Mes mémoires. Souvenirs littéraires

Revue des Deux Mondes (p. --414).

MES MÉMOIRES



SOUVENIRS LITTÉRAIRES

i


PREMIERS VERS


Cette année-là, je fus invitée à passer un mois à Provins chez ma sœur Marguerite. Il n’y a pas si longtemps que de très vieilles gens de Provins me rappelaient ce temps lointain. Ils riaient encore en se souvenant m’avoir vue, en promenade sur les routes avec la bonne de ma sœur, et ne me sachant pas observée, grimper un talus et le redescendre sur mes reins, comme font les galopins au sortir de l’école.

À Provins m’attendait un imprévisible conte bleu. Menée par ma sœur dans la « société », je ne sais comment il m’arriva d’y réciter un des poèmes que je composais alors, et, dans la même réunion, de jouer un prélude de Chopin. Ce fut un engouement tel que les gens s’arrachaient positivement la jeune artiste qui les charmait et les étonnait. La plus charmée et la plus étonnée était certainement moi-même.

Ma sœur, qui faisait des vers aussi, parfois, avait composé, pour une soirée donnée chez elle, une sorte de pièce à deux personnages et en alexandrins, où je figurais un lotus amoureux d’une étoile (l’étoile, c’était elle). Elle était vêtue de blanc, moi d’une robe chinoise de tous les bleus.

Avoir un tel succès, moi, l’ancienne enfant simple ? J’aurais voulu qu’une si belle vie durât toujours.

Cependant la griserie de Provins ne m’empêchait pas, à mon insu, je dois l’avouer, d’enregistrer mille traits de la vie provinciale, et je m’en aperçus bien des années plus tard, le moment venu d’écrire mon roman Comme tout le monde, sorti presque tout entier de ce séjour chez ma sœur.


J’avais maintenant près de dix-huit ans. Je ne démêle pas pour quelle raison je fus, ainsi que ma sœur Georgina, cette forte en thème, dirigée vers une nouvelle maison d’éducation.

Ce fut l’Institut normal catholique, rue Jacob, c’est-à-dire ce qui existe de plus intelligent dans cet ordre d’établissements. J’ai essayé d’en donner l’atmosphère dans mon roman le Pain blanc, et mes anciennes directrices ont bien voulu me dire que j’y avais réussi.

Je travaillais âprement en vue d’un examen. Un peu de mondanité vint se mettre en travers. À une messe de mariage, nous avions retrouvé « Gras à lard », un ancien camarade de jeux. Lui aussi faisait des vers. Il me communiqua ses essais, je lui communiquai quelques-uns des miens.

Peu démonstratif, sérieux, concentré, ce grand et mince garçon me faisait un peu froid ; mais c’était quand même gentil de trouver quelqu’un avec qui parler poésie. Il m’était agréable de le voir, sans plus.

Ses parents, le comte et la comtesse de B…, donnaient dans leur salon des soirées de comédie. Il me fut demandé d’y jouer dans l’Ingénue de Meilhac et Halévy. Répétitions, mise en scène, c’était beaucoup d’amusement, tout à coup.

L’Ingénue fut un très grand succès. Je me sentais parfaitement à l’aise dans mon rôle, et assez surprise de l’être, car je n’avais pas encore vaincu ma timidité maladive.


Je me souviens d’une arrivée au manoir de Vasouÿ, près de Honfleur, propriété qui succédait au Breuil où s’était écoulée ma seconde enfance. Fut-ce la première arrivée ? Il se peut que je confonde quelquefois les dates. Tout cela est déjà si loin !

Je venais d’être reçue à mon examen. Pour le passer, j’étais restée seule à Paris avec mon père et l’une de mes sœurs, pendant quelques jours.

L’allée qui conduisait à la maison tournait dans la verdure épaisse. On passait pour la prendre par cette belle barrière toujours là, connue depuis l’enfance, et qui représentait pour nous, étant petites, une barrière de conte de fées.

Un pigeonnier ancien contenant mille cases pour les pigeons et constituant autrefois « le droit du seigneur », comme l’expliquait mon père, se présentait d’un côté de l’allée, à l’entrée du parc assombri par ses grands vieux arbres. À droite, on voyait, tout proche, l’estuaire, par delà le premier étang, couleur de vert-de-gris, tant les herbes l’envahissaient.

Tout à coup, la maison apparaissait, solide, épaisse sous son toit Louis XIII, et flanquée d’un lierre immense qui l’enveloppait comme une cape. Des rangs de lis rouges et de lis blancs conduisaient, proches de la serre, à la grande pelouse au bout de laquelle coulait, copieuse, dans le second étang, une source éternelle et chantante ; et, débordé jusque-là, le parc se mirait dans l’eau maçonnée, plus claire et plus réfléchissante qu’une glace de Saint-Gobain.

La suite de la propriété descendait vers l’estuaire par des arbres qui dissimulaient les remises, puis par de vastes prés ayant au milieu la ferme.

Rien ne me plut jamais autant que cette demeure enfoncée dans les arbres et tout proche de la marée, à la fois cachée aux regards et longeant la route de Trouville, si amusante en ce temps-là, avec son passage de voitures de toute sorte, depuis les charrettes paysannes jusqu’aux fringants équipages où des Parisiennes à la mode, pendant la saison, se prélassaient en coquetant.

Un étroit et long sentier derrière une haie permettait de s’asseoir sans être vu, pour regarder à loisir le va-et-vient de cette route, spécialement tournante à cet endroit-là.

Arrivée de la gare, encore toute pantelante de travail, je suivais l’allée au sortir de la barrière, le long des lis rouges et des lis blancs, et j’étais saisie d’une grande joie.

La maison était pleine de sœurs, de neveux, de nièces, de beaux-frères, ma grand-mère et ma mère au milieu du tout. Les vacances s’ouvraient, il faisait beau. C’était comme le premier chapitre d’un grand bonheur.


J’avais changé ma coiffure à l’Yvette Guilbert pour remettre un peu d’ombre sur mon front. Un monsieur bancal qui faisait des photographies d’amateur nous fut présenté par je ne sais qui. Tous les jours il nous demandait de poser, ma sœur Charlotte et moi, sur la grande pelouse. Je regrette d’avoir perdu ces portraits, toute la jeunesse du monde au milieu des fleurs.

La belle Charlotte aussi me faisait poser pour des dessins. Dans les prés, elle peignait des paysages normands, avec une vigueur et une fraîcheur innées que nous admirions. Elle était née peintre comme nous toutes, mais, par un accord tacite, c’était elle seule (l’aînée ayant renoncé à ses pinceaux depuis son mariage), elle seule, Charlotte, qui devenait le peintre de la famille. Aucune de nous n’aurait osé, sans que personne en pût dire la raison, empiéter sur ce privilège exclusif.

Pour ma part, je me bornais à illustrer mes vers à l’encre de Chine, selon un procédé de mon invention.

Je projetais sur le papier l’ombre de fleurs ou de feuilles disposées sous la lampe à cet effet, et passais le pinceau sur ces dessins tout faits, en accentuant l’encre aux endroits plus obscurs. Ainsi fixées, les ombres s’étendaient sur l’écriture elle-même sans altérer la clarté de la calligraphie. Je me permettais aussi des images coloriées à l’aquarelle. Mais l’huile, pour moi comme pour les autres, était à jamais tabou.


UNE VISITE À FRANÇOIS COPPÉE


Ces vers que j’écrivais sans cesse (car il ne se passait pas un soir sans que je fisse un poème ou même deux), je finissais par me demander s’ils valaient ou non quelque chose. Il m’arrivait tout de même d’en lire à mes sœurs, qui commençaient à trouver que ce n’était pas si mal que ça. Ma sœur Charlotte, surtout, manifestait une surprise charmée qui m’encourageait beaucoup.

En dépit de ma timidité, je décidai d’aller montrer mes essais à François Coppée ; et, bravement, accompagnée par la femme de chambre, je m’en allai sonner un matin à la porte du maître. Il devait être habitué à ces visites de la jeunesse. C’était une rançon et peut-être un charme de sa gloire.

On ne me fit attendre qu’un instant. Laissant la bonne dans le vestibule, je pénétrai dans le cabinet du grand homme. Sans me donner le temps de détailler son visage caractéristique, toute tremblante sous ses petits yeux pleins d’indulgence, de malice et d’un rien d’ennui, je lui présentai nerveusement l’un des cahiers d’écolière où j’avais l’habitude de recopier mes vers (habitude que j’ai toujours gardée depuis). Il ouvrit le cahier, parcourut pendant quelques instants, et dit :

— Ça vous amuse beaucoup de faire des vers ?

— Oui…

— Moi, je vous conseillerais plutôt de coudre, de faire du ménage… enfin de vous occuper d’autre chose.

Sans broncher, je recevais les coups sur la tête, avec une froideur, une absence de battements de cœur que j’ai toujours retrouvées depuis en face des catastrophes.

Il referma le cahier, me regarda d’un bon regard pâle, et demanda :

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt ans.

Un court petit rire le souleva, suivi d’un soupir profond.

— Vingt ans !… Et ça dit ça comme si c’était tout naturel !

Il haussa les épaules et se leva, la main tendue.

— Dépêchez-vous de le dire, que vous avez vingt ans ! Ça passe si vite ! Au revoir, mon enfant.

Rentrée à la maison avec mon verdict, je racontai à mes sœurs, curieuses de savoir ce qu’avait pensé le maître, qu’il m’avait dit « que ce n’était pas mal du tout ».


Repliée sur moi-même, j’essayais d’ingurgiter. Coudre… faire le ménage… ne plus jamais écrire de vers…

Depuis des années maman essayait en vain de me donner le goût de la couture. Elle avait transmis ses « doigts de fée » à ses quatre premières filles ; les deux dernières ne voulaient rien entendre. Étions-nous toutes deux averties d’un appel du destin ?

Pour soigner des malades dans un hôpital sous la cornette des Filles de la Charité, de même pour gagner sa vie avec sa plume, il est bien inutile de savoir coudre ! (Cependant, des années plus tard, j’ai retrouvé dans mes atavismes l’aiguille maternelle, quand il s’est agi de fabriquer et d’habiller les poupées que j’ai fait figurer dans des expositions et au Salon.)

Coudre !… L’une opposant son obstination originelle et l’autre sa tranquille force d’inertie, les « deux petites » avaient fini par décourager leur mère. Non, je ne coudrais pas, non, je ne ferais pas le ménage !

Du sein de mon découragement total, je trouvai, quelques jours seulement après ma défaite, la volonté farouche de continuer à suivre mon instinct.

Ce fut à partir de cette visite à François Coppée que je m’astreignis à étudier à fond les formes fixes de la poésie française. Tierces rimes, ballades, rondeaux, rondels, triolets, je faisais toute seule de véritables devoirs de prosodie. C’était pour me rompre à toutes les difficultés, c’est-à-dire perfectionner le métier poétique ; c’était surtout, privée d’inspiration ou n’y croyant plus après un tel échec, pour remplacer, secrète et magnifique, et dont il m’était impossible de me passer, la joie d’obéir à la dictée de l’inconnu.

À l’académie de dessin où nous allions à ce moment, ma sœur Charlotte et moi, une vieille dame encore écolière parlait souvent d’un sien petit-fils qui faisait des vers. Ce fut d’elle que j’appris qu’existait le Petit traité de poésie de Théodore de Banville.

Aucun de mes livres de classe ne connut l’ardeur avec laquelle j’étudiai jusqu’à la moëlle cet étonnant livre. J’y achevai d’apprendre ce que tout poète devrait savoir. Et c’est autant par reconnaissance pour Banville que dans l’intérêt des jeunes qui me consultent aujourd’hui que je ne cesse de leur indiquer le Petit traité. Car je considère les enseignements de ce livre comme tables de la loi, affirme qu’on devrait, de nos jours, dresser ce livre face à la vague d’ignorance et de paresse qui fait versifier comme ils versifient les contemporains se disant poètes, eux que je rends en majeure partie responsables de la dévalorisation de la poésie en France.

À la rebuffade de François Coppée quand j’avais vingt ans, j’aurai dû de connaître à fond ce qu’il fallait connaître à fond :

… le métier
Étant l’autre aile du poète,

ai-je dit plus tard.

C’est pourquoi je peux quand même saluer sa mémoire d’un merci sans rancune et sans ironie.

La famille d’une petite amie du Breuil continuait à rester en relations avec nous, mais habitait maintenant Neuilly, ce qui raréfiait nos rencontres. Les deux aînées de ma camarade m’intéressaient désormais autant qu’elle. Toutes, nous étions des jeunes filles, ce qui supprimait les barrières.

Un jour que j’étais chez elles, invitée à un goûter, devant la compagnie elles me présentèrent par mon nom en ajoutant : « Élève de François Coppée. » Mes sœurs avaient raconté. Je ne sourcillai pas. Ce titre qu’elles me donnaient dans un milieu sans éclat me conférait une importance dont j’étais aussi fière que s’il ne se fût pas agi d’une pénible erreur.

Ce fut par la seconde de cette famille que j’entendis pour la première fois chanter :

Votre âme est un paysage choisi,

de Verlaine et Fauré. Elle avait une très jolie voix, et j’aimais l’écouter indéfiniment. La musique est ce que j’aurai, toute ma vie, aimé par-dessus tout.

Une dame veuve, ancienne amie de mes parents, à Honfleur, et qui, tombée dans la gêne, venait d’ouvrir à Paris une pension de famille pour étrangères, nous invita, maman et nous, à la soirée où devait chanter une cantatrice allemande. Quelle joie !

Elle nous donna les Amours d’une femme que nous ne connaissions pas. Nous étions, nous, les trois filles restantes, transportées par cette révélation qui nous ouvrait un nouvel horizon musical.

Sachant que je faisais des vers, l’hôtesse me demanda de réciter un poème. Je me souvins de Provins et je ne refusai pas. Cette maison, pour moi, devint un petit foyer de succès, et j’y retournai chaque fois qu’on m’y invita. J’aimais charmer. Quelque chose de ma vocation d’actrice me revenait. Je modulais ma voix comme une mélodie, tout en récitant mes vers, sûre de l’effet que je produirais, et délivrée pour un moment de toute timidité.


Les quelques années qui précédèrent mon mariage coïncidèrent fort exactement avec la fin du xixe siècle, derniers bondissements d’un monde à son agonie et qui vivait en moi ses suprêmes heures, alors que je ne devinais nullement sa disparition presque accomplie.

Disparate sans m’en douter au milieu du mouvement général dit « fin de siècle », je faisais, d’un romantisme déjà reculé du côté de l’oubli, ma respiration quotidienne, mon actualité.

Je ne vivais, si l’on peut dire, qu’en vers, et le plus naturellement du monde. Les événements de l’existence ordinaire passaient sans m’atteindre, sinon pour gêner ma vie intérieure faite de rêves poétiques, d’appels à l’amour et d’étude solitaire.

Maintenant que nulle contrainte ne m’y forçait, je me plongeais de plus en plus dans le travail. En même temps curieuse des plaisirs que je pressentais et dévorée d’intellectualité, paradoxalement je fus, à cette époque, à la fois l’enamourée qui fait signe à des voluptés inconnues, et le bénédictin qui se penche sur les textes les plus austères.

La grammaire latine, la grammaire grecque, la philosophie, l’art héraldique, Platon, le Manuel d’Épictète, les Ennéades de Plotin, les tragiques grecs, Aristote, les philosophes allemands, le Lao-Tseu, que sais-je encore ? Tout, jusqu’à la scolastique, entre vingt et vingt-cinq ans, j’aurai pâli sur ce qui existe de plus grave ou de plus rébarbatif, pour rien, simplement par instinct de jeter du grain sous la meule, ou plutôt, peut-être, pour obéir aux atavismes reçus comme y obéirent de leur côté mes sœurs, ainsi que je l’ai dit.

Quelquefois on me demande :

— Mais comment savez-vous ça ?

Je sais ça, vestiges parmi les vastes démolitions de l’oubli, parce que, jeune fille, je l’ai pioché pour mon sombre plaisir, entre deux poèmes fiévreusement écrits ou deux rêves sensuellement rêvés… et je pourrais ajouter entre deux parties de jeu gaminement jouées avec mes neveux et nièces.


DE SULLY PRUD’HOMME À ANNA DE NOAILLES


À Paris, je revoyais Gaston de B…, sévère compagnon auquel je prêtais maintenant mes cahiers de vers, suprême marque de confiance, et qui me les rendait sans rien dire, étant d’une nature nordique assez glaciale, mais me récitait parfois mes propres strophes avec une exaltation contenue qui m’impressionnait. Du reste il avait fini par renoncer à faire lui-même des vers. « Quand il y a les vôtres !… » disait-il d’un air morose.

Nous allions à ce moment au Palais de Glace. Il venait nous y rejoindre, et, tout en patinant, semblait me reprocher chacune de mes tendances. Il me faisait l’effet d’une sorte de mentor, m’ennuyait souvent, et pourtant je tenais à lui, sentant tout ce qu’il attendait de ma poésie et de moi-même.

Il vint à Honfleur quand la saison y fut, et se déclara mon fiancé. Cependant, je ne m’imaginais pas épousant ce camarade sans frisson.

Sentant qu’il m’aimait à sa manière, je m’amusais cruellement à lui dire tout ce que je savais lui déplaire, et les flèches ironiques, que je lançais fort bien quand je voulais, le blessèrent plus d’une fois dans sa sensibilité si particulière.

Chez les parents de mon nouveau fiancé, j’avais fait la connaissance d’une jeune femme, et, chez cette jeune femme, Lazare Weiller m’ayant entendue dire des vers :

— Il faut absolument que je vous donne un mot pour Sully Prudhomme ! Vous l’intéresseriez tellement !

Je ne demandais pas mieux. Je savais fort bien, maintenant, n’avoir plus à craindre un jugement à la François Coppée.

Sully Prudhomme me reçut, conduite par maman, dans son salon désuet, plein de jeunes littérateurs, dont Albert Samain, encore inconnu. Par les soins de Lazare Weiller, le vieux maître avait déjà lu de mes vers avant cette rencontre. Sa surprise en me voyant fut comme ingénue, tant il poussa d’exclamations.

— C’est cette petite fille-là qui fait ces vers d’homme ?

Aussi intimidée que moi, maman ne répondait rien ; moi, je balbutiai quelques mots. Du fond de son fauteuil, le poète, prenant à témoin ses hôtes :

— Regardez ce visage ! Regardez ces yeux ! Et vous avez entendu cette voix, cette musique ?… Eh bien ! je vais vous lire un des poèmes de cette enfant !

Il m’appela par la suite, « un phénomène ».

J’étais heureuse, mais, chose curieuse, pas plus étonnée que ça. Ces louanges ne faisaient que corroborer un sourd instinct qui me disait que j’étais née pour être un poète, et pas n’importe quel poète.

Il m’est difficile d’exprimer ce que je sentais. J’acceptais ma destinée et ce qu’elle comportait de flatteur sans aucune sorte de vanité, mais plutôt comme une chose fatale et dont je n’étais pas responsable. Je puis même dire qu’une espèce d’angoisse me venait, si timide et sans défense, d’avoir été choisie pour être ce poète.

J’ai bien souvent pensé, depuis la découverte de Branly, que les cerveaux des êtres sont des antennes et que la vie n’est pas autre chose qu’une série d’ondes passant par cet appareil plus ou moins sensible. Nos pensées seraient donc, non pas sorties de nous, mais, au contraire, entrées en nous comme le courant qui fait chanter ou parler le poste. Mais, bon ou mauvais, l’appareil se casse un jour, et c’est la mort…

Perfectionnées par des générations diverses, j’ai reçu en partage de vibrantes antennes, lesquelles, dès mon plus bas âge, n’ont pas cessé de capter les ondes qui passaient. Ce n’est pas de ma faute, et je n’en ai nul orgueil. Les mots ne viennent pas à mon aide. Indifférence n’est pas exact, et modestie non plus. C’est autre chose.

Dégagée, presque étrangère, les succès littéraires que j’ai pu avoir dans ma carrière, je les ai aimés, certes, mais c’est principalement à cause de l’échange qu’ils m’ont permis avec d’autres sensibilités. Ils furent comme une multiple réponse à des lettres fébrilement adressées à la foule de mes lecteurs. Cependant, c’est ma prose qui connut un tel bonheur, alors que mes vers sont restés presque dans l’ombre. Et c’était dans mes vers que je donnais vraiment mon âme. Car ma poésie seule m’explique et me justifie. Mais, sauf un cercle restreint d’amis qui l’aiment, le destin n’a pas voulu qu’elle fût connue de tous.

Orgueilleuse ? Je n’ai pas oublié, ne pourrai jamais oublier, en dépit des apparences, que je fus l’enfant simple à laquelle il était inutile, au catéchisme, de poser aucune question.


Chez Sully Prudhomme, en même temps que la jeune Marguerite Comert qu’il admirait beaucoup, j’avais entrevu Hélène Vacaresco. Bientôt elle me priait à l’une de ses réunions littéraires.

J’étais heureuse de connaître une sœur poète, qui, parallèlement, brillait par la conversation la plus éblouissante. Éloquence, intelligence, coup d’œil d’aigle sur la politique du monde entier, elle avait déjà tout cela, qui ne fit que s’amplifier avec les années. Elle aussi lut mes vers, et les aima jusqu’à décider d’en faire la préface, si je trouvais un éditeur.

Mais il n’était guère question d’une chose pareille dans un milieu comme le mien. Entraînée tout à coup d’un salon à l’autre, je sortais trop souvent au gré de mon père, qui commençait à froncer le sourcil, disant « que je faisais du cabotinage ».

Des thés poétiques s’organisaient de tous côtés. Je me trouvai en contact avec tout un monde ignoré. Auguste Dorchain, Jean Rameau, le comte de Pomairols, d’autres poètes, connus et inconnus, récitaient leurs vers à tour de rôle.

Ce fut au sein d’un de ces tournois que je vis pour la première fois la comtesse de Noailles, qui venait de se marier. Fragile idole tout en ivoire, vêtue d’une robe aux plis grecs, son grand œil d’un vert foncé dévorait un profil pâle, régulier comme un camée. Elle récitait ses vers d’une voix blanche, la tête renversée et serrant les paupières. On l’entourait déjà comme une divinité, bien que son premier livre, le Cœur innombrable, ne fût pas encore paru. Mais elle réservait, ce jour-là, tous ses tourbillons au seul Izoulet, philosophe à la mode.


À « LA FRONDE »


Entre temps, lancée à présent dans ce milieu de lettres, je fus présentée à Marguerite Durand, qui venait de fonder la Fronde.

Audacieuse comme je le devenais en dépit de ma malheureuse timidité, plutôt inconsciente, peut-être, je lui portai à tout hasard un article, et, pour ma surprise, elle le fit paraître. Je racontais une récitation, dans un petit théâtre, des vers d’Hélène Vacaresco par Blanche Dufrêne, jeune actrice de la troupe de Sarah Bernhardt. On me donna les épreuves à corriger, grand embarras pour moi. Daniel Lesueur, qui corrigeait les siennes dans le bureau de la rédaction où l’on m’avait introduite, me montra succinctement comment m’y prendre. Et, quelques jours plus tard, invitée à passer à un bureau qui était la caisse, je reçus, bien plus surprise encore, la somme de trente francs.

Mon premier argent gagné ! Au lieu d’en être satisfaite, je fus scandalisée. Je n’arrivais pas à comprendre qu’un travail de l’esprit pût se métamorphoser en trois pièces d’or. Il est vrai que l’époque de ma jeunesse ne ressemblait en rien à celle où nous sommes arrivés. Toucher de l’argent me semblait une sorte de déshonneur, et bien des années durent passer avant mon entrée définitive dans le rythme « vente et achat », qui, de nos jours, assimile la littérature, voire la poésie, à n’importe quelle autre denrée.

Je n’osai pas raconter à mon père que j’avais reçu ces trois louis. Le lendemain même, je courus les dépenser, et ce que j’achetai fut une ridicule paire d’anneaux d’or pour lesquels je me fis, par le marchand même, percer les oreilles.

Je revins à la maison, très fière d’arborer ma parure neuve, qui ne fit pas long feu, d’ailleurs. J’avais l’air d’une Orientale ; c’était tout ce que je souhaitais. Le mot Orient, à cette époque, équivalait dans mon esprit au mot fabuleux. Il me semblait que, dans des pays si lointains, on ne devait vivre que comme au temps de Ninive et de Babylone, et que rien n’y rappelait la modernité.


Ma sœur Charlotte, à cette époque, voyait beaucoup d’amis à elle que nous, les deux autres, ne connaissions pas ; car toutes trois, dégagées de toute autorité familiale, nous avions décidé tout à coup que nous sortirions seules, désormais. Ainsi libérées, l’une évoluait dans le monde pictural, l’autre dans le monde religieux, et la troisième dans le monde littéraire.

Donc, ayant retrouvé, dans quelque salon, Henri Letellier, dont la famille, au temps de Honfleur, avait été liée avec la nôtre, Charlotte lui donna l’un de mes poèmes pour être lu pendant une fête, dans la salle du Journal à ses débuts, et ce fut Marguerite Moreno que l’on choisit pour cette lecture.

À cette époque, elle était (et l’est restée) la plus belle diseuse de vers de Paris. On l’avait applaudie dans des pièces que le gros public connaissait peu. Cependant sa réputation d’interprète des poètes était grande, et sa voix raffinée, brûlante, musicale, charmait tous ceux qui l’entendaient. Elle appartenait encore à la Comédie-Française.

En l’écoutant dire mes strophes, je croyais rêver. Le poème lui-même passa, du reste, inaperçu, parmi beaucoup d’autres récitations de poètes en vogue. Mais j’avais fait la connaissance de mon interprète.

J’ai gardé dans mon souvenir la très nette image de ce mince croissant de lune : Marguerite Moreno. Avec son long visage pâle, ses magnifiques yeux noirs, son pesant chignon roux tombé sur la nuque, un peu dégingandée, et simple jusqu’à une espèce de godicherie, elle avait l’air d’une grande pensionnaire.

Elle me reçut au domicile qu’elle partageait avec Marcel Schwob. Je vis, enfoncé dans son fauteuil, un être étrange, maladif, qui me donna l’impression d’appartenir à une autre planète. Il prit le cahier que j’avais apporté, lut, et, tout haut, répéta ce vers d’un de mes poèmes adressé à la mort :

Ô toi la fiancée éternelle et sans joues.

— C’est beau, ça ! dit-il. Vous avez beaucoup cultivé Baudelaire, je vois.

Et je n’en avais jamais lu la moindre ligne !

En rentrant chez moi, je cherchai Baudelaire dans les bibliothèques. N’ayant rien trouvé, le lendemain j’achetai les Fleurs du Mal, et me plongeai dans ce bain nouveau de poésie. Huit jours plus tard, je savais déjà par cœur trois ou quatre poèmes des Fleurs du Mal. Je me gorgeais avec délices, comme on pense, de cette sombre inspiration qui répondait si bien à mon angoisse originelle.

Étant allée voir Moreno à la Comédie même, en pleine répétition d’une pièce de Jean Richepin, je fis un second article pour la Fronde. De l’argent que je reçus, j’achetai, je crois, des livres. Quoi qu’il en soit, je fus invitée, avec toutes les collaboratrices, à la première soirée que donnait la direction, et déclarai que j’irais certainement. Mais je n’avais pas de robe de soirée ! Ma sœur Charlotte me prêta la sienne, satin bleu pâle, dentelle et grand décolleté.

À la soirée de la Fronde, entourée dès mon entrée par un tourbillon d’hommes de tous âges, je me sentis presque épouvantée, me demandant comment j’avais osé m’introduire dans un milieu dont j’ignorais tout. Les compliments et les regards me gênaient, je me sentais les joues toutes rouges, et j’en étais désolée puisque je ne désirais que pâleur tragique et yeux cernés. Le fait est qu’ayant toujours paru plus jeune que mon âge, je devais avoir l’air d’une fille de seize ans.


SARAH BERNHARDT


Un jour, la belle Charlotte revint, de l’atelier de peinture où elle travaillait, ravie d’avoir fait la connaissance d’une mère d’élève qui l’avait frappée par sa distinction, son extraordinaire beauté. Longtemps elle en parla, puis, un jour, nous allâmes toutes deux voir cette dame et sa fille, qui l’avaient désiré. Cette fois, nous demandâmes à maman de nous accompagner.

Mon premier regard sur la baronne de X… me laissa fascinée. Son appartement, du côté des Champs-Élysées, était plein de ses images, surtout des statues et des bustes ; mais aucune n’approchait de la réalité. Maintenant que j’ai parcouru ces longues années de ma vie, je puis affirmer qu’il ne m’est jamais arrivé, ne m’arrivera jamais plus de voir une créature approchant celle-là. Depuis le jour où je l’ai connue, le mot « belle » m’a fait sourire ironiquement, même quand on l’appliquait à des femmes admirables.

J’ai essayé son portrait, de mon mieux, dans mon roman l’Acharnée, mais je ne le juge pas réussi.

« Un citron noir ! » disait-elle en parlant d’elle-même, ce qui exprimait bien son teint d’or et sa chevelure bleue. Une coiffure de statue, lissée aux tempes, la pureté de ses traits, la magnificence de ses dents, ses longs yeux d’émail roux, ses mains étroites, sèches et brunes… Tout son être semblait fait d’une précieuse matière bien polie. Son port de tête, son allure, et cette distinction suprême… On avait envie de l’appeler Impéria. Dans les rues, les enfants se retournaient pour la regarder. Je l’ai vu de mes yeux en sortant avec elle dans Paris. Le timbre de sa voix. Son rire…

À la suite de notre première visite, elle vint chez nous avec sa fille, toute jeune et toute jolie petite demoiselle, et nous connûmes aussi son fils, un garçonnet aussi beau qu’elle, puisqu’il était son portrait même.

Elle s’intéressait surtout à ma sœur Charlotte, peintre comme sa fille. Cependant, mes vers lui plurent, et, gentiment, elle m’emmena voir, au Gaulois, Arthur Meyer qu’elle connaissait fort bien. Un de mes sonnets, grâce à elle, fut publié dans le Gaulois. Mais le plus admirable fut que, m’ayant fait connaître l’un des rédacteurs, Ange Galdemar, celui-ci me promit de me présenter à Sarah Bernhardt.

Le grand jour arriva. C’était en matinée à la Renaissance. Sarah Bernhardt jouait Spiritisme de Victorien Sardou. Ange Galdemar nous attendait, maman et moi, à l’entrée des artistes. Nous n’étions pas dans la salle, et je ne vis jamais jouer cette pièce. Montées avec notre guide jusqu’à sa loge, nous attendîmes la sortie de scène de « la voix d’or ».

Mon cœur battait. Je songeais au temps déjà lointain où Sarah Bernhardt avait représenté pour moi l’inaccessible, et je soupçonnai, cet après-midi-là, ce que l’existence ne devait plus cesser de me confirmer : l’impolitesse du destin.

En retard ! Quelques années plus tôt, cette présentation eût été l’événement même de ma vie. Faut-il que les choses qu’on a le plus désirées vous soient toujours servies comme un plat refroidi qui n’est presque plus bon à manger…

Tout à coup des portes battirent, les quelques personnes présentes se levèrent comme au garde-à-vous, et Sarah Bernhardt entra, toute haletante et les cheveux versés en tempête sur le côté. Avant de se tourner vers Galdemar et nous, elle fit signe à quelqu’un qui restait à la porte, et je vis apparaître une nourrice à rubans portant un bébé sur son bras. Sarah Bernhardt fit à ce poupon, dont elle était la marraine, des petites grimaces en secouant la tête.

— Mauricette !… Ma petite Mauricette !…

Et le poupon, la bouche en biais, se mit à hurler.

— N’insistons pas ! dit-elle en riant.

Puis elle s’informa longuement, près de la nounou, de la santé de ce maillot, avec un intérêt qui semblait passionné.

Enfin, ce fut notre tour. Galdemar nous présenta. Sourires affables, poignées de mains. C’était fini. Le peintre Clairin ouvrait, dans un coin, ses grands bons yeux aimables. Nous sortîmes.

— Je lui montrerai de vos vers…, dit Ange Galdemar.


Je ne me rappelle pas comment ni exactement à quel moment de cette période je fus dirigée vers le salon de Mme de Heredia, rue de Balzac. Mais je retrouve les trois filles du poète devant mes yeux, belles comme un sonnet des Trophées, je revois le mouvement de ce salon plein d’allées et venues, l’entrée de Maurice Maindron, le regard de José-Maria de Heredia me félicitant de mes vers, et sa main traçant pour moi, sur son livre, une dédicace avec un paraphe magnifique ; et surtout j’entends, surprises au vol, ces paroles murmurées à ma mère par Mme de Heredia qui me regardait, assise à l’autre bout du salon :

— Elle est ravissante, votre fille. Et quel joli profil ! Et du talent, avec ça, paraît-il !

Était-ce possible ? Ce qui me suffoquait de plaisir, c’était « joli profil ». Je savais bien que je n’étais pas laide et que mes vers n’étaient pas mal. Mais « joli profil » !


À Paris, dormant, ainsi que ma sœur Georgina, dans la chambre de maman, exactement comme lorsque nous étions petites, pour ne pas les gêner, je m’installais le soir dans la salle à manger, ayant pris tout doucement l’habitude de me coucher très tard.

Je ne m’apercevais même pas que je suivais les traces de mon père. Plongée dans mes poèmes, je ne regardais pas l’heure. La maison reposait. Seul, dans son cabinet à côté, veillait mon père, plongé, lui, dans ses lectures favorites.

On m’avait donné, dans le bas du buffet, un coin pour ranger mes papiers et mon encre. Je ne demandais rien de plus. Les sœurs aînées, leurs maris et leurs enfants, souvent en séjour chez nous, occupaient les chambres, sauf la « chambre rouge » qui était celle de mon père, et la « chambre bleue » qui était celle de la belle Charlotte.

Je sentais le sommeil de toute cette famille autour de moi. Je n’en étais que plus éveillée, plus apte. À l’âge que j’ai maintenant, et me couchant chaque nuit, ou plutôt chaque matin, après des heures de travail, j’ai gardé ce sentiment d’être ranimée par le repos des autres. Mais ces autres ne sont plus les miens. Mon appartement ou ma maison de campagne sont vides autour de moi. Seul le silence de l’immeuble où j’habite à Paris ou celui de la campagne m’entourent, et aussi le sommeil de ma chienne, allongée près du feu, celui de ma fidèle servante dans la chambre proche qu’elle occupe.

À Vasouÿ, noctambules tous les deux, mon père et moi faisions parfois ce que nous appelions « des parties d’aurore ».

Allongé dans la salle de billard, sa pipe à la bouche, il songeait ; moi, je lisais ou écrivais en fumant des cigarettes. Nous n’échangions pas une parole. Mais, quand la nuit se terminait, nous nous levions ensemble en silence, et sortions dans le parc pour voir se lever le soleil.

En temps ordinaire, à Vasouÿ, ne pouvant faire autrement, j’écrivais à la table de cette chambre que je partageais avec ma sœur Georgina, devant la fenêtre à petits carreaux. Protégée par son alcôve, elle ne souffrait pas de ma lampe, et s’endormait au grincement de la plume sur le papier. Comme à Paris, la maison ne semblait même plus respirer. Parfois ma grand-mère, qui logeait au-dessus, frappait des coups dans ses murs, ou parlait, ou traînait son lit. Puis tout retombait dans le sommeil. Et parfois aussi, pour ma terreur insurmontable, une chauve-souris, entrée par la cheminée comme il arrive souvent dans les maisons de campagne, tourbillonnait tout à coup autour de ma tête, circuits cotonneux et muets qui me retiraient le sang des veines comme s’il se fût agi de quelque fantôme volant.

Il m’arrivait aussi quelquefois de sortir à pas de loup de la chambre, de descendre l’escalier de même, et, sans me faire entendre de mon père qui veillait en bas, d’aller me promener dans le parc, pour le bonheur d’être seule avec la nuit. Je longeais l’étang noir où des lumières froides descendaient du ciel clair-obscur, où la source coulait, invisible, avec son bruit monotone. Et je vivais ainsi des instants selon moi-même, si semblables à mes poèmes que je n’éprouvais pas le besoin, en rentrant, de mettre en vers ce qui venait d’être plus beau que n’importe quels vers.


… Vasouÿ ! J’y aurai respiré les heures les plus parfaites, les plus ressemblantes de ma jeunesse.

À Paris, je retournai voir dans sa loge Sarah Bernhardt, qui, toujours affable pour ses milliers de visiteurs, fit semblant de me reconnaître. J’avais apporté le poème écrit la veille pour elle, et, justement, elle me permit de le lui dire, mais en tournant le dos, pendant qu’elle changerait de costume. Quand j’eus terminé :

— C’est bien, ça !… dit une douce voix d’homme.

Je me retournai. Debout dans sa robe dorée, Sarah Bernhardt souriait. À côté d’elle se tenait Edmond Rostand entré à pas de loup. Je restais ébahie. Rostand me demanda du geste mon poème, que je lui tendis, et il le relut à haute voix, avec ce grand art qui était le sien.

À partir de cette soirée, je fus une habituée de la loge divine. Sarah Bernhardt m’appelait « mon bébé ». Longtemps elle eut, accrochée au mur de cette loge, une grande aquarelle où j’avais représenté les différents masques de ses rôles pris dans les tentacules d’une gigantesque pieuvre, laquelle figurait son charme.

Elle me donnait des places pour ses pièces. C’est ainsi que, par la suite, je la vis plus de douze fois dans Hamlet, et c’est également ainsi que je rencontrai pour la première fois Eugène Fasquelle, qui devait devenir mon éditeur, et qui m’a rappelé bien souvent cette entrevue.

« Vous étiez assise par terre aux pieds de Sarah. Tout en vous tripotant les cheveux, elle me dit : « Fasquelle chéri, je vous présente un grand poète ! »

Elle avait un secrétaire nommé Pitou, personnage trapu, grimaçant, aux bras trop longs, « qui savait tout », disait-elle, et qu’elle traitait parfois d’étrange manière, car je la vis un soir lui jeter à la figure un verre d’orangeade qu’il venait de lui apporter, et qui n’était pas assez frais pour son goût. Il y avait aussi Dominga, l’habilleuse italienne ; Mlle Seylor toujours présente ; Mme de Najac, une vieille dame souriante, le jeune médecin grec, docteur Kaissarato ; et, naturellement, Georges Clairin, soupirant éternel.

Quand j’allais chez elle, en son hôtel du boulevard Péreire, la porte m’était ouverte par Émile, le domestique, qui, toujours, mâchait une bouchée de pain et de fromage.

À l’un des deux déjeuners auxquels, avant mon mariage, elle m’invita, je fus assise en face de Robert de Montesquiou, gentilhomme calamistré, belle tête et vêtements extravagants, un prestidigitateur verbal qu’on écoutait sans songer à placer un mot, et qui ne remarqua même pas ma timide présence.

Dans la loge, je revis bien des fois Edmond Rostand. J’étais allée jusque chez lui porter un de ses livres, que je retournai prendre le lendemain. Il l’avait dédié à mon nom avec ces mots : « … qui est un grand poète. » Lui aussi me reparla plus tard de cette époque ancienne. « Vous étiez tellement curieuse, avec votre teint de petite miss, vos yeux déjà tragiques, et votre audacieuse timidité… »

Puisque j’avais mes entrées dans le théâtre, j’invitais ma famille à venir voir jouer Sarah Bernhardt, puis à la saluer dans sa loge. À ma sœur la future religieuse, que j’étais parvenue à convaincre de me suivre, elle dit, parlant de moi, maternelle et grave :

— C’est une enfant qui pense trop…

Elle admirait maman, cette mère de famille aux six jolies filles, savait qui nous étions ; mais, confondant tout, chaque fois qu’elle en parlait devant des gens, elle ne manquait pas de dire, avec une telle émotion qu’il m’était impossible de corriger :

— Cette pauvre femme qui est restée veuve toute jeune avec huit enfants…

Les à-peu-près de Sarah Bernhardt, tous ceux qui l’ont bien connue en ont à raconter. C’est une mine inépuisable. Elle avait également une façon à elle de parler de ses voyages.

— Je suis allée en landau voir la forêt vierge avec Mme Gérard. En abattant des branches à coups de hache, j’ai vu une bête qui faisait tsé, tsé, tsé… J’ai dit : « C’est un serpent à sonnettes. » Et ensuite je suis remontée en landau, et je suis rentrée avec Mme Gérard.

Très pratique, elle me conseillait :

— Je vous en parle par expérience, mon bébé ! Il n’y a rien de mieux que les souliers en or. Moi, je ne porte jamais que ça, à la ville et le soir. Je vous assure que vous devriez faire comme moi.

Ayant parcouru le monde entier, partout elle aura vécu dans des décors, et non dans la vie ; et, si invraisemblable que cela puisse paraître, assez inconsciente de sa divinité. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire ses ouvrages : la Petite Idole et Mémoires. Elle se voulait (et se voyait peut-être) sous les dehors d’une petite fleur bleue bien banale. Du reste elle a tranquillement amalgamé, dans ses mémoires, les landaus auxquels elle tenait tant… et le téléphone, supprimant délibérément l’auto, qui la gênait pour une raison quelconque.

Mais, parce qu’elle était un génie, elle ne s’est jamais trompée dans le style de ses habillements sublimes, à une époque où la mode était saugrenue, pas plus qu’elle ne s’est trompée dans le style de ses rôles dont elle ne savait pas toujours, s’ils étaient historiques, à quelle époque ils appartenaient exactement.

Peu de temps avant sa mort, alors que j’étais depuis longtemps mariée, elle voulut bien, pendant les entr’actes de la Gloire, me laisser esquisser d’elle un portrait à l’huile, tête vue de face. J’avais déjà fait son profil lors d’une fête donnée pour elle aux Annales. C’est en la peignant que je saisis l’un des secrets de son visage, même à l’âge avancé qu’elle avait alors : une lumière dans le haut des joues, comme d’un albâtre traversé par une lampe intérieure ; sans parler, naturellement, de sa crinière léonine ni de ses yeux de phosphore dont elle faisait à volonté changer la couleur, et que j’ai vus bien des fois passer instantanément de l’eau la plus claire à l’encre la plus noire.

Née trop tôt, sa voix et sa présence n’ont pu nous être conservés dans la galerie des revenants scientifiques que regarderont et écouteront vivre, avec tant d’intérêt, nos arrière-neveux. De mauvais disques et un piètre film muet, pris quand elle était amputée et vieille, c’est tout ce qui, d’elle, resterait vivant, sans les témoignages de ceux qui eurent le bonheur d’approcher cette créature dont on ne verra que dans mille ans, peut-être, réapparaître l’équivalent fabuleux.


UNE ORIGINALE FIGURE


Je m’étais mise à lire la littérature moderne, alors en plein symbolisme. À Vasouÿ, les Jeux rustiques et divins, d’Henri de Régnier, ressemblaient tellement aux décors dans lesquels je rôdais que je m’enivrais de ses vers jusqu’à l’intoxication. J’en écrivais moi-même plus que jamais.

Traînant ma peine le long de l’estuaire, seule, bien loin de la maison, je marchais des heures dans les galets, le sable et la vase de cette grève tous les jours changée.

Par une sorte d’instinct d’adaptation, muse que j’étais, et si sauvagement lyrique, j’avais adopté, littérature solitaire, une longue blouse de souple étoffe bleu-marine ouverte en carré, bordée aux manches et au cou de rouge. Un grand collier de baies de sorbier, ramassées dans le parc, corail fugace, complétait cet habillement hors l’époque, et j’allais pieds nus, sûre de n’être vue par personne, heureuse de sentir le vent plaquer contre mon corps cette robe qui, sans ceinture, constituait mon unique vêtement.

Tous les poèmes que j’ai écrits sur la mer, dans Occident, sont nés de ces journées errantes. Je trouvais tout naturel d’être ce que j’étais. On m’eût bien étonnée en me disant qu’il était au moins étrange d’être habillée de cette façon et d’arpenter éternellement cette grève, quand j’appartenais à ce milieu bien bourgeois, en somme, qui remplissait de sœurs, beaux-frères, parents, neveux, nièces et domestiques la grande maison où je rentrais pour les repas en famille et sagement dormir, les nuits, aux côtés de ma dévote sœur, dans notre chambre de jeunes filles. Mais l’incohérence qui régnait chez nous sous des dehors traditionnels permettait à chacun de suivre son humeur, et nul ne semblait même remarquer mes manières d’être particulières.


On préparait en ville des fêtes au Vieux Honfleur qui venait d’être fondé par le peintre Léon Leclerc. Je me mêlai d’organiser une conférence sur les écrivains honfleurais, et pris sur moi de la faire moi-même, bien que n’ayant jamais encore envisagé même l’idée de parler en public.

Hardiment j’écrivis à Cora Laparcerie, rencontrée dans les réunions poétiques de Paris, et la fis venir pour réciter des poèmes d’Henri de Régnier. Les allées et venues que comportaient ces préparatifs m’occupaient, m’obligeaient à quitter ma robe de rêve et à m’habiller en contemporaine pour enfourcher ma bicyclette. Je dus aussi préparer cette conférence.

La séance eut lieu le soir dans l’ancienne église Saint-Étienne aménagée en musée. Cachant ma timidité sous des airs fanfarons, j’eus le courage nécessaire pour lire ce que j’avais écrit sans paraître le moins du monde déconcertée. Toute la ville était présente. Je vis même, et ce fut la première et la dernière fois, Alphonse Allais, blond et mince homme du Nord, qui vint me féliciter, tout en me disant qu’il était timide comme la violette.

Mon père, cela va de soi, ne vint pas m’écouter. Il continuait à détester ces allures littéraires, mais se bornait à hausser les épaules.

C’est également à l’occasion de cette conférence que je vis pour la première fois Sacha Guitry. Son père, qui nous succédait au Breuil, l’envoyait me porter une lettre en réponse à celle où la ville, par mon intermédiaire, lui demandait son concours pour la fête du Vieux Honfleur. Il s’excusait de ne pouvoir venir, un mot fort courtois. Sacha, devant moi, le remit à la domestique. Il avait quinze ans à peu près, et le visage d’une belle demoiselle.


Peu après cette conférence, nous rentrâmes à Paris. Les aînées n’étant plus là, j’eus enfin une chambre à moi seule, avec une table pour écrire et une armoire pour y ranger mes papiers. J’y veillais à mon gré, griffonnant des poèmes sombres. À défaut de mourir, j’étais maintenant prête à vivre n’importe quoi, puisque je ne parvenais pas à croire. J’errais, dans la journée, seule dans Paris comme au bord de l’estuaire, cherchant à quoi me raccrocher. Je retournai dans les thés poétiques, aussi chez Mme de Heredia, dans la loge de Sarah Bernhardt ; je me mis à dessiner et colorier des affiches, que je signais Améthys, comme mes vers, pseudonyme dont la couleur mauve me plaisait.

Contre tous mes instincts profonds d’ordre et de mesure, je m’efforçais de faire des vers libres, de trouver des mots et des rythmes inusités. Je cherchais, cherchais, désaccordée et la mort dans l’âme.

Une amie de ma sœur aînée, femme d’officier, m’invitait chez elle. Je l’aimais bien, si douce, avec cette petite frimousse qui ne l’empêchait pas d’être mystérieuse. Je m’amusais de son petit garçon, par moi baptisé Mistanflûte.

Chez la mère de Mistanflûte, un soir, je fis la connaissance du capitaine Pétain, fort épris d’art et de musique. Nous avions des discussions littéraires assez vives. Je voyais bien que je l’intéressais, mais il avait déjà cet air froid qui devait caractériser le grand maréchal.

Un jour je fus, chez Hélène Vacaresco, mise en présence de Marie Bengesco, vieille demoiselle roumaine que je n’avais encore jamais vue. Ses yeux d’aigle, son profil surprenant de boyard impérieux avaient, dans sa jeunesse, tenté Rodin qui fit d’elle un petit buste. Elle vivait comme dans un rêve parmi ses beaux meubles du xviiie siècle, haïssant tout ce qui sentait la modernité, éclairée aux bougies, chauffée au feu de bois, n’usant que de pincettes anciennes dont on ne pouvait se servir, heureuse de son inconfort archaïque, et, dans son bel appartement de la rive gauche, réunissant assez souvent des amis de choix français et roumains.

Elle s’enthousiasma pour mes vers, pour mes dispositions artistiques, et, me voyant si sombre, elle décida de me distraire. L’étonnante personnalité !

Autoritaire comme un vieil empereur d’Orient, elle disait à chacun ce qu’elle pensait sans aucun ménagement. « Mais vos vers sont idiots, mon pauvre garçon ! Idiots !… Est-ce que vraiment, vous ne vous rendez pas compte que c’est idiot ? »

Au Louvre, où elle m’emmenait assister aux cours de Pottier, elle arrachait des mains des autorités l’album de reproductions prêt à circuler dans l’assemblée, et les examinait tranquillement de ses yeux myopes pour rejeter ensuite cet album au commun des mortels, avec un regard écrasant.

Je l’ai vue pâlir devant telle commode ou tel fauteuil de style, s’arrêter dans les rues devant telle porte ancienne qui la bouleversait.

Elle avait mis sa passion, elle, dans l’art français, ne vivait depuis sa jeunesse, authentiquement pure, que pour se délecter de cet amour, en parler, en écrire, fin critique d’art qui maniait notre langue avec une rare élégance, et l’on vit bien, après la guerre, jusqu’à quelle grandeur elle poussait cette dilection, puisqu’elle préféra végéter presque dans la misère à Paris que retourner en Roumanie, où, de grande famille, elle eût touché les rentes que lui devait l’État roumain, pourvu qu’elle consentît à vivre dans son pays.

Directe, catégorique restée elle-même, quand cette pauvreté l’atteignit, elle garda ses allures de chef, ses opinions tranchantes, son enthousiasme, son regard pulvérisateur.

J’ai toutes ses dernières lettres, écrites à quatre-vingt-cinq ans, alors que le cancer la rongeait, dans ce misérable petit hôtel, à deux pas de son ancien appartement… Calligraphie d’une distinction, d’une sûreté surprenantes, ces lettres ne parlent que d’amitié, d’art et de littérature. Et, quand, les derniers temps, j’allais la voir dans son galetas, en pleine crise et tordue de douleur sur son lit, au bout de quelques moments elle oubliait l’horreur dans laquelle elle était tombée pour reparler des jours passés avec un joli sourire sans amertume, ou bien faire quelque parallèle entre la Victoire de Samothrace et la Vénus de Milo.

Sa dernière joie fut de m’entendre lui lire mon ouvrage Up to date, encore manuscrit, et que je venais tout juste de terminer.

Ce courage-là, cette noblesse-là, je ne les ai jamais vus poussés à ce degré. Pourtant, elle avait toujours eu la terreur de la mort ; et, jusqu’à son dernier soupir, dans la clinique où une ancienne amie l’avait placée, elle interrogea le médecin auquel je l’avais confiée, le forçant à lui jurer qu’elle n’allait pas mourir.


La première fois que j’allai chez elle, jadis, elle me scruta, grand aigle offensé, pendant quelques minutes, et, de tout son chantant accent roumain :

— Vous savez, ma petite, je n’aime pas les jeunes filles qui tournent mal !

Elle m’invitait à ses beaux dîners, me faisait réciter mes vers devant des raffinés, anxieuse de me voir briller, mais non sans m’accabler de son mépris quand un poème ne lui plaisait pas.

Ce fut par elle que je connus Sirieyx de Villers, devenue une si bonne amie, Mme Constant Coquelin, si amusante, Bertha Galeron, la poétesse aveugle et sourde qui vous tenait par le cou quand on lui parlait pour sentir passer la vibration des mots, M. Enlart l’archéologue, Léonce de Joncières, et tant d’autres. Elle m’emmena chez sa vieille et charmante amie Mme de L. et, dans ces deux salons où fréquentaient les Enesco, les Cantacuzène, les Lahovary et combien d’autres, célèbres ou inconnus, j’appris à grandement apprécier toute une colonie roumaine plus cultivée que les plus cultivés Français.

— Vous n’êtes pas assez cabotine ! me dit un jour l’un de ceux-là. Vous avez l’air d’un bonbon rose, avec votre teint. Mais vous avez vos yeux. Vous devriez porter une lourde frange sur les sourcils, et, mince comme vous l’êtes, des robes de style faites exprès pour vous.

Le vieux Lahovary, furieux de mes vers libres et des mots recherchés de certains de mes poèmes, répétait qu’il fallait m’élever une statue de la main du bourreau.


Un après-midi, Marie Bengesco vint chez nous, entra dans ma chambre, et dit :

— Je vous invite pour mercredi à un dîner qui vous amusera peut-être. J’ai prié aussi Hélène Vacaresco et quelqu’un dont on parle beaucoup en ce moment, le docteur Mardrus, traducteur des Mille et une nuits. Viendrez-vous ?

— Mais certainement, dis-je.

Le soir de ce dîner, arrivée en avance ainsi qu’Hélène Vacaresco, dans la chambre à coucher de notre hôtesse, fort peu éclairée, nous ôtions nos chapeaux. C’était au printemps. Un premier quartier de lune illustrait le ciel qu’on voyait en perspective jusqu’au bout de la rue de Lille. Je le fis remarquer à Hélène Vacaresco.

— Eh bien ! dit-elle, vous allez tourner trois fois autour de moi, vous embrasserez cette médaille que je porte au cou, et, d’ici peu, vous serez mariée.

— Je n’y tiens pas ! m’écriai-je.

— Ça ne fait rien. Allez-y tout de même !

Et j’y allai.

— On sonne, nous cria du salon Marie Bengesco. Le voilà ! Venez !

Dix jours après j’étais mariée avec le docteur Mardrus.


PREMIER VOLUME


Le premier souci de mon mari, dès le lendemain des noces, avait été de choisir les meilleurs de mes poèmes de jeune fille, afin de les faire éditer le plus vite possible, soin dont il chargeait la Revue blanche, qui publiait sa traduction des Mille et une nuits.

Longtemps nous cherchâmes ensemble le titre que porterait ce premier volume de vers. Étant tombés d’accord sur Occident, par opposition à l’Orient des contes arabes (mon Dieu, qu’était ce petit livre à côté d’un tel monument !) nous voici forgeant la dédicace qui devait y figurer.

Le docteur J.-C. Mardrus me dédiait le cinquième volume à paraître de sa traduction, moi je lui dédiais mes poèmes tout neufs. C’était naturel.

Cette dédicace de mon premier ouvrage, rédigée dans un style mallarméen auquel je n’étais pas encore initiée, n’était pas sans m’inquiéter un peu. Pourtant, je n’y voyais pas encore clairement tout ce que d’autres n’allaient pas manquer d’y trouver : une candide et fort agaçante prétention, de quoi faire grincer bien des lecteurs, sans parler des critiques.

Quand je vis pour la première fois le volume blanc où s’alignaient mes vers, je connus la joie puérile et pleine d’illusions de tous les débutants.

Un livre que j’avais fait !

Aussi joyeux que moi, pour le moins, mon mari, sans une seconde de doute, attendit le flot des admirations.


Je me souviens d’un après-midi passé à la Revue blanche où nous rencontrâmes plusieurs littérateurs déjà munis de leur exemplaire. À la façon polie dont ils me complimentèrent, je compris immédiatement. J’étais l’indésirable, l’ennemie, la jolie petite jeune fille qui fait des vers, celle dont la présence leur gâtait leur docteur Mardrus fabuleux et seul.

L’un d’eux alla jusqu’à parler avec emphase des Mille et une nuits, comme pour bien marquer la distance entre les deux œuvres, et je crus positivement qu’il allait être étranglé sur place.

La discussion qui s’éleva fut si furieuse que la peur m’empêcha d’évaluer ce qu’il y avait d’improbablement beau dans la colère de celui qui préférait les vers de sa femme à son propre ouvrage, alors que le monde intellectuel tout entier, aussi bien à l’étranger qu’en France, attendait avidement la parution de chacun de ses nouveaux tomes.

Cette sainte colère n’était pas, certes, près de finir. J’eus le loisir de la voir se manifester à chaque article envoyé par l’Argus de la Presse.

Mon mari venait de louer à Passy, rue Raynouard, un appartement situé dans l’un des deux pavillons élevés au-dessus d’un si joli parc et devenus depuis la propriété de la duchesse de Clermont-Tonnerre.

Ce fut dans cette charmante demeure, avec le voisinage immédiat de Maurice Maeterlinck et de Georgette Leblanc, amis de J.-C. Mardrus, au-dessus desquels nous habitions maintenant, que je fis connaissance avec la critique littéraire.

Elle n’était pas aimable pour moi, seigneur ! La comtesse de Noailles venait de faire paraître le Cœur innombrable, et toute la presse, à juste titre, s’extasiait. Moi, j’arrivais comme une gêneuse.

Quelle amertume pour celui qui m’avait épousée par enthousiasme de mes vers !

Un certain critique, qui poussait son ironie jusqu’à la grossièreté, reçut une lettre d’injures, envoya ses témoins, et finit, épouvanté, par s’excuser platement dans la revue même où son article avait paru.

Octave Mirbeau, seul, manifesta (par paroles mais non par écrit) un sincère emballement pour mon livre.

— Elle est étonnante !… aboyait-il dans les bureaux de la Revue blanche.

Et, croyant me faire plaisir :

— Toutes leurs comtesses n’arrivent pas à sa cheville !


Restée à la maison, parfois, quand mon mari sortait, je descendais, par les branlantes marches de pierre, dans le parc qui suivait la terrasse étendue devant les pavillons. Je m’asseyais sur la pelouse, seule avec le petit cochon d’Inde acheté sur ma demande. Ce frêle animal représentait pour moi, sur cette herbe dévorée d’ombre, entourée des fumées de Paris, la nature immense laissée en Normandie.

Le mauvais accueil fait à mes premiers vers fut une atteinte profonde, et dont je ne me suis jamais guérie. Cet accueil, de plus, était un préjudice porté directement à ma vie privée, car il accusait encore la sorte de remords que j’avais d’avoir troublé l’existence de celui qui venait de me choisir par admiration. Il s’était trompé sur ma poésie, voilà tout. Et moi aussi je m’étais trompée sur ma poésie.

Je pressais contre moi le petit cobaye, et je pleurais longtemps en silence.

Et pourtant rien ne pouvait m’empêcher de continuer à faire des poèmes. Laissant mon mari se coucher, et chacun de nous ayant maintenant son cabinet de travail, je veillais, penchée sur mes papiers, et l’inspiration me visitait.

Et voilà les plus beaux souvenirs de ma vie d’écrivain. Le matin, je me réveillais au bruit des exclamations. Comme on déniche un œuf, mon compagnon était venu voir si, dans mon cahier d’écolière, se cachait quelque poème nocturne. L’ayant trouvé, naturellement, il entrait dans notre chambre avec des bondissements, et sa joie exultante, ses baisers d’enfant me donnaient les plus purs battements de cœur que j’aie connus. Insinué entre nos deux lits jumeaux, il me lisait mon ou mes poèmes de la nuit, s’arrêtant à chaque vers et les larmes aux yeux.

Ainsi me lut-il le seul qui soit vraiment connu maintenant :

L’odeur de mon pays était dans une pomme,

inspiré par le dessert de notre dîner… et mon envie de la Normandie et de l’enfance perdue.

À de tels moments, la critique tout entière était oubliée, et, tous deux, nous étions heureux.


Peu à peu, sentant combien nous faisait défaut la grande personne que nous n’aurons pas eue pour nous assister, je me prenais à méditer profondément. Je résolus d’essayer, moi, d’être cette grande personne qui nous manquait.

Puisque la beauté verbale agissait sur lui comme un sortilège, je tentai, pour calmer le sultan au plus fort de ses déceptions orageuses, quelque phrase à la fois tendre, raisonnable et bien balancée qui pût l’atteindre comme un beau vers.

Ce n’était pas toujours facile. J’y réussis pourtant plus d’une fois. Je voyais alors son masque se détendre et les larmes chercher ses paupières. Celui qui devait plus tard écrire le Livre de la vérité de parole cédait à l’enchantement mystérieux, comme cède la tourmente marine sous l’huile un instant répandue.

Une belle promenade que nous faisions le long des jardins de Passy nous trouvait ensuite penchés l’un vers l’autre, tout enivrés de notre mutuelle poésie.


Maman venait assez souvent me voir rue Raynouard, et moi, de nouveau autorisée à sortir seule, j’allais quelquefois rue de Gramont.

J’arrivais avec un sourire et repartais de même. Mes parents, dépouillés de leurs six filles, vieillissaient doucement dans le nid vidé de tous ses oiseaux.


LE MONDE LITTÉRAIRE EN 1900


Bien installés comme nous l’étions rue Raynouard, meublés avec un gentil modernisme, et ce parc sous nos fenêtres sans rideaux, nous recevions beaucoup de belles visites.

D’octobre 1900 à mai 1902, je vis passer chez nous toute la littérature d’alors. Les symbolistes : Henri de Régnier, Ferdinand Hérold, Albert Mockel, André Ruyters et d’autres. Je fis la connaissance d’André Gide, grand ami de mon mari. Il portait à cette époque de longues moustaches tombantes, des cheveux maigres, mais longs, sous un grand feutre littéraire. Son regard enfoncé, pénétrant, attentif, frappait tout de suite.

J’avais connu Paul Valéry dès la rue Matignon, lu le manuscrit de Monsieur Teste que mon mari possédait, et les vers non publiés, profondément ignorés, sauf de quelques amis, du futur académicien. Pierre Louÿs, autre ami de mon mari, vint parfois rue Raynouard, seul ou bien avec sa femme, troisième fille de José-Maria de Heredia. Au courant de la conversation, je l’entendis un jour improviser une série de triolets étonnants sur trois orientalistes dont nous venions tous de nous moquer. C’est rue Raynouard que j’ai connu Claude Debussy, parlé longuement musique avec lui. Nous y reçûmes Robert de Montesquiou, même la comtesse de Noailles ; et c’est en venant nous y voir que la duchesse de Clermont-Tonnerre (Élisabeth de Gramont) prit le goût de cette maison qu’elle devait acheter plus tard.

Maurice Maeterlinck et Georgette Leblanc montaient certains soirs chez nous : d’autre fois, nous descendions chez eux. Maeterlinck écrivait la Vie des abeilles, et soignait une ruche sur sa fenêtre. Il avait de beaux yeux d’un bleu sombre, pleins de choses qu’il ne disait pas mais que disait Georgette, si belle avec ses cheveux d’or et ses prunelles d’aigue-marine. C’était juste avant la première représentation de Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique. Une brouille à mort était survenue entre Debussy et Maeterlinck. Celui-ci s’exerçait au revolver pour tuer Debussy. Un matin il prit pour cible mouvante sa chatte noire qui s’avançait en ronronnant vers lui dans le parc, et la tua sans hésiter.

Je lui avais donné à lire une petite pièce de théâtre, très poétique, que je venais d’écrire, la Rivale marine. Il me la rendit avec de belles louanges.

J’avais, comme on pense, présenté le docteur Mardrus à Sarah Bernhardt. Elle nous reçut un soir à un dîner de gala pour lequel j’étrennais la robe, enfin semblable à mon rêve, qu’on m’avait faite chez Paquin, non sans résistance de la part des vendeuses, car cette robe était d’un style alors inconnu, droite, étroite, collée au corps.

Heureuse de sentir ma traîne m’envelopper, je vis, au regard des convives et dans celui de Sarah Bernhardt, que j’étais à mon avantage. J’avais redescendu ma frange sur mon front et me sentais à l’aise derrière cette broussaille légère. Je portais à ce moment, beaucoup plus clairs qu’à présent, mes cheveux relevés en un énorme chignon, ce qui faisait dire à Mme de Noailles, paraît-il, que j’avais l’air d’une théière.

— Une bien belle et précieuse théière !… répondait Montesquiou.

Après le dîner, Sarah Bernhardt me prit la main pour me passer au doigt la magnifique bague, grosse opale entourée d’un monde de petits diamants, que je possède toujours et qu’elle porta dans maintes pièces, dont Lorenzaccio.

À la Revue blanche où nous allions souvent, nous trouvions les directeurs, Alexandre Natanson, si vivant, et qui, le premier jour qu’il me vit, me prédit une considérable carrière d’écrivain, et son frère Thadée, ainsi que leur plus jeune frère Alfred, qui, lui, s’était déjà dirigé vers le théâtre. Nous y trouvions aussi Félix Fénéon, si cher à J.-C.Mardrus, — il l’avait pris comme témoin de notre mariage, — Fénéon, étrange figure de loup de mer américain, grand type anguleux, flegmatique et rougissant, et qui ne parlait que par formules mallarméennes du genre de ces « nouvelles en trois lignes » qu’il inaugura plus tard dans le Matin, pour la joie raffinée et cruelle des lecteurs et abonnés.

Nous rencontrions également Fagus, silhouette vaguement moyenâgeuse, le peintre Félix Vallotton au demi-sourire ironique, Alfred Jarry tout petit, tout poussiéreux, la face mal rasée et couverte de boutons sous des cheveux sales et longs, partagés en deux par une raie médiane. Il était sans linge, toujours vêtu d’un noir crasseux, et portait volontiers des espadrilles. Son parler saccadé, son regard sorcier me faisaient presque peur, et surtout ce brusque sourire qui tirait sa bouche jusqu’aux oreilles et la remettait aussitôt en place, comme mue par un déclic, pendant que ses yeux fixes ne s’égayaient même pas.

Mirbeau, toujours là, parlait, debout entre deux portes, avec un éternel mouvement de sortie, bien que ne s’en allant jamais. C’était l’époque où un article de lui lançait à jamais un écrivain. Il gardait étroitement enchaîné contre ses jambes son fameux chien Dingo, berger allemand dont la race n’était pas encore répandue, et qu’il tenait beaucoup à faire passer pour un animal dangereux.

Je revois sa stupeur le jour où, pendant qu’il oubliait le chien et discourait de sa grosse voix confuse, j’allai me distraire dans un coin des bureaux avec la bête féroce, qui fit mine de me dévorer à la manière des bergers quand ils jouent, à grand renfort de crocs montrés et de cris furieux, pour l’épouvante de tous et mon grand amusement.


Un jour, à je ne sais quel déjeuner, je me vis à table à côté de Jean Lorrain, l’un des plus grands admirateurs des Mille et une nuits et de leur traducteur, et qui ne cessait d’en parler dans le Journal.

Je garde au fond de mes oreilles la remarque qu’il fit soudain devant tout le monde :

Mme Mardrus n’est pas coquette. Elle ne rit pas pour montrer ses belles dents, mais parce qu’elle a envie de rire.

Ses cheveux teints, déteints et reteints finissaient par être tricolores. Fardés, ses gros yeux débordants et glauques semblaient prêts à tomber dans son assiette. Il racontait des choses compliquées auxquelles il mêlait une érudition assez incertaine.

Il me demanda de réciter des vers, applaudissant toujours avant la fin du poème.


Cependant la Noël et le Jour de l’an s’étaient passés pour nous sans autre apparat qu’un peu de houx et de gui disposés par nos soins dans l’appartement, et une séance d’ombres chinoises préparée pour mon mari tout seul, avec programme illustré, — représentation à laquelle il assista jusqu’au bout, mais en pensant visiblement à autre chose.

C’était la première fois que ces fêtes avaient lieu pour moi sans la rumeur de la famille, et j’en restais comme abasourdie.

Nous entrions dans l’année 1901 avec de la neige plein le parc, et j’en tirai plusieurs poèmes qui firent la joie de mon mari.

Le printemps revenu m’attira du côté de la pelouse. J’y emportais le caméléon qui remplaçait le cochon d’Inde (mort ou donné, je ne me souviens plus).

Cette bête extraordinaire nous amusa quelque temps, mais je ne pouvais m’y attacher. Envoyé pour finir à mes neveux de Provins, le caméléon mourut, en arrivant, sous la couleur jaune citron, qui est celle de la grande colère.

C’est vers février 1902, si j’ai bonne mémoire, que nous fîmes la connaissance du charmant peintre Georges Jeanniot et de la jolie Mme Jeanniot. Nous allions à leurs soirées. On m’y faisait dire mes poèmes à mesure que je les avais écrits, et j’aimais ces réunions et leur atmosphère pleine de cordialité.

Fernand Gregh s’y montrait pour moi particulièrement amical. Il aimait mes vers et le disait de tous côtés. J’ai gardé de cette période, qui se prolongea plus de deux ans, un souvenir particulièrement charmé.


ROBERT DE MONTESQUIOU


Au printemps de cette même année 1902, ayant rencontré Robert de Montesquiou à la Revue blanche, il y fit un bel éloge de mes poèmes, avec cette grave ferveur littéraire qui fut chez lui si sincère et si noble, parallèlement aux cocasseries vestimentaires et verbales dont il entretenait sa légende bien établie de dandy extravagant.

Il nous fit les honneurs de son Pavillon des Muses, à Neuilly, belle demeure où régnait Gabriele de Yturri, lequel ne parlait de son ami intime qu’en disant « monsieur le comte », ou bien « mon maître », de tout son accent sud-américain. Tous deux venaient d’acquérir la vasque de marbre rose entourée d’angelots de bronze ayant appartenu à la Montespan, et racontaient comment ils l’avaient découverte dans un couvent où les nonnes y lavaient le linge de la communauté. Moyennant une mule du Pape (vieille pantoufle de brocante trouvée par Yturri), ces saintes filles leur avaient donné pour rien l’inestimable pièce de musée qui, maintenant, était l’orgueil du jardin de Neuilly.

À la demande de Montesquiou, j’écrivis en l’honneur de la vasque un poème qu’il joignit à ceux qu’il collectionnait sur le même sujet. J’achevai de la sorte de conquérir ses bonnes grâces, faveur insigne qu’il n’accordait pas très facilement, mais très facilement retirait. Il me prouva plus tard cette sympathie en écrivant un fort important article sur mes poèmes.

Les dames du grand monde avaient une peur panique de ses humeurs à la Louis XIV, et s’empressaient autour du grand seigneur de lettres qui leur donnait ses ordres d’une voix criarde, et avec des mots recherchés dans lesquels il mettait parfois un esprit si mordant.

— Il me faut après-demain une magnifique carpe glacée, et toute parée, pour un grand déjeuner que je donne à des hôtes de marque.

La dame n’était même pas invitée à ce déjeuner, mais elle envoyait la carpe. Si elle ne l’envoyait pas, elle était rayée des fêtes, puis, à la première occasion, devant cent personnes, exécutée d’un coup de flèche mortel.

Elles en étaient arrivées, dans leur admiration terrifiée, à parler comme lui, gesticuler comme lui, prononcer les mêmes jugements que lui sur les mêmes choses. Il fut véritablement le roi plein de morgue et de rigueur de toute l’aristocratie féminine, voire masculine, d’alors : j’entends celle qui cultivait les arts et les lettres.

Si sévère pour sa propre caste, il avait un respect, un amour de la belle littérature, fût-elle représentée par les plus humbles, qui lui procurèrent peut-être les seules vraies émotions de sa vie.

Son fameux duel avec Henri de Régnier, qui laissa les deux adversaires mortellement ennemis, ne l’empêcha jamais, par la suite, d’admirer le poète et de faire réciter de ses vers dans ses fêtes par les meilleurs acteurs.

Cette grandeur ne fut pas, je crois, appréciée comme il l’eût fallu de ses contemporains, toujours à l’affût de ses bizarreries nouvelles.

Grand, mince, ligne élégante et traits réguliers, ce descendant de d’Artagnan avait un front et une plantation de cheveux magnifiques. Il portait une moustache, du reste teinte, derrière laquelle se cachait une denture en mauvais état, de sorte que, lorsqu’il riait ou seulement souriait, il joignait toujours sa main à cette moustache, pour mieux dissimuler un tel désavantage.

Quand il devait aller dans le monde ou recevoir chez lui, ne pouvant souffrir ni l’imprévu ni l’improviste, il préparait d’avance sa partition, si l’on peut dire, et ne permettait pas qu’on l’en écartât. De l’imprudent qui s’en avisait non seulement il ne tenait aucun compte, mais le coupant délibérément, il reprenait son sujet, en criant seulement un peu plus fort.

Je puis témoigner que, l’heure venue, bien après la guerre, il prépara de la sorte la partition de sa mort, dont il m’avertit quinze jours auparavant par une lettre où, ne parlant que de littérature, il glissa sans commentaire cette simple petite phrase :

- Savez-vous que je suis très malade ?

Et, presque la veille de sa fin, je reçus, sur une carte postale, au-dessus du mot silence ! cet avertissement en latin que je puis traduire ainsi :

Quand l’albâtre est brisé, le parfum se répand.

Car il était persuadé de laisser un grand nom à la postérité, qui n’attendit même pas son enterrement pour l’oublier, car nous fûmes juste sept pour le mener au cimetière de Versailles où, marbre noir sans nulle inscription, sa précieuse sépulture, dans laquelle l’attendait son cher Yturri, reste, de par son étrange vouloir, anonyme.

La mort de Yturri, survenue quelques années auparavant, ne fut pas moins digne. Atteint du diabète et souffrant terriblement, il s’arrangea pour rester jusqu’au bout agréable à regarder, et mourut paré, fardé, calamistré, gracieusement étendu sur des coussins, revêtu d’une robe asiatique, et l’éventail à la main.

On comprend à quel point, quand ils étaient dans leur pleine ardeur, ces deux étonnants personnages pouvaient soigner leurs réceptions, l’importance inouïe qu’ils y attachaient.

Je ne le savais pas encore pour ma part quand, en mars 1902, nous fûmes invités par Montesquiou, fort solennellement, à la première grande fête qu’il donnait au Pavillon des Muses.

Il m’avait prévenue qu’il me demanderait d’y réciter de mes vers. Pour une matinée si importante, on m’avait fait une robe dans le style de celle étrennée chez Sarah Bernhardt, toute droite et collante. Elle était en velours vert foncé, brodée de vieil or, assez archaïque. J’étais si mince, alors, que Marie Bengesco, venue quelques jours auparavant nous voir, m’avait dit, presque fâchée :

— Mais, mon enfant, vous n’avez plus de corps !

Allant à cette fête en toute innocence, nous ne devions apprendre que beaucoup plus tard qu’elle était ce qu’on appelle un coup monté.

Cette manigance de Yturri et de son maître était dirigée tout simplement contre… le Cœur innombrable. La comtesse de Noailles, dans tout l’éclat de son jeune triomphe, y vint, persuadée que la fête était donnée, ne pouvait être donnée que pour elle.

Tout Paris était là, arts, lettres, sciences, aristocratie, répandu dans ces salons où le maître de la maison avait déployé, comme lui seul savait le faire, un faste impressionnant.

Quand il me demanda de dire mes vers, le silence total ayant été fait, je retrouvai cette aisance singulière qui me venait toujours en de telles occasions. Et, sans pouvoir mesurer les répercussions d’un moment pareil, je récitai quatre ou cinq de mes poèmes devant cette assemblée aux yeux de laquelle, sans aucun avertissement, on faisait surgir une rivale de la divine Noailles.

Mon Dieu, si j’avais su tout ce qu’il y avait derrière cet instant, quelle angoisse à me faire perdre la mémoire ! Je n’ai jamais aimé les rivalités, les cabales, les ragots, rien de ce qui peut approcher ces batailles mondaines.

Je sentis cependant je ne sais quel flot monter vers moi, qui me remplit d’un malaise tout à fait inexplicable mais qui fit que, rentrés chez nous, le soir, pour la surprise de mon mari si fier de mon succès, je déclarai détester tous ces gens et ne plus vouloir jamais me trouver mêlée à eux.

Le poème que j’écrivis la nuit fut d’ailleurs celui-ci :

Je ne dois nulle joie, heures empanachées,
Au sourire fardé de votre bouche en cœur.
Vous ne fûtes pour moi qu’une mauvaise fleur
Par qui mon ironie eut des larmes cachées.

Il ne vient rien de bon que des sincérités
Qu’on trouve dans un coin obscur des pauvres âmes,
Que des bougres sans nom et que des bonnes femmes
Pleurant bien leurs chagrins, riant bien leurs gaietés.

Vous, masques, ô plaisirs que rien en moi n’approuve,
Quand je passe, tranquille et droite, parmi vous,
Mon âme vous regarde, à travers mes yeux doux,
Sauvagement et sans pitié, comme une louve.

Et pourtant !

Des applaudissements unanimes saluaient mes poèmes. Sitôt dits, une foule compacte m’entoura, toute bruissante de félicitations. Montesquiou rayonnait. Albert Besnard et sa femme, gentiment, me souriaient. Mme Muhlfeld s’accrochait à mon bras, son beau visage tendu vers moi.

La duchesse de Clermont-Tonnerre (elle n’était alors que marquise) s’avança, ravissante, toute rose sous son grand chapeau à plumes noires, exactement ce qu’on imagine de Marie-Antoinette en ses plus beaux jours.

— Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ? dit-elle en braquant son face-à-main avec un sourire qui me charma.

La comtesse Greffuhle, belle comme le jour, me disait des choses aimables. Le peintre Boldini m’embrassait les mains. Anna de Noailles, vêtue d’une robe couleur d’abricot, faisait bonne figure et répétait à mon mari :

— Que s’est-il passé ? Elle était déjà charmante ! Mais maintenant…

Gorgés de sourires, nous revînmes chez nous, moi sombre, comme je l’ai dit, sans déceler la cause d’un si farouche recul.

Quelques jours plus tard, dans le Journal, commençait une série de Jean Lorrain inspirée par cette fête, à laquelle il avait assisté, naturellement. Et c’était, sous des noms inventés, le portrait de mon mari et le mien, représentés comme un couple équivoque venu d’on ne savait quel pays pour intriguer à Paris. La description de ma personne, de ma robe « préraphaélite », de ma façon de dire les vers, tout y était. Et je figurais, dans cette histoire, une jeune aventurière vaguement russe et cherchant fortune à travers les salons.

Pendant trois ou quatre numéros il fallut nous voir tous deux mis au pilori sous ces masques faisandés, alors que, jusque-là, Jean Lorrain s’était dit l’ami de mon mari.

Quelle entrée dans le monde ! Et comme je l’avais bien sentie, encore qu’obscurément, la perfidie qui se préparait pendant cette belle fête !

Les heures que je passai à calmer mon mari, qui voulait tuer Jean Lorrain, ne me laissèrent pas le loisir de déguster à fond le poison qu’on me versait en échange de mon sourire, de ma jeunesse et de mes poèmes, en échange de mes roses, que j’apportais à tous ces gens-là.

À moins de faveur spéciale, il n’était décidément pas bon d’être un poète. Je l’apprenais avec une amertume affreuse.

Lucie Delarue-Mardrus.
(À suivre.)
II[1]


À AUTEUIL


Mon nouveau volume de vers, Ferveur, parut quand revint l’automne. J’avais reçu le baptême de la ligne et n’attendais rien de bien agréable de cette seconde traversée, en quoi je ne me trompais pas.

Ceux qui voulaient être aimables m’appelaient dans leurs articles « petite âme » avec un sourire supérieur, ou bien écrivaient : « En les récitant un peu vite et d’une voix chaude, ces vers pourraient donner l’impression d’être beaux. » Et, tendancieusement, d’autres, d’après mes vers, ne savaient « si j’étais Annamite ou Chinoise », ou bien observaient que, mariée à un Égyptien, j’avais « perdu ma nationalité française ». C’est pourtant dans Ferveur que se trouve ce poème dont j’ai parlé :

L’odeur de mon pays était dans une pomme…

poème qui est la signature même de la Normandie, donc de la France. Mais que je fusse tranquillement française agaçait les fanatiques de Mme de Noailles. Enfin, dans un très important article, Émile Faguet déclara « qu’il n’avait jamais rien lu de plus franchement comique que ma poésie ».

Et voilà pour mon second livre.

À la suite d’incidents cocasses qui mirent J.-C. Mardrus aux prises avec notre propriétaire de la rue Raynouard, nous quittâmes Passy pour un nouveau domicile, la Roseraie, à Auteuil, tout près de la Seine, à deux pas du Point-du-Jour.

Située entre les fortifications qui longent le boulevard et cette rue à hauts immeubles, une jolie petite maison dans un joli petit jardin, voilà la Roseraie. La maison était claire et gaie ; le jardin, plein de rosiers, évidemment, comportait une pelouse, une tonnelle et un poulailler.

À peine emménagés dans cette nouvelle retraite, mon mari tourna toute son attention vers les roses. Parallèlement à sa littérature, s’il lui arrive de s’intéresser à quelque objet imprévu, c’est de toute son âme qu’il s’y donne. Une seule chose à la fois ; mais cette chose semble devenir l’unique souci de son existence.

Je l’ai vu, dans ce jardin, passer des journées entières au milieu de ses rosiers. Avec une impérieuse patience il pouvait, pendant plus d’une heure, s’acharner à tordre un à un, sans les froisser, les pétales de telle rose qu’il prétendait diriger en sens contraire de la forme imposée par la nature ; et cela simplement parce qu’il jugeait ainsi la rose mieux réussie. D’autres fois, quand une averse tombait trop fort, recevant la pluie sur le dos, il s’absorbait dans la fabrication d’un petit toit au-dessus de tel bouton à peine ouvert, l’un de ses préférés, et qu’il craignait de voir abîmé par la bourrasque.

Il devait, à la fin, devenir le savant rosiériste qu’il est, comme, à la suite d’expériences de cet ordre doublées de l’étude d’ouvrages spéciaux, il a pu, dans d’autres domaines, s’y entendre mieux que personne en céramique, en pierres précieuses, en photographie, en ameublements anciens.

Quand la fougue roses commença de se calmer, une identique constance, à la Roseraie, le dirigea vers l’élevage des volailles. Il peupla d’espèces choisies le poulailler, puis en vint à réussir de précieuses couvées pour lesquelles il se procurait tout ce qu’on faisait de plus perfectionné comme couveuses artificielles, dispositifs qui portent les noms inquiétants de mère-à-lampe, mère-à-siphon, etc.

Ce poulailler, du reste, devait s’agrandir à la longue et devenir une volière considérable où figurèrent des faisans dorés et argentés, des perdrix, toutes sortes de gallinacés rares, plus des oies géantes de Toulouse ; et pour contrebalancer tant de plume, une chèvre, puis une gazelle, finirent par s’y adjoindre, sans parler de lapins angora.

Bien souvent, en train d’écrire, je voyais mon mari, revenant du centre de Paris, entrer en trombe dans mon cabinet de travail. Tout joyeux et sans aucune explication, il posait, sur l’encre fraîche de mon poème, quelques œufs d’une espèce nouvelle ou bien une poignée de poussins, achetés une heure plus tôt, qu’il tirait tout piaillants de ses poches avec des rires olympiens.

Il eut deux coqs : Ali et Baba, auxquels il enseignait à donner la patte, et quantité de petits poulets nés dans je ne sais quelle mère-à-lampe ou à siphon, et qui le suivaient partout dans le jardin, le considérant nécessairement comme leur mère poule.

Mais avant l’entrée en scène de tout ce monde-là, quand il ne s’agissait encore que des roses, l’ère de l’animalité commença par la découverte, un soir, sous nos lits jumeaux, et sans que jamais nous ayons su de quel mystère il sortait, d’un matou noir et blanc qui devint, dès le lendemain de son intrusion chez nous, le dieu lare de la maison.

Ce chat fut célèbre en son temps dans le monde littéraire. Demi-angora, le nez rose, un loup d’Arlequin posé sur son visage de lait, il représenta pour nous bien des heures d’amusement, de tendresse et d’intérêt. Il a figuré parmi les vers d’Horizons, volume écrit à la Roseraie ; et Colette, dans une des Claudine, cita ce poème dédié à la Kathèdre, nom absurde comme tous ceux dont on finit toujours par baptiser les chats.

La Kathèdre, lors de notre grand départ pour les pays arabes, fut donnée aux deux poètes, nos amis, Émile Cottinet et le prince Colonna. Douillettement, elle acheva chez eux sa vie fort longue, non sans les martyriser par toutes sortes d’exigences qu’ils considéraient, naturellement, comme des ordres.


Une nouvelle servante nommée Aline, douce et dévouée créature à laquelle je m’attachai très vite, avait heureusement remplacé plusieurs échantillons peu réussis.

Chargée de faire taire les oies géantes quand elles criaient trop fort, elle allait docilement couper de l’herbe sur les fortifs à proximité, pour la donner à ces bêtes bruyantes, qui, finalement, n’en voulaient pas, de sorte que, prise entre la nervosité des géantes et celle du patron, la pauvre fille ne savait plus où donner de la tête. Elle nous servait notre repas de midi, pendant les beaux jours, sous la tonnelle, pour mon enchantement particulier.

À l’heure du déjeuner, je revenais chaque matin d’une longue promenade à pied que je faisais toute seule le long de la Seine. C’est ainsi qu’un jour je découvris le cimetière de Billancourt dont le fossoyeur, comme presque tous ceux de son métier, me tenait des propos shakespeariens.

Il me dit un matin :

— C’est dommage que vous ne soyez pas venue plus tôt ! Je viens de déterrer des enfants dont le bail est fini…

— Comment étaient-ils ?… dis-je, très impressionnée.

— Oh ! fit-il, pas grand chose. Des petites côtelettes…

De ces promenades sur la berge et au cimetière, j’ai tiré nombre de poèmes qui se trouvent dans Horizons, dont le Dialogue des vivants et des morts, et aussi, beaucoup plus tard, quelques contes, parmi lesquels l’Invitation à la mort, qui valut au Journal quantité de désabonnements et à moi des douzaines de lettres, signées ou anonymes, sur lesquelles je reviendrai plus loin.


À la Roseraie se continuait l’allée et venue de la littérature et des arts. C’est pendant cette période que nous connûmes le grand et beau Robert d’Humières, qui devait, pendant la guerre, être tué d’une balle en plein cœur ; Colette et Willy ; Isadora Duncan ; Maurice de Faramond et sa femme ; Armande de Polignac-Chabannes ; Henri Rochefort et la magnifique Marguerite Rochefort ; Léon Bailby ; Albert Flament ; Émile Verhaeren ; Jean de Bonnefon ; lord Alfred Douglas et sa femme, — et ainsi de suite.

Nous étions en relations amicales avec Judith Gautier, aux yeux de lion, fille de Théophile ; avec le professeur Hartwig Derenbourg, le fameux orientaliste, et sa femme ; avec Charles-Eudes Bonin, diplomate, et celle qu’il venait d’épouser, Geneviève Camescasse, qui ressemblait à la tête d’Elché du Louvre ; avec le fameux avoué Cheramy ; avec Albert Besnard et l’imposante Mme Besnard, ainsi que leurs enfants (Robert Besnard fit à la Roseraie mon portrait, immense aquarelle) ; avec Antonio de la Gandara ; avec Auguste Rodin, et tant d’autres encore dont le souvenir m’échappe.

La comtesse de Noailles vint nous y voir, accompagnée de sa sœur Caraman-Chimay.

— Mon mariage, en nous séparant, a été le drame passionnel de notre vie !… disait-elle en regardant cette sœur, sa principale fanatique.

Elle s’amusa du jardin, de la volière, de la chèvre. Une rose, longuement travaillée par mon mari, finissait par entrer dans son cabinet.

— Il a une rose qui vient le retrouver ! Il est tout de même trop touchant !

Finalement, elle s’invita pour un dîner à faire le lendemain sur la berge, dans une de ces extraordinaires guinguettes où nous allions parfois, et, naturellement, ne vint pas.

Elle n’avait pas pris la peine de se décommander. À de tels manquements tout Paris était habitué, mais mon mari, lui, ne pouvait les admettre, ce qui coupa court à nos relations.

Je devais, plusieurs années après, rencontrer la géniale poétesse soit au prix Fémina, soit aux Annales, soit ailleurs, et son sourire cordial, ses propos, me montrèrent qu’elle avait oublié ses torts.

Nous vîmes revenir, à la Roseraie, Fernand Gregh, M. Jeanniot, tous nos amis. J’y entendis André Gide interpréter au piano Chopin, avec cet art frémissant qui n’appartient qu’à lui seul.


DEUX EXCENTRIQUES


À la Roseraie, Alfred Jarry dîna plusieurs fois avec nous. Je n’ai jamais oublié la visite que nous lui fîmes rue Cassette.

Nous nous informons près de la concierge.

— C’est au deuxième et demi !

— Ça, dis-je, c’est du Jarry tout pur ! Il a dressé la bonne femme à répondre ça.

Pas du tout !

Son logis était constitué par la moitié d’un appartement qu’on avait coupé en deux… dans le sens horizontal, de sorte qu’il fallait s’y introduire presque en se baissant. Je m'expliquai dès l’entrée pourquoi, dans les longs cheveux sales de Jarry, se voyait toujours cette espèce de poudre blanche : le plâtre de son plafond.

L’unique chambre qui, je crois bien, constituait son appartement, était partagée en son milieu par une longue corde tendue sur laquelle flottait une loque sans couleur, ce qui, soi-disant, lui faisait deux pièces.

Dans celle où il nous reçut, un petit guéridon d’un Louis XV excessivement maniéré, mais boiteux, lui servait de table de travail. Tout autour pendaient des clous les attributs du père Ubu : la chandelle verte, le petit bout de bois, le crochet à nobles, le bâton à phynances. Il nous raconta que, jadis, il avait pour bêtes familières, dans cet habitacle, trois ou quatre hiboux en liberté, « les z’hiboux », et que ceux-ci, tandis que sa mère mourait au loin, ululèrent toute une nuit, ce pourquoi, ne pouvant les faire taire, il les tua tous à coups de revolver. Tout cela cadrait bien avec un récit d’Octave Mirbeau.

Invité, comme plusieurs autres convives, à déjeuner à la campagne chez le père du père Ubu, toute la bande et Mirbeau trouvèrent le couvert mis sur un établi. Les assiettes étaient des ronds découpés dans du papier. Au centre, sur une feuille de chou, s’allongeait, pour tout repas, un barbillon cru, car Jarry, qui pêchait beaucoup à la ligne, avait l’habitude de manger le poisson à sa sortie de l’eau, sans même arracher l’hameçon.


Une autre forte impression : ma première visite chez Colette, qui s’appelait alors Colette Willy (elle prononçait Vili). Le Dialogue des Bêtes n’avait pas encore paru. Ses cheveux courts, à cette époque, étaient une originalité. Ses yeux, encore plus beaux aujourd’hui qu’alors, enfoncés et d’un bleu sombre, impressionnaient.

Nous avons tous compris dans Mes Apprentissages quelle était sa vie à cette époque. Après avoir lu ce livre, je m’explique mieux, pour ma part, l’attitude qu’elle affectait. C’était celle d’une jeune femme perpétuellement en train de jouer la centième de Claudine.


Un être qui devait marquer sa place en intaille profonde dans ma mémoire : Sébastien-Charles Toussaint.

À ce moment procureur de la République à Tananarive, ce grand ami de J.-C. Mardrus fit un jour son apparition inattendue à la Roseraie. J’étais très curieuse de le voir enfin, après tout ce que mon mari m’avait raconté de lui. Ce grave magistrat, remarquable et remarqué pour ses hautes capacités, était en outre un poète frénétique, un pèlerin passionné, un adorateur attardé des dieux de toutes les mythologies. Le monothéisme faisait horreur au Breton pur sang qu’il ait, lequel le druidisme, sans doute, restait encore une chose vivante. Ses aventures en pays étranges se résumaient dans mon imagination par celle-ci :

Traversant seul et à pied une région peuplée d’anthropophages dans je ne sais quel pays, Toussaint, menacé d’être cuit et mangé comme trois Anglais qui l’avaient précédé, s’était sauvé de la broche et de la dent en arborant un chapeau haut de forme par cinquante degrés à l’ombre, et en vociférant, sans cesser de marcher droit devant lui, des poèmes d’Émile Verhaeren. Les sauvages, le prenant pour un prophète inconnu, renoncèrent, tout en se prosternant, à l’idée de le rôtir.

Notre servante Aline était allée ouvrir au coup de sonnette du portail. Par la fenêtre je vis, traversant le jardin, un personnage aussitôt deviné. Grand, noir et dégingandé, portant une barbe obscure qui lui mangeait la bouche, Toussaint avait encore sur la tête le haut de forme qui l’avait jadis sauvé, chose hérissée qui s’accompagnait, à trois heures de l’après-midi, d’un smoking et de souliers de marche.

Après les effusions commencèrent les exaltations. Ses grands bras maigres dansaient autour de lui. Quand il prononçait « les dieux », ses yeux jetaient une flamme.

Un soir qu’il dînait avec nous dans une de nos guinguettes, il refusa de manger pour pouvoir continuer à parler, laissa s’entasser sur son assiette la succession de plats qu’on nous servait, disant qu’il avalerait le tout ensemble pour finir, — ce qu’il fit en effet, les poissons frits, le ragoût, les légumes et la poire cuite ne formant plus qu’une seule montagne devant lui. Puis, dans sa joie d’être avec nous, il saisit les montants de la tonnelle qui nous abritait, et les secoua si fort que l’une des bouteilles tomba, répandant son vin.

— Laisse !… répondit-il au geste de mon mari. Ce n’est pas la peine de la ramasser, car je vais continuer à bouillonner !

Il quitta Paris tout à coup, et la France, pour aller seul jusqu’au désert de Gobi qu’il voulait traverser, toujours à la recherche des dieux, et parce qu’il avait l’amour de la race jaune.

Il savait pourtant que, tout le long de l’interminable traversée, il souffrirait mortellement du mal de mer.

Quand il revint, à la fin de l’année suivante, interrogé sur son étonnant voyage, il ne répondit jamais que par ces mots :

— J’ai vu là-bas, j’ai vu la panthère des neiges, et le coquelicot bleu !


Un matin, parmi mon courrier (à cette époque peu considérable), je trouvai le volume de vers de Renée Vivien dont je n’avais jamais entendu parler, volume qui portait une dédicace débordante d’enthousiasme pour mes poèmes.

Après avoir lu ce livre, j’écrivis à Renée Vivien pour la remercier de son envoi. La lettre qu’elle me répondit manifestait le désir de me connaître. Rendez-vous fut pris, et j’attendis sa visite avec quelque émotion.

Mon mari, toujours heureux de rencontrer des admirateurs de ma poésie, était à mes côtés quand elle entra dans mon cabinet de travail. Nous vîmes une personne blonde, jeune, aux épaules découragées, aux yeux bruns, habillée sans aucune recherche, très anglaise d’allure. La voix molle, pourtant, ne trahissait aucun accent britannique. Sa conversation nous sembla banale. Elle nous laissa l’impression d’une jeune fille quelconque de la Grande-Bretagne, — une jeune fille à marier. Cependant une chose, en elle, ne pouvait s’oublier : ses lourdes et délicates paupières et leurs longs cils noirs. On peut dire que sa personnalité n’apparaissait que lorsqu’elle baissait les yeux.

Peu de temps après sa visite, je reçus d’elle une invitation à dîner chez elle avec mon mari. Dans son grand appartement de l’avenue du Bois, à peine éclairé, de lourdes draperies, il me semble, calfeutraient l’atmosphère, établissant un silence que ne troublait presque pas son habitante. Un dîner raffiné nous fut servi. Le plat de résistance y était remplacé par des petits oiseaux rôtis. « Je ne peux pas souffrir la viande… »

À l’entremets, on vit tout à coup sortir d’entre les draperies une mince et surprenante créature, véritable héroïne de Dante Gabriele Rossetti. Sa médiévale robe de velours, pourpre sombre, serrait de près les lignes, un peu anguleuses, d’un corps archaïque. Deux énormes nattes de cheveux rouges entouraient sa tête à la manière de lauriers. Son visage aux yeux bleus était celui d’un primitif italien. Renée Vivien (ou plutôt Pauline Tarn, de son vrai nom) nous présenta son amie, miss Evelina Palmer, Américaine.

Avec un accent bien britannique, elle, mais dans un français très pur, elle nous demanda si nous voulions, le lendemain, venir dans sa loge au théâtre (j’oublie lequel), pour voir une pièce (j’oublie laquelle) dont on parlait beaucoup. Mon mari accepta et, l’heure ayant été convenue, un moment après nous prenions congé.

C’est dans cette loge que j’ai vu pour la première fois Natalie Barney qui fut, reste et restera l’une de nos plus chères amies. Elle n’avait rien du style impressionnant d’Evelina Palmer. Le teint de pastel, les cheveux d’un blond de féerie, l’élégance parisienne de cette Américaine ne laissaient qu’au bout d’un moment se révéler le regard d’acier de ses yeux, qui voient tout et comprennent tout en une seconde.

Quelques jours après cette présentation, elle nous pria pour dîner dans son appartement de l’hôtel La Pérouse. Je la revois, à notre entrée, vêtue de légèretés bleu pâle, jouant du violon en nous attendant. Les remarques qu’elle fit pendant ce dîner, d’une voix qui ne sortait pas (et qu’elle a toujours gardée ainsi), son sourire mordant, sa fine désinvolture, ses tranquilles et curieux paradoxes révélaient sans attendre qu’on se trouvait devant quelqu’un.

Trois jours plus tard, elle était à la Roseraie. Je devais la voir y revenir sans cesse, parfois accompagnée de son père, Américain d’affaires (dont elle avait pris le profil énergique), qui ne comprenait rien à son effarante fille. J’avais adopté la coiffure d’Evelina Palmer. Deux lourdes tresses ligotaient ma tête comme des lauriers. Pourtant je n’avais pas la chevelure fantastique d’Evelina, descendue jusqu’à ses talons, et dans laquelle se jouaient toutes les gammes, depuis le rouge géranium jusqu’au blond cendré.

Léonce de Joncières, un soir, chez Mme de L…, la vieille amie de Marie Bengesco, déclara qu’avec cette coiffure j’avais l’air d’un conducteur de chars hellène. Jusqu’au jour où j’ai coupé mes cheveux, c’est-à-dire pendant des années, je me suis entendu comparer à toutes sortes de têtes de musée. J’en étais heureuse. J’ai toujours adoré les compliments.

Mon volume de vers, Horizons, achevait de se constituer. Avec le printemps de 1904, un souffle inconnu passait dans la maison. J.-C. Mardrus, oiseau migrateur, était pris de la nostalgie des départs. Je le voyais arpenter de long en large son cabinet de travail, en secouant les pans de sa robe de chambre, véritable battement d’ailes. Il ne savait pas que je le regardais. Son geste inconscient avait quelque chose de pathétique. C’était vraiment l’oiseau qui veut s’envoler pour aller où l’appelle la force de l’instinct.

Au mois de mars de cette même année, le bail de la Roseraie se terminant, nous prenions le train pour Marseille et le bateau pour Tunis, départ dont le retour restait sans date. Nous laissions notre mobilier au garde-meuble, et tous nos souvenirs derrière nous.


VOYAGE EN AFRIQUE DU NORD


La joie de connaître Marseille, prélude à tous les voyages qui suivraient, côtoyait en moi l’angoisse d’être, encore un coup, en partance pour l’inconnu. Il ne s’agissait plus seulement, cette fois, de quitter les miens et mon enfance. C’était la France que je quittais. Et, pas plus que moi, J.-C. Mardrus (ma seule famille, à présent que les amarres étaient rompues) ne savait exactement vers quoi nous allions, ni pour combien de temps nous étions partis.

Une commune lassitude de Paris, un commun goût de vivre autre chose nous emportait tous les deux à l’aventure, armés de notre âge et pourvus d’une bonne dose de fatalisme.

Jeunesse !…

Le commandant du bateau, vieil homme à favoris blancs, me donna, comme nous venions le saluer, le sentiment de cette jeunesse, par le mot qu’il dit en souriant à mon mari :

— Vous permettez que je regarde la jeune femme ? Oh ! qu’elle est fraîche ! Un vrai camélia !

Moi je pensais : « Dans un moment on lève l’ancre. C’est ma première traversée. Vais-je être malade, ou non ? » Et, de par cette secrète malveillance pour moi-même dont j’ai parlé, je souhaitais presque ce mal de mer dont l’idée, pourtant, m’épouvantait.

Quand notre bateau se détacha de Marseille, je connus le déchirement spécial tant de fois retrouvé depuis, dans tant de ports de mer, et que semble clamer aux quatre horizons le cri tragique de la sirène.

Voir son pays s’éloigner lentement, puis, à la longue, disparaître, on ne s’habitue jamais à cet escamotage. Tous les liens qui vous attachent à la terre dont on se sépare semblent s’étirer douloureusement à mesure que la distance augmente, jusqu’à ce qu’en fin la brisure soit chose faite, intenses minutes où l’on vit plus fort que dans n’importe quels autres moments.


À peine débarqués à Tunis, prenant juste le temps de déposer nos bagages au Tunisia-Palace, mon mari, sans attendre, m’emmena du côté de la ville arabe. Ainsi fit-il dans tous nos voyages.

Assise avec lui sur un banc de ce café maure plein d’hommes en robes de couleurs tendres et turbans blancs et portant une fleur à l’oreille, je me pinçais, comme on dit, pour voir si c’était vrai. Je n’avais jamais eu l’occasion d’entendre J.-C. Mardrus parler la langue des Mille et une nuits. Je croyais vivre un des contes de Scheherazade. Ce fut à force d’écouter mon compagnon converser en arabe, dans ce dialecte égyptien qu’admiraient tant les musulmans de l’Afrique du Nord, que je commençai moi-même, au bout de quelques mois, à pouvoir dire et comprendre un ou deux mots.

Simple adaptation d’une oreille musicienne, d’une glotte complaisante qui sait imiter le chant du coq et de la tourterelle, le ronronnement du chat et bien d’autres cris de la nature. Plus tard s’y ajouta grammaire, évidemment. Quoi qu’il en soit, les Orientaux qui ne savent pas qui je suis ne veulent pas croire, en m’entendant parler l’arabe, que je ne sois pas des leurs.


Je ne puis songer, dans ces mémoires, à rapporter tout ce qu’en Islam j’ai vu, compris, appris. Il y faudrait un volume entier, — que peut-être, un jour, j’écrirai.

Cette considérable documentation, pour parler moderne, acquise en sept ans que colorèrent de continuels séjours et voyages dans les contrées mahométanes, n’a, somme toute, rien à voir avec la vie surtout intérieure que j’entends raconter ici.

Je ne puis noter que quelques traits marquants de cette existence exotique qui m’a laissé pour jamais sa nostalgie, sorte de fièvre intermittente morale dont les accès, même à l’heure qu’il est, reviennent de temps en temps me tourmenter.

Après mon premier contact avec la ville arabe, vint mon premier contact avec la ville européenne. À une grande soirée donnée à la Résidence par M. et Mme Stephen Pichon, je me souviens d’avoir d’abord admiré, groupées autour de leur mère, les sœurs d’Aurel, si belles, et qui étaient les lionnes de Tunis. J’arborais la robe d’or tissée pour moi dans les souks. J’étais dans le plein de ma jeunesse, et tout ce que je devinais de murmures autour de moi me procurait, non sans étonnement, une sensation vraiment royale.

Les matins, je me promenais seule dans les inextricables rues indigènes, colimaçon blanc. Avant même d’en être arrivée à comprendre leurs paroles, je me rendais compte, au regard des musulmans, vite détourné par déférence, de ce qu’ils disaient sur mon passage. Le climat chaud m’était favorable. Au Tunisia-Palace, mes entrées dans la salle de restaurant étaient des entrées en scène. Qu’on ne sourie pas de cette vanité rétrospective. Je ne l’ai as eue quand il en était temps et le regretterai toujours. Si je parle aujourd’hui de ces choses, c’est comme en parlerait une mère fière de sa fille, et qui se réjouit de la voir admirée.

Nous connûmes au Tunisia quantité d’étrangers, dont le baron Atzèl, de Buda-Pest, et sa femme, couple étrangement contrasté que nous devions retrouver un jour en Hongrie. J’ai fait paraître, bien après la guerre, dans l’Illustration, une nouvelle dont la baronne Atzèl, que je ne nommais pas, était l’héroïne. Cette nouvelle tomba sous les yeux de sa fille devenue une femme et qui, sans hésiter, vint de Pest à Paris en motocyclette (ayant reconnu sa mère d’après ma description), pour m’apprendre qu’elle était morte.

À Tunis nous connûmes aussi les divers consuls (qui représentaient en Tunisie toute l’Europe) et leurs familles ; plusieurs grands colons dont le comte et la comtesse de Chabannes La Palice, qui nous reçurent pendant un mois dans leurs immensités d’Utique ; et enfin, devenus si chers, Myriam Harry et son mari, le sculpteur Perrault.

Le résident, Stéphen Pichon, peu après sa soirée, me fit demander si je voulais le Nicham-Iftikar. Mes rires sauvages durent suffoquer le jeune secrétaire qu’il m’envoyait. Cette idée d’être décorée de quelque chose me paraissait le comble du comique.

Après tant de mondanités, un premier séjour à Carthage, où nous passions l’été, fut suivi d’une longue retraite d’automne en Kroumirie.

De ces forêts de chênes-lièges peuplées de tribus primitives, j’ai tenté de rendre l’atmosphère dans mon roman la Monnaie de singe, écrit beaucoup plus tard. À Aïn-Draham, village kroumir, nous nous liâmes avec le docteur et Mme Émile Julia, dont le fils n’avait pas un an. (Le docteur Julia, voici peu d’années, a écrit un livre des plus complets et des plus éloquents sur le docteur Mardrus et les Mille et une nuits.)

Ce fut une période où, parcourant les montagnes de ce pays encore déserté par les Européens, nous ne vivions presque qu’à cheval, moi vêtue en petit garçon pour simplifier l’existence. Nous logions rudement dans l’unique auberge du pays, humble local où, le soir, les « joyeux » berçaient leur cafard en chantant de vieux refrains parisiens.

Je n’ai jamais vu J.-C. Mardrus plus lui-même que pendant cette phase. Il s’enivrait de toutes les sources que nous rencontrions sur nos chemins forestiers, lui pour qui l’eau comporte des crus, exactement comme le vin. Les Arabes l’entouraient d’un culte fanatique.

Plus tard, passant nos nuits au hasard de postes forestiers plus que rudimentaires, nous abordons les forêts de l’Edough, en Algérie, traversant des brumes où nos selles arabes déteignent en rouge sur les chevaux.

C’est dans un coupe-gorge espagnol de ces forêts, au haut d’une montagne, le 3 novembre 1904, que j’eus trente ans. Curieux instant où, seule dans la pièce du bas, mon compagnon étant monté s’étendre, je regardais par la fenêtre, à travers une feuille desséchée ramassée en route, le soleil descendre parmi les brouillards de l’horizon, tout en me répétant sans y croire : « J’ai trente ans ! J’ai trente ans ! J’ai trente ans !… » Du reste j’avais l’air d’en avoir vingt.


Dès la Kroumirie mon mari s’était mis à me photographier. Portraits à cheval, à chameau, silhouettes sous les chênes-lièges ou dans le Sahara, profils détachés sur des villes blanches ou bien entourés de figures arabes, c’est à cette collection, je puis l’affirmer, que je dus, bien avant mes romans, le commencement de ma notoriété. Les revues et magazines, quand le moment vint de les leur donner, se disputèrent ces images, en leur temps très nouvelles, d’une Parisienne partie si loin. J’envoyais au Gil Blas, de temps à autre, mes premiers essais d’articles (on dirait aujourd’hui reportages), et la curiosité commençait à s’animer autour de mon nom, — ainsi que pas mal de légendes.

Ce fut à Tunis que je reçus les statuts du Prix Vie heureuse (depuis Prix Fémina) et que, par correspondance, je votai pour la première fois. Myriam Harry, notre élue, eut l’étrenne de ce prix. Elle devait plus tard faire partie du comité qui l’avait si justement couronnée.


RETOUR À PARIS


De retour à Paris, nous nous installons, cette fois, à l’hôtel d’Orsay. La littérature, après tant de sable arabe, reprend sa place, et, même, pour ce qui me regarde, grandit subitement en importance.

Le Journal a choisi comme directeur littéraire Catulle Mendès, qui m’écrit un matin, demandant des contes.

Des contes ?… Je ne saurai jamais faire ça ! J’essaie, pourtant, et donne, après la moitié d’une nuit et une matinée de travail, la Dernière Sirène, qui paraît avec mon portrait le jour suivant. Et, tout de suite, protestations violentes près de la direction, et, pour moi, lettres anonymes. Mais il faut continuer. Catulle Mendès exige de ma part un conte par semaine. Mon mari me pousse. Je me remets au travail, gênée par la prose à laquelle je ne suis pas encore habituée, les vers seuls étant, quand j’écris, ma langue naturelle.

Ces contes, hélas ! restent si proches de la poésie que les abonnés, révoltés, se désabonnent « par vingt-cinq à la fois », téléphonent les voix tremblantes de la rédaction. Henri Letellier, dans son cabinet directorial, me fait des reproches.

— Je vous en prie, écrivez-moi un conte dans lequel il y aura un thé mondain ! Un thé, vous comprenez, un thé !

Mais je ne peux pas, je ne peux pas encore.

Là-dessus, à un déjeuner, Henri de Jouvenel, qui, lui, gouverne le Matin, grand rival du Journal, me presse pour que j’écrive une série d’après la longue conversation que nous venons d’avoir ensemble. Je suis anti-féministe. Cette idée lui plaît. Et je commence, avec bien de la peine, cette suite intitulée Du chignon au cerveau, qui m’a valu tant de colères de la part des femmes. Les lettres anonymes m’arrivent par douzaines. En même temps, dans un numéro du Rire, je suis baptisée la folle du Journal. Quelle bagarre ! Avec mille efforts, j’essaie d’écrire autrement, de faire des contes qui ne parlent plus de sirènes, d’archanges, de fées, de squelettes… J’ai, comme lorsque j’étais adolescente, le sentiment angoissant d’être coupable. Aux injures non signées s’ajoutent maintenant des menaces. Pas un mot d’approbation de quiconque.

Quinze ans plus tard, vingt ans plus tard, je devais apprendre, au hasard de rencontres en voyage ou à Paris, que des jeunes, en France, à l’étranger, se réunissaient en de vibrantes soirées pour les lire à haute voix, ces premiers contes-là. Il arrive même encore que des gens m’en reparlent. Histoires passées, beaux enthousiasmes de jadis dont je n’ai rien su quand il en était temps !


Je suis incapable de situer l’année où fut donnée, au théâtre romain de Carthage, ma pièce en vers, la Prêtresse de Tanit, jouée par Jeanne Delvair devant l’horizon bossué de montagnes, dont celle où s’élevait le temple de Moloch aux temps puniques. Je sais que cette représentation fut précédée par Sapho désespérée, pièce en vers écrite à Carthage, que Paul Mariéton fit jouer à Orange. Ce fut aussi Jeanne Delvair qui y interpréta le rôle de Sapho. Elle était magnifique, avec ses longs cheveux, son profil classique. Mais, pendant toute la représentation au théâtre antique, je n’étais préoccupée que de l’ombrelle prêtée par Mlle Henriette Roggers, et que je croyais égarée. Un journal remarqua le lendemain : « Mme L. D.-M., l’air d’avoir quinze ans, écoute comme si la pièce n’était pas d’elle. »


Entre les voyages et la littérature, je ne sais plus non plus comment et pourquoi, l’été venu, nous nous retrouvâmes subitement en pleine solitude à Caudebec-en-Caux, ou plutôt en face, dans un petit coin drôle appelé Saint-Nicolas de Bliquetuit, à deux pas de la forêt de Brotonne.

L’hôtel, ancienne demeure de Rossini, trempait presque dans la Seine, premières loges pour voir le mascaret. Nos longues promenades à bicyclette nous entraînaient parfois d’une seule traite de Caudebec à Honfleur.

Ce fut un temps particulièrement heureux de mon existence. Il en reste quelque chose dans les derniers chapitres de la Figure de proue. Je me revois, en culotte et chandail, un feutre sur l’œil, une rose à l’oreille, traversant à pleines pédales un village normand, et tous les galopins de l’endroit criant sur mon passage :

— Il a l’air d’une fille ! Il a l’air d’une fille !…


LE CHÂTEAU DU DIABLE


À Paris, mon mari s’était enfin décidé pour un appartement, ou plutôt un pied-à-terre, quai de Montebello, juste en face de Notre-Dame.

J’eus plaisir à revoir les meubles de la Roseraie. La cathédrale se mirait dans les glaces de toutes les pièces. Les dimanches, conviée par notre voisin, le chanoine Pisani, j’allais m’asseoir dans l’orgue, à côté de Vierne, le fameux organiste aveugle, qui faisait semblant d’y voir et parlait toujours de la couleur qu’avaient les nuages au-dessus des tours.

Cette année-là, nous passâmes les mois chauds à Honfleur, dans l’hôtel du Cheval blanc, comme il sied. Mon mari rêvait de bâtir une maison aux environs de la ville. Il sentait qu’il me fallait malgré tout une racine dans ma terre natale.

Notre plus cher ami, Georges Trouillot, le ministre, accompagné de la jolie Marguerite Guépet (devenue Crissay), dont il voyait, tout ému, poindre le talent de peintre, se trouvait avec elle dans le pays. Un jour que nous devions tous quatre faire une partie de bicyclettes :

— Partez sans moi, dit mon mari. J’ai un travail à faire ; je vous rejoindrai sur le plateau de la Croix-Rouge où vous allez m’attendre.

Je puis, volontairement ou involontairement, passer sous silence certains paragraphes du livre de ma jeunesse. Mais les minutes où le destin faisait signe, je ne peux ni les oublier ni les omettre.

Devant cette croix, comme nous attendions mon mari, toute la vie j’aurai présente la petite scène, si courte, si quelconque, qui devait décider d’une grande partie de mon histoire.

M. Trouillot, petit et nerveux, avec sa bonne figure poilue et noire de chien griffon, Marguerite Guépet, blonde, grande, illuminée par ses yeux bleus et ses belles dents, riaient tous deux avec moi, prêts à reprendre la route qui nous mènerait au Breuil, dès que le retardataire serait là.

Tout à coup il apparut, sa « bécane » à la main, surgi par un trou de la vieille haie devant laquelle nous nous trouvions.

— Voulez-vous voir le Château du Diable ? nous cria-t-il joyeusement.

Et nous :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Je viens de prendre un raccourci pour vous rejoindre, répondit-il (son flair le guidait toujours), et c’est en passant que j’ai vu ça. Pour y aller, il faut descendre des prés en pente. Si ça vous ennuie de traîner les machines, continuons la promenade !

Il y eut une seconde d’hésitation, balance de la destinée.

— Allons-y tout de même !

Et le Château du Diable, c’était cette adorable ruine du xviiie siècle qui devint le Pavillon de la Reine, ma maison pendant trente ans.

Les paysans, superstitieux, désignaient ainsi d’un nom satanique ce lieu que « des dames blanches et des dames noires » hantaient la nuit, disaient-ils.

Une ténébreuse avenue de tilleuls retournés à l’état sauvage, plus sept vieux chênes qui surplombaient le toit crevé, laissaient à peine entrevoir la construction de brique rose dont les hautes fenêtres à petits carreaux n’avaient plus que quelques vitres.

Poussée la porte encore solide de la pièce centrale, on y trouvait une immense cheminée barbouillée de peinture noire, de belles boiseries de l’époque, intactes, sculptées, aux angles arrondis, qui montaient jusqu’au plafond démoli. Au milieu de ce vaste salon poussait un jeune arbre. Dans l’une des deux petites chambres latérales, l’alcôve débordait de ronces. L’autre chambre n’était que plâtras. Des fagots et des pommes s’entassaient sur les planchers réduits à des lattes.

— Mais c’est une merveille !… s’écria M. Trouillot.

Le soir même, par les soins du notaire aussitôt consulté, la propriétaire, une vieille dame, recevait à Paris une offre télégraphique d’achat qu’elle débattit également par dépêche. Quinze jours plus tard les travaux de réfection et d’agrandissement étaient commencés.

Comme on ajoutait une annexe derrière le pavillon, la cérémonie de la première pierre eut lieu.

Dans un tube de plomb furent enfermés le poème que j’avais écrit (et qu’on peut trouver à la fin de la Figure de proue), et celui, composé pour la circonstance, de Georges Trouillot, car ce ministre ami des poètes était poète à ses heures, lui aussi.


À l’hôtel du Cheval blanc, où nous restions à cause des travaux et qui n’avait alors rien de moderne, l’hiver était bien dur à traverser, étant particulièrement rude cette année-là.

Mon mari, pris d’un mal de gorge, fut adroitement soigné par le docteur Rachet, qui, du coup, devint notre ami.

Ce médecin de province, un passionné d’art et de musique, faisait preuve du goût le plus raffiné. Dans des cartons secrets il possédait une collection de pastels de Boudin qu’il ne montrait qu’à des privilégiés. Son chapeau à bords plats, sa barbe noire, puis blanche, ses yeux au beau regard, ses gros sourcils, son nez fin, son sourire subtil firent pendant des années partie de ma ville natale, et le plaisir que j’avais à courir lui dire bonjour quand j’y arrivais, je ne le mesurai tout à fait qu’à sa mort qui, dans Honfleur et dans mon amitié, laissa cette grande place vide.

Bientôt mon mari resta seul pour diriger les ouvriers au pavillon. Tandis que, frileuse, je retournais quai de Montebello, lui, par quinze degrés sous zéro, se promenait sur l’avenue glaciale, sans pardessus et sans cache-nez, activant de toute sa fougue les travaux, qu’il trouvait trop lents.

Une forge était établie sous les tilleuls. Des constructeurs du Jura posaient des radiateurs dans la maison. Le salon était plein du tapage de ceux qui grattaient la cheminée sculptée pour retrouver sa blancheur sous le badigeon noir ; les couvreurs refaisaient le toit et les menuisiers les planchers, les maçons construisaient l’annexe. Tous les corps de métier s’entremêlaient dans la ravissante ruine. Des bûcherons étaient venus scier les sept chênes et les emporter à grand renfort de chevaux, opération difficile à cause de la pente abrupte du terrain, morceau de colline, en somme.

Une comparaison occupait mon esprit. L’ancien vide-bouteilles d’avant la Révolution, pauvre maison hantée remise à neuf après cent ans d’abandon, m’évoquait l’image d’une grande dame déchue qui reprend son rang à la suite d’une longue misère.

Laissant mon mari parmi les frimas et le tohu-bohu, j’étais donc revenue seule à Paris. J’avais commencé d’écrire mon premier roman, Marie, fille-mère, d’après la triste histoire de la nouvelle bonne qui me servait. Les chapitres paraissaient à mesure, chaque vendredi, dans le Journal.

Pour m’aider à me documenter exactement, le docteur Pozzi m’avait mise en rapport avec le professeur Pinard, lequel me fit, à l’hôpital Baudelocque, passer pour étudiante en médecine.

Pendant un mois je vécus en blouse d’externe au chevet des femmes en couches, faisant connaissance avec un bien grand flot de misère humaine.

Un matin, une femme qui se mourait après un accouchement anormal me reconnut, tout coup, d’après quelque portrait.

— C’est vous ?… me dit-elle au milieu de ses affres. Je lis Marie fille-mère, vous savez ! On me met de côté les numéros du Journal pour que je continue l’histoire quand je serai remise.

Le lendemain, elle était morte.

Ce premier roman, lorsqu’il parut l’année suivante en volume chez Eugène Fasquelle, fut une grande déception pour les mondains. Gérard d’Houville et Mme de Noailles venaient aussi de publier leur premier roman. On s’attendait à un portrait en pied de l’auteur par lui-même, et c’était l’histoire d’une petite servante.

Mon mari, là-bas, continuait à remettre sur pied le Pavillon de la Reine. Pris par une nouvelle passion, il s’initiait du jour au lendemain à l’antiquaille. Chez les brocanteurs, dans les ventes, dans les fermes, il achetait sans se tromper de quoi nous meubler selon le style et l’âge de notre nouvelle demeure.

Je ne devais revoir le Pavillon que fin prêt, meublé, bichonné, les fleurs dans les vases et, parallèlement, l’avenue remise en état, des marches rustiques plantées dans la colline, les barrières posées, et, tout en haut, le porche d’entrée, dit porte normande, portant des iris sur son petit toit de chaume tout neuf.

Dans la jolie et vénérable ferme d’en bas qui faisait partie de la propriété, le premier fermier choisi par J.-C. Mardrus était veuf, mais avait promis de se remarier tout de suite. Comme il tardait indéfiniment, il y eut un vrai procès en justice de paix, dont les témoins survivants doivent rire encore, et dans lequel mon mari, qui plaidait lui-même, eut le dernier mot. Forcé de quitter la ferme, le perdant fut remplacé par une famille entière qui devait garder la place pendant près de trente ans, et qui, je puis le dire, constitua l’élément le plus vivant et le plus savoureux du Pavillon de la Reine.

La fermière était, par tous, adorée et redoutée à égale dose, redoutée pour ses colères inouïes qui n’allaient pas sans gifles ou pire à ses sœurs mariées, à leurs enfants, à leurs maris, à ses frères, voire à son homme à elle, et adorée pour son grand cœur sur lequel on pouvait toujours compter ; adorée aussi (cela mystérieusement, car nul n’analysait ce qu’il sentait) pour ses fluides extraordinaires, pour cette verve, cet humour, cette intelligence, je dirai même ce génie qui lui appartenaient. Durant de si longues années, je ne me suis jamais lassée de cette fille, des romans qu’elle fabriquait avec le fait le plus insignifiant, de son don d’imiter tous les personnages dont elle parlait, de ses réflexions étrangement profondes, de ses observations de fabuliste quand il s’agissait des bêtes, et surtout de la richesse incomparable de son langage.

Le dictionnaire de ses trouvailles était inépuisable. C’est surtout à elle que je dois d’avoir su faire parler les héros normands de mes livres dans l’Ex-voto et autres romans de terroir ; et je l’ai mise en scène elle-même, sous bien des aspects, dans nombre de contes et nouvelles.

Elle était en bas fermière, en haut cuisinière, — et bonne cuisinière. Chaque matin, quand elle montait pour prendre son service, je la guettais, en attente de nouvelles sensationnelles. Lorsqu’elle n’avait rien à raconter sur les siens ou sur la ville (car, ne sortant jamais, elle savait ce qui se passait dans toutes les maisons), elle rapportait les faits et gestes du bétail ou de la volaille. J’aurais voulu connaître quelque appareil enregistreur pour retenir tout ce qu’elle disait, goguenarde, mordante, elliptique comme le sont les paysans de mon pays, et, comme eux, gardant tout son flegme aux passages les plus drôles de ses récits. La rusée créature savait très bien qu’elle m’intéressait et m’amusait, mais ne le laissa jamais voir. À part les grands jours de furie, elle avait une voix douce et mielleuse, et des petits gestes maniérés qui faisaient encore plus saisissante la verdeur de son langage. Sa tête aux traits réguliers était coiffée d’une folle chevelure frisée et blonde qu’elle disposait, coquette, en casque luisant. Au-dessus de son embonpoint, toujours vêtue de noir, elle portait avec fierté cette tête d’or où s’enfonçaient deux petits yeux bleus auxquels rien n’échappait. Sa fraîcheur était celle d’un Rubens.

Devenue aveugle sur la fin de sa vie, elle qui créait des drames ou des comédies avec rien, elle ne parla presque plus, resta dans un coin de sa cuisine, marmottant un chapelet, mais, quand même, tâtant les billets et les monnaies à l’heure des comptes, car elle ne pouvait renoncer tout à fait à son empire.


RODIN ET ALBERT BESNARD


Entraîné par ses réussites en ameublement, mon mari jugea que, pour faire pendant au Pavillon, il nous fallait à Paris un logis plus grand et dont l’arrangement serait d’un style plus séculaire. De même qu’il avait trouvé la rue Raynouard et la Roseraie, il mit la main, quai d’Orléans, dans l’ancienne maison du poète Arvers, sur un bel appartement dont le balcon Louis XVI, renflé comme certaines commodes, donne sur la Seine, touffue d’arbres à cet endroit. Nous disposions, dans cet antique immeuble, de l’entresol et du premier.

En dehors de nos amis coutumiers, nous vîmes, quai d’Orléans, passer bien des figures intéressantes.

J’ai retenu dans ma mémoire quelques-uns des êtres rares qui défilèrent à ce moment-là sur l’écran de notre vie.

Je revois Auguste Rodin, imposant comme une de ses plus belles statues. Il avait une façon bien particulière de regarder sans cesse ses propres pieds. Resté longtemps silencieux, il se mettait à parler tout à coup sans s’adresser à personne, et pour dire des choses immenses concernant la sculpture ou l’architecture. Je reçus de lui plusieurs lettres, contenant parfois des fautes d’orthographe, mais toujours quelque phrase à retenir. M’ayant entendue dire des vers, un soir, chez Mme de Caillavet, il écrivit à mon mari « qu’il m’avait prise pour une petite Victoire ».

Quand son atelier fut installé rue de Varenne, dans l’ancien couvent du Sacré-Cœur, je le retrouvai, plus tard, soigné de près par la marquise de Choiseul qui ne cessait de le faire asseoir et de lui envelopper les jambes comme à un malade. Le jardin, autour de l’hôtel, était complètement en friche. J’y découvris, dans un buisson sauvage, une rose rouge préservée par miracle et que je crus le Sacré-Cœur lui-même.

J’ai vu souvent Rodin en compagnie d’Albert Besnard, de sa femme et de quelqu’un de leurs enfants. Nous dînâmes, un soir, à Bellevue, en cette belle compagnie. Albert Besnard et Mme Besnard, tous deux grands et gros, avaient l’air d’un couple de têtes couronnées. Mme Besnard savait merveilleusement s’arranger de sa corpulence. Ses robes larges et flottantes n’en laissaient plus qu’une ampleur pleine de majesté. Si belle, avec ses cheveux sculptés et ses traits de médaille, je n’ai jamais vu femme mieux habillée qu’elle.

Je me souviens de mon premier dîner chez les Besnard, rue Guillaume Tell. Octave Mirbeau fit taire toutes les conversations par un discours fort long sur les fourmis. Il venait de lire quelque ouvrage à ce sujet, et ne tarissait plus sur son dada nouveau. Sa femme, ancienne belle du second Empire (beaucoup plus âgée que son époux), attendit une virgule pour placer son mot.

— Ces pauvres petites fourmis, dit-elle ironiquement, leurs petites oreilles doivent leur tinter !

Pendant ce temps, Robert Besnard, l’aîné des garçons, regardait fixement son frère Philippe assis en face de lui.

— Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ?

— Ben, je ne sais pas, répondit Robert. Je trouve que tu as l’air d’un idiot, c’est tout !

À ma gauche, ennuyé de ne pouvoir parler aussi, Jean de Bonnefon examinait au mur un grand panneau de chevaux peint par Besnard. Il me faisait l’effet d’un gros seigneur d’autrefois, avec ses cheveux blancs roulés au petit fer, ses lourds yeux bleus et sa prestance imposante. Un jour qu’on le félicitait sur une magistrale page fort peu tendre pour certains, je l’entendis déclarer sans sourciller :

— Au besoin, j’invente pour que ce soit plus atroce.


Autre décor. Dans le salon de Mme de Caillavet, longue galerie où se pressaient toute la littérature et tous les arts, Anatole France, adossé contre la cheminée, écouté par tous, parlait, bégayant, se trompant, se rattrapant. Son œil d’un noir mat accusait encore la blancheur de son visage et de sa barbe. Un jour qu’il en était au plus intéressant de ses phrases difficiles, le mari de Mme de Caillavet traversa toute la galerie en courant. Sa belle-fille s’apprêtait à chanter, et France, sans rien remarquer, continuait une démonstration. M. de Caillavet fonça. Devant la bouche du grand maître, il balaya l’air d’une main irritée, en sifflant un « chut ! » des plus violents qui fit taire aussitôt celui-ci comme un simple bavard.


DUCHESSE DE NORMANDIE


Comment ne me souviendrais-je pas de Charles-Théophile Féret, ce grand Normand que j’appelais « notre Leconte de Lisle à nous », fier poète et commerçant habile, dont la Normandie exaltée et bien d’autres œuvres honorent tant notre province ?

Pour celui-là, je représentais une sorte de divinité que, par ferveur tremblante, il préférait ne pas trop souvent voir.

Ce fut lui qui, le premier, me donna mon titre de duchesse de Normandie, titre que les Normands veulent bien me conserver, pour mon amusement et ma fierté. Fernand Fleuret et moi, soutenus par Charles Le Goffic, maniâmes la hache d’abordage pour faire avoir à ce méconnu le Prix des Vikings. Il en fut le premier lauréat. Il devait mourir peu de temps après, emportant, sur une tête vieillie, la seule couronne qui lui fût enfin consentie pour la constance de son lyrisme que rien ne pouvait décourager.

Duchesse de Normandie… Mon mari, lui, m’appelait, m’appelle toujours, à la suite des Arabes qui me nommaient ainsi, « la princesse Amande ». Je fus longtemps appelée de ce nom un peu féerique par tous ceux auxquels j’étais chère. Dans l’intimité, c’était Amande tout court. J’ai eu d’autres noms, et j’en ai d’autres. Pour Philippe Berthelot, j’étais « la panthère noire ». Pour Judith Cladel, je suis « Hyacinthe ». Je fus « Dea » pour Sébastien-Charles Toussaint, et « Tancrède » pour d’autres. À présent, je suis « Mamie ». Mais, je n’ai jamais été, même étant petite, et ne serai jamais Lucie. Seuls les gens qui ne me connaissent pas ou ne me connaissent que très peu, me donnent ce prénom qui ne me fait pas me retourner quand on le dit derrière moi. Il y a mon nom entier, avec son trait d’union, qui est ma signature, ma raison sociale, si l’on veut. Mais, Lucie, je n’aime ni ne connais cela. Les gens du peuple, cependant, d’où qu’ils soient, à commencer par le port de Honfleur, finissent toujours par m’appeler « madame Lucie ».

C’est justement à Honfleur, au temps où j’habitais le Pavillon de la Reine avec mon mari, que se placent d’autres visages, d’autres souvenirs qui me font rire ou m’attendrissent.


Le mariage de Sacha Guitry avec Charlotte Lysès au New Cottage, sur la route de Trouville et à deux pas de Honfleur, voilà qui laisse sa trace dans la mémoire.

Sacha, riant sous cape de la tête que ferait le notaire, Me Bréard (un vieux Normand de la plus fine espèce et qu’on ne déconcertait pas facilement), lui dicta la liste de ce qu’il apportait en ménage. C’était une liste fort longue où figuraient : un crayon, une pendulette cassée, un clou, une paire de gants… on imagine le reste. Le père Bréard écrivit sans broncher, puis, tranquille, énonça :

— C’est vingt-quatre francs par objet.

— Je retire tout !… s’écria Sacha.

À cette noce se trouvèrent réunies, l’après-midi, dans l’herbage du New Cottage, autour d’un étang infesté de moustiques, toutes sortes de personnalités parisiennes. On avait lancé sur l’eau verdâtre un tub et, dans le tub, assis, peu vêtu, naviguait Jean Ajalbert. Les rires de Marguerite Deval fusaient. Charlotte Lysès s’était mise en robe de chambre, les cheveux lâchés sur les épaules. Les invités se bousculaient, ivres de gaieté. Pour mieux voir l’ensemble du spectacle, je m’étais juchée dans un arbre. Bientôt un cri général salua le naufrage du tub et de son contenu.

Vers le soir, il y eut un lancer de ballons en baudruche représentant des cochons. Puis, au banquet nocturne servi sous les pommiers, Laurent Tailhade, après avoir salué les mariés d’un discours fort littéraire, récita l’un de ses plus longs poèmes.


J’ai toujours chéri la solitude, et je pouvais l’avoir plénière à Honfleur, le Pavillon n’étant guère accessible, avec tant de marches à monter ou descendre pour ceux dont l’intention eût été de m’y déranger. Mon mari, de nouveau tout à sa roseraie, qu’il avait reconstituée, passait de longues heures dehors. Puis vint un jeu qui le conduisit aux limites de la passion. Il avait acquis, je ne sais par quel hasard, un de ces cerfs-volants qu’on appelle aigloplans. C’était une sorte d’immense oiseau de toile qu’il lançait dans les airs, avec mille mètres de corde pour le retenir.

Un jour, la corde cassa, l’oiseau de toile, libéré, s’envola selon la brise, et, bizarrement, alla s’accrocher, en ville, au haut du clocher de Saint-Léonard. Il fallut aller l’y chercher, non sans peine. Les gens d’en bas, sur le chemin Saint-Nicol, quand, au crépuscule, on ajoutait une lanterne allumée à la machine volante, croyaient à une étoile nouvelle et s’effrayaient, prédisant la fin du monde.

— Moi, je veux mourir la dernière !… disait une commère.

— Puisque c’est comme ça, répondait l’autre, ce soir, on va manger nos deux canards.

J’allais souvent regarder aussi l’aigloplan. Le reste du temps, je travaillais.

Le soir revenu, mon mari, sous la lampe, lisait les pages de prose que j’avais écrites, et la discussion commençait.

De mes vers il n’avait jamais eu rien à dire, non plus que de mes contes, si proches de la poésie. Mais, la prose, c’était son domaine. Il y était maître, plus encore qu’il ne le savait lui-même, car, sans qu’il s’en doutât, dès qu’il prenait la plume, même pour écrire à un fournisseur, il ne pouvait s’empêcher de faire de ce bout de papier une petite merveille.

— Amande ! Il faut écrire avec les rognures du petit dictionnaire ! scandait sa voix tonitruante.

Et moi, je me rebiffais.

Combien je le remercie de la vigueur avec laquelle, en ces premiers temps, il a simplifié mon style qui tendait vers la complication, voire la recherche. Ses critiques sans ménagement m’auront épargné, non pas toutes les erreurs, mais au moins quinze ans de tâtonnements, et, si j’ose dire, de gourme littéraire largement jetée à travers ces premiers écrits.


VOYAGE EN TURQUIE


Je venais d’être assez malade pour devoir dicter, au lieu de les écrire, les derniers chapitres du Roman de six petites filles, qui paraissait les vendredis dans le Journal, tout comme mon premier livre.

Ce fut à peine rétablie que j’eus la joie de me remettre en route avec J.-C. Mardrus pour les pays islamiques. Cette fois, c’était le Journal qui nous y envoyait.

J’étais chargée, moi, de faire une enquête sur les harems de Turquie, au lendemain de la révolution qui venait de renverser le sultan Abdul-Hamid.

Nous partîmes au mois de mai par l’Orient-Express, qui mettait trois jours pour atteindre Constanza, en Roumanie, d’où l’on prenait le paquebot pour arriver par la Mer Noire jusqu’à Constantinople.

À notre première sortie dans la ville, nous trouvons cinq pendus, au bout du pont de Galata, cinq autres sur la place Sainte-Sophie et encore cinq autres place Bayazid, en tout quinze condamnés de la contre-révolution, dont l’eunuque noir d’Abdul-Hamid.

Dans le petit yacht que M. Huguenin, directeur des chemins de fer d’Anatolie, met à ma disposition, je navigue, seule avec l’équipage, allant vers ces grands harems que la belle saison a dispersés parmi des séjours fleuris.

Mer de Marmara, eaux douces d’Asie, chiens de rue, tarbouches, tchartchaffs, promenade de Fanaraki, révélations sur la ruse des dames voilées qui veulent tromper leurs maris, Eyoub, Scutari, jeunes Turcs en effervescence, politique…

J’ai des discussions ardentes avec les révolutionnaires Djahid et Djavid, je fais la connaissance de Izzet pacha, j’assiste par décret spécial, le cas n’ayant pas été prévu pour une femme, à une séance de la Chambre ottomane. M. Huguenin, de plus en plus envoûté, nous promène, avec nos amis Delbeuf, en Anatolie, dans son train spécial qu’on fait arrêter chaque fois que je désire cueillir des fleurs qui m’ont paru belles…


GABRIELE D’ANNUNZIO


Encore un voyage en Égypte, Syrie et Palestine, et ce furent les années qui précédèrent la guerre. Est-ce que la terre ne tremblait pas déjà, sourd avertissement du volcan prêt à éclater ? Quand les humains se mettent à trop danser, c’est que le cataclysme n’est pas loin.

Je puis dire que je l’ai sentie déferler jusqu’au fond de moi-même avec tout son entrain, cette époque qui, sans aucune agonie, allait sous peu mourir de mort subite.

Bals persans, bals noirs et blancs, carnavals, fêtes. À Bullier, on se pressait en curieux pour voir la fille du peintre Thaulow danser le « tango argentin » qui faisait sa timide apparition dans le monde. À l’Opéra, grâce à Gabriel Astruc, c’était Nijinsky qu’on allait applaudir, avec une admiration frénétique et joyeuse. L’art de Bakst ouvrait la porte à de nouvelles possibilités. Ida Rubinstein, la Karsavina faisaient ouvrir les yeux sur de l’irréel. Le Spectre de la Rose remportait le suffrage des élites… et des autres. Entre le bal et le ballet, des cours s’ouvraient, où la jeunesse apprenait des pas nouveaux. On dansait chez les moindres particuliers. On eût dansé dans les rues.

Pendant ce temps-là, à la salle Gaveau, la S. M. I. donnait des concerts audacieux autour desquels les opinions s’échauffaient. Comme tout le monde, il m’arrivait de courir d’une manifestation artistique à l’autre, d’une fête à l’autre, d’un gala à l’autre.

L’Orphelinat des Arts eut l’idée d’organiser à son profit, au Cirque de Paris, une représentation dont les exécutants n’étaient choisis que parmi des amateurs.

Depuis notre retour d’Égypte et de Syrie, je passais de longues heures au manège Saint-Paul, dirigé par Fernand Tison. J’y étudiais à fond, après tant de chevauchées brutales en Orient, l’académisme équestre des « Roumis » et leurs savants airs d’école. (C’est à ce manège où je vécus deux ans dans la sciure que se prépara, sans que je pusse m’en douter, mon futur livre la Mère et le Fils, qui est le roman du cirque.)

Après ma première conférence à Paris, les Harems, donnée à Femina, j’en avais un jour fait une autre qui comportait des démonstrations à cheval, dangereuse séance où le pur sang de Saumur que je montais, déconcerté par la scène trop étroite du Marigny, rua copieusement dans les toiles de fond avant de consentir à exécuter sa haute-école. En outre, toujours au manège Saint-Paul, je travaillais souvent avec des cow-boys canadiens, qui m’enseignaient à cabrer et à ramasser des chapeaux au galop.

Rachel Boyer, animatrice de la grande représentation du Cirque de Paris, me demanda d’y faire un numéro équestre. Quelle surexcitation ! Ce fut une fantasia arabe dans laquelle figura mon mari lui-même, avec bien d’autres personnalités.

Isadora Duncan, folle d’envie, voulut apprendre à monter à cheval comme moi, surtout à cabrer comme moi. Je l’emmenai au manège Saint-Paul, mais elle se découragea tout de suite devant les difficultés du début.

C’est à la S. M. I. que j’ai vu pour la première fois le cher Gabriele d’Annunzio dont la disparition me cause tant de chagrin.

Je faisais à ce moment la critique musicale dans Cœmedia, fantaisistes articles réunis sous la rubrique : « Les Hommes noirs et les Dames blanches », qui amusaient beaucoup les musiciens et le public.

Dans l’un d’eux j’avais, je ne sais comment, signalé la présence du poète à Paris. Et c’est de là que partit notre amitié.

D’Annunzio, qu’on n’avait pas vu depuis bien longtemps en France, était le lion de la saison. (On dirait aujourd’hui la vedette.) Les grandes mondaines répétaient, excitées : « Il a tout à fait les yeux de son œuvre ! »

Pas un cheveu, le profil d’une médaille de la Renaissance, petit, mince, dès qu’il y avait galerie, il débordait d’un orgueil plein de hauteur qui étonnait assez nos gens, peu habitués à de telles attitudes.

Mais, si l’on n’était que deux ou trois, plutôt deux que trois, nul ne pouvait être plus charmant et plus simple que lui, — j’allais dire plus ingénu.

Tout l’intéressait. Sa façon d’entrer chez vous, de regarder les tableaux aux murs, les bibelots, de respirer l’air d’un logis encore inconnu de lui, laissait l’impression qu’il était en train de faire une grande découverte.

Cet émerveillement d’enfant ou de poète, il l’exprimait par des mots tellement imagés qu’on croyait avec lui pénétrer dans une sphère nouvelle ; et la manière dont il les prononçait, ces mots, leur ajoutait une valeur inattendue. Cet Italien parlant le français y mettait une sorte de précaution. Il détachait la moindre syllabe avec amour, semblait-il. Il en faisait une pierre précieuse. Comme on sentait qu’il l’aimait, notre langue !

De l’accent ? Juste assez pour créer du charme. Mais quelle pureté dans sa phrase !

Un jour, Georges de Porto-Riche me posa la question :

— Savez-vous quel est le seul homme qui connaisse à fond la langue française, non seulement moderne, mais ancienne ? Vous ne devinez pas ? C’est Gabriele d’Annunzio.

Je crois bien que son affectation dans les salons était une espèce de mépris, la réponse de la bête curieuse à ceux qui l’examinent de trop près.

Je le reverrai toujours entrer un matin chez nous, quai d’Orléans, tenant comme le Saint-Graal, à deux mains, le flacon (que j’ai gardé) contenant un parfum rare combiné par lui-même à mon intention. Les belles paroles dont il enveloppait ses cadeaux leur conférait un prix inestimable. Il me fit présent également d’un étui persan contenant des calames (plumes arabes) et d’un vase de Venise dont la trouble couleur est celle des tessons longtemps roulés par la mer.

Il m’emmena voir, aux côtés de Jacques Boulenger, des courses de lévriers qui le passionnaient, me fit monter dans son aéroplane à Villacoublay. Dans l’exemplaire de Forse che si forse che no imprimé pour moi personnellement, il écrivit cette dédicace, de sa belle écriture aux pleins et déliés éloquents : « … en admiration de son art et de sa paresse toute-puissante. »

Quand fut donnée sa pièce la Pisanelle ou la Mort parfumée, dans laquelle Ida Rubinstein apparaissait tour à tour en sauvage fille marine, en perverse châtelaine, en pure moniale, en courtisane sacrée (selon le personnage multiple et un qu’elle interprétait), nous étant brusquement trouvés tous deux face à face dans les couloirs du théâtre :

— D’où venez-vous, avec vos yeux qui brûlent dans l’huile ?

Je répondis :

— Je viens de voir jouer la Pisanelle.

— Mais la Pisanelle, dit-il, c’est vous !

J’ai bien souvent regretté, je regrette encore que la guerre, et tout ce qui l’y attendait d’assez fabuleux, l’ait pour toujours éloigné de nous. Avec lui, je ne puis mieux dire, on se sentait bien.

Lucie Delarue-Mardrus.
  1. Voyez la Revue du 1er mars.