Mes haines/Le Catholique hystérique

Mes haines, causeries littéraires et artistiquesG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 41-55).


LE CATHOLIQUE HYSTÉRIQUE




Il y a des maladies intellectuelles, de même qu’il y a des maladies physiques. On a dit que le génie était une névrose aiguë. Je puis affirmer que M. Barbey d’Aurevilly, le catholique hystérique dont je veux parler, n’a rien qui ressemble à du génie, et je dois déclarer cependant que l’esprit de cet écrivain est en proie à une fièvre nerveuse terrible.

Le critique, assure-t-on, est le médecin de l’intelligence. Je tâte le pouls au malade, et je reconnais en lui des désordres graves : il y a eu ici abus de mysticisme et abus de passion ; le corps brûle et l’âme est folle ; cet être exalté a des besoins de chair et des besoins d’encens. En un mot, le cas est celui-ci : un saint Antoine jeté en pleine orgie, les mains jointes, les yeux au ciel, ayant aux lèvres des baisers féroces et de fanatiques prières.

On ne saurait juger M. Barbey d’Aurevilly avec trop de franchise et trop de sévérité. Il a lui-même montré en critique un tel emportement, un tel parti pris que je me sens à l’aise pour lui dire nettement ma façon de penser. Certes, il ferait preuve de mauvais goût, s’il se fâchait de sentir la piqûre des armes dont il a si furieusement essayé maintes fois de percer la poitrine des autres. Son attitude guerrière appelle la lutte ; son esprit entier et impitoyable en fait un adversaire qui ne mérite aucun ménagement. Lui-même rirait de ma timidité et de mon indulgence, si j’étais assez naïf pour être indulgent et timide.

Je veux surtout examiner sa dernière œuvre : Un prêtre marié. Résumant, dès le début, l’impression que cette œuvre m’a produite, je dirai simplement qu’elle m’a exaspéré.

Je désire me faire bien comprendre et mettre le plus d’ordre possible dans mon réquisitoire. Il y a dans le livre deux parties que l’on doit, selon moi, examiner séparément : la partie purement artistique et la partie en quelque sorte dogmatique. L’une est le produit d’une personnalité qui s’enfle à crever, l’autre est un plaidoyer violent et maladroit en faveur du célibat des prêtres.

Voici l’histoire. Nous raisonnerons ensuite.

Jean Gourgue, dit Sombreval, le prêtre marié, est un fils de la terre, un de ces rudes fils de paysan, au cou de taureau, aux pensées fortes et puissantes. Il s’est fait prêtre, poussé par son amour de l’étude ; puis, ne pouvant apaiser son insatiable désir, il va plus avant dans la science, et dès lors il nie Dieu qui a son vicaire à Rome, il rentre dans la vie commune, il se marie. Sombreval a épousé la fille d’un chimiste, son maître ; la jeune femme lui donne une enfant, Calixte, et meurt en apprenant la véritable histoire de son mari. C’est là le second meurtre du prêtre marié, qui a déjà tué son père par son parjure. Le titre du Roman devrait être : la Fille du Prêtre, car l’œuvre est tout entière dans cette Calixte, pâle et émaciée, secouée par une névrose terrible, portant au front, entre les sourcils, une croix qui se dessine en rouge sur la blancheur de la face. Le père, qui a reporté sa foi dans l’amour de cet enfant, est puni par elle de ses sacrilèges ; le ciel se venge en le faisant souffrir dans la chair de sa chair, en lui envoyant un de ses anges, marqué du signe rédempteur, créature maladive et céleste qui est sans cesse à son côté pour lui parler de Dieu. Mais Sombreval ne croit plus à l’âme, il veut seulement disputer le corps de sa fille à la mort. Une lutte acharnée s’établit entre sa science et la maladie. Il emporte Calixte, comme un avare, dans un coin perdu de la France, pour la soigner plus à l’aise, et il va choisir, on ne sait pourquoi, un château de la Basse-Normandie, le Quesnay, situé près du village où son père est mort, où le souvenir du prêtre marié est maudit.

Nous sommes ici en pays fanatique, chez un peuple de paysans superstitieux ; ce fait moderne du mariage d’un prêtre va se passer en plein moyen âge. La sorcière ne saurait être loin ; elle est l’âme du récit, elle le domine de tout son fatalisme et donne la véritable note de l’esprit qui l’anime. La figure de la grande Malgaigne apparaît dès le début ; dans le soulèvement général de la contrée, elle se dresse comme l’oracle antique, annonçant le terrible dénoûment que le diable lui permet de prévoir. Cette Malgaigne a prédit jadis à Sombreval : « qu’elle le voyait prêtre, puis marié, puis possesseur du Quesnay, enfin que l’eau lui serait funeste et qu’il y trouverait sa fin. » Vous pensez que toutes ces prédictions s’accomplissent à la lettre : les intérêts de Dieu sont servis par Satan, la sorcellerie vient au secours de la religion. Bien que rentrée au giron de l’Église, la Malgaigne exerce encore parfois son ancienne industrie ; c’est ainsi qu’elle annonce une mort violente à Néel de Néhou, le jeune premier du livre. Il mourra parce qu’il aime Calixte : ainsi le veut l’enfer ou le ciel, je ne sais plus au juste. Ce Néel, fils d’un gentilhomme du voisinage, est destiné à donner dans l’œuvre la note amoureuse ; il aime et ne peut épouser, car la pauvre malade est carmélite, à l’insu même de son père. Tel est le milieu, tels sont les personnages. L’intrigue est simple d’ailleurs. Les paysans ameutés vont jusqu’à accuser Sombreval d’inceste : Alors, fou de désespoir, le père sentant que la maladie de sa fille est toute morale, et craignant qu’une insulte suprême ne la frappe de mort, se décide à feindre le repentir et à servir de nouveau ce Dieu auquel il ne croit plus. Il part, il fait pénitence ; il tente de sauver son enfant par un mensonge. Mais Calixte apprend le sacrilège de son père et elle meurt dans une dernière crise. Sombreval, selon la pensée de l’auteur, tue sa fille, comme il a tué sa femme, comme il a tué son père. Dans la folie de sa douleur, il creuse avec ses ongles la fosse déjà comblée, il arrache Calixte à la terre et court se jeter avec le cadavre dans l’étang du Quesnay, où la Malgaigne avait vu, avec les yeux de l’âme, les deux corps étendus côte à côte. Il va sans dire que Néel meurt trois mois après, juste à l’heure fixée par la voyante. Voilà comme quoi s’accomplirent les prophéties d’une vieille femme.

M. Barbey d’Aurevilly ne saurait se plaindre. Je crois avoir donné une analyse consciencieuse, presque sympathique de son roman. Nous pouvons discuter à l’aise, maintenant que les pièces du procès sont connues. Je désire appuyer sur mes appréciations, en reprenant tour à tour les principaux personnages et certains détails de l’œuvre

Avant tout, quelle a été la véritable pensée de l’auteur, que défend-il, que veut-il nous prouver ? M. Barbey d’Aurevilly n’est pas un homme à réticences ni à plaidoyers timides. On doit, sans crainte, tirer les enseignements des faits qu’il avance, et on est certain qu’il ne désavouera pas ses intentions, si extrêmes qu’elles soient. Voici les principes monstrueux que l’on peut formuler après la lecture d’Un prêtre marié : — la science est maudite, savoir c’est ne plus croire, l’ignorance est aimée du ciel ;  — les bons payent pour les méchants, l’enfant expie les fautes du père ; — la fatalité nous gouverne, ce monde est un monde d’épouvante livré à la colère d’un Dieu et aux caprices d’un démon. Telles sont en substance les pensées de l’auteur. Énoncer de pareilles propositions, c’est les réfuter. D’ailleurs le grand débat porte sur le sujet même du livre, sur ce mariage du prêtre qui paraît un si gros sacrilège à M. Barbey d’Aurevilly, et qui me semble, à moi, un fait naturel, très humain en lui-même, ayant lieu dans les religions sans que les intérêts du ciel en souffrent.

Il est difficile, d’ailleurs, de juger froidement une œuvre semblable, produit d’un tempérament excessif. Tous les personnages sont plus ou moins malades, plus ou moins fous ; les épisodes galopent eux-mêmes en pleine démence. Le livre entier est une sorte de cauchemar fiévreux, un rêve mystique et violent. De telles pages auraient dû être écrites il y a quelques cents ans, dans une époque de terreur et d’angoisse, lorsque la raison du moyen âge chancelait sous d’absurdes croyances. Une intelligence détraquée de ces misérables temps, un esprit perdu de mysticisme et de fatalisme, une âme qui ne distingue plus entre le sorcier et le prêtre, entre la réalité et le songe, aurait pu à la rigueur se permettre une pareille débauche de folie. Au point de vue artistique, je comprends et j’admets encore ce livre étrange ; l’insanité lui est permise, il peut à son gré divaguer et mentir ; il n’attaque après tout que le goût, et l’artiste modéré peut se consoler en le jetant après la troisième page. Mais dès qu’il se mêle de prêcher, dès qu’il veut devenir un enseignement et un catéchisme, il attaque le vrai, et on est en droit de lui demander un peu de raison et de mesure, sous peine de n’être pas écouté par les gens sérieux. Avez-vous jamais vu un échappé de Charenton rendant des arrêts sur la place publique ?

Oui, si l’on veut, M. Barbey d’Aurevilly avait le droit d’écrire la partie romanesque de l’œuvre, telle qu’il l’a écrite. Mais j’affirme qu’il n’avait pas le droit d’écrire la partie que j’ai appelée dogmatique, à moins de changer totalement de procédé. Lorsqu’on a à discuter, à l’aide du roman, des problèmes philosophiques et religieux, le premier soin de l’écrivain devrait être de se placer dans un milieu réel ; il ne lui est pas permis de sortir de son temps pour résoudre une question contemporaine, de sortir de l’humanité pour résoudre une question humaine. J’ai dit qu’Un prêtre marié était un plaidoyer maladroit en faveur du célibat des prêtres, justement à cause du peu de vérité de l’œuvre. Un homme raisonnable ne saurait s’arrêter à cette création bizarre qui s’agite dans un monde qui n’existe pas. Si vous êtes catholique et que vous vouliez défendre vos croyances, prenez le monde moderne corps à corps, luttez avec lui sur son propre terrain, en plein Paris ; mais n’allez pas opposer un savant à plusieurs centaines de Normands ignorants ; en un mot, heurtez le présent contre le présent. Vous vous assurez une victoire trop facile au fond de votre Normandie, et vous atteignez l’effet contraire à celui que vous espériez, en triomphant dans le rêve et dans le miracle.

M. Barbey d’Aurevilly, c’est une justice à lui rendre, a travaillé amoureusement la grande figure de Sombreval ; il en a fait un Titan, une sorte de colosse tranquille dans son doute, dédaigneux du monde, gardant ses tendresses pour sa fille et la science. Ce personnage est un excellent portrait de l’incrédule moderne dont l’impiété est faite d’indifférence ; il croit en lui, il croit en ses volontés et en son savoir.

Pour l’auteur, c’est un damné qui a tué Dieu, meurtre que j’avoue ne pas trop comprendre ; c’est un assassin et un sacrilège, un fils révolté, qu’un père despote châtiera cruellement. Pour moi, tel que M. Barbey d’Aurevilly le peint, c’est un homme sanguin, d’un esprit positif, qui s’est fatigué un jour des mystères et des exigences d’une religion jalouse, et qui est tranquillement rentré dans la vie ordinaire, plus compréhensible et convenant mieux à sa nature. Il ne croit à rien, parce que rien de ce qu’on lui présente ne lui semble croyable ; il vit dans un temps de transition, se reposant dans ses affections et dans son intelligence, attendant la nouvelle philosophie religieuse qui, selon lui, remplacera certainement celle qu’il a cru devoir quitter par dégoût, par besoin d’amour humain et de saine raison ; il aide lui-même la venue de la vérité, penché sur ses creusets de chimiste, et travaillant à une œuvre de santé et de tendresse. Certes, M. Barbey d’Aurevilly n’a pas entendu ainsi son personnage ; mais il a été entraîné malgré lui à dresser dans ce sens cette figure, qui est la seule vraie de l’ouvrage. L’amour que l’écrivain a pour la force et la réalité, l’a amené à doter si richement son héros, qu’il lui a conquis la sympathie de tous lecteurs. On admire cette puissante intelligence, cette nature calme et forte ; on aime ce père qui ne vit que pour sa fille, — et l’émotion profonde que cause cet amour paternel tend à la condamnation du célibat des prêtres ; on est tenté de battre ces paysans normands, si bêtement superstitieux, qui insultent cet homme de cœur et de conscience, — et cette sainte colère est comme un cri indigné qui réclame la liberté de conscience, le droit pour tous à l’amour et à la famille, la rupture des vœux qui lient l’homme à la divinité.

Sombreval est le seul être raisonnable et bien portant parmi les poupées hallucinées et souffrantes de Barbey d’Aurevilly ; il a la logique du bon sens et me paraît être le plus honnête homme du monde. Je vais à l’instant le relever de l’accusation de meurtre ; et, quant à son dernier sacrilège, lorsqu’il veut sauver Calixte, l’auteur prend lui-même le soin d’expliquer qu’il ne pouvait y avoir profanation pour cet incrédule, à communier avec l’hostie, qui n’était plus à ses yeux qu’un peu de farine.

En face de ce père, de cette âme droite et honnête, M. Barbey d’Aurevilly a placé deux autres figures de prêtres, l’abbé Hugon et l’abbé Méautis. L’abbé Hugon est la bonne âme qui revient de l’exil pour apprendre à la femme de Sombreval, alors enceinte de Calixte, que son mari est un prêtre ; l’abbé Méautis est le tendre cœur qui se demande s’il doit tuer oui ou non Calixte, et qui finit par obéir au ciel et par dire à la jeune fille que son père la trompe, qu’il profane l’hostie sainte. Ainsi le meurtrier de la femme de Sombreval est l’abbé Hugon, le meurtrier de Calixte est l’abbé Méautis, et tous deux ont conscience de l’assassinat qu’ils vont commettre, et le dernier surtout, un véritable ange de douceur, accomplit le crime avec préméditation ! M. Barbey d’Aurevilly a vraiment la main heureuse, lorsqu’il choisit de fidèles ministres du Seigneur. Qu’importe la créature, elle est faite pour souffrir et pour mourir ; les intérêts du ciel avant tout. Voilà certes une religion humiliante pour l’âme et pour la volonté, injurieuse pour Dieu lui-même. Tandis que Sombreval lutte nuit et jour contre la maladie de Calixte, l’abbé Méautis se croise tranquillement les bras et attend le bon plaisir du ciel ; tandis que le père se ment à lui-même, renie toute sa force et toutes ses convictions, veut la vie de sa fille aux dépens de son être entier, il y a là un prêtre qui frappe dans l’ombre et que le ciel, à l’aide d’un miracle, charge de tuer une enfant innocente. Et M. Barbey d’Aurevilly vient nous dire ensuite que Sombreval a tué Calixte. Alors, sans doute, c’est l’abbé Méautis qui voulait la sauver. Vous êtes dans le vrai d’ailleurs : certains prêtres ont souvent de ces avis du ciel qui plongent des familles dans le deuil, et les douces âmes trouvent toujours quelque coupable pour expliquer la colère de leur Dieu !

Cette Calixte ne vit pas en ce monde ; elle est fille de l’extase et du miracle. Il s’échappe d’elle des senteurs fades de mourante ; elle a la beauté froide et pâle de la mort. Les yeux ouverts démesurément, ce large ruban rouge qui cache la croix de son front, cette peau molle et transparente, tout cet être dissous par la maladie, jeune sans jeunesse, a un aspect chétif et malsain qui répugne. Elle a le tempérament de sa foi ; la maladie nerveuse qui la secoue explique ses extases ; il y a en elle assez d’hystérie pour faire vivre plusieurs douzaines de femmes dévotes. M. Barbey d’Aurevilly a créé là une étrange fille dont personne ne voudrait être le père ; la place de cette moribonde est dans une maison de santé et non dans une église, Heureusement, Dieu, plus doux que l’auteur, n’envoie pas de tels enfants aux hommes, même comme châtiment. Calixte est le produit d’une imagination déréglée, un cas curieux de catalepsie et de somnambulisme qu’un médecin étudierait avec joie s’il se présentait, une création artistique, si l’on veut, réussie comme étrangeté. Mais que vient faire cette folle, cette figure de légende, dans un livre qui a la prétention de discuter des faits contemporains ? On ne convainc personne avec de pareils arguments.

Quant à Néel de Néhou, il est le frère, ou plutôt la sœur de Calixte. Ce jeune homme, à bien l’examiner, est une jeune fille nerveuse. Lui aussi porte au front un signe bizarre, la veine de colère qui se gonfle et noircit dans les moments de violence. Ce personnage est plus acceptable, parce qu’il est secondaire et qu’il ne prêche pas. Mais il est parfaitement ridicule. Pour se faire aimer de Calixte, il n’imagine rien de mieux que de se casser la tête sous sa fenêtre, en brisant contre le perron du Quesnay une légère voiture qu’il conduit tout exprès. Violent et passionné, beau comme une femme et fort comme un homme, d’une élégance morbide et d’une fierté chevaleresque, cet adolescent réalise sans doute le type idéal de l’amant et du gentilhomme pour M. Barbey d’Aurevilly. Pour moi, il ressemble à un page d’une gravure de modes. L’auteur aime à habiller ses personnages des costumes d’autrefois ; il a parfaitement réussi à nous donner, dans Néel de Néhou, un de ces chevaliers imaginaires, tout colère et tout tendresse, jeunes filles à fines moustaches blondes, ayant la taille mince et le bras invincible. Je vous assure que les amoureux de notre âge sont autrement bâtis et qu’ils aiment d’une toute autre façon.

J’ai dit que la grande Malgaigne représentait la fatalité dans l’ouvrage. Elle est fort bien drapée, cette Malgaigne, et le seul tort qu’elle ait est de prédire avec trop de succès et de certitude. Je me rappelle une sorcière de Walter Scott qui a pu servir de modèle à l’auteur, mais celle-ci est franchement au service du diable, tandis que celle de M. Barbey d’Aurevilly communie et prophétise tout à la fois. J’aime assez rencontrer dans la lande cette vieille femme qui raconte des histoires à dormir debout ; elle est à son plan dans le paysage ; ses longues jupes aux plis droits et réguliers, sa démarche noble, ses paroles sinistres et désolées, ce cri de mort dont elle emplit l’œuvre, sont d’un bon effet dans le tableau. Mais au moins que l’auteur n’ait pas la naïveté de venir me donner cette folle comme un être vivant auquel je dois croire. S’il nous conte une légende, j’accepte la Malgaigne. S’il s’avise de me dire que cette légende est un récit vrai, s’il fait de cette hallucinée une messagère de l’autre monde, je lui ris au nez et je refuse la Malgaigne.

On le voit, après m’être arrêté de nouveau aux personnages, je n’accorde aucune portée au roman de M. Barbey d’Aurevilly. La fantaisie et le caprice, le prodige et le cauchemar règnent trop dans cette œuvre pour qu’elle soit une œuvre de discussion sérieuse. Elle se réfute par son emportement fiévreux, par ses créations monstrueuses, par le milieu étrange où elle s’agite. Tout en elle me paraît se tourner contre elle-même. Il n’est pas une personne de bon sens qui n’y trouve un pamphlet terrible contre le célibat des prêtres. On dirait que l’auteur, pris d’une rage soudaine, s’est mis à frapper à droite et à gauche, sans s’inquiéter s’il abattait ses dieux ou les dieux des voisins.

Que dirais-je maintenant de la partie artistique de l’œuvre ? On ne saurait nier que, sous ce point de vue, le livre ne ressemble pas à tous les autres, et qu’il n’y ait en lui une vie chaude et particulière. Sombreval et Calixte, Néel et la Malgaigne, sont à coup sûr des figures hardiment posées, travaillées avec largeur et qui s’imposent à l’esprit ; la fille au bras du père, cette pâle tête appuyée à cette puissante épaule, l’adolescent frémissant et fier écoutant les paroles de mort de la voyante, me paraissent des oppositions et des rapprochements très réussis et mis en œuvre par un esprit vigoureux qui a le sens du pittoresque. Les paysages aussi ne manquent pas d’étendue ni de vérité ; la description de l’étang du Quesnay est une peinture grasse et solide, d’une ampleur remarquable. Chaque détail, dans le roman, a ainsi son relief fortement accusé ; chaque personnage, chaque objet est compris avec une vive intelligence artistique et se trouve rendu avec une grande allure. Mais M. Barbey d’Aurevilly compromet ses qualités d’écrivain original par une telle déraison, qu’il faut beaucoup aimer le tempérament chez un artiste pour découvrir, sous l’effrayant chaos de ses phrases, les horizons larges des campagnes, les silhouettes nettes et fermes des personnages. Il donne trop facilement raison à la critique timide et pédante, et je comprends qu’il y ait des gens qui le nient. Moi, je me contenterai de lui dire que l’effort n’est pas la force, que l’étrangeté n’est pas l’originalité. Ce ne peut être là la libre expression d’une personnalité d’artiste. Il tend ses nerfs, il arrive à la grimace et au balbutiement ; il exagère ses instincts, il tiraille son intelligence, et, dans cette tension, dans cette lutte de tout son être, il monte jusqu’à la démence. Ce grincement général de l’œuvre est d’autant moins agréable qu’il n’est pas naturel. Je voudrais lire un livre écrit sans parti pris par M. Barbey d’Aurevilly, et je suis certain qu’il y resterait encore assez de saveur personnelle pour en faire une œuvre très remarquable.

Un prêtre marié est écrit dans un jargon insupportable qui agace et qui exaspère ; le bas des pages est criblé de notes pour expliquer les mots patois qui encombrent le texte ; d’ailleurs on devrait y trouver des explications sur les phrases elles-mêmes. Que signifie, je vous prie «… Elle souffla ce dernier mot comme si elle eût craint de casser le chalumeau de l’Ironie, en soufflant trop fort… » Et encore : «… Frappée aux racines de son être par la pile de Volta du front de son père… » Et encore : «… Mais un jour, la bonde enfoncée par la prudence par dessus tous leurs étonnements, partit avec celle d’un tonneau mis en perce dans un des cabarets du bourg… » Je prends au hasard. Est-ce là parler français, et un peu de simplicité serait-il si regrettable, lorsqu’il s’agit de raconter des faits simples ? M. Barbey d’Aurevilly se moque de nous et de lui-même. Il maltraite plus que le goût, il maltraite son propre talent et tombe dans le radotage par parti pris d’originalité.

Je ne sais si on l’a compris, je me sens, au point de vue artistique, une sorte de sympathie pour l’œuvre que je viens de juger sévèrement et qui m’attire à elle par son audace. Cette sympathie inavouée m’irrite encore davantage contre elle. Je suis désespéré de voir tant de hardiesse si mal employée. Je condamne Un prêtre marié, et pour être ce qu’il est, et pour n’être pas ce qu’il pourrait être.