Mes mémoires (Groulx), tome II/vol. 3/À la direction de L’Action française (1920-1928)
À LA DIRECTION DE
L’ACTION FRANÇAISE (1920-1928)[NdÉ 1]
Je ne commence pas sans quelque malaise ce troisième volume de mes Mémoires. J’aurai à y raconter l’une des périodes les plus actives de ma vie, sinon la plus active. Ce sera celle aussi où j’aurai vécu dans la plus constante inquiétude. À la direction de L’Action française, étais-je bien dans mon rôle ? Ce rôle, pouvait-il être celui d’un prêtre ? Et puisque ce rôle, je l’ai accepté, n’en dois-je éprouver aujourd’hui nul grave et profond remords ? Aurai-je pendant huit ans perdu ma peine et ma vie ? Cette période de l’Action française a-t-elle mérité d’être racontée ? A-t-elle tenu si large place dans la vie de notre peuple ? Pour répondre à ces questions, il me faut revenir quelque peu en arrière, exposer brièvement les origines et les fins de l’Action française et de tout son mouvement et en quelles conditions et circonstances, j’ai dû un jour en assumer, un peu malgré moi, la direction.
Origine — Historique de l’Action française
Je ne me suis pas trouvé au début du mouvement. Il date d’avant mon arrivée à Montréal. Dans une brochurette de 24 pages, Consignes de demain, éditée en 1921 par la Bibliothèque de l’Action française, Pierre Homier, pseudonyme du Père Joseph-Papin Archambault, s.j., a raconté l’origine de l’œuvre. Elle s’appela d’abord la Ligue des droits du français. Elle était née le 11 mars 1913, dans le bureau du Dr Joseph Gauvreau. De là, le siège social devait se transporter dans un petit réduit situé au rez-de-chaussée du Monument National (Montréal), sous le grand escalier qui conduit au premier étage. La Ligue naissait donc pauvre, comme toutes les œuvres qui ont l’habitude de faire leur trouée dans la vie. Elle serait le « pauvre sous l’escalier ». Les animateurs en sont alors les deux principaux fondateurs : le Père Papin Archambault et le Dr Gauvreau. À eux se sont déjà joints ou viendront bientôt se joindre : Omer Héroux, du Devoir, Anatole Vanier, avocat, Léon Lorrain et le Père Guillaume Charlebois, o.m.i., provincial de sa communauté. La Ligue s’est assigné pour fin : rendre à la langue française, dans les différents domaines où s’exerce l’activité des Canadiens français, et particulièrement dans le commerce et l’industrie, la place à laquelle elle a droit. La Ligue mène sa campagne d’éducation, au moyen de petites brochures, tracts ou feuilles volantes, listes d’expressions techniques en langue française répandues dans le public. Elle fait surtout ce que j’appellerais la « petite guerre » au mépris du français par les gouvernements, les commerces, les industries, les compagnies d’utilité publique, les professions, ceux et celles-là mêmes qui relèvent de Canadiens français. En ce réduit du Monument National vont bientôt naître deux autres moyens d’action de la Ligue : l’Almanach de la Langue française, destiné à la masse populaire, et une petite revue destinée à en devenir le principal organe : L’Action française. Celle-ci paraît, pour la première fois, en janvier 1917 ; elle étale en manchette un article d’Édouard Montpetit : « Vers la supériorité ». C’est alors en mars 1917, qu’on m’invite à prendre siège parmi les directeurs de la Ligue. Premier pas sur la pente. J’y remplace Léon Lorrain qui a dû quitter. Mes cours d’histoire à l’Université ont attiré l’attention de mes futurs collègues. Je venais, du reste, d’inaugurer ma collaboration à la revue par l’article de tête de sa deuxième livraison, celle de février : « Une action intellectuelle ». Mais comment étais-je venu à la Ligue et à sa revue ? À notre dixième anniversaire, le Père Papin Archambault répondait ainsi à la question : « La revue avait été fondée en janvier 1917. Dès mars, un nouveau directeur prenait rang parmi nous. Cette date mérite d’être retenue, car la Providence nous amenait alors celui qui devait plus tard recueillir la succession de M. Héroux, puis devenir le vrai chef de notre Ligue, son théoricien et son animateur… Comment sommes-nous allés à lui ? Comment est-il venu à nous ? La chose est toujours demeurée quelque peu mystérieuse, tant elle fut soudaine et facile. Sa place était évidemment parmi nous. Il l’occupa la première fois comme s’il y avait été installé dès l’origine. Il était de notre Ligue avant même d’y entrer » (L’Action française, XVI : 344).
Comment suis-je devenu directeur
de L’Action française ?
Mais une autre question se pose : comment suis-je devenu directeur de L’Action française ? Je l’ai noté plus haut : mes collègues de la Ligue, consciemment ou non, m’en ont peu à peu conféré le rôle. Ma collaboration à la revue est tout de suite passablement assidue. On me confie l’annonce de la première enquête : mode, méthode d’étude des principaux problèmes de notre vie française. Mes collègues ne tardent pas à pousser leur pointe. La petite revue a tôt fait d’acquérir de la notoriété. Elle compte déjà dans l’opinion. Très pris par sa besogne au Devoir, M. Héroux, directeur au moins en fait, regrette de ne pouvoir donner à L’Action française toute l’attention et tout le temps que, de plus en plus, elle requiert. L’Action française paraissait le plus irrégulièrement du monde, ce qui est bien, pour une revue, la pire formule de survivance. L’on souhaite donc une direction plus ferme, plus constante ; l’on sent le besoin d’une doctrine plus nette, plus élargie, plus cohérente. Tout cela — je l’ai rappelé dans le volume précédent de ces Mémoires — le Dr Gauvreau, avec sa brusque franchise, me le jette au visage lors d’un dîner que m’offrent mes amis avant mon départ pour l’Europe, en 1921. Le bon docteur, chargé de me souhaiter bon voyage, tient entre autres ces propos qu’on n’aura pas oubliés :
Il fallait exposer largement notre doctrine… L’éminent service rendu par l’abbé Groulx à la Ligue d’Action française, c’est d’avoir dégagé notre doctrine de sa gangue… et de la mettre au rang des flambeaux qui ne s’éteignent pas.
On me pardonnera de reproduire ces mots très grandiloquents. Fait d’importance dans l’histoire de l’Action française.
Donc, à l’une des réunions du conseil de la Ligue, l’on m’apprend que j’ai été bel et bien nommé directeur de la revue. Je me cabre de tout mon haut. Certes, je ne le cacherai pas, l’œuvre me plaît grandement. En 1920, en ces lendemains de guerre où tout un ordre est à faire ou à refaire, elle me paraît non seulement opportune, mais nécessaire. Avec les collaborateurs qui se groupent autour d’elle, j’entrevois les rapides et considérables développements qu’elle pourrait prendre. Elle ne fait double emploi avec nulle autre. Elle complète, épaule les journaux indépendants tels que Le Devoir, Le Droit. À l’article forcément bref, éphémère, du journal, toujours à la remorque de l’actualité, elle pouvait ajouter l’article-dissertation, l’étude approfondie. Pour orienter les sociétés nationales, les hommes d’action, de tous côtés, on requérait une école de pensée, une doctrine. D’autre part, j’ai pris goût également à mon métier d’historien. En toute vérité il me passionne. L’Université de Montréal, enfin mise sur pied, m’a permis d’intégrer mon enseignement dans une Faculté des lettres plus consistante. Je n’ai plus seulement des auditeurs à des cours publics ; j’ai des étudiants à des cours fermés. Pour cela même, ma tâche d’écrivain d’histoire et de professeur se révèle de plus en plus à mes yeux, chaque jour, accaparante, absorbante. L’historien qui respecte son métier, ai-je toujours pensé, peut-il, en toute sécurité de conscience, faire autre chose que de l’histoire ? Mon enseignement, au surplus, prend à mes yeux, la gravité d’un devoir d’état, celui que mes supérieurs ecclésiastiques m’ont spécifiquement assigné. En ce cas, puis-je y mêler une besogne qui, tout importante qu’elle paraisse, risque de compromettre le premier de mes devoirs, devoir où hélas ! d’enthousiastes amis m’attribuent volontiers une « mission providentielle » ? Des scrupules non moins graves m’inquiétaient. L’Action française est déjà et veut être une revue d’avant-garde, sinon même de combat. Elle réclame pour sien l’entier domaine de la vie française au Canada et même en Amérique. De son champ de vision, elle n’exclut ni le problème économique, ni le social, ni même le problème politique. Sur ces terrains délicats, dangereux, comment échapper aux polémiques ? Et la polémique, comment la concilier avec la sérénité professionnelle de l’historien ? Prêtre par surcroît, je me vois mal en cette atmosphère de bataille, m’escrimant au surplus pour des objectifs plus temporels que spirituels, quelle qu’en soit la dignité. Un moment, pour me dérober aux instances de mes amis, je crois avoir trouvé l’objection décisive : me retrancher derrière un article de droit canonique qui veut que nul prêtre n’assume la direction d’une revue sans l’autorisation de son Ordinaire.
— Je n’accepterai rien, dis-je à mes amis, que mon Archevêque ne m’y ait autorisé. Et cette autorisation, je ne me charge point de l’aller chercher.
Mgr Bruchési, homme prudent, ne saurait jeter un de ses prêtres, j’en suis persuadé, en un poste aussi périlleux. Pour toute réponse, mes collègues prient l’un d’entre eux, Antonio Perrault, avocat de l’Archevêché et ami personnel de Mgr Bruchési, d’aller en conférer avec l’Ordinaire. Quelques jours plus tard, l’ami Perrault revient triomphant. L’Archevêque accorde son consentement.
— Allez voir l’Archevêque, me rapporte M. Perrault ; il attend votre visite.
Je me rends au palais épiscopal et pour m’entendre dire de la bouche de mon Archevêque :
— Acceptez. Je crois opportun qu’en ces entreprises d’action intellectuelle, de mes prêtres se mêlent aux laïcs.
Je n’ai plus qu’à m’incliner. En octobre 1920, je deviens directeur de L’Action française.
En ces derniers temps j’ai feuilleté les vingt volumes de la revue. Toute son histoire de 1917 à 1928. Je m’en vais commettre, sans doute, une grosse naïveté : mais quelle période bouillonnante ces petits in-12 ont ressuscitée en mon esprit ! Je dis « ressusciter », car il semble que, sur notre passé même, pauvres hommes que nous sommes, nous avons tous plus ou moins mâchonné les fleurs du lotus. Indéniablement, et je le dis sans exagération d’amour-propre, j’ai vu surgir devant moi une vie ardente, exaltante. L’Action française et le petit groupe d’hommes qui l’ont fondée et soutenue, n’ont pas tout dit, n’ont pas tout rénové. C’était des hommes de 1920 et non de 1956. Mais j’aimerais que l’on me fît voir, parmi toutes les tentatives de restauration française au Canada, et depuis 1760, un effort de pensée et d’action qui soit allé plus résolument aux problèmes essentiels, les ait étudiés avec un esprit aussi désintéressé, aussi aigu et courageux, et, pour en assurer la solution, ait procédé avec autant d’entrain, autant de méthode et de persévérance.
Mes collègues voulaient une doctrine où asseoir, appuyer leur action. Dès octobre 1920, autant que je le puis, j’essaie de répondre à leur attente. S’ils m’ont confié la direction de l’œuvre, je ne l’ignore point, c’est pour la façon dont j’ai paru l’envisager, façon, méthode de doctrinaire, disait-on, qui, avant toute chose, visait à étayer l’action sur une doctrine. Au lieu de l’énergie dispersée, toujours j’ai prêché la synergie, la synthèse des idées et des forces. Dès l’abord, je souhaite déprendre l’Action française des vues ou fins trop closes où l’avait enfermée la Ligue des droits du français. Qu’on se fût confiné jusqu’alors trop exclusivement à la défense de la langue, ceux-là seuls s’en étonneront qui n’auront point pris garde au nom d’abord porté par l’œuvre, nom qui en désignait les fins expresses. Il fallait élargir ces fins. Et l’on notera que ce n’est point par pure coïncidence que, le 12 avril 1921, par lettres patentes du lieutenant-gouverneur de la province de Québec, la Ligue des droits du français se muait en Ligue d’Action française. Le nom nouveau énonçait une orientation nouvelle. Le service de la langue demeure. L’épurer, l’illustrer, en revendiquer hautement les droits et privilèges reste l’une des fins. Mais l’Action française entend se souvenir aussi que la langue n’est qu’une des forces ou expressions, si importante, si élevée soit-elle, de la vie d’un peuple et que, d’ailleurs, langue, esprit et culture ne se passent point d’appuis temporels et matériels. De part et d’autre, cela aussi nous le savions, il y a échanges constants, nécessaires, et tout se résout, en définitive, et s’épaule et se fond dans une synthèse vitale. Si j’ai tenté quelque rôle, dans la vie de l’œuvre, en ces huit ou dix ans où je l’ai servie, ce fut, je crois, en me cramponnant à ce point de vue et en m’efforçant d’y ramener l’effort commun : celui des directeurs et des collaborateurs. De là devait procéder, comme de soi, comme la plante de son germe, la multiplicité des initiatives et des moyens de propagande qui, avec le temps, allaient se déployer. Mais il fallait commencer, ai-je dit, par un énoncé de doctrine. Et cette doctrine, il fallait, avant tout, la concevoir, l’articuler en saine logique, la réduire, coûte que coûte, à quelques formules prenantes, décisives. C’est par là, je le constate, que je ne tarde pas à débuter.
Me permettra-t-on pourtant d’ouvrir une parenthèse ? La part éminente faite à la langue par la Ligue pouvait être, à certains égards, parfaitement légitime et défendable. La langue, c’est, en somme, pour les Canadiens français, la caractéristique principale qui les distingue de leurs voisins ; c’est l’élément notable de leur avoir culturel, l’instrument de transmission par quoi il leur est loisible de s’abreuver à la culture de France. Les ligueurs affirmaient donc un noble souci de culture. On en pourrait dire autant de l’importance démesurée accordée par les hommes de leur temps aux dimensions sûrement trop étroites du facteur politique. Ce serait, en effet, ne rien comprendre à l’esprit politique des Canadiens français de jadis, si l’on ne tenait compte d’un fait historique long de plus de cent ans. De 1760 à 1867, ils n’ont pu concevoir leur collectivité ou nationalité comme une nation-État, possédant cette clé de voûte, cet organisme capital qu’eût été pour eux un gouvernement dont ils auraient été les maîtres. En politique, leur nationalité, c’est un parti. Papineau, La Fontaine, même Cartier ont été, à vrai dire, chefs de parti autant que chefs nationaux. Nationalité et parti se sont ainsi confondus pendant un siècle. L’historien pourrait expliquer par là la survivance entêtée de l’esprit de parti parmi les Canadiens français, et, de même, la sorte de primauté longtemps accordée par eux à l’action politique : autre perversion du problème national. Il ne faudrait pas oublier, non plus, qu’au Canada français, le chef politique depuis 1867 est rarement un chef national. Ma génération n’a guère compté sur le facteur politique, parce qu’il n’y avait pas à compter sur lui. On ne faisait que de la politique de parti. On avait presque horreur de toute politique nationale ou nationaliste. Nos politiques d’après 1867, à l’exception de Mercier, n’ont rien compris à l’Acte confédératif ni aux conséquences qu’ils en eussent pu et dû tirer. Oser parler d’État français dans le Québec, c’était la pire des hérésies politiques.
- Note de l’éditeur