Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Chapitre II

Traduction par Maurice Paillon.
(p. 21-38).
CHAPITRE II


LE CERVIN. — L’ARÊTE DE FURGGEN


Une année plus tard[1] à, l’Hôtel Couttet, je rêvais doucement à ma bien-aimée, l’Aiguille des Charmoz, à laquelle nous avions avec succès fait la cour les jours précédents, lorsque Burgener vint interrompre mon sommeil et m’arracher impitoyablement au délicieux confort de mon lit. Toute protestation fut vaine. Le colossal contrefort du Cervin, l’Arête de Furggen avait tenté depuis longtemps ses désirs ; et que peuvent bien peser le sommeil, le repos, la tranquillité béate, si on les met en balance avec la joie sauvage de saisir les saillies gris-brun du roc, de battre et d’entailler jusqu’à soumission complète les longs couloirs de glace noire ? Tous les instincts invétérés de bataille avaient surgi en lui. Il voulait se lancer une fois encore a l’assaut des murailles et des arêtes, mesurer son habileté contre leur résistance muette et passive, les forcer maintenant, comme jadis, à céder à son attaque téméraire. Le temps pressait et, si une tentative avait à être faite, il devenait nécessaire, pour ne pas porter préjudice il des projets ultérieurs longuement caressés, de rallier Stalden cette nuit même. Nous atteignîmes rapidement Argentière, et là le cocher, pensant qu’il nous tenait bien en son pouvoir, nous déclara froidement qu’il était tout à fait impossible d’arriver à Martigny pour le train de midi ; du reste, ni ses chevaux ni d’autres n’en seraient capables. Nous n’étions pas gens a nous laisser ainsi leurrer. Saisissant nos piolets et nos sacs, nous laissons sur la route notre cocher désolé, et nous voici arpentant courageusement le sentier du Col de Balme. Le cocher, qui voyait la pile d’écus du tarif de Martigny se changer en une pauvre pièce de dix francs, protesta avec toute la vigueur d’un Chamoniard.

Nous fûmes soutenus, durant l’ascension du col, par l’espoir de nous procurer une voiture à l’auberge de la Forclaz. Mais, lorsque nous y arrivons, nous nous apercevons que la chance nous a abandonnés et nous devons affronter les horreurs poudreuses de la route de Martigny. À moitié étouffés par la poussière et plus qu’à moitié cuits par un implacable soleil, nous atteignons la station avec juste vingt minutes à dépenser. Burgener se rend vite compte des nécessités de la situation, il m’emprunte un franc et se précipite dans la ville, et, avant que nous ayons pu nous douter de l’objet de ses recherches, il revient avec un pot de grès plein de bière mousseuse. Les gaîtés de John Barleycorn[2] que nous trouvâmes au fond de nos verres eurent vite effacé nos misères, et avant que le train ne fût arrivé, la joie était venue de nouveau faire partie de la caravane.

Nous arrivons à Stalden à quatre heures du soir environ et nous y arrêtons pour passer la nuit, ce qui permet a Burgener et à Venetz d’aller se mettre en règle avec l’Église, chose qui leur sembla désirable devant les formidables difficultés de l’Arête de Furggen. Pareille pensée et pareille préparation me parurent bien faites pour nous jeter un mauvais sort, et les événements ultérieurs démontrèrent clairement les déplorables effets que cette absolution peut avoir sur les nerfs ; pourtant Burgener et Venetz me semblèrent l’un et l’autre en excellent état d’esprit quand ils revinrent. Nous passâmes ce beau soir d’été à conter des histoires de chasses au chamois et des exploits perpétrés à travers les neiges d’hiver.

Le jour suivant nous partons en flânant jusqu’à Saint-Nicolas, et nous allons gaiement en voiture jusqu’à Zermatt ; nous en repartons le soir même à dix heures et demie pour notre arête. Près des derniers chalets, les guides, entraînés par la bonne apparence d’une petite grotte, s’allongèrent là et eurent tôt fait de s’endormir. Je m’aperçois vite que le gazon est humide, pour ne pas dire mouillé, et le vent terriblement froid. La sensation d’inconfortabilité produite par cette installation sommaire finit par mettre ma patience à bout, et, comme les guides ne font pas mine de se lever, je me vois obligé de jouer du piolet sur mes dormeurs récalcitrants. On reprend les sacs et l’on se met doucement en route. Depuis cet incident nous marchons plus lentement ; finalement Burgener se déclare indisposé et comme conséquence je me vois obligé de prendre son sac. Nous continuons péniblement jusqu’à ce que nous arrivions à une grosse pierre, près du Lac Noir. Il était dès lors presque certain que l’ascension devrait être abandonnée, aussi, après une heure de halte, reprenons-nous en dégoûtés le chemin de Zermatt, où nous arrivons trop tôt pour déjeuner, trop tard pour nous coucher.

Après un bain dans le ruisseau du Trift, je retournai prendre un piteux et solitaire repas à l’Hôtel du Mont-Rose ; de mon coin retiré j’entendais, de tous côtés, discuter mes chances de succès ; les plus ardents même négligeaient leur déjeuner pour aller prendre la pose pénible de la lunette et regarder à travers le gros télescope l’Arête de Furggen.

Un grimpeur bien connu a émis un doute, à savoir si la vertu chrétienne de la bonne humeur fait partie du devoir d’un homme avant neuf heures et demie du matin. J’espère qu’il n’en est pas ainsi, sans quoi Venetz et moi aurions devant les yeux « un mauvais quart d’heure » à passer plus tard. Burgener, avec beaucoup de sagesse, s’en alla trouver son lit ; il se libéra ainsi de la discussion par laquelle Venetz et moi nous essayâmes de passer les heures lentes à s’écouler. Avec la fin de la journée, les choses prirent meilleure tournure. Burgener, nous dit-on, allait mieux ; il paraissait même disposé à renouveler notre tentative. Deux caravanes devaient partir par la route du Hörnli à 11 h. soir ; aussi, pour éviter le bruit et l’ennui d’une troupe aussi nombreuse prîmes-nous la décision de ne pas partir avant minuit.

Grâce aux habituels retards, nous ne sommes pas en route avant 12 h. 45 mat., et nous voici encore une fois nous dirigeant vers les pentes où nous avions fait halte la nuit précédente. Pendant que les guides avalent une sorte de déjeuner préparatoire, je suis les curieux mouvements d’une lumière, loin là-bas, sur le Glacier du Gorner. La petite lumière provenait certainement d’une lanterne, mais ses mouvements étaient d’une extraordinaire indécision. Parfois elle allait rapidement dans sa marche sur le glacier, parfois elle s’arrêtait, se dandinait, en haut ou en bas, de-ci et de-là, jouant à cache-cache derrière quelque bloc de rocher ou de glace, reparaissait, et finalement revenait à son point de départ. Ces mouvements se

CERVIN ET LAC RIFFEL
répétèrent : dès lors il ne semblait pas possible d’assigner un but à ces divagations. Puis mon esprit fut entièrement occupé par l’Arête de Furggen, et, dès que nous fûmes de nouveau en partance, je ne pensai plus à l’étrange va-et-vient de l’a petite lumière. Les guides évidemment tenaient à faire oublier les lents progrès de la nuit dernière par leur marche rapide de cette nuit ; ce fut donc avec une grande joie que je saluai notre arrivée au large plateau de pâturages marécageux qui

s’étend en dessous du Lac Noir.

Quelques minutes plus tard nous étions entourés par le vacillement ensorcelé, surnaturel, d’innombrables feux follets. À chaque pas ils flottaient, à droite, à gauche, toujours, en apparition ; à peine avions-nous passé qu’ils rampaient furtivement derrière nous, suivant nos traces, inquiétants, pleins de menaces auxquelles il ne semblait pas plus possible d’échapper en s’enfuyant qu’en s’envolant.

Les guides étaient frappés d’horreur. Burgener, crispé à mon bras, murmurait d’une voix rauque : «  Les voyez-vous, Monsieur, les âmes des Trépassés. »

Nous étions marqués pour la vengeance des dieux immortels. Les démons qui hantent les escarpements du Cervin guettaient déjà leur proie ! Tel était le sens des chuchotements d’angoisse des guides. Je suis obligé de le confesser, les petites flammes bleues, rampantes, le silence absolu, la contagion de la crainte superstitieuse de mes compagnons me pénétraient d’une horreur instinctive. Je compris pourtant que, si je ne voulais pas retourner à Zermatt, déjoué et battu une seconde fois, il me fallait abandonner les délices d’une séance de spiritisme et entrer dans le vif d’une explication des faits. Mes efforts dans ce sens ont dû conduire Burgener et Venetz à cette conclusion erronée que chaque mètre carré d’Angleterre, d’Écosse et du Pays de Galles est illuminé, chaque nuit, par de pareils jeux de lumière, mais bien plus brillants et plus émotionnants encore. En dépit de la façon malheureuse dont mon allemand me manquait juste au moment où j’allais leur donner une preuve convaincante, les guides commençaient à penser que ces « Geister », ces Esprits, étaient, peut-être des imposteurs ; hélas : ce n’était pas tout.

« Ach lieber Herr. » « Ah ! cher Monsieur, mais n’avez-vous pas aussi vu la petite lueur errante sur le Glacier du Gorner ? Il n’y a pas de terrain marécageux là-bas. C’était donc bien un Esprit. »

En vain protestai-je que c’était une lanterne. « Une lanterne ! Que pouvait-elle bien avoir à faire là ? C’était une direction que personne ne prenait ; du reste, elle ne se mouvait pas comme une lanterne, mais elle errait de ci et de là, clignotant et tournant, précisément omme peut le faire un esprit immatériel, qui n’a aucun but. »

La position devenait en toute conscience assez sérieuse. C’est un fait bien connu (attesté par toutes les autorités ecclésiastiques des vallées de Saas, de Zermatt et d’Anzasca) que quiconque a vu un Esprit est certain d’être tué dans les vingt-quatre heures ! Je fis observer à Burgener que, ceci étant, il n’y avait aucun avantage à faire demi-tour ; en effet, ou c’étaient des Esprits, et dans ce cas nous serions fatalement tués, ou ce n’étaient pas des Esprits, et alors nous pouvions aussi bien poursuivre notre route. Les guides admirent ce dilemme, mais firent la réflexion que, même ainsi, grimper un pic avec la perspective d’être jeté bas par quelque Esprit malfaisant n’était pas d’une gaîté folle. J’opinai à cette remarque, non sans faire observer le désagréable ennui qu’il y avait à être ainsi attiré hors de l’Hôtel du Mont-Rose, peut-être de la table d’hôte elle-même, par un mauvais démon et ses mirmidons. Je fis observera Burgener avec quel dédain et quel mépris le clergé de Zermatt, toujours jaloux de ses bons frères de la vallée de Saas, considérerait sa fuite devant les larges griffes du démon et les ailes noires de l’enfer. Burgener, qui, comme Luther et les premiers chrétiens, avait eu des accointances personnelles avec Sa Majesté Satan, fut d’accord avec moi que ce serait évidemment d’un fâcheux effet, et que, tout bien considéré, la balance l’emportait en faveur d’aller plus avant. Étant le plus sceptique, je fus promu au poste de chef de la caravane.

Soudain, dans le lointain, deux lumières apparaissent. « Les autres caravanes » : m’écriai-je, pensant que la peur des guides serait un peu atténuée par la présence des autres. Mais Burgener et Venetz avaient les « Esprits » en tête et assuraient que ces lumières en étaient encore. Je les forçai à presser le pas et à nous en assurer.

« Comment », crièrent-ils, « mais vous ne savez donc rien des Esprits pour oser tenter pareille chose ? » Burgener, après maintes tentatives de persuasion, consentit à envoyer un jodel dans la nuit, un procédé non sans grand danger — les Esprits n’aiment pas être appelés, — un procédé à n’employer que sans forfanterie et avec timidité — les Esprits n’aiment pas qu’on se moque d’eux. À notre grande satisfaction un joyeux salut nous fut renvoyé, salut dans lequel les guides reconnurent la voix de Peter Taugwalder.

Le scepticisme ayant été grandement fortifié dans la caravane par le plus opportun des renforts nous continuâmes gaiement. Mais voici qu’un grand corps lumineux, les bras étendus, traverse notre sentier, et, instantanément se replonge dans la nuit noire. J’avoue volontiers que moi-même, le sceptique, je sursautai à cette apparition, et que je restai immobile, pénétré d’une horreur et d’une crainte superstitieuses. Les guides, eux, étaient agités d’autres sentiments. Sachant qu’à quelques mètres se trouvait la chapelle, consacrée, du Lac Noir, ils me contrepassèrent brusquement et se précipitèrent, en une panique folle, vers cette oasis, vers ce refuge contre toute crainte.

Une seconde fois l’apparition se plaça devant nous, mais nous pouvions maintenant nous rendre compte que notre mystérieux ennemi n’était autre que le portier même de l’édifice sacré. Une chandelle laissée dans la chapelle par Taugwalder avait jeté un rayon de lumière sur le porche de bois, alors que la porte s’était ouverte et refermée sous une poussée du vent.

Les guides entrent faire leurs dévotions pendant que je continue lentement ma route. Près du Glacier de Furggen, je m’asseois sur une pierre et j’attends. Au bout d’une demi-heure j’en viens à me demander si quelque nouvelle bande d’Esprits ne les a pas ramenés incontinent à Zermatt. Fort heureusement, comme la première ligne grise du matin commençait à se montrer à l’Orient, mes appels étaient entendus ; et, réunis de nouveau, nous avancions rapidement sur le glacier. Quand le soleil se leva, ses premiers rayons tombèrent sur de longues aigrettes de neige tourbillonnant sur la crête du Cervin ; c’était d’une beauté féerique, mais cela nous annonçait aussi plus de vent que nous n’en eussions désiré. Nous avions maintenant atteint la base du glacier abrupt qui se cramponne à la face Est du Cervin, et, comme nos aventures de revenants nous avaient indûment retardés, nous nous déterminâmes à essayer de couper au plus court et à monter en travers, au milieu de glaces crevassées, jusqu’à un couloir de rocher qui devait certainement nous donner accès à la muraille de rocs brisés située immédiatement sous l’Arête de Furggen. L’adoption de cette ligne d’ascension est un exemple frappant des erreurs auxquelles le meilleur guide de glacier lui-même peut être sujet à l’occasion. Je n’hésite pas à affirmer que Burgener n’a pas son pareil pour le talent avec lequel il peut diriger sa caravane à travers une chute de séracs, et pour le flair instinctif qu’il possède de choisir le meilleur itinéraire. Mais dans cette occasion, il s’égara de la plus belle façon. On peut trouver une route facile au pied même de notre couloir, en suivant sous l’arête Nord Est jusqu’à ce qu’on ait atteint le bassin supérieur du glacier et en prenant alors en travers une bande de neige légèrement inclinée ; mais le grimpeur pourra encore suivre le plateau du glacier jusqu’au pied de la Furggengrat, et trouver près de sa base une voie également facile conduisant aux neiges supérieures. Nous ne prenons pourtant aucune de ces directions et nous voici bientôt engagés dans un dur travail de glacier, en des passages des plus sensationnels. À un moment donné il devint même probable que nous allions être obligés de revenir sur nos pas. La lèvre supérieure d’une énorme crevasse nous dominait de douze à quinze mètres et ce fut seulement grâce à leur très brillante habileté que Burgener et Venetz purent forcer leur route à l’aide d’une petite crevasse transversale qui, heureusement, coupait l’autre. Arrivés au-dessus de cette difficulté, nous nous arrêtons quelques minutes pour examiner notre ligne d’attaque.

Depuis le Col du Breuil jusqu’aux grandes pentes de neige de la face Est, une falaise abrupte garde de toute approche la partie supérieure de la montagne ; le couloir de rocher, cité plus haut, semblait le seul point où nous pouvions briser et franchir ses défenses. La principale objection à ce projet était la fréquence certaine des avalanches de pierres et l’impossibilité de gagner commodément la base du couloir sinon en ascensionnant la profonde rainure creusée par ces mêmes pierres dans la partie inférieure de la pente déglacé. Nous sommes pourtant tous d’accord qu’en plein XIXe siècle il n’est pas probable que des pierres bien élevées se mettent en mouvement à cinq heures du matin, aussi tournons-nous deux rimayes, et escaladons-nous le couloir d’avalanche, en nous élançant à une furieuse allure ; un bruit de pierre vient même stimuler à son maximum la rapidité de nos mouvements. Le couloir de roc se trouve verglassé et non sans difficultés ; et nous ne pouvons l’escalader que précisément dans la ligne de tir. C’est donc avec une sensation profonde de joie que nous apercevons un défaut dans la falaise à notre gauche et que nous pouvons y trouver une route vers les faciles pentes de la face même.

Là nous faisons halte pour reprendre haleine, car l’exercice désespéré que nous venons de faire a été trop violent, pour être du goût même du plus habile de la caravane. Un petit filet d’eau, que le soleil venait d’éveiller de son sommeil glacé, nous invitait au déjeuner ; les sacs furent dépliés et nous nous étendîmes pour prendre du repos pendant une demi-heure. Loin dans le bas, une caravane se dirigeait sur le Col de Furggen ; nous ayant aperçus elle fit retentir les échos de la montagne de ses joyeux jodels.

En nous portant sur la gauche nous atteignons bientôt l’arête et nous continuons notre ascension sans difficultés d’aucune sorte, jusqu’à ce que nous ayons atteint, à 9 h. mat., la grande tour que l’on aperçoit de Zermatt sur la ligne gauche du ciel juste en-dessous du pic terminal. Arrivés à la brèche, entre la tour et la masse de la montagne, nous dominions un couloir de la plus épouvantable pente. Loin au dessous de nous, au milieu des rocs de ses arêtes inférieures, des vapeurs se mouvaient en se contournant, semblables dans leur agitation sans trêve à des esprits à demi éveillés attendant leur victime. Ce profond abîme me paraissait si étrange et mystérieux que je m’attendais presque avoir ces arabesques nuageuses prendre la forme d’un corps et jeter à la mort ces mortels téméraires qui avaient surpris les Trépassés dans leur sabbat nocturne.

Très au delà, les grandes arêtes, armées de fantastiques séracs, se profilaient parfois, coupées net sur un ciel bleu-noir, et bientôt après les rocs étaient cachés dans un nuage barbouillé de neige volante ; le rugissement de chaque furieuse rafale était suivi du bruit terrifiant des chutes de glaçons, et du fracas des gros blocs de rochers précipités du sommet.

Le pic terminal paraissait formidable, et, avec un pareil temps, ne pouvait être raisonnablement attaqué dans des conditions suffisantes de sécurité. Nous décidons en conséquence de revenir par le travers à la route du Hörnli[3]. Escaladant une seconde tour, précisément dessus de la précédente et comme elle visible de Zermatt, nous nous arrêtons quelques minutes et nous apprêtons à faire une rapide traversée. Jusque-là nous n’avions pas été exposés à la ligne de tir des chutes de pierres, mais maintenant nous nous trouvions obligés de sortir de notre couvert et de passer par les baguettes d’une foule de glaçons et de pierres que la tempête arrachait des murailles supérieures. Il était extrêmement difficile d’éviter ces projectiles, à cause de la façon dont le vent les jettait hors de leur route normale et apportait précisément au milieu de notre caravane ceux qui semblaient devoir tomber devant nous. Après l’avoir échappé belle plus d’une fois, nous tendons vers un point quelque peu abrité par un avancement supérieur. Burgener tourne droit sur lui, et, à une vive allure à travers ces pentes, nous amène aux pieds de ce ressaut sur une corniche où nous sommes en sécurité.

Immédiatement en avant de nous, les longues et impitoyables dalles furent balayées sans répit par une masse sifflante et hurlante de fragments de toute sorte et de toute taille. Burgener, qui pourtant avait toujours de bonnes raisons contre tous gaspillages, nous suggéra qu’il pourrait être sage de boire notre champagne et de consommer nos autres vivres, avant qu’un sort moins convenable ne nous les enlevât. Le sac fut débouclé, et, avec une grave et sérieuse religion, avec tous les égards dus à une aussi solennelle occasion, nous procédâmes à user de toutes les excellentes choses dont le prévoyant Seiler nous avait munis. Sous la douce

influence de ces provisions variées notre état d’esprit atteignit son plus haut diapason et la physionomie de Burgener reprit son air de confiance habituel ; une fois encore, à une chute de pierres, il se prit la barbe dans un mouvement de méfiance en appelant « der Teufel » le Diable à témoin que nous nous étions déjà trouvés dans de tout aussi mauvais parages. En songeant maintenant à ce déjeuner, je n’ai pas le moindre doute que Burgener n’ait parfaitement compris qu’une caravane gaie et confiante en elle-même pourrait alors éviter les chutes de pierres, se glisser le long de ces dalles rapides, en un style et à une allure, dont seraient incapables des hommes anxieux et sans énergie. Son but fut pleinement atteint ; dès que nous eûmes assuré nos chapeaux avec nos divers mouchoirs, que nous eûmes jeté un coup d’œil aux lacets de nos brodequins, nous nous sentîmes en pleine confiance les uns dans les autres, et nous eûmes l’agréable sensation que glaçons et pierres exhiberaient pour nous leur talent habituel à manquer le fidèle grimpeur.

Nous voici bientôt à sauter le long des dalles comme une harde de chamois effrayés. À un ou deux endroits, quand toute la caravane se trouve ensemble, sans sécurité, sur des marches extrêmement mauvaises, nous sommes forcés de modérer un peu notre allure ; même alors notre chef ne nous permet aucune hésitation, et, que cela nous plaise ou non, son « Schnell nur schnell » « Vite, allons vite » nous entraîne sans répit. Un léger coup sur la tête frappé par un éclat de glace, ou bien encore la chute d’une grosse pierre jouant à cache-cache au milieu de la caravane portaient à leur maximum les admonitions de Burgener.

Il est inutile de dire que quelques minutes seulement de ce genre d’exercice suffirent à nous amener en dehors du champ de tir et que nous pûmes ensuite progresser en toute sûreté. A une courte distance se trouvait la fameuse «Épaule», Dispersées çà et là sur ce ressaut, se trouvaient deux caravanes, faisant toutes deux l’ascension par la route habituelle. Les rejoindre n’était pas facile. Un rocher nu, sans prises, d’une extrême inclinaison, barrait la route. Burgener fait un effort pour s’y hisser, mais un des guides qui se trouvent sur l’Épaule descend vers nous, et, après avoir inspecté la falaise, crie que c’est « ganz unmoglich » « entièrement impossible ». Confiant dans cette appréciation, notre guide-chef revient et nous essayons de traverser quelques dix mètres plus bas. Cette direction devient bientôt absolument impraticable, et les guides qui sont sur l’arête nous disent gentiment que nous n’avons plus qu’une chose à faire, de retourner par où nous sommes venus. L’avis est bon sans doute, mais il nous met en rage et nous revenons une fois encore à la première ligne d’attaque de Burgener. Après de considérables difficultés, nous réussissons à forcer notre route à travers le rocher lisse, réfutant victorieusement les avis timorés du premier guide. Nous voici enfin sur l’Épaule, juste au point où l’arête aboutit au pic terminal.

Les autres caravanes ayant vu que notre succès est désormais assuré, reprennent, leur ascension, en sorte que nous sommes obligés de nous mettre à l’abri sous un gros rocher, avec un regret bien senti que le fameux champagne ne soit plus à boire et que nous n’ayons plus toutes les choses exquises déjà dévorées. Nous escaladons enfin le sommet, nous revenons à l’Épaule et… nous aurions dû être rentrés à Zermatt à 5 h. soir, si je n’avais pas malheureusement fait quelque remarque au sujet des Esprits et des Ames des Trépassés. Cette bonne (ou mauvaise) troupe avait été oubliée dans l’excitation de l’escalade, mais ma maladroite remarque rappelait l’attention de Burgener sur l’imminence de la catastrophe qui devait nécessairement nous surprendre. Pour des raisons qu’il n’aurait pas pu expliquer clairement, il considérait comme certain que les Esprits ou nous précipiteraient des pentes de la montagne ou jetteraient sur nos pauvres têtes quelque chose de dur et de lourd, et cela avant que nous ayons atteint le point où se dresse la nouvelle cabane. Ce fut en vain que je lui fis observer que les divers pouvoirs surnaturels seraient capables de nous détruire aussi bien à Zermatt que sur la montagne. Burgener, tout en admettant l’excellence théorique de ma doctrine, ne lui accordait évidemment pas le bénéfice de l’actualité. Son opinion sur ce sujet paraissait aussi illogique que ses vues sur le dimanche en montagne. Sur cette dernière grave question, il soutenait que faire ce jour-là une expédition difficile, c’était certainement et distinctement « tenter la Providence ». Quant aux expéditions faciles, on pouvait les entreprendre, car, disait-il, dans telle ou telle montagne, vous pouvez vous risquer, arrive que voudra, et il entreprenait alors de soutenir son opinion avec des arguments d’un matérialisme achevé. En l’occasion, il pensail clairement que les avantages naturels du terrain avaient d’excellentes chances de déjouer notre ennemi aux aguets ; malgré cela, nous descendîmes avec la plus grande exagération de soins ; un seul marchait à la fois et des. «supplications constantes nous étaient adressées avant que la corde suffisante nous fût donnée pour marcher. Ces laborieuses précautions étaient suivies d’une profusion de serments pieux et parfois de jurements contraires, et chacun dut faire vœu d’une chandelle de belle grosseur à un saint connu de Burgener, à la condition, bien entendu, que ledit saint nous donnât le pouvoir de déjouer les Esprits malins. Quand nous fûmes dûment arrivés sur le Glacier de Furggen, Venetz émit un doute, à savoir si notre saint avait réellement gagné les cierges promis. Et voilà qu’il nous montre un petit collier qu’il porte et dans lequel se trouve ou une dent, ou un pouce, ou encore quelque pauvre débris d’un patron excessivement saint, et qui, il l’assure, est «capable », comme le dirait un joueur de cricket, « de rosser de sa batte tous les Esprits de Zermatt ». Burgener pourtant assura que dans un pareil marché, le meilleur plan était de payer, « surtout », ajouta-t-il, « quand il ne s’agit que de quelques francs». Si bien que nous acquittâmes régulièrement notre dette. Nous arrivâmes à Zermatt juste à temps pour la table d’hôte, après une journée variée du plus excitant intérêt.

Le jour suivant nous marchons et roulons en chemin de fer puis en voiture jusqu’à Chamonix. Nos esprits étaient encore préoccupés des diverses apparitions rencontrées la veille. Burgener, après une conversation prolongée avec le curé de Stalden, était arrivé à la conclusion que ni les cierges ni la relique de Venetz ne nous auraient protégés efficacement contre les Ames des Trépassés, et que, par conséquent, les apparitions que nous avions vues pouvaient bien ne pas avoir été des apparitions réelles et de bon aloi. Mon explication des feux-follets fut acceptée, et ceux-ci furent relégués au simple rang de phénomènes naturels. Mais il devenait moins facile de se débarrasser de la petite lumière du Glacier du Gorner. Burgener et Venetz pensaient que probablement quelque grosse pépite d’or avait vu l’occasion d’aller, près de ou sur le glacier, se « wachsen » se « grossir » d’autres parcelles ; et ils soutinrent leur théorie à l’aide des arguments les plus ingénieux. N’y avait-il pas de l’or dans la vallée de Macugnaga ? Et s’il y avait de l’or d’un côté du Mont-Rose, pourquoi n’y en aurait-il pas de l’autre côté ? Du reste, il demeurait évident que le seul procédé par lequel l’or se pouvait créer était en se « wachsenissant » (si c’est là le dérivé correct), et que si cela arrivait à Macugnaga, pourquoi pas aussi à Zermatt ? Il apparaissait donc certain que dans cette période de croissance, il devait se montrer errant, exactement comme la petite lumière que nous avions vue. J’étais préparé à accepter toutes ces explications, mais je ne pus pourtant pas convenir que, dans cette phase de croissance infantile, l’or fut capable de faire sur le glacier des promenades aussi idiotes et sans but. D’autre part, je fis remarquer que l’endroit était aussi bien choisi que possible pour être la demeure d’un dragon, et que les mouvements que nous avions vus paraissaient être exactement ceux que l’on sait entrer dans les habitudes de ce reptile. Les guides furent déplorablement sceptiques à cet endroit, et, même avec des indications authentifiées par Scheuchzer pour me soutenir,ils ne voulurent pas admettre l’existence de ce très intéressant animal[4].

À notre arrivée à Chamonix, un ami vint se joindre au débat et projeter sur le problème une nouvelle et décisive lumière. Une école de jeunes filles, avec ses maîtresses et leurs attirails paraphernaux d’étude et de curiosité, avait séjourné quelques jours à Zermatt. Désireuses d’acquérir la connaissance étroite et intime du glacier, elles étaient allées se promener au Gorner et s’étaient éparpillées sur la glace. Une des jeunes filles, douée des instincts innés d’un vrai montagnard, eut la crainte d’être en retard pour la table d’hôte, et revint sur ses pas. Naturellement, lorsque ses compagnes furent de nouveau rassemblées sous l’œil sévère du « génie tutélaire », son absence jeta l’alarme, et toute l’école fut a nouveau dispersée sur le glacier pour chercher quelques traces de la jeune fille perdue. Le soleil s’était couché, et maîtresses et élèves se trouvèrent bientôt incapables de se sortir d’embarras. M. Seiler finit par être inquiet et les envoya chercher par un guide avec sa lanterne. Le guide passa le reste de la nuit à tirer toute cette jeunesse inconsolable des trous et des creux divers où elle était tombée.

Les espoirs de fortune de Burgener, mes espérances d’avoir découvert, en plein XIXe siècle, un dragon véritable, tout cela était mis en pièces. N’empêchait, comme dit Burgener, avec ou sans Esprits, nous avions eu une journée splendide et nous avions amassé des souvenirs qui ne nous quitteraient pas de longtemps dans les soirs d’hiver. Il ajouta : « C’est dommage que nous nous soyons tant pressés à propos de ces cierges. »





  1. Cette première tentative par l’arête de Furggen eut lieu le 19 juillet 1880 ; la simple nouvelle en fut publiée, sans notes techniques, dans l’Alpine Journal, X, p. 96. — M. P.
  2. John Barleycorn (barley, orge ; corn, grain) est le héros d’une vieille chanson, apologiste de la bière, qui en décrit la fabrication depuis la récolte du grain jusqu’à la mise au tonneau.
  3. L’ascension du Cervin par l’Arête de Furggen a été tentée à nouveau, le 11 août 1890, par M. Guido Rey (Voy. Hivisla Mensile, X, p. 210). Le célèbre alpiniste italien revint à la charge, le 24 et le 28 août 1899. Une fois arrivé à l’Épaule de Furggen, dernier point atteint par Mummery avant sa traversée vers l’Épaule du Hörnli, il ne put réussir à escalader l’arête que grâce à une corde jetée du dernier ressaut de l’arête par une caravane de guides envoyée à cette intention par la route du Hornli, le sommet et le haut de l’arête ; il ne put même pas réussir à surmonter un terrible surplomb, et ce fut seulement le 28 qu’il parvint par la route du Hörnli et le sommet à descendre et à remonter ce surplomb, achevant de cette curieuse façon l’exploration de l’Arête de Furggen. Voy. Alpine Journal, XX, p. 11-20, les détails de cette course et une photographie [montrant bien la verticalité de cette terrible arête. — M. P.
  4. Όνρεσιφοίτης Helveticus sive Itinera per Helvetiee Alpinas Regiones facta annis MDCCII ad MDCCXI, par J.-J. Scheuchzer. Nouvelle édition (Leiden, 1723) de son voyage de 1706, illustrée de figures des plus curieuses, parmi lesquelles d’invraisemblables dragons que l’on rencontre sur les glaciers — M. P.