Mes heures de travail/Alerte du Comité international

Société générale d’imprimerie (p. 53--).

NOTE ADDITIONNELLE AU CHAPITRE II

B. — Alerte du Comité international.


À l’improviste, le Comité international de la Croix-Rouge vit un jour son existence sérieusement menacée, par une circonstance qui m’alarma peut-être plus que de raison, mais qui me préoccupa extrêmement, et que je veux rappeler en raison du souci qu’elle m’occasionna.

Vers la fin du siècle dernier, il y avait, dans la banlieue de Genève, à Champel, un célibataire âgé d’environ trente-cinq ans, qui habitait avec ses parents une jolie villa leur appartenant. C’était une famille honorable, et je connaissais quelque peu l’homme dont je viens de parler, pour l’avoir rencontré chez des amis communs, mais j’ignorais ce qu’il valait. Je savais seulement qu’il n’avait pas de vocation positive, mais avait tenu la plume dans une banque, dont le patron l’avait congédié comme incapable de rédiger des correspondances en bon français ; puis qu’il payait largement de sa personne en faveur d’une œuvre locale d’évangélisation ; enfin qu’il avait été pendant assez longtemps employé au service de la Compagnie des Colonies suisses de Sétif, pour le compte de laquelle il avait visité plusieurs fois l’Afrique, non sans se créer personnellement dans ce continent des intérêts industriels. Il s’était aussi essayé dans la littérature, et avait publié un ouvrage sur Tunis, mais son existence paraissait, en somme, avoir été assez aventureuse. On disait, en particulier, qu’il avait accompagné, en 1859, l’armée française dans sa campagne d’Italie, et avait assisté, quoique simple particulier, à la grande bataille de Solférino, mais avait toujours fait mystère de ce qui l’y avait attiré.

J’en étais là de mes relations avec lui lorsqu’il eut l’amabilité de me gratifier, en 1862 d’un ouvrage qu’il venait de faire imprimer et où il racontait ce dont il avait été témoin en Lombardie.

Cette brochure m’intéressa vivement, mais, quoiqu’elle portât sa signature, je jugeai, à première vue, d’après son style, qu’elle avait dû être écrite par un littérateur plus exercé, ce qui lui permit d’exciter la pitié de bien des gens en faveur des militaires blessés, ceux-ci ayant besoin, disait-il éloquemment, de voir se former, pour les assister, des sociétés spéciales de secours. Profondément ému par son plaidoyer en faveur d’une pareille institution, je projetai sur l’heure de l’appuyer, s’il voulait bien s’y prêter et j’allai le voir dans cette intention.

Je le trouvai très disposé à faire partie du petit comité d’initiative dont j’estimais avoir besoin pour me seconder, et m’en applaudis. Je pensais, en particulier, qu’il avait dû réfléchir aux moyens de réaliser son rêve et qu’il pourrait peut-être me fournir d’utiles indications pour faire naître l’institution dont seul, jusqu’alors, il avait émis l’idée.

Sous ce dernier rapport je dois avouer que je me trompais, car je le pris au dépourvu, avant qu’il eût conçu, m’assura-t-il, le moindre plan pour la mise en œuvre de son invention. Cela me parut bien un peu surprenant, mais comme je ne savais pas encore que sa véracité dût être suspecte, je l’enrôlai parmi mes collaborateurs à venir, d’autant que je ne pouvais douter de l’intérêt qu’il prendrait à mon projet et qu’il passait pour jouir d’une situation indépendante, qui devait lui laisser beaucoup de temps disponible pour s’acquitter de la tâche qu’il pourrait être appelé à remplir à mes côtés.

Le comité d’initiative, constitué comme je l’avais désiré (voir p. 36), se mit au travail avec zèle, et ses premières démarches furent couronnées d’un succès de bon augure pour la suite de ses opérations. Il ne se dissimula pas que la respectabilité de ses membres devait y être pour beaucoup, car la plupart d’entre eux n’avaient pas eu l’occasion de donner des preuves de capacité, quant aux questions de détail qu’ils allaient avoir à résoudre. Il était donc plein d’espoir dans la réussite de son entreprise, si aucune circonstance imprévue ne venait compromettre l’excellent crédit que, d’emblée, il s’était acquis, et il se croyait certain qu’aucun de ses membres ne serait capable de le rendre suspect. Bien contrairement à son attente, cette dernière éventualité se réalisa, comme on va le voir.


Ici je dois ouvrir une parenthèse et informer mes lecteurs que, en 1867, le plus jeune membre du dit comité cumulait deux emplois entre lesquels n’existait nulle incompatibilité. En même temps qu’il était secrétaire du Comité international de la Croix-Rouge, il remplissait les fonctions d’administrateur du Crédit genevois, société de financiers qui, comme bien d’autres, avaient en lui une confiance absolue.

Or, un matin de cette année-là, c’est-à-dire quatre ans environ après ses débuts, le Comité de la Croix-Rouge apprit avec stupéfaction que son secrétaire avait, dans la nuit précédente, quitté clandestinement Genève, et le bruit se répandit qu’il s’était rendu coupable, envers le Crédit genevois, d’actes très répréhensibles, à la suite desquels, il avait cru prudent de se soustraire aux recherches de la police. Sans attendre d’en savoir plus long sur ce point, le Comité international s’assembla d’urgence et décida que la rumeur publique lui paraissait assez fondée pour l’obliger à rompre immédiatement toutes relations avec celui des siens qui paraissait avoir compromis sa bonne réputation.

L’indélicatesse qu’on lui reprochait consistait à avoir abusé de la confiance que lui témoignaient ses collègues du Crédit genevois, en les « trompant sciemment » par des allégations mensongères, et elle eut pour conséquence un procès, qui aboutit à ce qu’il fut rendu responsable, envers les victimes de sa faute, pour la totalité de la perte considérable qu’il leur avait occasionnée. Je puis bien le rappeler sans indiscrétion, puisque la cour d’appel rendit, à cet égard, un jugement civil qui fut publié in-extenso dans le principal journal du pays, et qui entraîna la faillite de la Société en cause. Une instance pénale aurait dû en découler, mais l’autorité judiciaire estima avoir le droit de transiger avec l’intéressé, dont l’un des parents ne faisait pas mystère de ses démarches pour obtenir cette faveur. On consentit donc, en haut lieu, à ce qu’il optât entre une comparution devant la cour d’assises ou un exil volontaire et perpétuel. Or, il choisit cette dernière alternative, ce qui explique pourquoi on ne l’a jamais revu à Genève depuis cette époque, car il a tenu jusqu’à ce jour la promesse qu’il dut faire à l’État et pour l’exécution de laquelle les magistrats durent certainement exiger des garanties qui n’ont pas été divulguées.

Quoique cette affaire n’eût causé aucun dommage matériel à la Croix-Rouge, le Comité international, considérant que l’honneur exigeait que son personnel fût d’une probité irréprochable, résolut sans hésitation, comme je l’ai dit, d’exclure de son sein celui de ses membres qui venait de donner une grave entorse à la morale la plus élémentaire et qui, en même temps, se posait en apôtre d’un grand progrès concernant la morale sociale. Cette coïncidence nous parut une inconséquence frisant le scandale, à laquelle il importait de couper court le plus promptement possible. Le comité de Genève, respectueux toutefois du selfgovernment promis à tous les comités nationaux avec lesquels il correspondait, ne leur imposa point sa conduite en exemple.

Plusieurs fois déjà, à propos de travaux historiques, j’ai été dans le cas de rappeler cette crise, mais je l’ai toujours fait avec ménagements, par égards pour la famille profondément navrée de l’homme dont elle mettait le nom en évidence. D’ailleurs je n’avais envisagé alors la Croix-Rouge qu’objectivement, tandis qu’aujourd’hui je m’attache à rappeler les souvenirs personnels qu’elle m’a laissés. Je suis donc bien obligé de préciser quelque peu ce qui s’est passé jadis, afin de faire comprendre combien ont dû être vives et pénibles les impressions que je ressentis, lorsque j’acquis la certitude que, dans le groupe que je présidais, et que j’avais cru ne composer que d’individus absolument dignes d’estime, il se trouvait quelqu’un en l’honorabilité de qui personne ne pourrait plus avoir foi. Une épuration du Comité de Genève s’imposait donc et ne se fit pas attendre.

Ce comité en fut, comme on pense, profondément alarmé et crut sa dernière heure venue, ne doutant pas que ce qui venait de se passer n’arrivât, tôt ou tard, à la connaissance de ses amis lointains et ne jetât sur lui une défaveur telle, que la confiance qu’ils lui avaient témoignée jusqu’alors lui fût retirée. Si l’opinion publique mal informée, comme il pouvait le craindre, lui attribuait à tort une part de responsabilité dans l’acte que son secrétaire s’était permis, il devait appréhender que les Sociétés de la Croix-Rouge ne confiassent sans retard leurs intérêts généraux à de plus dignes.

Pendant un certain temps le Comité international éprouva une grande angoisse à ce sujet, mais ce fut heureusement une fausse alerte, car personne ne fit la moindre allusion à son infortune et lui-même n’en dit rien, de sorte que peu à peu il se sentit délivré de ses appréhensions et continua sans secousse à jouir d’une considération universelle, qui n’a fait dès lors que croître sans cesse.

Cependant il ne manqua pas de gens pour affirmer que, selon eux, un homme aussi respectable que paraissait devoir l’être le pseudo-philanthrope qui avait des démêlés avec la Justice de son pays, devait avoir été incapable d’agir comme il avait dû reconnaître cependant l’avoir fait. J’en fus moi-même plus surpris et affligé que n’importe qui, mais il fallut bien m’incliner devant des pièces officielles qui auraient au besoin justifié la conduite du Comité international mais qu’il s’est abstenu de publier.

Ce qui montre bien que les magistrats genevois partagèrent mon opinion, c’est qu’ils se sont refusés à voir dans celui dont le sort dépendait d’eux un grand homme faisant honneur à son pays, comme lui-même le proclame sans cesse et qu’ils l’ont tenu, au contraire, pour un être qu’il importait de mettre autant que possible hors d’état de nuire, dans l’avenir, à ses concitoyens.