du pays ; mais de défense active, intelligente, raisonnable et partant efficace du catholicisme et des traditions de notre race, ils n’avaient peu ou point entendu parler, et en tout cas, n’avaient sur ces questions rien de précis ni de ferme.
Jugement explicite et sévère auquel j’en joins quelques autres : le témoignage, en particulier, de l’abbé Émile Charrier, témoignage produit lors de nos échanges de correspondance avec Henri Bourassa en 1913. L’abbé Charrier n’a-t-il pas écrit précisément au sujet de l’enseignement de l’histoire du Canada dans les collèges de son temps : « Mais aussi, qui eût cru alors que nos annales eussent de quoi séduire de petits Canadiens ? »
Pourquoi ne pas consigner également ici le témoignage d’un prêtre éminent de Montréal qui venait de m’écrire :
Du temps de Lantagnac, on ignorait à peu près tout des réalités canadiennes. En géographie, on recherchait avec soin les sources du Rhône ; il importait peu de remonter le Saint-Laurent jusqu’aux grands lacs. On apprenait par cœur les noms de tous les départements de la France ; la province de Québec n’était pas jugée digne de retenir quelque peu notre attention. En histoire, on finissait par savoir qu’il y eut un jour une colonie française jetée sur nos bords ; un ouragan emporta de l’autre côté de l’Océan, le drapeau français. La colonie française devint colonie anglaise. Elle l’était encore à cette date. Qu’en était-il advenu ? Quels seraient un jour nos devoirs envers elle ? A-t-on jamais, à cette époque, éveillé en l’âme de l’élève ses responsabilités de Canadien français, la fierté de sa race, le désir de la servir ? Si on l’a fait, je n’en eus, certes, jamais connaissance.
Il fallait clore ce débat. J’avais gardé en réserve quelques grosses cartouches. Je citai quelques faits aussi péremptoires qu’inconcevables : par exemple, l’enseignement de l’histoire canadienne, bel et bien donné à une époque, en deux collèges au moins du Québec, à l’aide d’un manuel anglais et protestant, manuel dont un abrégé français avait trouvé place dans les petites écoles catholiques et françaises de la province, avec la haute approbation de nos autorités scolaires. Je ne m’arrêtai pas là. L’heure me parut propice à la résurrection d’un mauvais souvenir qui m’était resté sur le cœur depuis les derniers jours de ma Rhétorique. Je rappelai donc à mes contradicteurs de Québec le fameux sujet de discours qui, selon toute apparence, nous était venu de l’Université Laval elle-même :
Si le professeur de Québec, disais-je à l’abbé Maheux, eût cherché davantage, dans les archives autour de lui, il eût trouvé, par exemple, dans l’Annuaire de l’Université Laval (Québec), pour l’année 1897-1898, à la page 156, un sujet de composition…
Suivait tout au long, le texte de ce sujet de discours dont j’ai déjà fait état dans le premier volume de ces Mémoires[NdÉ 2]. Et je terminais par ces quelques considérations :
L’on a bien lu. Des collégiens catholiques et canadiens-français obligés, pour être éloquents et pour gagner leurs points, obligés de maudire la France, de blasphémer le Pape, l’Église, la foi de leurs pères. Et ceci pouvait encore se passer en 1897…
Certes, nous nous garderons de rien exagérer. Nous ne voulons pas tirer d’un fait douloureux comme celui-là des conclusions illégitimes. Il serait bien injuste de faire porter à une vénérable institution le poids d’une faute qui, en toute vraisemblance, reste imputable à un seul homme. Mais, en 1923, un sujet de composition comme ce discours d’un puritain serait un scandale pour le public ; il soulèverait une véritable révolte parmi la jeunesse et ses maîtres. Il y a vingt-cinq ans, cet incident passa presque inaperçu. Cela suffit à marquer la différence de deux époques (L’Action française, IX : 172-179).
Nous en étions aux dernières fumées de la bataille. Je n’y ajoutai plus que quelques notes dans « La vie de l’Action française ». En mai 1929, Jacques Brassier mettra fin à la polémique par un « dernier mot » qui fera suite au dernier mot de l’abbé Camille Roy, dans le Canada français du mois précédent. De part et d’autre, ce dernier mot restait assez dur. Brassier ne quittait pas toutefois l’arène sans un salut courtois au critique de la capitale :
Que M. l’abbé Roy nous permette la franchise de ces observations. Au reste, elles n’enlèvent rien à la grande estime que nous avons toujours professée à L’Action française pour sa personne, son œuvre et son talent (L’Action française, IX : 294).
L’intervention d’Olivar Asselin
Avant cet échange de derniers mots, une intervention retentissante avait surgi dans le débat et l’avait assez vivement ranimé. Jusque-là je connaissais plutôt peu Olivar Asselin. Comme bien d’autres, je n’avais appris à le connaître que par son œuvre de journaliste. Pour ma part, je me rappelais, comme à Valleyfield, aux années 1904 et suivantes, un petit hebdomadaire, qui s’appelait Le Nationaliste, nous avait passionnés. Le premier numéro en était paru le 6 mars 1904. On savait le journal rédigé dans un sous-sol humide et noir de la rue Saint-Vincent, à Montréal, en face de ce qui sera l’édifice du Devoir à ses débuts. Le jeune homme, qui en était le directeur, prit tôt, dans l’admiration des jeunes que nous étions, l’auréole d’un héros. Batailleur, frondeur, d’un esprit endiablé, le petit journal bravait toutes les puissances, frappait au visage, risquait procès sur procès. L’on n’avait pas souvenir que dans la presse canadienne-française, l’on se fût jamais battu comme se battait cet Asselin. Le nom de son journal, arboré comme une cocarde, annonçait toute une époque. L’année 1904, c’est la date de naissance de l’ACJC. Remuée par la parole de Bourassa, la jeunesse se sent travaillée d’aspirations neuves, intransigeantes. Dans sa province, dans la maison de ses pères, elle veut se sentir chez soi. Elle y voudrait une politique nationale. Elle est lasse, infiniment lasse des partisanneries politiques et des politiciens affairistes, sans idées, sans patriotisme, qui, pour moins qu’un plat de mauvaises lentilles, livrent à l’étranger le patrimoine ancestral. Le Nationaliste, c’est la voix de ces revendications, de ces colères. Le directeur du journal, polémiste d’une rare puissance, — le premier journaliste du Canada, me dira un jour Omer Héroux, — a le don d’une ironie brûlante : celle de Voltaire, mais moins sèche, plus truculente et avec peut-être un peu plus de vitriol. Olivar Asselin a, en outre, l’implacable ténacité du dogue enragé. On prête ce mot à Maurras, mordu par un chien et hésitant à se faire soigner : « Il est bon qu’un polémiste soit un peu enragé. » Il semble bien qu’Asselin ait été mordu, un de ces jours, par quelque chien qui n’était pas un caniche. Pour lui, les idées, ce sont d’abord des hommes. Il s’en prend aux hommes encore plus qu’aux idées. Le mot d’ordre de César à ses troupiers est le sien : il frappe à la tête et à la tête des plus grands. Malheur à ceux qui deviennent sa cible. Le fougueux polémiste ne lâche son homme que démoli, abattu, écrasé. Que de statues d’argile, statues prétentieuses, ébranlées, secouées par l’iconoclaste, se sont écroulées dans la poussière pour ne plus jamais se relever. Au reste, dans Le Nationaliste, tout est à l’emporte-pièce : l’article du directeur et ceux de ses collaborateurs, la caricature, et même ces « Échos et commentaires » qu’à Valleyfield, je me souviens, nous lisions en petit comité pour en savourer davantage la finesse, l’esprit gavroche, le trait souvent rabelaisien et féroce. Puis, autour d’Asselin, nous savions qu’il y avait Héroux, Léon Lorrain, Armand LaVergne et bientôt Jules Fournier. Bourassa collaborait de temps à autre. Mais Le Nationaliste était surtout le journal des plus jeunes. Et ces jeunes, des amis venus de Montréal s’étaient plu à nous les peindre, à l’heure où ils mettaient la dernière main au numéro de la semaine. Assis au petit bonheur, les uns sur une chaise boiteuse, d’autres sur une pile de vieux journaux, ils rédigeaient les « Échos et commentaires ». C’était l’heure favorite, l’heure de la libération. Quelle fête, quel tournoi d’esprit ! Les bons mots, les trouvailles impayables fusaient dans la cave noire, comme autant d’étincelles. On eût dit, trouant, striant l’obscurité, une danse de lucioles, ou ce qui serait plus juste, de guêpes endiablées !
Dans le volume de ses Mémoires, le seul publié aux Éditions du Zodiaque, Armand LaVergne a consacré quelques lignes à ces rencontres dans la cave de la rue Saint-Vincent. LaVergne, alors député libéral de Montmagny au parlement d’Ottawa, n’en était pas moins le courriériste parlementaire du Nationaliste, sous le pseudonyme assez transparent de Montjorge.
Il est bon de dire que, grâce à la plume d’Asselin, à la collaboration de Jules Fournier et de quelques autres, Le Nationaliste constituait, chaque semaine, quand il paraissait, et cela suivant le témoignage désintéressé, paru dans la Revue des Deux Mondes, du professeur Louis Gillet : « un petit événement littéraire ». On se l’arrachait.
Les courriers parlementaires de Montjorge même étaient invariablement traduits et commentés par toute la grande presse anglaise des deux partis.
Le journal d’Asselin gîtait en ce temps-là dans une cave, ou presque, de la rue Saint-Vincent. J’y arrivais ordinairement le vendredi soir pour travailler avec le patron. Ses bons mots constituaient mes émoluments, ce qui lui permettait, bon prince, de les doubler quand il le voulait ; avec en plus un robinet qui, au dire d’Asselin, donnait indifféremment « de l’eau ou du lait ». La couleur y était dans tous les cas.
Le matin, vers les quatre heures, la conscience en paix, avec la satisfaction du devoir accompli, Asselin, grand seigneur, nous payait une fève au lard dans un boui-boui de la côte Saint-Lambert, et je reprenais allègrement le chemin de fer pour Québec ou Montmagny.
Comme nous nous aimions et combien nous étions unis ! Pour moi ces jours sont gravés trop profondément dans mon cœur, rien ne pourra en effacer le souvenir.
Nous n’avions que notre jeunesse et c’est généreusement, avec joie, que nous la prodiguions au service de la patrie.
(Trente ans de vie nationale, 123-124)
Fervent lecteur du Nationaliste, au temps de Valleyfield, je connaissais pourtant peu Asselin avant mon arrivée à Montréal, ai-je dit tout à l’heure. Je savais d’ailleurs qu’entré au Devoir en 1910, l’intempérant polémiste en était sorti assez promptement, après avoir attiré au journal une volée de poursuites judiciaires pour libelle. Puis, avec Fournier, lui aussi en rupture avec Le Devoir, il avait fondé un autre hebdomadaire : L’Action. La guerre de 1914 était venue qui avait brouillé Asselin avec ses anciens amis nationalistes. En effet, un jour, on apprit que le farouche antiimpérialiste venait de s’enrôler dans l’armée canadienne. Oh ! sans doute, il prétendait bien ne pas s’en aller au service de l’Empire britannique. Dans sa brochure : Pourquoi je m’enrôle, il s’en explique avec un peu d’embarras. Il se défend de faire le jeu des politiciens impérialistes au Canada, et pas davantage celui des bonne-ententistes. Son geste, il le sait et il le dit, ne changera rien au fanatisme alors déchaîné des Anglo-Canadiens. S’il s’enrôle, c’est pour se porter au secours de la France, terre, mère nourricière de la civilisation française, la nôtre, gravement menacée. Noble excuse ; mais elle venait à l’encontre de tout le passé de ce nationaliste d’hier ; elle contrecarrait la résistance de ses compatriotes aux menées des bellicistes. L’enrôlé pouvait-il ne pas s’aliéner l’opinion, cacher le geste trop évident d’une pirouette ? Je l’avoue, ces divers événements m’avaient passablement désenchanté de mon ancienne idole. Asselin allait pourtant revenir de la guerre, paré d’une nouvelle auréole : l’auréole du converti. Là-bas, en lisant, entre autres, un petit livre de Hugh Benson, il avait retrouvé la foi ; il s’était remis à la pratique religieuse. Rentré au pays, à qui, à quoi, à quelle besogne se vouerait-il ? Sa conversion avait-elle assagi le frondeur ? Ses amis se le demandaient avec autant d’inquiétude que d’espoir. Asselin songea d’abord à la fondation d’un nouvel hebdomadaire, qui se fût appelé le Garde-fou. Projet mort-né. Un bon matin, l’on apprit que le journaliste s’était laissé tenter par une maison d’affaires de courtiers en finance, la maison Versailles-Vidricaire-Boulais. La firme était devenue un symbole, une tentative d’émancipation en un domaine où, en ce temps-là, les Canadiens français comptaient à peine. Asselin y rédigerait un petit journal de propagande : La Rente. La feuille publicitaire devint une sorte de conseiller en matière de placements ; mais surtout Asselin y prêcha aux siens l’émancipation économique. Malheureusement ce petit homme, aux yeux noirs si vifs quoique un peu douloureux, au teint bilieux, au nez légèrement retroussé, la lèvre supérieure relevée en une moue dédaigneuse, n’était pas, on l’a vu, l’esprit le plus équilibré du monde. C’était un grand passionné : sa force, mais aussi sa faiblesse. Volontiers donnait-il dans les excès, les écarts de jugement. Certains jours, son imagination fonctionnait, eût-on dit, comme un verre grossissant. Une peccadille, un écart de plume ou de parole de l’adversaire ou même des amis prenaient à ses yeux la forme d’abominations. Il s’emportait pour ces vétilles, se jetait en des polémiques hargneuses, interminables. Quand il disait : « Je vais prendre ma hart », on savait ce que la hart autant que la plume allaient écrire. Je ne jurerais point que fouailler une victime ne le passionnât. De même le voyait-on se méprendre, se leurrer sur les hommes, les événements, se fourvoyer en d’inconcevables aventures. Seul, par exemple, un Asselin, qui avait broyé les cors de tant de gens, inconnu, au reste, de la masse, pouvait se lancer éperdument, à Montréal, dans une campagne municipale où son rival, homme puissant, devait l’écraser. Il n’y avait que lui encore, parfait étranger dans le comté de Terrebonne, pour s’en aller affronter, dans sa citadelle, un adversaire aussi invincible que Jean Prévost. Autre aventure électorale d’où le candidat revint avec une veste moins que faite sur mesure. Devenu président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Asselin entreprit courageusement de la réformer. Il en chassa une clique de vieux politiciens et restitua à l’institution son rôle de société nationale. Hélas, il arriva qu’une parole de l’archevêque de Montréal, Mgr Bruchési, n’eut pas l’heur de plaire au nouveau président. Le voilà parti en guerre contre l’Archevêque. Mais il se trouvait que l’Archevêque était bel et bien l’aumônier général de la Société Saint-Jean-Baptiste. Pressions, objurgations des collègues ou des amis ne purent avoir raison du terrible polémiste, véritable volcan en mal d’éruption. La Société n’eut que le choix d’expulser son président.
Brouillon par tempérament, capitaine Fracasse plus souvent qu’à ses heures, le pauvre Asselin ne fit pas longue vie à La Rente. À Joseph Versailles qui s’était flatté de l’acquisition de sa recrue, Georges Pelletier avait répondu : « Le poulain est bon ; le tout est de l’atteler. » Versailles ne réussit pas à l’atteler. S’il avait pu lui passer au cou le collier, il n’avait pu lui imposer les rênes. Force fut à Versailles de congédier son homme, sous peine de se voir mis à la porte de sa propre maison, et par nul autre que son employé. Un jour le public, au comble de l’étonnement, apprit qu’Olivar Asselin devenait directeur du journal libéral, Le Canada. Qu’allait faire le janissaire indompté en cette galère des sultans de la politique ? Et chacun de se demander combien de temps le loup porterait le collier du chien ? Un soir, — j’habitais alors au no 2098 de la rue Saint-Hubert, — Asselin m’arrivait affairé, le front soucieux, une lourde serviette sous le bras. En lui, je pus le constater dès les premiers mots, le frondeur restait bien vivant. Il venait m’annoncer son entrée au Canada, au poste de directeur. Et déjà il conspirait, ou du moins préparait ses batteries contre ses nouveaux maîtres. À la rédaction du journal, il avait résolu de s’adjoindre des hommes de prestige et de toute sécurité ; et il me nomma : Victor Barbeau, Esdras Minville, et je ne sais plus quel autre. « Voyez-vous, me confiait-il, un journal quotidien, c’est une puissance. D’ici les élections, rien à faire. Mais après les élections, le journal pourrait servir à lancer une grande politique nationale dans le Québec. Seulement — il y avait un seulement — il fallait prévoir tout de suite les réactions des “boss” et se mettre à couvert. Moi seul, disait Asselin, rien de plus facile que de me mettre à la porte ; si nous étions toute une équipe, l’opération serait moins aisée. » Il me priait donc de voir Barbeau, Minville et l’autre, et de les induire, coûte que coûte, à entrer avec lui au Canada. La démarche, je l’avoue, ne me tentait guère. Je ne le cachai point à Asselin. Je lui dis même la surprise, la peine que me causait sa nouvelle aventure.
— Ainsi, lui fis-je observer avec un demi-sourire, vous serez le dragon enchaîné ?
Nous étions en 1930 ou 1931, je crois. La grande crise du chômage sévissait à plein. La jeunesse battait la semelle, cherchait un homme, un sauveur. Je me permis d’ajouter :
— Mais, M. Asselin, c’est dans un autre rôle, vous le savez bien, que la jeunesse, vos amis souhaiteraient vous voir. La grande, la noble image que nous avons conservée de vous, c’est celle de l’ancien directeur du Nationaliste, l’image du héros de la cave de la rue Saint-Vincent.
— Oh ! me répondit-il, du ton le plus désabusé, avec un haussement d’épaules significatif, je suis trop vieux pour reprendre le rôle du héros…
Je lui posai alors cette autre question :
— Mais, pour la réalisation de votre grande politique nationale, sur qui comptez-vous ? Sur la vieille génération libérale ?
— Oh non ! elle est trop pourrie !
— Sur la jeune alors ?
— Elle est encore plus pourrie !
Sur ce, il se leva pour prendre congé. Sur le pas de la porte, il me laissa ce dernier mot, avec aux lèvres son pli amer :
— Oh ! vous savez, je ne me sens pas plus d’enthousiasme qu’il ne faut.
Il entra au Canada. Vinrent les élections au parlement provincial. Le nouveau directeur du Canada fit la campagne électorale de 1931. Il la fit avec passion, avec violence, sans scrupules. C’était au temps où, dans la région de Montréal à tout le moins, l’on faisait la lutte électorale sur le dos de ce pauvre Allan Bray, membre du Comité exécutif de la métropole, et pour le prétendu vol de deux « balancines » à la ville. Asselin, toujours victime de son verre grossissant, monta en épingle l’insignifiante affaire. Il en fit un vol de grand chemin, un des pires exploits du gangstérisme. Son ami Antonio Perrault me fera alors cette confidence : « Je ne le croyais pas capable d’une telle malhonnêteté intellectuelle. » Victor Barbeau allait quitter ou avait déjà quitté Le Canada. Minville, qui avait connu Asselin à La Rente, avait refusé de le suivre au journal libéral. Il m’écrivait le 28 janvier 1931 : « Notre ami Asselin verse dans la démagogie de la pire sorte, bien pire que celle qu’il reproche à Houde et Cie. » Là encore, le frondeur Asselin ne put se rentrer les griffes contre ses propres patrons. Il se servit parfois du journal pour leur faire la leçon, étriller à coups de trique les grands fonctionnaires. Un autre jour, il m’arriva au no 847 est, de la rue Sherbrooke, où j’habitais en ce temps-là, et, cette fois, pour m’annoncer, en grand secret, sa sortie prochaine du Canada et la fondation d’un nouveau journal, encore un quotidien, mais qu’il voulait indépendant et de haute tenue intellectuelle. Le journal s’appellerait L’Ordre. Asselin manifestait la joie d’un prisonnier qu’on libère. Autour de lui il allait grouper une jeune équipe de toute première valeur. Il tenait son affaire ; il en était exalté. Le 10 mars 1934, L’Ordre parut. Journal brillant, rédigé par une équipe d’opinions assez bigarrées, mais d’une fort belle tenue. Là encore, le cher Asselin gâterait son affaire, et pour des bagatelles que son imagination déformante allait démesurément grossir. Ainsi, pour je ne sais plus quelle phrase suspecte dénichée dans le Messager du Sacré-Cœur, il ouvrit le feu sur les Jésuites. Et je ne sais plus en combien d’éditoriaux il ressassa l’affaire. Il commit quelques autres indiscrétions qui lui valurent un monitum public du cardinal Villeneuve. L’Ordre, déjà mal en point en ses finances, cessa de paraître quelque temps après. Au journal quotidien, Asselin substitua un hebdomadaire : La Renaissance. La Renaissance, en dépit de son nom, ne connut pas longue vie. Hélas, Asselin allait finir sa carrière où il l’avait commencée : dans le rôle d’un fonctionnaire du gouvernement de Québec.
Ce frondeur incorrigible avait pourtant un cœur d’or. En même temps que, d’une plume impitoyable, il menait ses violentes polémiques, il trouvait le moyen de s’occuper d’une œuvre d’insigne charité, œuvre de miséricorde éminemment méritoire : l’œuvre des clochards du bas de la ville, aux environs du port. Un nommé David qui avait fondé cette œuvre la lui jetait un jour sur les bras. Asselin l’accepta et on le vit s’y donner avec sa fougue coutumière. Sur son invite, l’abbé Philippe Perrier s’en constitua l’aumônier. À eux deux, ces hommes allaient brasser de la besogne. L’œuvre consistait à réunir ces malheureux sur place, dans les entrepôts ou magasins déserts non loués, à leur fournir logis et nourriture, ainsi que le service religieux. Asselin se voua à la tâche avec le zèle, l’âme d’une Petite Sœur des pauvres. Il lui consacra tous ses loisirs. Un jour qu’il passait au presbytère de l’abbé Perrier, je le vois encore me parler avec émotion, avec chaleur, de ses chers protégés, les loqueteux de la rue Saint-Paul et des environs de Notre-Dame-de-Bon-Secours. Et comme chez lui le gavroche remontait facilement à la surface, il sortit de sa poche une feuille de papier pour me montrer au centre une large tache d’un jaune suspect :
— Vous ne savez pas ce que c’est ? me dit-il. Pour moi, c’est une relique, la relique de l’un de mes chers vieux. Pendant que j’écrivais à l’étage inférieur, le vieux X… a laissé tomber ces gouttelettes de pipi sur mon papier !
Ceci me rappelle quelques autres des bonnes blagues d’Asselin que j’insère ici, simplement parce qu’elles me reviennent à l’instant même en mémoire. Un soir, il nous avait réunis au Cercle universitaire, une soixantaine d’amis. Nous étions conviés à une réception offerte à un nommé Victor Forbin, journaliste, grand voyageur et romancier quelconque par surcroît, rencontré à Paris par Asselin. Le nommé Forbin tardait à paraître. Il venait de New York. Quelque accident de chemin de fer l’avait retenu en route. On se mit à table quand même. Asselin présidait. En verve comme en ses plus beaux jours, il se levait et s’abandonnait aux plus folles improvisations. Il fallait l’entendre faisant mine de s’exercer à son discours de bienvenue : « M. Forbin, si vous étiez ici… M. Forbin, que n’êtes-vous là !… Mais vous n’êtes pas là !… » Et l’on imagine un peu la suite. Enfin, tard dans la soirée, M. Forbin nous arriva. Nous n’étions à jeun ni de plats ni de discours. La gaieté générale avait atteint les hauts degrés de l’atmosphère des banquets. Des salves d’applaudissements, des ovations prolongées saluent l’hôte si longtemps attendu. Puis, les premières salutations faites, Asselin s’esquive. Quelques minutes plus tard, il nous revient dûment costumé en chef indien. Culottes, veston de cuir frangés et peinturlurés, mocassins, crête de plumes, rien ne lui manque. Et tout aussitôt le Sagamos de dérouler, en phrases solennelles, avec des gestes pompeux, l’œil en feu, une mimique endiablée, un discours de bienvenue, en prétendue langue indienne qu’il assure être de l’iroquois académique. À coup sûr, les grands chefs des cantons, Garakontié, Teganissoren, n’eussent pas fait mieux. On se figure la tête de M. Forbin. Il ne sait s’il doit rire, s’il doit se fâcher. Par bonheur, plutôt bonhomme, et le premier moment de surprise passé, il a le bon esprit de s’amuser de la plaisanterie.
Asselin se livrait parfois à des sautes de tempérament ou à des gamineries moins amènes. Un soir, à je ne sais plus quel banquet, je l’avais pour voisin. Nous étions engagés tous deux dans une conversation assez serrée. En face de nous mangeait l’abbé Olivier Maurault qui, jeune, avait la voix et la figure légèrement féminines. L’abbé ne cessait de nous interpeller comme s’il eût voulu se mêler à notre conversation. Longtemps inattentif aux propos du convive d’en face, Asselin, agacé, se penche tout à coup vers lui et, la main en porte-voix autour de l’oreille, lui lance à travers la table : « Vous dites, Madame ? » Le trait était cruel. M. Maurault fit la meilleure contenance possible.
Mais je reviens à l’apôtre des clochards. Il ne s’accorda de repos qu’il n’eût assis son œuvre de charité sur des bases solides. Avec l’aide d’autres collaborateurs entraînés par son magnifique exemple, l’œuvre d’Asselin, œuvre errante à travers magasins et entrepôts déserts, finit par se loger dans ce qui est devenu l’Hôpital de la Merci.
Singulier homme tout de même qu’un jour j’irais revoir, pour la dernière fois, dans son cercueil, enseveli dans le costume d’un petit Frère de Saint-Jean-de-Dieu !
La parenthèse a été assez longue. Revenons à notre histoire, c’est-à-dire à l’intervention d’Olivar Asselin dans la querelle de L’Appel de la Race. Je l’ai dit sinon redit plus haut : à cette époque, je connaissais peu le personnage. Je l’avais plutôt croisé que rencontré en quelques réunions d’amis. En 1921, il avait collaboré à notre enquête sur « Le problème économique », dont j’avais pris l’initiative. Il avait dû se trouver à notre réunion préparatoire. Comment en vint-il à s’intéresser à mon cas ? J’ai su, par mon ami Perrault, cela aussi je l’ai rappelé plus haut, que mon article du 24 juin 1920, dans Le Devoir : « Méditation patriotique », avait fortement impressionné Asselin. De ce jour, il m’aurait suivi, lu assidûment. Il m’écrivait, en effet, le 26 juillet 1920, à propos de l’un de mes ouvrages que je lui avais envoyé, Lendemains de conquête, à ce que je crois, ce mot déjà fort aimable :
Une absence de quelques semaines, puis un excès de travail, m’ont empêché d’accuser réception plus tôt de l’ouvrage que vous avez eu l’amabilité de m’envoyer. Je cesse temporairement de collaborer à la R.M. [Revue moderne], corvée que je n’avais acceptée que par gratitude personnelle envers le Dr & Madame Huguenin ; mais j’y reviendrai à l’automne pour dire tout le bien que je pense de vous. Je vous dois cela, c’est entendu, mais je me le dois encore davantage ; je ne voudrais pas qu’on me crût capable d’ignorer de propos délibéré urne œuvre comme la vôtre…
Son intervention dans la controverse de 1922-1923 s’expliquerait-elle par ses seuls instincts de polémiste, l’irrésistible envie d’entrer en lice quand de part et d’autre l’on ferraillait avec un si bel entrain ? Il se peut. Mais Asselin céderait aussi à une invitation précise : elle lui était venue de notre groupe d’étudiants d’Action française à l’Université de Montréal. Après cinq mois de controverse, public et jeunesse ne savaient plus où se retrouver dans cette mêlée confuse où les critiques acerbes, rageuses, le cédaient à peine aux éloges excessifs. Il fut donc décidé d’en appeler à l’opinion d’un homme reconnu pour son indépendance d’esprit, son franc-parler. On le pria de dire son sentiment dans une conférence publique. Antonio Perrault écrivait, à ce propos, dans L’Action française (IX : 80) :
Il convenait de faire… une étude complète de l’œuvre attaquée. M. Olivar Asselin se chargeant de ce travail, le public était assuré d’avance que ce remarquable écrivain apporterait dans cette critique la liberté d’esprit, la netteté de vues, la clarté et la franchise d’expression dont il ne s’est jamais départi depuis plus de vingt ans qu’il s’intéresse à la cause française au Canada.
Asselin accepta l’invitation des étudiants. Il me fit mander un exemplaire de mes divers ouvrages et il s’en fut à la Trappe d’Oka, s’enfermer pour une huitaine. La conférence a été fixée au 15 février 1923. Ce soir-là, plus de 1,000 personnes envahissent la salle Saint-Sulpice. Antonio Perrault préside. L’orchestre des étudiants s’est chargée de la partie musicale. Au nom de ses camarades, les étudiants de l’Action française, Jean Bruchési, e.e.d., présente le conférencier. Il le fait en termes non dénués d’humour :
Les étudiants sont des enfants terribles. Ils troublent la paix des assemblées politiques, détériorent les monuments de nos grands hommes, manquent de respect au « préfet des vigiles » et à ses subalternes ; mais, gardez votre sang-froid : ils fondent des cercles d’études, bien plus des cercles « d’Action française », et pour combler la mesure, ils organisent des conférences publiques où la paix n’est nullement troublée, où ne circule aucun gendarme municipal, et où, ce qui est superbe, la population intelligente est heureuse de venir puiser comme à une source de vie intellectuelle.
Asselin a partagé sa conférence en trois parties. Dans la première, il exécute assez durement les critiques de L’Appel de la Race : MM. du Roure, de Montigny, l’abbé Roy, Valdombre. M. du Roure, c’est le professeur de France, pour qui « l’essentiel à ses yeux n’est pas tant de conserver à trois millions de Canadiens le droit de parler le français, que d’enseigner la langue et la littérature françaises à une cinquantaine de jeunes gentlemen et de jeunes misses qui aimeront ensuite la France par-dessus nos têtes, avec un beau mépris pour les pea-soups d’Ontario ». M. de Montigny, c’est le monsieur d’Ottawa qui vit « dans un milieu où, à quelques honorables exceptions près, les gens instruits — ou censés l’être — sont français à la première génération, un peu moins français à la deuxième et pas du tout à la troisième ». Quant à l’abbé Camille Roy, « il est de la génération d’éducateurs québecquois qui naguère encore marquaient les fastes de l’Université Laval aux visites des princes du sang à la ferme de Saint-Joachim ». Valdombre, « ce garçon de génie — car il en a — s’“attrapera” lui-même un jour ou l’autre ». Le terrain ainsi déblayé, le conférencier prend la défense de L’Appel de la Race, en même temps qu’il en fait la critique. Il tient pour très vraisemblables les données du drame : conflit entre le devoir domestique et le devoir social. Non moins vraisemblables la conversion de Lantagnac, les thèses du Père Fabien. L’erreur capitale du roman, d’après le conférencier, serait la subordination de cette tragédie familiale au débat scolaire ontarien, c’est-à-dire à un débat parlementaire. L’Appel de la Race est par trop « l’apologie du discours, seule forme d’action que nous ayons su pratiquer jusqu’ici ». Sur la forme ou le style du roman, Asselin fait cette réponse aux critiques :
L’incorrection trop fréquente de la langue… laisse intacte la beauté d’un grand nombre de pages, pleinement satisfaisantes pour le cœur et l’esprit, dignes de figurer dans une anthologie de la prose française.
Le romancier, ai-je besoin de l’avouer ? n’en demandait pas tant. Pas plus, du reste, que l’historien en l’étude que le conférencier allait ensuite entreprendre de son œuvre. Ici encore, Asselin débute par la part de la critique : critique généreuse, débonnaire que la sienne. Ce qu’il entend surtout démontrer, c’est en quoi cette œuvre « diffère de celle de nos autres historiens et par où elle leur est supérieure ». Le premier de nos historiens, l’abbé Groulx, aurait démontré « l’absurdité de la thèse historique » qui a fait de 1760, pour le Canada français, « un événement providentiel au sens de bienfaisant ». « L’histoire du professeur de Montréal s’étaie sur une documentation abondante, et à notre sens, inattaquable. » En ses observations sur ce point, M. Gustave Lanctot aurait exagéré « trop malin pour y attacher [à sa critique] une valeur quelconque ». Suit alors un parallèle entre Chapais historien et l’abbé Groulx historien. Chemin faisant Asselin n’attache pas beaucoup d’importance aux Rapaillages :
Il y a de très belles pages dans le recueil, ne fût-ce que Le Dernier voyage, d’une observation tout à fait juste et d’une émotion poignante. Je ne crois pas que la louange doive aller plus loin.
Pour le conférencier, « sa plus belle littérature régionaliste, l’abbé Groulx l’a produite au fil de la plume, tout naturellement, quand son travail d’historien le mettait en contact avec le tréfonds de l’âme nationale ». Pour le conférencier encore, « avec la clairvoyance, la qualité maîtresse de l’œuvre historique de l’abbé Groulx, c’est la vie ». Ce serait aussi « sa clarté et sa concision dans le maniement des faits, son aisance dans l’expression des idées générales ». Asselin terminait par un jugement d’ensemble qu’avant ou après mes conférences, en guise de présentation ou de remerciement, on m’a tant de fois servi et resservi qu’on me dispensera de le répéter ici : jugement, au surplus qui, de la part d’Asselin, m’a toujours paru inspiré par une secrète et trop bienveillante amitié. De cette courageuse intervention, l’ai-je suffisamment remercié ? Je crois qu’il n’en était pas très assuré. Sur un exemplaire de sa conférence mise en brochure par l’Action française, il m’écrivait cette dédicace :
À Monsr l’abbé Groulx, avec les respectueux hommages d’un critique d’occasion qui, encore aujourd’hui, n’est pas sûr de lui avoir fait grand plaisir, mais qui n’en a pas moins voulu exprimer dans ce travail son admiration pour son talent, son courage moral et sa parfaite probité.
31/8/23.Ol. Asselin
Un peu gêné par les compliments du conférencier et par la violence de quelques-unes de ses attaques, en particulier contre Bourassa qui, en ce temps-là, n’avait pas encore rompu avec ses amis, peut-être n’aurai-je remercié ce pauvre Asselin qu’avec trop de réserve. C’est qu’il tenait singulièrement à sa brochure. En fait, son œuvre de journaliste n’ayant jamais été réunie, si ce n’est quelques brochurettes d’occasion, sa brochure sur L’Œuvre de l’abbé Groulx contient, à vrai dire, la seule étude d’envergure que ce maître de la prose, chez nous, nous ait laissée. Il tenait si fort à cet essai de critique littéraire qu’en 1929, il le faisait réimprimer en France, avec, en frontispice, son portrait par Henri Martin. Le tirage fixé à 423 exemplaires se répartissait ainsi : 8 sur japon impérial, 15 sur vélin pur fil des anciennes manufactures royales de Vidalon, 400 sur vergé Montgolfier d’Annonay. L’auteur m’adressait le no 5 sur japon impérial avec cette dédicace :
À M. l’abbé Groulx,
en témoignage d’admiration
et, qui plus est, d’estime.
Olivar Asselin
Montréal, 20 novembre 1930.
La soirée du 15 février 1923 avait été, selon L’Action française, « l’un des événements littéraires » de l’année. La conférence d’Asselin ne mit pas fin tout à fait à la querelle de L’Appel de la Race. Elle l’amortit singulièrement. Le polémiste n’avait dirimé que superficiellement les questions litigieuses. Mais telle était son autorité et telle la crainte qu’il inspirait à ses adversaires qu’on n’osa guère s’y frotter. Les armes tombèrent de presque toutes les mains. Quelques rares fusées tout au plus illumineront de-ci de-là le champ de bataille devenu désert.
Au presbytère du Saint-Enfant-Jésus, en 1920 et 1921
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- Notes de l’éditeur