Mes haines/Germinie Lacerteux

Mes haines, causeries littéraires et artistiquesG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 67-84).

GERMINIE LACERTEUX


par MM. Ed. et J. de Goncourt



Je dois déclarer, dès le début, que tout mon être, mes sens et mon intelligence me portent à admirer l’œuvre excessive et fiévreuse que je vais analyser. Je trouve en elle les défauts et les qualités qui me passionnent : une indomptable énergie, un mépris souverain du jugement des sots et des timides, une audace large et superbe, une vigueur extrême de coloris et de pensée, un soin et une conscience artistiques rares en ces temps de productions hâtives et mal venues. Mon goût, si l’on veut, est dépravé ; j’aime les ragoûts littéraires fortement épicés, les œuvres de décadence où une sorte de sensibilité maladive remplace la santé plantureuse des époques classiques. Je suis de mon âge.

Je me plais à considérer une œuvre d’art comme un fait isolé qui se produit, à l’étudier comme un cas curieux qui vient de se manifester dans l’intelligence de l’homme. Un enfant de plus est né à la famille des créations humaines ; cet enfant a pour moi une physionomie propre, des ressemblances et des traits originaux. Le scalpel à la main, je fais l’autopsie du nouveau-né, et je me sens pris d’une grande joie, lorsque je découvre en lui une créature inconnue, un organisme particulier. Celui-là ne vit pas de la vie de tous ; dès ce moment, j’ai pour lui la curiosité du médecin qui est mis en face d’une maladie nouvelle. Alors je ne recule devant aucun dégoût ; enthousiasmé, je me penche sur l’œuvre, saine ou malsaine, et, au delà de la morale, au delà des pudeurs et des puretés, j’aperçois tout au fond une grande lueur qui sert à éclairer l’ouvrage entier, la lueur du génie humain en enfantement.

Rien ne me paraît plus ridicule qu’un idéal en matière de critique. Vouloir rapporter toutes les œuvres à une œuvre modèle, se demander si tel livre remplit telles et telles conditions, est le comble de la puérilité à mes yeux. Je ne puis comprendre cette rage de régenter les tempéraments, de faire la leçon à l’esprit créateur. Une œuvre est simplement une libre et haute manifestation d’une personnalité, et dès lors je n’ai plus pour devoir que de constater quelle est cette personnalité. Qu’importe la foule ? J’ai là, entre les mains, un individu ; je l’étudié pour lui-même, par curiosité scientifique. La perfection à laquelle je tends est de donner à mes lecteurs l’anatomie rigoureusement exacte du sujet qui m’a été soumis. Moi, j’aurai eu la charge de pénétrer un organisme, de reconstruire un tempérament d’artiste d’analyser un cœur et une intelligence, selon ma nature ; les lecteurs auront le droit d’admirer ou de blâmer, selon la leur.

Je ne veux donc pas ici de malentendu entre moi et le public. J’entends lui montrer, dans toute sa nudité, l’œuvre de MM. de Goncourt, et lui faire toucher du doigt les plaies saignantes qu’elle découvre hardiment. J’aurai le courage de mes admirations. Il me faut analyser page par page, les amours honteuses de Germinie, en étudier les désespoirs et les horreurs. Il s’agit d’un grave débat, celui qui a existé de tous temps entre les fortifiantes brutalités de la vérité et les banalités doucereuses du mensonge.

Imaginez une créature faite de passion et de tendresse, une femme toute chair et toute affection, capable des dernières hontes et des derniers dévouements, lâche devant la volupté au point de quêter des plaisirs comme une louve affamée, courageuse devant l’abnégation au point de donner sa vie pour ceux qu’elle aime. Placez cette femme frémissante et forte dans un milieu grossier qui blessera toutes ses délicatesses, s’adressera à tout le limon qui est en elle, et qui, peu à peu, tuera son âme en l’étouffant sous les ardeurs du corps et l’exaltation des sens. Cette femme, cette créature maudite sera Germinie Lacerteux.

L’histoire de cette fille est simple et peut se lire couramment. Il y a, je le répète, dualité en elle : un être passionné et violent, un être tendre et dévoué. Un combat inévitable s’établit entre ces deux êtres ; la victoire que l’un va remporter sur l’autre dépend uniquement des événements de la vie, du milieu. Mettez Germinie dans une autre position, et elle ne succombera pas ; donnez-lui un mari, des enfants à aimer, et elle sera excellente mère, excellente épouse. Mais si vous ne lui accordez qu’un amant indigne, si vous tuez son enfant, vous frappez dangeureusement sur son cœur, vous la poussez à la folie : l’être tendre et dévoué s’irrite et disparaît, l’être passionné et violent s’exalte et grandit. Tout le livre est dans la lutte entre les besoins du cœur et les besoins du corps, dans la victoire de la débauche sur l’amour. Nous assistons au spectacle navrant d’une déchéance de la nature humaine ; nous avons sous les yeux un certain tempérament, riche en vices et en vertus, et nous étudions quel phénomène va se produire dans le sujet au contact de certains faits, de certains êtres. Ici, je l’ai dit et je ne saurais trop le redire, je me sens l’unique curiosité de l’observateur ; je n’éprouve aucune préoccupation étrangère à la vérité du récit, à la parfaite déduction des sentiments, à l’art vigoureux et vivant qui va me rendre dans sa réalité un des cas de la vie humaine, l’histoire d’une âme perdue au milieu des luttes et des désespoirs de ce monde. Je ne me crois pas le pouvoir de demander plus qu’une œuvre vraie et énergiquement crée.

Germinie, cette pauvre fille que les délicats vont accueillir avec des marques de dégoût, a cependant des sentiments d’une douceur exquise, des noblesses d’âme grandes et belles. Justement, — voyez quelle est notre misère, — ce sont ces sentiments, ces noblesses, qui en font plus tard la rôdeuse de barrières, l’amante insatiable. Elle tombe d’autant plus bas que son cœur est plus haut. Mettez à sa place une nature sanguine, une grosse et bonne fille au sang riche et puissant, chez qui les ardeurs du corps ne sont pas contrariées par les ardeurs de l’âme : elle acceptera sans larmes les amours grossières de sa classe, les baisers et les coups ; elle perdra un enfant et quittera le père sans que son cœur saigne ; elle vivra tranquillement sa vie en pleine santé, dans un air vicié et nauséabond. Germinie a des nerfs de grande dame ; elle étouffe au milieu du vice sale et répugnant ; elle a besoin d’être aimée dans sa chair et dans son âme ; elle est entraînée par sa nature ardente, et elle meurt parce qu’elle ne peut que contenter cette chair de feu, sans jamais pouvoir apaiser cette âme avide d’affection.

Germinie, pour la caractériser d’un mot, aime à cœur et à corps perdus : le jour où le cœur est mort, le corps s’en va droit au cimetière, tué sous des baisers étouffants, brûlé par l’ivresse, endolori par des cilices volontaires.

Le drame est terrible, vous le voyez ; il a l’intérêt puissant d’un problème physiologique et psychologique, d’un cas de maladie physique et morale, d’une histoire qui doit être vraie. Le voici, scène par scène ; je désire le mettre en son entier sous les yeux du lecteur, pour qu’il soit beaucoup pardonné à Germinie, qui a beaucoup aimé et beaucoup souffert.

Elle vient à Paris à quatorze ans. Son enfance a été celle de toutes les petites paysannes pauvres, des coups et de la misère ; une vie de bête chétive et souffrante. À Paris, elle est placée dans un café du boulevard, où les pudeurs de ses quinze ans s’effrayent au contact des garçons. Tout son être se révolte à ces premiers attouchements ; elle n’a encore que des sens, et le premier éveil de ces sens est une douleur. C’est alors qu’un vieux garçon de café la viole et la jette à la vie désespérée qu’elle va mener. Ceci est le prologue.

Au début du roman, Germinie est entrée comme domestique chez mademoiselle de Varandeuil, vieille fille noble qui a sacrifié son cœur à son père et à ses parents. Le parallèle entre la domestique et la maîtresse s’impose forcément à l’esprit ; les auteurs n’ont pas mis sans raison ces deux femmes en face l’une de l’autre, et ils ont fait preuve de beaucoup d’habileté dans l’opposition de ces deux figures qui se font valoir mutuellement, qui se complètent et s’expliquent. Mademoiselle de Varandeuil a eu le dévouement de Germinie, sans en avoir les fièvres ; elle a pu faire abnégation de son corps, vivre par la seule affection qu’elle portait aux gens qui l’entouraient ; elle a vieilli dans le courage et l’austérité,’sans grandes luttes, ne faiblissant jamais, trouvant un pardon pour toutes les faiblesses. Germinie reste vingt ans au service de cette femme, qui ne vit plus que par le souvenir. Une moitié du roman se passe dans la chambre étroite, froide et recueillie, où se tient paisiblement assise la vieille demoiselle, ignorante des âpretés de l’amour, se mourant avec la tranquillité des vierges ; l’autre moitié court les rues, a les frissons et les cris de la débauche, se roule dans la fange. Les auteurs, en plein drame, ouvrent parfois une échappée sur le foyer à demi éteint, auprès duquel sommeille mademoiselle de Varandeuil, et il y a je ne sais quelle douceur infinie à passer des horreurs de la chair à ce spectacle d’une créature plus qu’humaine, qui s’endort dans sa chasteté. Cette figure de vieille fille a plus de hauteur que celle de la jeune bonne hystérique ; toutefois, elle est également hors nature, elle se trouve placée à l’autre extrémité de l’amour ; il y a eu, devant le désir, abus de courage chez elle, de même qu’il y a eu chez Germinie abus de lâcheté. Aussi souffrent-elles toutes deux dans leur humanité : l’une est frappée de mort à quarante ans, l’autre traîne une vieillesse vide, n’ayant pour amis que des tombeaux.

Germinie va donc avoir deux existences ; elle va, pendant vingt ans, épuiser sa double nature, contenter les deux besoins qui l’aident à vivre : se dévouer, aimer sa maîtresse comme une mère, et se livrer aux emportements de sa passion, aux feux qui la brûlent. Elle vivra ses nuits dans les transports de voluptés terribles ; elle vivra ses jours dans le calme d’une affection prévenante et inépuisable. La punition de ses nuits sera précisément ses jours ; elle tremblera toute sa vie de perdre l’amitié de sa maîtresse, si quelque bruit de ses amours venait jusqu’à elle ; et, dans son agonie, elle emportera comme suprême châtiment, la pensée que la pauvre vieille, en apprenant tout, ne viendra pas prier sur sa tombe.

Au premier jour, avant toute souillure volontaire, lorsqu’elle ne connaît encore de l’homme que la violence, Germinie devient dévote. « Elle va à la pénitence comme on va à Tamour. » Ce sont là les premières tendresses de toutes les femmes sensuelles. Elles se jettent dans l’encens, dans les fleurs, dans les dorures des églises, attirées par l’éclat et le mystèra du culte. Quelle est la jeune fille qui n’est pas un peu amoureuse de son confesseur ? Germinie trouve dans le sien un bon cœur qui s’intéresse à ses larmes et à ses joies ; elle aime éperdûment cet homme qui la traite en femme. Mais elle se retire bientôt, dévorée de jalousie, le jour où elle rencontre un prêtre au lieu de l’homme qu’elle cherchait.

Elle a besoin de se dévouer, si ce n’est d’aimer. Elle donne ses gages à son beau-frère, qui spécule sur elle, en l’apitoyant sur le sort d’une de ses nièces qu’elle lui a confiée. Puis, elle apprend que cette nièce est morte, et son cœur est vide de nouveau.

Elle rencontre enfin l’homme qui doit tuer son cœur, lui mettre sur les épaules la croix qu’elle portera la vie entière. Cet homme est le fils d’une crémière voisine, madame Jupillon ; elle le connaît presque enfant et se met à l’aimer sans en avoir conscience. Par la jalousie irraisonnée, elle sauve des caresses d’une autre femme, et demeure tremblante sous le premier baiser qu’il lui donne. C’en est fait ; le cœur et le corps ont parlé. Mais elle est forte encore. « Elle écarte sa chute, elle repousse ses sens. » L’amour lui rend la gaieté et l’activité ; elle se fait la domestique de la crémière, elle se voue aux intérêts de la mère et du fils. Cette époque est l’aube blanche de cette vie qui doit avoir un midi et un soir si sombres et si fangeux. Germinie, bien que souillée par une première violence, dont on ne saurait lui demander compte, a alors la pureté d’une vierge par son affection profonde, parson abnégation entière. Le mal n’est pas en elle, il est dans la mère et le fils, dans ces affreux Jupillon, canailles qui suent le vice et la honte. La mère a des tolérances calculées, des spéculations ignobles ; le fils considère l’amour comme « la satisfaction d’une certaine curiosité du mal, cherchant dans la connaissance et la possession d’une femme le droit et le plaisir de la mépriser. » C’est à ce jeune coquin que se livre la pauvre fille ; « elle se laisse arracher par l’ardeur du jeune homme ce qu’elle croyait donner d’avance à l’amour du mari. » Est-elle si coupable, et ceux qui seront tentés de lui jeter la pierre, devront-ils négliger de suivre pas à pas les faits qui la conduisent à la chute, en lui en cachant l’effroi ?

Germinie est bientôt abandonnée. Son amant court les bals des barrières, et, conduite par son cœur, elle le suit, elle va l’y chercher. La débauche ne veut pas d’elle ; elle est trop vieille. Ce que son orgueil et sa jalousie ont à souffrir, est indicible. Puis, lorsqu’elle est admise, on lui facilite la honte par la familiarité qu’on lui témoigne. Dès lors, elle a jugé Jupillon, elle sent qu’elle ne peut se l’attacher que par des présents, et comme elle n’a pas la force de la séparation, elle consacre toutes ses épargnes, tous ses bijoux, à lui acheter un fonds de ganterie. Sans doute il y a dans ce don l’emportement et les calculs de la passion, mais il y a aussi le plaisir de donner, le besoin de rendre heureux.

Un instant on peut croire Germinie sauvée. Elle a un enfant. La mère va sanctifier l’amante. Puisqu’il faut un amour à ce pauvre cœur en peine, il aura l’amour d’un fils, il vivra en paix dans cette tendresse. L’enfant meurt, Germinie est perdue.

Ses affections tournent à la haine, sa sensibilité s’irrite, ses jalousies deviennent puériles et terribles. Repoussée par son amant, elle cherche dans l’ivresse l’oubli de ses chagrins et de ses ardeurs. Elle s’avilit, elle se prépare à la vie de débauches qu’elle va mener tout à l’heure. On tue le cœur, la chair se dresse et triomphe.

Mais Germinie n’a pas épuisé tous ses dévouements. Elle a donné ses derniers quarante francs à Jupillon, lorsqu’elle était sur le point d’accoucher, se condamnant ainsi à se rendre à la Bourbe. Elle accomplit maintenant un dernier sacrifice. Les Jupillon, qui l’ont chassée de chez eux, l’attirent de nouveau, lorsque le fils est tombé au sort. Ils la connaissent. Elle emprunte à droite et à gauche, sou à sou, les deux mille trois cents francs nécessaires pour racheter le jeune homme. Sa vie entière est engagée, elle se doit à sa dette ; elle a donné à son amant plus que le présent, elle a donné l’avenir.

C’est alors qu’elle acquiert la certitude complète de son abandon ; elle rencontre Jupillon avec une autre femme, et n’obtient des rendez-vous avec lui qu’à prix d’argent. Elle boit davantage, elle a horreur d’elle-même ; mais elle ne peut s’arrêter dans le sentier sanglant qu’elle descend. Un jour, elle vole vingt francs à mademoiselle de Varandeuil pour les donner à Jupillon. C’est ici le point extrême, Germinie ne saurait aller plus loin. Elle ment par amour, elle se dégrade par amour, elle vole par amour. Mais elle ne peut voler deux fois, et Jupillon la fait mettre à la porte par une de ses maîtresses.

Les chutes morales suivent les chutes physiques. L’intelligence abandonne Germinie, la pauvre fille devient malpropre et presque idiote. Elle serait morte vingt fois, si elle n’avait à son côté une personne qui pût encore la respecter et la chérir. Ce qui la soutient, c’est l’estime de mademoiselle de Varandeuil. Les auteurs ont bien compris que l’estime lui était nécessaire, et ils lui ont donné pour compagne une femme qui ignore. Je ne puis m’empêcher de citer quelques lignes qui montrent combien Germinie se débattait dans son avilissement. « Elle cédait à l’entraînement de la passion ; mais aussitôt qu’elle y avait cédé, elle se prenait en mépris. Dans le plaisir même, elle ne pouvait s’oublier entièrement et se perdre. Il se levait toujours dans sa distraction l’image de mademoiselle avec son austère et maternelle figure. À mesure qu’elle s’abandonnait et descendait de son honnêteté, Germinie ne sentait pas l’impudeur lui venir. Les dégradations où elle s’abîmait ne la fortifiaient point contre le dégoût et l’horreur d’elle-même. »

Enfin se joue le dernier acte du drame, le plus terrible et le plus écœurant de tous. Germinie ne peut vivre avec le souvenir de son amour enseveli ; la chair la tourmente et l’emporte. Elle prend un second amant, et les voluptés qui la secouent alors ont tous les déchirements de la douleur. Une seule chose reste dans les ruines de son être, son affection pour mademoiselle de Varandeuil. Elle quitte Gautruche, qui lui dit de choisir entre lui et sa vieille maîtresse, et dès lors elle appartient à tous. Elle va le soir, dans l’ombre des murs ; elle rôde les barrières, elle est toute impureté et scandale. Mais le hasard veut bien lui accorder une mort digne ; elle rencontre Jupillon, elle se purifie presque dans l’amour qui s’éveille de nouveau et lui monte du cœur ; elle le suit, et, une nuit, par un temps d’orage, elle reste au volet du jeune homme, écoutant sa voix, laissant l’eau du ciel la pénétrer et lui préparer sa mort.

Son énergie ne l’abandonne pas un instant. Elle lutte, elle essaie de mentir à la mort. Elle se refuse à la maladie, voulant mourir debout. Lorsque ses forces l’ont trahie et qu’elle expire à l’hôpital, son visage demeure impénétrable. Mademoiselle de Varandeuil, en face de son cadavre, ne peut deviner quelle pensée terrible a labouré sa face et dressé ses cheveux. Puis, lorsque, le lendemain, la vieille fille apprend tout, elle se révolte contre tant de mensonges et tant de débauches ; le dégoût lui fait maudire Germinie. Mais le pardon est doux aux bonnes âmes. Mademoiselle de Varandeuil se souvient du regard et du sourire de la pauvre morte ; elle se rappelle avoir vu en elle une telle tristesse, un tel dévouement, qu’une immense pitié lui vient et qu’elle se sent le besoin de pardonner, se disant que les morts que l’on maudit doivent dormir d’un mauvais sommeil. Elle va au cimetière, elle qui a la religion des tombeaux, et cherche une croix sur la fosse commune ; ne pouvant trouver, elle s’agenouille entre deux croix portant les dates de la veille et du lendemain de l’enterrement de Germinie. « Pour prier sur elle, il fallait prier au petit bonheur entre deux dates, — comme si la destinée de la pauvre fille avait voulu qu’il n’y eût, sur la terre, pas plus de place pour son corps que pour son cœur. »

Telle est cette œuvre, qui va sans doute être vivement discutée. J’ai pensé qu’on ne pouvait bien la juger que sur une analyse complète. Elle contient, je l’avoue, des pages d’une vérité effrayante, les plus remarquables peut-être comme éclat et comme vigueur ; elle a une franchise brutale qui blessera les lecteurs délicats. Pour moi, j’ai déjà dit combien je me sentais attiré par ce roman, malgré ses crudités, et je voudrais pouvoir le défendre contre les critiques qui se produiront certainement.

Les uns s’attaqueront au genre lui-même, prononceront avec force soupirs le mot réalisme et croiront du coup avoir foudroyé les auteurs. Les autres, gens plus avancés et plus hardis, ne se plaindront que de l'excès de la vérité, et demanderont pourquoi descendre si bas. D’autres, enfin, condamneront le livre, l’accusant d’avoir été écrit à un point de vue purement médical et de n’être que le récit d’un cas d’hystérie.

Je ne sais si je dois prendre la peine de répondre aux premiers. Ce que l’on se plaît encore à appeler réalisme, l’étude patiente de la réalité, l’ensemble obtenu par l’observation des détails, a produit des œuvres si remarquables, dans ces derniers temps, que le procès devrait être jugé aujourd’hui. Eh oui ! bonnes gens, l’artiste a le droit de fouiller en pleine nature humaine, de ne rien voiler du cadavre humain, de s’intéresser à nos plus petites particularités, de peindre les horizons dans leurs minuties et de les mettre de moitié dans nos joies et dans nos douleurs.

Par grâce, laissez-le créer comme bon lui semble ; il ne vous donnera jamais la création telle qu’elle est ; il vous la donnera toujours vue à travers son tempérament. Que lui demandez-vous donc, je vous prie ? Qu’il obéisse à des règles, et non à sa nature, qu’il soit un autre, et non lui ? Mais cela est absurde. Vous tuez de gaieté de cœur l’initiative créatrice, vous mettez des bornes à l’intelligence, et vous n’en connaissez pas les limites. Il est si facile pourtant de ne pas s’embarrasser de tout ce bagage de restrictions et de convenances. Acceptez chaque œuvre comme un monde inconnu, comme une terre nouvelle qui va vous donner peut-être des horizons nouveaux. Éprouvez-vous donc un si violent chagrin à ajouter une page à l’histoire littéraire de votre pays ? Je vous accorde que le passé a eu sa grandeur ; mais le présent est là, et ses manifestations, si imparfaites qu’elles soient, sont une des faces de la vie intellectuelle. L’esprit marche, vous en étonnez-vous ? Votre tâche est de constater ses nouvelles formes, de vous incliner devant toute œuvre qui vit. Qu’importent la correction, les règles suivies, l’ensemble parfait ; il est telles pages écrites à peine en français qui l’emportent à mes yeux sur les ouvrages les mieux conduits, car elles contiennent toute une personnalité, elles ont le mérite suprême d’être uniques et inimitables. Lorsqu’on sera bien persuadé que le véritable artiste vit solitaire, lorsqu’on cherchera avant tout un homme dans un livre, on ne s’inquiétera plus des différentes écoles, on considérera chaque œuvre comme le langage particulier d’une âme, comme le produit unique d’une intelligence.

A ceux qui prétendent que MM. de Goncourt ont été trop loin, je répondrai qu’il ne saurait en principe y avoir de limite dans l’étude de la vérité. Ce sont les époques et les langages qui tolèrent plus ou moins de hardiesse ; la pensée a toujours la même audace. Le crime est donc d’avoir dit tout haut ce que beaucoup d’autres pensent tout bas. Les timides vont opposer madame Bovary à Germinie Lacerteux. Une femme mariée, une femme de médecin, passe encore ; mais une domestique, une vieille fille de quarante ans, cela ne se peut souffrir. Puis les amours des héros de M. Flaubert sont encore des amours élégantes et raffinées, tandis que celles des personnages de MM. de Goncourt se traînent dans le ruisseau. En un mot, il y a là deux mondes différents : un monde bourgeois, obéissant à certaines convenances, mettant une certaine mesure dans l’emportement de ses passions, et un monde ouvrier, moins cultivé, plus cynique, agissant et parlant. Selon nos temps hypocrites, on peut peindre l’un, on ne saurait s’occuper de l’autre. Demandez pourquoi, en faisant observer qu’au fond les vices sont parfaitement les mêmes. On ne saura que répondre. Il nous plaît d’être chatouillés agréablement et même ceux d’entre nous qui prétendent aimer la vérité, n’aiment qu’une certaine vérité, celle qui ne trouble pas le sommeil et ne contrarie pas la digestion.

Un reproche fondé, qui peut être fait à Germinie Lacerteux est celui d’être un roman médical, un cas curieux d’hystérie. Mais je ne pense pas que les auteurs désavouent un instant la grande place qu’ils ont accordée à l’observation physiologique. Certainement leur héroïne est malade, malade de cœur et malade de corps ; ils ont tout à la fois étudié la maladie de son corps et celle de son cœur. Où est le mal, je vous prie ? Un roman n’est-il pas la peinture de la vie, et ce pauvre corps est-il si damnable pour qu’on ne s’occupe pas de lui ? Il joue un tel rôle dans les affaires de ce monde, qu’on peut bien lui donner quelque attention, surtout lorsqu’il mène une âme à sa perte, lorsqu’il est le nœud même du drame.

Il est permis d’aimer ou de ne pas aimer l’œuvre de MM. de Goncourt ; mais on ne saurait lui refuser des mérites rares. On trouve dans le livre un souffle de Balzac et de M. Flaubert ; l’analyse y a la pénétrante finesse de l’auteur d’Éugénie Grandet ; les descriptions, les paysages y ont l’éclat et l’énergique vérité de l’auteur de Madame Bovary. Le portrait de mademoiselle de Varandeuil, un chapitre que je recommande, est digne de la Comédie humaine. La promenade à la chaussée Clignancourt, le bal de la Boule noire, l’hôtel garni de Gautruche, la fosse commune, sont autant de pages admirables de couleur et d’exactitude. Cette œuvre fiévreuse et maladive a un charme provoquant ; elle monte à la tête comme un vin puissant ; on s’oublie à la lire, mal à l’aise et goûtant des délices étranges.

Il y a, sans doute, une relation intime entre l’homme moderne, tel que l’a fait une civilisation avancée, et ce roman du ruisseau, aux senteurs âcres et fortes. Cette littérature est un des produits de notre société, qu’un éréthisme nerveux secoue sans cesse. Nous sommes malades de progrès, d’industrie, de science ; nous vivons dans la fièvre, et nous nous plaisons à fouiller les plaies, à descendre toujours plus bas, avides de connaître le cadavre du cœur humain. Tout souffre, tout se plaint dans les ouvrages du temps ; la nature est associée à nos douleurs, l’être se déchire lui-même et se montre dans sa nudité. MM. de Goncourt ont écrit pour les hommes de nos jours ; leur Germinie n’aurait pu vivre à aucune autre époque que la nôtre ; elle est fille du siècle. Le style même des écrivains, leur procédé a je ne sais quoi d’excessif qui accuse une sorte d’exaltation morale et physique ; c’est tout à la fois un mélange de crudité et de délicatesses, de miévreries et de brutalités, qui ressemble au langage doux et passionné d’un malade.

Je définirai l’impression que m’a produite le livre, en disant que c’est le récit d’un moribond dont la souffrance a agrandi les yeux, qui voit face à face la réalité, et qui nous la donne dans ses plus minces détails, en lui communiquant la fièvre qui agite son corps et les désespoirs qui troublent son âme.

Pour moi, l’œuvre est grande, en ce sens qu’elle est, je le répète, la manifestation d’une forte personnalité, et qu’elle vit largement de la vie de notre âge. Je n’ai point souci d’autre mérite en littérature. Mademoiselle de Varandeuil, la vieille fille austère, a pardonné ; je vais m’agenouiller à son côté, sur la fosse commune, et je pardonne comme elle à cette pauvre Germinie, qui a tant souffert dans son corps et dans son cœur.