Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Préface du Traducteur

Traduction par Maurice Paillon.
(p. iii-xi).
PRÉFACE DU TRADUCTEUR



L’ouvrage que nous présentons au public de langue française a pour titre My Climbs in the Alps and Caucasus ; c’est un volume de XII-360 pages, édité à Londres par Fisher Unwin, bien illustré et du prix de 40 francs. L’édition est actuellement épuisée et il est difficile de se procurer le volume, même chez les bouquinistes anglais, car il se fait rare.

Ce livre, en effet, est un livre de valeur. Il marque une étape dans l’alpinisme. Les pionniers de la première heure ont raconté leurs exploits dans les Peaks, Passes and Glaciers, mais le volume qui a le mieux résumé cette époque et son optique spéciale, celui qui a initié les foules aux attraits de ce sport naissant, celui qui a eu le plus grand succès de librairie de tous les livres alpins, c’est celui de Whymper, Escalades dans les Alpes. C’était l’heure des toutes premières explorations, l’heure de l’apprentissage du métier pour les guides et pour les touristes, l’heure où les dangers paraissaient formidables : ils étaient de deux sortes, dangers abstraits résidant dans l’inconnu même, dans ce facteur moral dont l’effet réflexe paralyse force et souplesse, et dangers concrets exagérés encore par le manque d’entraînement et l’inhabileté de certains. C’est cette étape d’exploration du terrain et de recherche des méthodes qui a été largement exposée par Whymper, avec la manière du journaliste dans la façon de mettre au point, avec une grande sûreté de plume et de dessin pour exagérer les effets.

L’alpinisme est, depuis ces temps déjà lointains, devenu tout un art, et la science que nous en avons a conduit dans son exercice à un véritable métier. Les montagnards des Alpes ont, dans cette collaboration avec des touristes entreprenants et intelligents, acquis toute une technique. Puis les alpinistes ont compris que, avec de l’entraînement physique, avec la connaissance de l’art de grimper, avec la progression dans les difficultés, ils pourraient arriver à se passer de guides.

C’est cette deuxième étape à laquelle nous arrête le livre de Mummery. Il sera caractéristique d’une époque. S’il n’obtient pas le même succès de curiosité des foules banales — car l’auteur n’a nulle part cherché à leur plaire — du moins il aura dans le monde alpin français, comme il l’a eu en Angleterre, un véritable retentissement. Je ne veux point dire qu’il ne plaira pas à tous ceux — et en France ils commencent à devenir légion — qui traversent chaque année les Alpes, qui, dans un trajet circulaire autour des sommets les plus réputés, vivent dans leur atmosphère si réconfortante, et qui peu à peu s’éprennent de ce beau Pays-d’en-haut : ceux-là y trouveront quelque chose de commun à lui et à eux, l’amour de la Montagne ; ils auront, avec le plaisir de rencontrer de jolies descriptions, avec la gaîté de trouver des remarques humoristiques, la joie de satisfaire des curiosités nombreuses au sujet de l’état d’âme du véritable alpiniste. Mais ceux pour lesquels ce livre a une valeur grande, ce sont tous les grimpeurs, depuis les plus habiles — s’ils n’y trouvent rien à apprendre, ils pourront s’y remémorer bien des principes nécessaires, toujours purement cristallisés — jusqu’aux moins exercés, ceux qu’une nature calme retient aux ascensions faciles — ceux-là rencontreront une foule de remarques utiles, protectrices des dangers toujours possibles.

Le style du livre est graphique : on ne connaît pas un art d’une façon aussi approfondie sans en parler avec la plus grande précision. Nous retrouvons bien là parfois la vieille forme des récits alpins avec tous leurs minutieux détails, mais ce n’est point pour nous déplaire : ceux qui ont vécu cette vie, si intense que les jours semblent des semaines, les mois des années, savent l’importance que prennent les plus petits faits. Les premiers chapitres se ressentent un peu de l’époque ancienne à laquelle ils ont été écrits ; on y rencontre l’inexpérience de l’écrivain qui n’a pas encore l’habitude de s’inquiéter de la forme en émettant sa pensée. Puis l’évolution se fait au cours du volume et les chapitres qui ont trait à l’expédition du Caucase sont parfaits. Au chapitre XIII notamment, la description de la vallée de Mujal, de ses vieilles forêts, de ses longues chaînes de pâturages dominées par l’Ush-ba aux deux têtes, est de tous points excellente ; excellentes aussi ces observations humoristiques sur l’hospitalité du Starshina ; l’auteur y atteint parfois à l’intensité d’expression des vieux aèdes, et le récit de sa réception à Mujal, avec ses « jeunes gens aux pieds légers », πόδα ώχύζ, fait penser aux scènes d’Homère.

Un des principaux dons de Mummery est l’humour ; il a au plus haut point cette qualité de sa race, cette gaîté d’imagination qui se traduit à froid. Il exploite admirablement cette veine comique et nous présente parfois des scènes vraiment drôles, telle son amusante façon de décrire au chapitre II le procédé par lequel l’or se peut créer. Très sceptique, comme il l’avoue lui-même en plusieurs endroits, il se moque des superstitions, parfois même de la foi de ses guides ; mais qui pourrait lui en tenir rigueur ? il le fait avec tant d’esprit ! Du reste, tout en se moquant et en se jouant, il atteint parfois à de fort intéressantes constatations des croyances populaires. Il est aussi le premier à se railler lui-même en maints endroits : avec une modestie absolue, il nous parle, dans son chapitre des Charmoz, d’une « erreur ridicule » commise par lui dans la conduite de la route, lors de son ascension du Mont Blanc par la Brenva, et il faut lire le récit de ses camarades pour voir combien il fut un excellent guide en cette occasion. Dans le même ordre d’idées, il nous montre au chapitre V Burgener se gaussant de lui : « Une face barbue coupée d’un gros rire me regarde par-dessus le sommet du couloir et me demande gaîment : — Pourquoi ne montez-vous pas ? » Cela fait image, avait coutume de dire un de nos vieux professeurs quand il voulait faire un suprême éloge.

Mais, si Mummery est un observateur profond et un fin humoriste, c’est aussi un technicien de premier ordre et, quand il n’aurait écrit que son dernier chapitre, il mériterait bien d’être porté au pavois. Ses « Plaisirs et Pénalités de la Montagne » sortent entièrement du convenu et font souvent table rase des idées acceptées jusqu’à lui. « Et pourtant son enseignement arrive aux mêmes conclusions», nous dit C. T. Dent, « il prêche aussi l’attention incessante, l’importance d’apprendre avec de bons guides, le danger de l’inattention lorsque les principales difficultés sont passées. Ses notes sont aussi orthodoxes que pourrait le désirer le plus exigeant des pédagogues alpins. Si les avertissements semblent un peu différents des enseignements contenus dans le reste du volume, le désaccord doit en être attribué au fait que l’auteur s’est donné la tâche de généraliser et de défendre des propositions, vraies seulement dans le cas d’individualités exceptionnelles, les élus. » On peut ne pas être entièrement d’accord avec lui sur cette question si controversée du nombre idéal de grimpeurs à la même corde, mais on ne pourra s’empêcher de constater que ses déductions partent d’une science consommée. Il a en tous cas révélé une manœuvre nouvelle de la corde à deux, en cas de chute dans une crevasse, manœuvre extrêmement ingénieuse, résolvant un problème que nombre de grimpeurs sans guide s’étaient posé avant lui.

Nous n’aurions garde d’oublier de parler du chapitre de la Teufelsgrat. Il est dû tout entier à la plume de Mrs Mummery. Elle l’a écrit avec toute la grâce des œuvres féminines, sur un ton familier et plaisant que l’on n’est pas habitué à trouver dans le récit d’aussi superbes exploits. Il se présente comme un des mieux écrits du livre.

Et maintenant nous demandons la permission de nous expliquer sur la manière dont nous avons compris la traduction de cette œuvre.

Nous n’avons pas voulu faire une adaptation, qui eût été peut-être plus agréable au lecteur, mais qui aurait pu encourir le reproche de donner moins exactement la pensée toujours si précise de l’auteur.

Nous avons donc traduit au plus serré et, cette translation de l’idée une fois faite, nous n’avons corrigé que les phrases qui se trouvaient par trop étrangères au génie de notre langue. Nous espérons avoir ainsi gardé un peu de la saveur du parler anglais et ceux qui, de plus en plus nombreux, ont horreur du trop connu, du cliché, nous en sauront gré, nous le savons. C’est dans cet esprit que nous avons gardé certains mots expressifs et intraduisibles, bien français d’allure et provenant la plupart du temps du français des Normands ; d’autres ont acquis droit de cité parmi nous grâce au sport hippique, tels : le walk over de la course qui doit se faire et dans laquelle, de tout le champ engagé, il ne reste qu’un cheval ; la performance, ce chef-d’œuvre accompli dans un sport par l’animal qui, par l’entraînement, a acquis ses meilleures formes ; le verbe handicaper, qui rend l’action d’égaliser les chances, inégalisées par le poids supporté ou par l’âge ; jusqu’à ce verbe stepper employé par Mummery pour rendre cette marche sur la moraine dans laquelle le pied est lancé en avant comme lance sa jambe le cheval qui steppe, etc.

Dans tout art, dans toute science, dans tout métier qui se crée, une langue nouvelle naît au besoin des idées neuves à exprimer. L’alpinisme n’a point fait exception et comme son champ est vaste, nombreux ont été les termes nouveaux. Si alpin était français, alpinisme ne l’était pas ; piolet n’a été admis que dans le supplément du Dictionnaire de Littré. Nous pourrions donner l’explication des principaux termes alpins, comme le clapier, se coincer, la cordée, se décorder et s’encorder, se dérocher, un éboulis, un gendarme, un jodel ou yodel, un piolet, une rimaye, le rochassier, la sagne, un sangle, une vire, etc. Mais ce ne serait point ici le lieu de le faire et, du reste, ce sont termes courants pour les alpinistes. Nous avons été de même obligé d’employer quelques expressions françaises déviées de leur sens, comme grimpeur, rochassier, tailler une pente de glace, ou quelques mots nouveaux, facilement compréhensibles, comme extriquer, fissuration, grimpade, hissement, intensifier, precipitueux, protubérer : nous l’avons fait le moins souvent possible et seulement dans les cas où cela nous a paru nécessaire.

Pour les altitudes du Caucase, nous avons adopté les hauteurs données, en pieds anglais (0m,3048), par MM. Freshfield et Sella.

Il nous reste maintenant l’agréable devoir de remercier ceux qui ont bien voulu nous aider dans la préparation de ce volume.

Miss K. Richardson, l’alpiniste anglaise bien connue, a comparé notre traduction avec le texte original, nous apportant l’aide de sa connaissance littéraire de l’anglais comme aussi de sa science alpine, et nous donnant la certitude que nous avons rendu avec une stricte correction le sens des descriptions les plus ardues — et il n’est pas toujours facile de traduire les mouvements si compliqués et si minutieusement précis des « mauvais passages ». — C’est un appui sans lequel nous n’aurions pas osé entreprendre cette traduction. En dehors des illustrations de l’édition anglaise qui ont été faites d’après des phototypes de Miss Bristow, de MM. Sella et Holmes, et dont nous avons gardé une bonne partie, en choisissant les meilleures, nous avons pu nous procurer des photographies fort intéressantes, pour ajouter à l’attrait artistique et documentaire de la présente édition. M. Sella a bien voulu nous laisser choisir dans son importante et nouvelle collection du Caucase. M. Piaget nous a accordé quelques-unes de ses si artistiques compositions. Le père de notre regretté camarade A. Brault a consenti à nous envoyer les clichés doublement précieux faits par son fils pendant une escalade au Grépon. Enfin Mrs Mummery nous a procuré un excellent portrait photographique de son mari que nous avons pu reproduire en phototypie.

À tous nous adressons nos sincères remerciements.

Maurice PAILLON.

Oullins (Rhône), le 1er février 1903.