Traduction par Maurice Paillon.
(p. 144-163).
CHAPITRE VII


LA DENT DU REQUIN


Quatre individus[1] fatigués par le voyage arrivaient un soir à sept heures au Montenvers, après trente-trois heures continues de chemin de fer et de diligence ; et, avec l’enthousiasme de grimpeurs invétérés, ils commençaient tout de suite une discussion relative à ce que l’on ferait le lendemain. « Commencer d’abord ! » dis-je. Cette discussion avait été le fond de la conversation durant ces trente-trois longues heures, et, en définitive, aucune réponse satisfaisante n’y avait été faite. La montée jusqu’au Montenvers avait pourtant convaincu trois d’entre eux que partir le lendemain à deux heures du matin serait contraire à toutes les règles de l’alpinisme. D’autre part on sentait bien qu’il ne fallait pas compter sur le beau temps, et, comme concession aux jeunes et aux énergiques de la caravane, il fut décidé que l’on irait bivouaquer en plein air la nuit prochaine et que le jour suivant on donnerait l’assaut à la redoutable Dent du Requin. Une idée même, émise par les susdits jeunes et énergiques, trouva bon accueil et fut nettement approuvée, à savoir que

MONT BLANC ET DENT DU REQUIN
nous passerions une seconde nuit dehors et que, faisant pour ainsi dire coup double à droite et à gauche, nous escaladerions le Requin un jour et l’Aiguille du Plan le lendemain.

Nous consultons et la carte et nos souvenirs collectifs sur ce que nous avions bien pu observer pendant le passage du Col du Géant, et nous décidons de camper, un peu en dessous du Petit Rognon, sur quelque rocher innommé, où nous devons trouver, d’après les plus excités de la caravane, du gazon et autres luxes laissés dans le vague.

Le lendemain nous commençons nos préparatifs immédiatement après le déjeuner ; les plus âgés, avec l’expérience accumulée des années, engagent un porteur pour prendre leur part de bagage, mais Hastings, avec sa musculature et son imprudence de jeune, charge un grand sac, et sans sourciller nous ouvre encore le chemin qui conduit au pied des rochers en haut desquels se trouve le bivouac proposé.

À partir de ce point un désir intense de jouir de la vue se manifesta à la fois dans toute la caravane prise généralement, et individuellement dans toutes ses parties constitutives. Dans les rares occasions où nous n’étions pas tous assis sur une pierre plate à admirer de concert le panorama, on aurait pu voir quatre rôdeurs dispersés, appuyés sur leurs piolets et absorbés dans la contemplation sereine des splendeurs d’une pente rapide d’éboulis. Nous n’avancions guère à ce métier, et ce ne fut pas avant 2 h. 35 soir que nous ralliâmes un charmant petit vallonnement gazonné. On aurait pu voir chacun de nous, au moment où il atteignait cette étroite oasis dans les déserts de pierres, regarder au dessus, d’un air fatigué, la moraine rapide, se jeter alors à terre, puis se répandre, avec l’éloquence la plus persuasive, en une série de raisons destinées à nous convaincre tous de camper précisément dans cet endroit.

Comme il n’y a aucune dissidence, le porteur est promptement payé, et le thé de l’après-midi est mis en train ; nous nous occupons alors à contempler tout à loisir le formidable sommet que nous allons attaquer. Assis dans l’ombre que projette ce grand rocher, nous l’examinons à la lunette, et nous arrivons à cette conclusion que nous aurons la victoire si nous pouvons seulement atteindre l’arête Est n’importe où dans le voisinage immédiat du sommet. D’une entaille de cette arête nous pouvions voir une fissure ou cheminée commode descendre à un grand promontoire qui émergeait de la face de la montagne, à environ cent cinquante mètres en dessous de l’arête. À gauche de ce promontoire se trouvait une considérable plaque de neige, et il nous semblait que, une fois sur cette neige, nous aurions grande chance de succès. Il est vrai que en dessous de cette neige le roc était, sur une courte distance, en dalles à pic, et il paraissait douteux que nous pussions ascensionner cette partie. Les optimistes étaient sûrs que c’était faisable, mais les pessimistes étaient encore plus sûrs que nous serions arrêtés là. Un plan mixte fut alors suggéré par Slingsby, qui fit remarquer que, bien que l’arête Sud du pic nous cachât la face Ouest, cette face non seulement paraissait facile vue du Col du Géant mais avait été même escaladée par des caravanes cherchant à faire l’ascension. Jusqu’au point où les arêtes Sud et Ouest se rejoignent, nous avions une route assurée. À partir de là, il serait, apparemment, facile de descendre l’arête Sud jusqu’à une tour de roc bien évidente, coiffée d’une grosse pierre ressemblant beaucoup à un tricorne. Serait-il possible de descendre quelque part dans cette face jusqu’à la plaque de neige, ce n’était pas certain, mais les rochers paraissaient distinctement plus favorables que les dalles situées sous la plaque de neige, et de plus il s’y trouvait un plus grand choix dans les variantes de la route. La seule objection à ce plan était le détour qu’il comportait et la grande quantité de rochers plus ou moins difficiles qu’il serait nécessaire de traverser. On lit remarquer que notre principal but n’était pas une ascension, mais une course d’entraînement, et que de cette façon plus qu’autrement nous aurions l’avantage d’exercer nos muscles et de brûler ce que le professeur Tyndall appelle « effete matters » « les résidus » que la vie anglaise laisse dans les muscles. Il est impossible de résister à la force de ces arguments ; nous nous décidons donc en faveur de l’ascension de la face Sud-Ouest, de la descente de l’arête Sud à la plaque de neige, et de la réascension de l’arête Est.

L’occupation suivante fut de chercher de bons abris pour s’y réfugier dans le cas où le temps deviendrait mauvais et des creux bien secs couverts d’un gazon tendre dans le cas où il ferait beau. Nous faisons alors le thé et nous nous délectons en dégustant un de ces somptueux repas avec lesquels Hastings traite invariablement ses compagnons. Il est inutile d’ajouter que Slingsby et moi donnons à la caravane, une fois de plus, une description pittoresque de l’Aiguille du Plan et des joies que ses pentes de glace peuvent apporter au fervent de la montagne[2]. Cependant, le soleil « dans sa descente des cieux avait glissé sur sa pente occidentale » ; la brise froide du soir nous fait alors penser aux sacs de nuit, chacun se retire dans la tanière de son choix, et, pensant aux pauvres malheureux entassés dans d’étouffants hôtels, nous dormons bientôt le sommeil du juste.

À 2h. mat. environ, Hastings me tire d’un repos rafraîchissant, et nous envoyons dans la nuit une série de hurlements variés dans le but d’éveiller Slingsby et Collie, qui sont cachés dans certains trous éloignés et invisibles. À la fin ils émergent de l’obscurité ; alors drapés dans nos sacs de nuit nous pensons à manger notre déjeuner. Mais un déjeuner à 2 h. 30 mat., lorsqu’on n’est pas en bonnes conditions, ne peut être qu’un repas infructueux. Il faut être très et soigneusement entraîné pour, à cette heure matinale, arriver à pouvoir manger trois œufs douteux et à les trouver bons. Tout en buvant notre thé chaud, Slingsby et moi donnons à nos compagnons de nouveaux et intéressants détails sur l’Aiguille du Plan, Collie coupe de temps à autre notre dissertation par une démonstration, sans réplique possible, de l’infériorité des Alpes, au point de vue de l’escalade pure, sur les Skye et autres districts écossais[3].

À 3 h : 10 mat., nous partons par la moraine, conduits par Collie, qui avait reconnu cette partie de la route l’après-midi précédente. Nous traversons alors une langue horizontale de glacier nous dirigeant vers le pied de pentes plus rapides. Là nous trouvons la glace juste sous l’angle où l’on peut avancer sans tailler des marches. Plus d’une fois je m’attendis à effectuer une glissade involontaire jusqu’au bas ; mais, comme le reste de la caravane paraissait très satisfait, je cachai mes difficultés ; je prétendis même que je l’aimais, cette pente. Nous atteignons enfin un champ de glace plus horizontal, et nous avons le choix entre aller à gauche, en plein glacier, ou prendre à droite, le long d’un vallonnement, facile en apparence, entre le glacier et le rocher de notre pic. Malheureusement je me dirige par le vallon en apparence facile et trouve bien vite qu’il ne l’est pas ; il paraît toutefois possible de couper droit, en escaladant un sérac, et d’atteindre ainsi le glacier, évitant par conséquent de revenir sur nos pas. Le sérac était long et d’une glace dure, et tous deux, Hastings et moi, fûmes obligés de faire chacun une tentative avant de parvenir à escalader son sommet. Ce sommet n’était simplement qu’une péninsule de glace avec crevasses sur trois côtés et mur perpendiculaire de 9 à 10 mètres de haut de l’autre côté. La plus basse et seule vulnérable partie de ce mur se trouvait au coin gauche et immédiatement au dessus d’une large et impressionnante crevasse.

Slingsby se taille une marche et se maintient ferme, j’essaye alors de monter ; mais le manque d’entraînement se fait sentir et je souffre à l’idée qu’une déplorable glissade jetterait Slingsby en dehors de sa marche. Je redescends un instant et Collie vient en plus faire fonction de deuxième ancre ; alors, Hastings, planté fermement sur le coin, me donne un coup de main et après une courte lutte, le sommet est vaincu. Dès que le suivant est près de moi, je me décorde et continue la marche pour voir comment nous pourrons bien atteindre le glacier praticable. Ceci se trouva parfaitement aisé, et un grimpeur de ma connaissance fut vite sur la neige à se reposer de ses fatigues, en priant dévotement et du fond du cœur que les progrès de ses compagnons fussent des plus lents. Ces aspirations furent non seulement entendues de façon favorable, mais, à leur arrivée, mes compagnons s’assirent promptement, comme s’il était très naturel à de fanatiques grimpeurs de prendre leurs aises à 5 h. 30 mat. et de jouir des douceurs d’une halte prolongée. La honte à la fin nous met sur pied et nous travaillons majestueusement les pentes de glace, chacun dans la caravane montrant la plus charmante et touchante modestie à ne pas se mettre en tête.

À 6 h. 10 mat., nous attaquons le rocher. Je me fourre peu judicieusement dans une cheminée, et j’ai le plaisir de voir le reste de la caravane, conduit par Collie, monter un peu à gauche, en toute facilité et gaîté. Après m’être tiré de cette cheminée, je suis les traces de la caravane. Quand je rejoins mes compagnons, ils me disent qu’ils m’attendent, mais l’abandon de leurs attitudes me fait penser qu’ils ne disent pas la vérité tout entière. Voyant quelques signes précurseurs du départ, je parle de déjeuner. Des applaudissements accueillent cette brillante idée, et tous, avec solennité, nous faisons semblant de manger. À la fin nous rebouclons le sac et grimpons pendant une autre demi-heure, puis nous revenons aux tas de boîtes de conserve. Nous décidons promptement que, puisque c’est la coutume de luncher à ce point, ce serait faire preuve de doctrines radicales, pour ne pas dire anarchistes, que de rompre une règle consacrée par le temps. Une fois de plus, et plus solennellement encore, nous nous asseyons pour consommer de la confiture de gingembre, du chocolat et autres pareils légers rafraîchissements. C’est avec ces inventions et d’autres que nous parvînmes à mettre notre marche d’accord avec notre manque d’entraînement, et ce ne fut pas avant 8 h. 50 mat., que nous atteignîmes l’arête.

Il nous fallait maintenant attaquer une cheminée rapide, en partie bloquée au sommet par une énorme pierre.

Nous nous attachons à la corde et Hastings me pousse aussi haut qu’il peut. La grosse pierre paraît ne pas tenir et se trouverait donc désagréable à escalader. Je pense alors à me faufiler entre elle et le rocher. Mais l’espace est insuffisant ; je suis obligé de battre en retraite pour enlever mon habit, après quoi il m’est tout juste possible de passer outre. L’habit est alors arrimé en sécurité dans un trou et laissé là jusqu’au retour.

À peu de distance plus loin nous atteignons l’arête Sud à l’endroit où elle se joint à l’arête principale de la montagne. Immédiatement en front se dresse une tour perpendiculaire, et directement derrière elle, mais apparemment coupé par un ressaut lisse dans l’arête, se trouve le sommet. La face Sud de la Tour était fendue par la gelée en trois gros blocs disposés les uns sur les autres. Sur le second de ces blocs pendait la fin d’une corde, amarrée autour d’une pierre plus ou moins sûre ; elle désignait certainement la ligne des plus hautes eaux atteintes pas la marée des tentatives précédentes. Il paraissait à peine possible d’atteindre cette corde en escaladant une fente sur la face située devant nous, mais le meilleur plan était probablement de traverser jusqu’à la cheminée entre la tour perpendiculaire et le pic terminal. Ce fut, nous l’apprîmes ensuite, la ligne d’attaque suivie par la caravane de M. Morse dans ses diverses tentatives à ce pic. Après consultation nous sommes pourtant d’avis que le pic terminal doit être probablement inaccessible de ce côté, même si la tour peut être escaladée, et de plus nous sommes enclins à penser que le bout de la corde pendant sur le roc est un signe que la partie supérieure de la cheminée doit être un escalier moins commode que ne pourraient le désirer des touristes fatigués. Slingsby termine judicieusement la discussion en nous conduisant le long de l’arête Sud vers le « Chapeau[4] ». Il trouve ce passage parfaitement aisé, et au point noté l’après-midi précédente il tourne à gauche et se dirige vers la plaque de neige. Au bout de quelques minutes nous sommes repoussés par une muraille, garnie dans sa plus grande partie par une couche de verglas, et tellement croulante que le plus léger contact suffit à détacher une quantité considérable de débris. Arrivés là, nos chances semblaient désespérées. La coupure que nous avions vue la veille avait l’air d’être à pic, et il ne paraissait même pas possible d’y arriver, les murailles entre nous et elle consistant en dalles lisses à pentes contraires. Après une consultation, dans laquelle Slingsby insista encore sur l’opinion favorable émise la veille, il fut décidé que je serais descendu à l’aide de la corde légère tout entière (60 mètres) pour scruter le terrain au-delà de la plaque de neige.

La descente fut beaucoup plus facile que je ne m’y attendais, mais comme on ne pouvait avoir confiance en aucune prise, même aux endroits où l’on pouvait trouver quelque chose de digne du nom de « prise », je fus extrêmement heureux de l’appui moral apporté par la corde. Immédiatement au dessus de la neige je pus faire une traversée facile et commode sur le rocher, me dirigeant en biais sur le faîte du contrefort déjà mentionné plus haut.

À cet endroit, l’opinion formée le jour précédent semble se justifier pleinement ; des rochers faciles conduisent à la coupure, et celle-ci paraît, bien que difficile, devoir être tout à fait dans les limites du possible. Je crie à mes compagnons de se précipiter en haut, ou plutôt en bas, injonction à laquelle ils n’obéirent du reste pas ; puis je choisis un creux confortable entre deux rochers et je fais là un petit somme. Mes rêves sont fréquemment interrompus par les appels du premier qui se trouve après moi, et demande la direction à suivre. Un temps considérable est ensuite employé à trouver un rocher auquel la corde puisse être fixée pour l’aide et le confort du dernier, et une bonne heure et demie au moins est dépensée à escalader ces 60 mètres de muraille. Pendant que Slingsby et Collie essayent de fixer à un rocher solide l’extrémité inférieure de la corde afin que nous soyons sûrs de la trouver à notre retour, Hastings et moi partons pour escalader les rochers faciles de la coupure. Mais nous ne la trouvons pas telle que nous aurions pu la désirer et nous nous réencordons. Nos compagnons ont vite fait de nous rejoindre ; nous commençons alors vivement l’attaque.

Le premier obstacle sérieux était formé d’une dalle lisse complètement dégarnie de saillies, excepté sur une fissure perpendiculaire située entre elle et la muraille à pic sur notre droite. Cette fente était, dans certaines parties, trop étroite pour admettre un doigt, et, à aucun endroit, elle n’offrait de prise réellement satisfaisante. Hastings me donna son coup d’épaule habituel, suivi d’une poussée, mais, eu égard à l’extrême pente de la dalle, il n’était pas commode de se retenir de culbuter en arrière. Malheureusement la dernière limite où il pouvait m’aider était encore à quelques 3m,50 du faîte, et il était évident qu’une lutte sérieuse allait devoir être engagée. De plus, il était impossible de savoir si l’on trouverait une prise au sommet de la dalle. Et, si l’on ne trouvait pas pareille prise, il n’y avait rien à tenter, car un second rocher perpendiculaire se dressait immédiatement au dessus, et, au delà, la corniche inclinée qu’il était nécessaire d’escalader n’avait guère plus de 45 centimètres de large. Hastings, avec une audace et un talent extraordinaires, s’arrange pour me suivre à 1 mètre environ, et me donne l’appui bienvenu de son piolet : ainsi aidé, je place une main sur l’arête et, à son extrême limite supérieure, je trouve une entaille profonde et des plus satisfaisantes ; mais, même avec cette aide, mettre un pied sur la corniche, puis abandonner la coupure, et reprendre l’attitude debout, tout cela n’est pas tout à fait facile. Nous rencontrons alors le travail habituel des cheminées, coins abrupts, roc parfois humide, et la tendance générale de toutes choses à s’incliner vers le vide et même à surplomber. À plus d’un endroit Hastings eut ainsi à pousser le chef de la caravane pendant 2m,50 à 3 mètres ; mais, à part ce genre d’escalade, qui, du reste, semblait au chef en question la plus commode et la plus reposante façon de gravir une pente, il ne fut plus rencontré de très sérieux obstacles. À environ 11 h. 30 mat. nous atteignons la fenêtre dans l’arête Est et sommes à une courte distance du sommet.

À notre droite un audacieux clocher coupe la vue ; sur la gauche, une lame de couteau de granite[5] se dresse abruptement pendant quelques 5 mètres, et vient alors buter contre une tour carrée. Dans son ensemble elle paraissait formidable, et nous fûmes tous d’accord qu’une halte devenait urgente. Mais, au bout de peu de temps, nous comprenons que ce n’est pas vivre que de rester assis sur un roc incliné vers le précipice à un angle de cinquante grades, à se retenir et à se cramponner à des saillies mal commodément placées ; notez que rien n’est changé si vous tranformez, comme nous le faisons, cette position en une autre dans laquelle vous êtes assis à califourchon dans une dépression façonnée en V. Cette situation inconfortable nous amena promptement à la conclusion que nous n’avions pas de temps à perdre et qu’il valait mieux aller voir au delà ce que nous pourrions bien faire avec l’arête aiguë et la tour suivante.

L’arête se trouva plus facile que nous ne nous y attendions. Par les doigts d’un côté et la paume de la main de l’autre, par l’étreinte que nous pouvions obtenir en serrant l’arête avec nos genoux, notre avance jusqu’au pied de la tour fut assez facile, sinon très élégante. Au delà, une courte escalade fort embarrassante devient nécessaire. Supportés exclusivement par la prise des doigts sur une arête en lame de couteau, loin d’être l’horizontale, nous avons à tendre la jambe droite jusqu’à ce que nous puissions enfin atteindre une petite corniche en pente sur le vide et apportant une espèce de soutien pour le pied. La main droite doit alors quitter sa prise sur la crête, et, aussi loin qu’elle peut s’étendre, aller tâtonner le long d’un plissement perpendiculaire peu commode de la tour. Lorsqu’on a atteint le meilleur endroit de ce plissement, il faut abandonner définitivement l’arête en lame de couteau, la seule prise digne de confiance, et le poids du corps doit se porter sur le pied droit. Le mouvement, dans son ensemble, est très délicat, car l’appui du pied est si précaire que le moindre faux calcul dans l’équilibre amènerait inévitablement une glissade. La muraille située immédiatement au dessous est remarquablement à pic, même pour les Aiguilles de Chamonix, et je n’ose pas dire combien de centaines de mètres le savant de la caravane lui attribua. La partie suivante ne nous apparut pas comme beaucoup plus facile. Le plissement dont il a déjà été parlé, et une ou deux rugosités semblables furent les seules saillies capables de nous porter. Les saisissant entre le pouce et les doigts, et traînant plus bas m’es pieds sur les rugosités du granité, j’arrive pourtant à pouvoir avancer centimètres par centimètres. Le rocher se trouvait heureusement avoir une agréable chaleur, et les cris de Hastings m’apportaient constamment les meilleures assurances ; en sorte que, peu à peu, les difficultés cédaient une à une ; finalement votre grimpeur atteignait tout haletant le sommet carré de la tour.

Le reste de la caravane suit rapidement, et de nouveau nous nous livrons à un repos réchauffant. Nous repartons encore et nous trouvons bientôt devant nous une quantité de ces sortes de rochers fissurés qui sont connus des habitués du Montenvers sous le nom de « boite-aux-lettres». En l’occasion présente les arrangements postaux étaient représentés par trois de ces boîtes ; celle de gauche était la plus formidable et celle de droite la plus facile. Je fais une reconnaissance préliminaire de celle du milieu, car il ne paraissait pas tout à fait certain que celle de droite aboutit à l’arête au dessus. Elle se trouve être nettement difficile, et le Nestor de la caravane suggère une investigation préliminaire à celle de droite, la plus facile. Je l’ascensionne et je me trouve devant une longue enjambée autour d’un mauvais coin de rocher qui me fait atteindre la partie centrale de la boîte ; à partir de ce point, pas de sérieuse difficulté pour remonter une fois de plus à l’arête.

Immédiatement au devant surgit la tour finale. Elle était certainement imprenable par un assaut direct, et, il première vue, nous paraissions devoir être vaincus à près de 6 mètres du sommet. Un second examen nous fait remarquer une lame détachée sur la gauche et qui semble nous offrir des chances distinctes de succès ; comme nous avançons pour l’attaquer, une route facile et commode se montre sur la droite à nos yeux ravis. Ce dernier chemin nous conduit à la crête d’une grande lame séparée du reste ; de son faite le tranchant d’une seconde lame plus à pic et plus aiguë nous mène vers le sommet. Cette escalade ne se fait pas sans coûter quelques dommages à nos doigts, à nos guêtres et à nos culottes ; mais la proximité du sommet nous fait passer sur ces petites misères de la vie du grimpeur, et quelques minutes plus tard nous poussons nos cris de triomphe sur le point culminant.


Nous avions laissé les provisions plus bas, mais Hastings tira de ses poches matière à un somptueux repas, et nous fîmes fête à une grande quantité de friandises. La moitié de la caravane s’adonna au délicat plaisir du tabac, et l’autre partie se livra aux douceurs pourtant périlleuses d’un profond et solide sommeil. Après nous être reposés et rafraîchis par ces méthodes également judicieuses, nous construisons un cairn avec le peu de pierres disponibles. Devoirs et travaux sont terminés, nous pouvons regarder les grands pics, et jouir de toute cette lumière glorieuse que reflètent vers nous les vastes champs de neige qui nous entourent.

Comme nous avions laissé nos piolets, nos sacs, notre corde de secours, etc., sur des rochers divers et variés le long de notre ligne d’ascension, il était essentiel pour nous de revenir par le même chemin, autrement nous eussions été tentés de raccourcir légèrement notre route et de couper jusqu’au point où se rencontrent l’arête Sud et l’arête principale. Le sommet de la grande tour était, nous pouvions nous en rendre compte, facilement accessible, et, en admettant que la cheminée située entre la tour et la masse de la montagne se fût trouvée impraticable, un piton et la corde eussent aisément résolu cette difficulté. Malheureusement nous ne pouvons pas abandonner nos divers bagages, et nous nous voyons en conséquence obligés de suivre notre route d’ascension.

À 2 h. 20 soir nous quittons le pic et nous voici bientôt sur le sommet de la tour au-dessus de la fenêtre. Hastings a tôt fait de produire un piton que nous enfonçons tout de suite dans une fissure commode afin de pouvoir aider le dernier qui descendrait. La fenêtre regagnée, nous jetons un regard d’adieu sur l’arête et nous partons pour la descente de la cheminée. Au premier mauvais passage nous accrochons soigneusement la corde et c’est avec jouissance que nous trouvons l’aide qu’elle nous apporte pour descendre. Ma joie fut quelque peu modifiée quand, après dix minutes passées fi, essayer de la rappeler, j’eus à remonter pour la détacher. Cet ennuyeux incident était non seulement fatigant, mais de nature, s’il se répétait, à nous aigrir le caractère ; aussi, au second mauvais pas, Hastings fut-il de nouveau utilisé comme marchepied, et je descendis les rochers par les méthodes simples apprises dans ma jeunesse.

Nous atteignons la plaque de neige à 4 h. 45 soir et, pour gagner du temps, nous décidons de remonter avec une seule corde, non sans essayer et choisir soigneusement les prises que la muraille nous apporte afin d’éviter de saisir certaines pierres toujours prêtes à tomber. J’avais, heureusement, le poste de guide chef. Je dis heureusement, car, lorsqu’il s’agit de pierres, je suis absolument d’accord avec la maxime biblique : « Il vaut mieux donner que recevoir. » Ma libéralité en cette occasion fut grande ; mais, comme il arrive souvent, cette générosité n’évoqua pas ces sentiments d’affection durable que l’on désire faire naître. Je dois pourtant excepter Collie qui, comme dernier de la cordée, non seulement se réjouissait des projectiles que je lui envoyais mais avait en plus ceux que lui éparpillait le reste de la caravane ; autant que je pus en juger, il s’amusait beaucoup à se gauchir d’eux ; lorsqu’il n’était pas occupé a ce jeu, d’une corniche toute pourrie et peu commode, il examinait nos progrès avec une tranquillité calme et bienveillante.

Regagnant l’arête Sud à 5 h. 5 soir, nous la parcourons rapidement jusqu’à son point de jonction avec l’arête principale ; là, tenu par Hastings, je descends dans le trou et reprends mon habit que le froid du soir rend le très bienvenu. Nous ouvrons alors les sacs et faisons une courte halte, puis nous nous réencordons avec Slingsby comme dernier. Nous nous apercevons bientôt que la neige est tellement en état d’avalanche qu’il est nécessaire de prendre les plus grands soins ce qui fait tomber notre espoir de pouvoir galoper sur le glacier, et ce n’est pas avant 6 h. 25 soir que nous atteignons la rimaye. Slingsby franchit bien le mauvais sérac ; mais, pendant que Hastings suit le mouvement, le sérac fait entendre un craquement et une énorme masse détachée tombe dans les profondeurs en dessous. Il reste heureusement tranquille après cette petite manifestation de mauvaise humeur et nous pouvons passer puis atteindre le glacier. Les ponts des crevasses se trouvaient en mauvais état et nous étions obligés constamment de quitter nos traces du matin pour trouver une route plus sûre. La nuit était sur le point de venir, et un soupçon commençait à flotter dans mon esprit que nous pourrions bien goûter d’un bivouac impromptu sur la neige. Slingsby se montra bien en cette occasion ; quittant notre route du matin qui nous aurait amenés à descendre une longue pente de glace recouverte d’une neige variant de 8 à 23 centimètres d’épaisseur, ce qui, dans l’état actuel d’avalanche imminente, aurait présenté de graves dangers, il nous jeta hardiment à droite, et démêla une série compliquée d’obstacles aussi facilement qu’un simple mortel aurait pu le faire en plein jour. À la fin pourtant il se buta à une falaise perpendiculaire qui semblait marquer la fin du monde et surplombait l’espace. Il y a quelque chose d’étrangement impressionnant à regarder ainsi par dessus un grand mur de glace dans une obscurité noir-d’encre, au milieu d’un silence absolu. Le sentiment d’une profondeur sans fin et du mystère de l’au delà semble envahir l’être entier. La lumière de notre lanterne ne parvenait en aucune façon à percer les ténèbres ; nous étions abattus et nous préparions déjà nos esprits à l’obligation de passer une nuit sur la neige, quand une déchirure des nuages laissa tomber un rayon de lune sur le glacier ; l’existence de la terre ferme, je veux dire du glacier, nous fut alors révélée à quelques 5 mètres plus bas, accessible par une sorte d’isthme de glace. La lune nous ayant joué ce bon tour s’éteignit méchamment, et laissa à Slingsby l’agréable tâche d’entailler une face de névé presque perpendiculaire, avec une crevasse très profonde en dessous, et cela avec l’aide seule de la lumière que peut émettre une lanterne pliante. Notre guide chef parut prendre tout à fait plaisir à ce travail, le bruit de la taille devint de plus en plus éloigné, et l’un après l’autre mes compagnons disparurent dans l’ombre par dessus la crête. À la fin, vint pour moi le pénible devoir de suivre. Des voix encourageantes, montant de la nuit noire, me disaient que c’était très facile, mais sur ce point je déclare hautement que je ne fus pas d’accord. Les marches, larges comme une écoutille, que j’étais assuré de trouver à profusion, m’apparurent comme de simples égratignures dans la croûte d’une neige folle, et les prises pour les mains tant vantées se brisaient au moindre effort, ne servant à rien d’utile, sinon à remplir mes poches de débris de glace. Je m’arrangeai ensuite à atteindre un endroit où Collie, sur l’autre côté de la crevasse et armé d’un piolet anormalement long, manœuvrait juste de manière à m’embrocher avec sa pointe ; c’est dans ces conditions pénibles et humiliantes que j’abordai, couvert de neige fondante, à une petite arête de glace entre deux profondes crevasses.

Slingsby était déjà reparti dans l’obscurité, le long d’une crête étroite de glace, avec de profonds précipices de chaque côté. Après lui, nous suivons et nous contournons divers obstacles ; une courte glissade nous amène sur le plateau du glacier, et nous commençons à nous réjouir dans l’espoir sûr et certain de retrouver nos sacs de nuit, et d’avoir de la soupe chaude.

Les mémoires combinées de Slingsby et de Collie nous sortent du glacier libre sur la moraine, juste au bon endroit, et nous évitons toutes les difficultés que nous avons rencontrées là le matin. Sentant que notre travail est près de finir nous faisons halte quelques minutes. Quand nous nous remettons en route, nous essayons de sortir de l’endroit où nous sommes ; à notre droite, nous apercevons se dessinant dans l’ombre un gros sérac, à gauche se trouve une pente de glace qui plonge à pic dans la nuit. Par le procédé d’élimination, nous décidons que notre route doit être devant nous, et, comme nous nous souvenons que cette langue de glace a été trouvée très rapide, même au jour, nous utilisons notre halte à mettre de longs crampons à nos bottes.

En essayant de descendre, nous trouvons que la glace devient beaucoup plus raide ; un membre de la caravane proteste que ce n’est pas là la route par laquelle nous sommes montés. Slingsby se décorde et nous démontre ensuite qu’il n’y a pas possibilité d’aller plus loin dans cette direction.

Nous passons alors une petite crevasse sur notre droite, et bientôt nous dévalons de nouveau, épouvantés par de grands séracs dans lesquels nous nous préparions tous à témoigner n’avoir pas passé le matin. Slingsby se décorde encore et explore à : nouveau ; cette fois il nous crie de le suivre. Nous nous apercevons bien vite que les grands séracs en perspective ne sont qu’une pure fiction de la nuit et se réduisent à de simples morceaux de glace, et que les crevasses béantes ne sont que des flaques d’eau, ou des sillons dans un glacier couvert de sable.

Grâce à nos crampons a vis, nous descendons assez facilement la langue de glace, nous atteignons le plateau du glacier, et dégringolons pêle-mêle vers notre gîte où nous retrouvons notre camp à 11 h. 45 soir.

Là, Hastings et moi, nous rendant compte de l’ennui de refaire les sacs à la lueur de la lanterne, et aussi de l’avantage de trouver quelqu’un d’autre pour porter notre bagage, nous nous mettons à faire diverses et fallacieuses remarques sur les délices du sac de nuit. Si entraînante fut la peinture que nous fîmes, que Collie déclara ne pas vouloir aller plus loin, et que Slingsby fut,amené au même état d’esprit par mon offre généreuse de lui prêter mon sac de nuit pour s’en servir de matelas. Par cette ingénieuse combinaison, m’étant débarrassé de la nécessité de porter mon bagage, je me sentais désormais capable de descendre au Montenvers ; Hastings, avec la même générosité, offre son sac à Collie. Nous partons donc tous deux, descendant à travers les pierres, les éboulis et les cascades qui conduisent au glacier. Désireux d’éviter la nécessité de sauter d’innombrables crevasses, je propose de descendre par la route des guides de Chamonix à travers les séracs du Géant. L’année précédente, je l’avais suivie sans sauter une seule crevasse ; Hastings et moi sommes bientôt d’accord que cela vaut bien une demi-heure de détour. Hélas, à l’endroit où en 1892 une vraie chaussée allait sans aucune fissure, entre le système des crevasses du Tacul d’un côté, et le système de Trélaporte de l’autre, nous trouvons que tous les deux s’étaient donné la main, et nous passons l’heure et demie suivante à sauter et à contourner les crevasses, à courir sur des crêtes de glace en lame de couteau, en sorte que notre arrivée au Montenvers s’effectue seulement à 4 h. 30 mat. La porte est fermée, mais la fenêtre du fumoir est ouverte ; nous effectuons une manœuvre bien connue des habitués, puis nous remplissons nos poches de biscuits, et nous nous retirons enfin dans nos chambres respectives.





  1. MM. Cecil Slingshy, Norman Collie, G. Hastings et moi. L’escalade fut faite le 25 juillet 1893. — A-F. M.
    Le récit de cette magnifique première ascension, dû à la plume humoristique du Dr Norman Collie, a été publié dans L’Alpine Journal de février 1894, vol. XVII, p. 9-20. On y trouvera le pointillé de la route d’ascension tracé sur une photographie de la Dent du Requin. — MP.
  2. Cette escalade a été racontée par M. Ellis Carr, l’un des participants de la course, dans un récit intitulé « Deux Jours sur une Pente de Glace » (Alpine Journal, vol. XVI, p. 422, et seq.).
  3. Il y a dans l’Ile de Skye de courtes mais brillantes escalades, très goûtées des alpinistes anglais. (Voyez Alpine Journal, XIII, pp. 265, 433 ; XV, p. 422.) — M. P.
  4. Le « Cocked hat » « Chapeau à cornes », dans l’illustration déjà citée (p. 144) de l’Alpine Journal, XVII, p. 16. — M. P.
  5. La « Knife edge arête» « Lame de couteau » de l’illustration déjà citée de l’Alpine Journal. — M. P.