Mes années d’esclavage et de liberté/Introduction

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. i-iv).


AU LECTEUR


Nul orateur, en Amérique, ne monte sur la plate-forme sans que le chairman, chambellan des solennités de la parole, ne le présente au public.

Frédérik Douglass, né esclave, marshal des États-Unis[1], écrivain, orateur, défenseur de sa race, témoin vivant de ce qu’elle était, de ce qu’elle deviendra ; lui, le fils de ses œuvres, n’a pas besoin d’introducteur parmi nous. Il se présente son livre à la main, front haut, en pleine lumière : lui, l’esclave, le fugitif, l’ouvrier, le vainqueur !

Quiconque lira ces pages connaîtra l’homme. On ne signera pas tout peut-être ; on regrettera dans l’ordre spirituel quelques lacunes, ou peut-être quelques réticences ; on voudrait que l’aigle, déployant plus largement ses ailes, s’enlevât plus haut dans les cieux ; tel quel, individualité puissante, facultés hors ligne, viril, sincère, généreux, épris des faibles, on l’aimera. L’admirer, on ne peut autrement. L’estimer, cela se fait tout seul, à mesure que tournent les feuillets, que s’affirme le caractère, que marche la vie, que s’exerce l’action : arrivé au bout, il se trouve que l’estime est devenue du respect.


Le sanctuaire domestique de Frédérik Douglass reste clos ; il en a soigneusement fermé les portes. L’honourable marshal de Columbia est marié, il a des fils ; nous n’en savons pas plus.

Sur l’écrivain, sur l’orateur, nous avons l’opinion de l’Amérique et de l’Angleterre, exprimée par deux hommes éminents, dont s’honorent l’un et l’autre pays.

En voici le résumé :

« Aucun de nos orateurs vivants, écrit M. George Buffin (Boston)[2], n’égale Frédérik Douglass. Son éloquence est bien sienne : originale, sans précédents, ne s’inspirant que de ses convictions. Si absolument on cherchait à la classer, elle trouverait sa place quelque part entre Fox et Henry Clay. Ses auditeurs les plus prochains, ceux que frappent en même temps l’aspect et la voix, en subissent plus que d’autres la puissance. Elle a pour caractère le feu. Je dis exprès le feu : ce brasier solide, intense, qui ne se dépense pas en fugitives étincelles. On se souvient de tel jour, où de tels emportements de passion, d’indignation jaillissaient de ce cœur sur la plate-forme abolitionniste, que, épouvanté, le peuple croyait voir l’Etna jeter ses laves : fleuve ardent que ni les jours, ni les mois, ni les années ne parviennent à refroidir.

« Si le triomphe de la parole consiste à émouvoir les hommes, à créer les convictions, Frédérik Douglass est un maître. Logique, enthousiasme, bon sens, pathétiques élans, humour, saillies, il a tout ; et tour à tour on rit, on pleure, on s’irrite, on raisonne, on suit ardemment cette pensée, on obéit à cette volonté.

« Pour grave que soit Frédérik Douglass, je ne sais quelle intuition de burlesque, je ne sais quelle fine plaisanterie — on la voit de loin se jouer sur ses lèvres — éclaire par degrés le discours, jusqu’au moment où elle s’épanouit en une gerbe de rayons.

« Directeur et rédacteur de journaux, écrivant en plus d’une revue, Douglass n’a rien à envier aux plus accrédités de nos auteurs américains. Son style, pur, clair, heureux, il le doit à l’âme, au caractère, à l’érudition personnelle qui ont fait son éloquence.

« Ni universités, ni collèges n’ont rien enseigné au lettré ; pas plus que ses années d’esclavage n’ont préparé la carrière de l’homme.

« Par droit de conquête ! Ce mot exprime tout. »


Écoutons maintenant la voix anglaise :

« Il est présent à mon souvenir, s’écrie le révérend Davis Thomas DD[3]. Je le vois encore, l’esclave fugitif, alors que debout, dressé de toute sa taille, la tête largement modelée par l’ampleur de sa pensée, son noir visage illuminé de génie, ses grands yeux tantôt embrasés d’éclairs, tantôt pénétrés de tendresse, selon qu’il attaquait les oppresseurs ou défendait les opprimés, je le vois, il y a trente-six ans de cela, lorsque s’adressant à l’auditoire que contenaient mal les murs de mon église — Londres — il le secouait de sa forte main.

« Je n’ai pas, dès lors, entendu d’orateur supérieur à Douglass. Flexibles autant qu’ils étaient sonores, ses accents se modulaient, s’atténuaient, s’enflaient comme les menait sa pensée. Le geste, parfaitement naturel, avait en lui ce fluide électrique dont le courant embrase tout. Les infamies de l’esclavage, il les dramatisait ; elles étaient là, fougueuses, sanglantes ! Dix hommes pareils, dans notre Chambre des communes, feraient reculer la tourbe des quasi-patriotes, des politiques salariés, enflammerait les courages, révolutionnerait le monde moral ! »


Pour être prononcés d’un ton plus calme, les quelques mots par où se termine la lettre de John Bright, membre du Parlement, à l’éditeur anglais[4], n’en ont pas moins de valeur :

« — Puisse ce livre, écrit-il, trouver place dans des milliers de Homes anglais ! »

Nous qui l’offrons à la France, nous disons : Puisse-t-il réveiller en des milliers de cœurs français, les énergies qui créent la liberté.

Traducteur.

  1. District de Columbia.
  2. Appendice B du volume anglais.
  3. Appendice C du volume anglais.
  4. Introductory note, en tête du volume.