Mes années d’esclavage et de liberté/2.7

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 190-196).

VII

luttes.


Ma presse et moi, nous arrivâmes à Boston. Elle, prête à travailler ; moi, brûlant de zèle.

Une avalanche de mais, de si, de car, nous y attendait.

Publier un journal !!!

Primo. — Un journal était inutile.

Secondo. — Un essai tenté précédemment, avait manqué.

Tertio. — La rédaction d’un journal, interromprait ou empêcherait mes conférences.

Quarto. — J’étais fait pour parier, non pour écrire.

Quinto. — Le journal ne prendrait pas.

Un scieur de long, tremper sa plume dans l’encre ! Un esprit à peine émergé des ténèbres de l’esclavage, enseigner aux États-Unis du Nord, les principes de la liberté, de l’égalité, de l’humanité ! — Audace, orgueil, folie, ces trois mots résumaient tout.

D’accord. Échappé depuis neuf années à la corde et au fouet, mes facultés peut-être, ne comptaient pas plus de neuf ans d’âge. Mais, ce que l’éducation ne m’avait pas donné, l’étude pouvait le conquérir. La sagesse, c’est l’expérience ; revers et succès avaient accru la mienne. Et puis, ne savait-on point mon histoire et ses vicissitudes ; ne devais-je point compter sur l’indulgence du public américain ? — J’y comptais si bien que, froissant l’opinion de mes amis — ces amis pour lesquels j’éprouvais une déférence presque idolâtre — je persévérai.

Ce fut à Rochester, que parut le premier numéro de l’Étoile du Nord, mon journal.

Je poursuivais deux buts : l’abolition de l’esclavage ; le relèvement de ma race, et à ses propres yeux, et aux yeux de la nation.

Il fallait que les hommes de couleur apprissent, en agissant, ce qu’ils étaient capables de faire. Il fallait que les blancs eussent dans les mains, écrite chaque jour par la main des hommes de couleur, la preuve irrécusable de l’égalité intellectuelle des deux races.


Disciple convaincu de Lloyd Garrison, ayant d’emblée adopté ses idées maîtresses : briser la constitution américaine, parce qu’elle garantissait l’esclavage ; séparer les États du Nord des États du Sud, parce que ceux-ci entravaient la marche de ceux-là vers l’émancipation ; un plus rigoureux examen de notre Constitution, me fit voir que ni dans sa lettre, ni dans son esprit, elle n’admettait l’esclavage : « Tout homme naît libre », ainsi s’exprime-t-elle. Dès lors, pourquoi la briser ?

L’étude du projet de séparation, m’en démontra pareillement les défauts : Avant tout, son pernicieux effet pour la race asservie. — Se séparer du Sud, c’était abandonner, sans espoir et sans merci, les esclaves du Sud à leur effroyable sort.

Mon journal subit la transformation qui venait de s’opérer dans mes vues. — Nouvelle déception chez mes amis, nouveau déchirement pour moi.

Appuyer la Constitution, combattre l’esclavage, soutenir l’Union, préparer l’émancipation ; telle fut l’œuvre, immense, de l’Étoile du Nord, qui bientôt, vu l’innombrable quantité d’Étoiles dont se constellait le ciel de la presse périodique — étoiles du matin, du soir, du Nord, du Midi — échangea son nom sidéral, contre celui moins ambitieux de Frédérick Douglass’ Paper.

La feuille, comme son directeur, rencontra tour à tour vents hostiles et brises clémentes. Embarras financiers, attaque des partis, ne lui firent pas défaut ; aux uns, des amis généreux pourvurent ; aux autres, j’étais bon pour répondre. Ils ne badinaient pas, nos adversaires — Rochester même en renfermait gros nombre — le New-York Herald, fidèle à l’esprit d’alors, leur conseillait tout simplement de jeter ma presse dans le lac Ontario, et ma personne dans le Canada.

En attendant, je donnais chaque dimanche une conférence sur le sujet. M. R. Reynolds, Esq., qui n’était pas abolitionniste, m’avait libéralement ouvert sa belle Corinthian Hall. — Écrivant le jour, les articles que devait contenir le journal du lendemain, je me jetais le soir dans un wagon, j’allais conférencier à Victor, Farrington, Canandaigna, Geneva, Waterloo, Batavia, ailleurs encore, et revenu la nuit, les premières heures du matin me trouvaient à mon pupitre.

Veilles, travaux, fatigues, lutte contre les ignorances d’autrui — sans compter les miennes — l’école était rude ; mais c’était la meilleure. Je lui dois d’avoir appris à penser, à m’exprimer, à vouloir. À mener, au lieu d’être mené.

Bien qu’il n’y eût rien, dans ce que j’écrivais et disais, ni de très-profond, ni de très-distingué ; tel était le mépris où l’on tenait les capacités du nègre, que je passais pour emprunter articles et discours — copiant les uns, récitant les autres, — au cerveau génial des blancs ! Maints gentilshommes du Sud, s’arrêtant à Niagara, vinrent contempler de leurs yeux, toucher de leurs doigts cet objet phénoménal : un ex-esclave, directeur de journal et conférencier.


Je dirigeais autre chose : Ce que nous autres abolitionnistes, nous appelions le Railroad souterrain.

Au nord du lac Ontario s’ouvrait le Canada. Chef de station, je recevais les esclaves fugitifs, je les abritais, je les cachais, je collectais l’argent nécessaire à les faire passer sur l’autre bord, en terre de liberté.

Les périls même de l’entreprise, lui donnaient saveur. L’ignoble loi sur les esclaves fugitifs, qui figurait dans la législation du Nord, nous exposait à de constants dangers.

Accueillir, nourrir, loger un esclave fugitif, c’était encourir amendes et prison. Eh bien, je n’ai jamais mis la main à plus sympathique, à plus noble, à plus fascinant travail !

Envisagé comme moyen de supprimer l’esclavage : autant vider l’Océan avec une coquille de noix, je le savais. Mais j’avais été esclave, mais j’avais été fugitif ; et la pensée qu’à chaque évadé, l’Amérique comptait un esclave de moins, un homme libre de plus, cette pensée m’emplissait l’âme d’un inexprimable bonheur.

En certaine occasion, j’eus onze réfugiés sous mon toit. Les coucher et les nourrir, sans donner l’éveil, n’était pas facile. Eux néanmoins, n’étant difficiles, ni en matière de lit, ni en matière d’aliments, le foin de ma grange leur servit d’édredon, et le pain de ma huche fit les frais du festin[1].

Notre Underground railroad, qui avait partout ses agences, partout ses stations, nous envoyait de partout ses passagers, que — moyennent finance — nous étions chargés de recevoir et d’expédier au Rév. Hiram Wilson, bureau du Canada.

Disons-le à la gloire du genre humain, jamais bourse, de quelque couleur qu’elle fût, ne resta fermée devant notre appel. Les hommes, Dieu merci, valent mieux que leur philosophie, leur politique, ou leur position.

M. X***, commissaire gouvernemental, ne vint-il pas me prévenir, certain jour, qu’un mandat d’amener allait partir de son bureau, à cette fin d’arrêter et restituer aux maîtres desdits, trois esclaves évadés, dont je cachais l’un, tandis que les autres s’abritaient ailleurs !

Mes émissaires se lancèrent au galop, enlevèrent les jeunes gens, et le mandat n’était pas en route, que tous trois glissaient sur les libres vagues de l’Ontario, vers les libres bords du Canada.


Devenu plus délicat, dans la tiède atmosphère des bienveillances anglaises, mon épidémie sentait plus vivement l’âpreté des autans qui m’accueillaient en mon pays.

Un pensionnat, destiné à l’éducation des jeunes personnes, venait de s’ouvrir — Alexandra street — sous la direction de miss Tracy. Tenant à ce que ma fille fût élevée comme les filles des autres hommes, je m’entendis avec miss Tracy. Elle accepta mon enfant ; tout fut réglé ; et tout allait bien, pensais-je, lorsque, cinq semaines écoulées, l’enfant, qui vient nous voir, nous apprend que, mise au régime de la séquestration, il ne lui est permis, ni d’entrer dans le salon où se tiennent les autres pensionnaires, ni de s’aventurer dans le jardin quand elles y jouent, ni d’être vue ou entendue de pas une d’entre elles !

Mon cœur d’homme et de père, bondit en moi. Je courus chez miss Tracy.

— Est-ce vrai ? demandai-je, après avoir exposé les faits.

— Exact ! me répondit-elle d’un ton glacial : — Agir d’une manière différente, ce serait compromettre mon institution.

— Vous croyez ? J’en appelle à vos élèves ! Posons-leur la question ! Qu’elles décident !

Mandées, toutes votèrent pour l’égalité.

Le verdict de ces jeunes consciences, intègres et loyales, ne termina pas l’affaire. Miss Tracy exigea qu’elle fût portée devant le tribunal des parents. Un homme seul, M. H. G. Warner, éditeur démocratique, eut la cruauté de jeter son veto dans la balance.

Je repris ma fille. Mais, cela fait, je portai à mon tour la question devant l’opinion publique. Parole, plume, appels aidant, les portes des colléges cédèrent sous l’effort, et toutes les couleurs, assises côte à côte, reçurent mêmes enseignements des mêmes professeurs.


  1. En 1872, cette même maison brûla, et avec elle périrent douze volumes de mon journal (1848 à 1860) ; douze années d’histoire contemporaine, écrite au jour le jour ; perte irréparable pour moi.