Mes années d’esclavage et de liberté/2.4

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 161-166).

IV

rhode-island.


Tout remuait ; on sentait passer un souffle de rénovation sociale.

M. Dorr, citoyen de Rhode-Island, homme bien intentionné sans doute, large et progressiste à sa façon, proposa de remplacer par une constitution mieux adaptée aux aspirations des esprits, la vieille charte sous laquelle, depuis la Révolution, vivait l’État. Deux partis : les arrières, les avancés, formaient deux camps opposés. M. Dorr, voulant plaire aux uns et aux autres, tira une moyenne entre la droite et la gauche, et comme tous les moyenneurs, déplut à chacun. À la gauche, il montrait une extension de priviléges ; à la droite, il assurait le maintien des lois oppressives, jadis promulguées contre les noirs.

Abolitionnistes, nous aussi nous voulions une constitution nouvelle, mais nous la voulions conforme aux principes d’équité. Le projet nous indigna. Une phalange — elle comptait l’élite du pays — se forma, décidée, le moment venu, à enseigner aux citoyens de Rhode-Island un plus pur Évangile des droits humains.

L’œuvre était belle, l’action malaisée. La majorité penchait vers le projet Dorr. Ce mot : blancs, qu’on y retrouvait partout, caressait les préjugés populaires. D’autre part, les arguments invoqués pour abolir, en faveur des blancs, certaines restrictions apportées au droit de suffrage, frappaient du même coup les restrictions imposées aux droits des noirs.

Rude bataille ! Dénoncés comme brouillons, invités à nous mêler de nos affaires — commode et vieille méthode pour se débarrasser, et du vrai, et de ses défenseurs — ni Foster, ni Pillsbury, ni pas un de nous, soldats de la justice, n’étions gens à reculer. Ce qu’il nous fallait, ce que nous prétendions obtenir, c’est une constitution, pure des étroitesses, des égoïsmes, des partialités que sous-entendait le mot : blancs.

Nous cherchions notre appui dans le peuple. Foster et Pillsbury combattaient aux avant-gardes. La splendide véhémence de l’un, les écrasantes dénonciations de l’autre, réveillaient les colères démocratiques.

— Ou la victoire ou la révolution ! disait Foster.

Il ne s’y épargnait pas. Saisissant la vérité, il la présentait par ses côtés les plus hostiles ; de la façon la plus inutilement agressive, me semblait-il parfois ; et pourtant ce fut lui, ce furent ses emportements, combinés avec l’indomptable courage, la beauté, la jeunesse, le savoir, la ferme logique de miss Abby Kelley, quakeresse[1] ; ce furent ces fougues déchaînées qui, à travers criailleries, insultes, œufs pourris — rien de tout cela ne manquait — remuèrent les masses et les embrasèrent, durant notre tournée dans Rhode-Island.

Monroe et moi — il avait cette parole qui charme, cette habilité qui désarme — nous arrivions comme l’éclaircie après l’orage. Le flux de liberté montait, la justice se dégageait des brumes ; le projet Dorr s’évanouit ; et Rhode-Island eut une constitution qui, tout en élargissant le droit des blancs, établissait le droit des noirs.


Cette campagne terminée, restait la grande guerre : l’abolition !

Si elle avait des ennemis dans Rhode-Island, elle avait son bataillon de partisans, vrais libéraux, qui n’obéissaient qu’à Dieu.

Ceux-là ne se contentaient pas de proclamer le principe, ils l’appliquaient.

Tout frais sorti que j’étais de l’esclavage, portant encore les traces de la chaîne, n’ayant rien de ces grâces, de cette distinction, fruits d’un long commerce avec la société libre et raffinée, ceux-là m’accueillaient comme un frère. La main blanche, se tendait sans hésiter vers la main noire. Sous la sombre livrée que m’avait imposée le soleil, ceux-là reconnaissaient en moi un homme, un égal, dont ils ne songeaient point à rougir. Je sentais cela.

Reçu dans leurs bras, j’étais habituellement, à cette époque encore, repoussé des places honorables, sur les steamers et les railways. Condamné au tillac ; couché comme je pouvais, la nuit, parmi les bagages, au froid, à la pluie et au grésil, que de fois j’ai engagé les amis que retenait leur bon cœur près du nègre, à regagner les salons, les élégances, la table richement garnie, la couchette abritée contre les autans ! Quelques-uns suivaient, sans trop se faire presser, le conseil. D’autres résistaient à l’avis, bien que loyalement donné. Quel principe, en effet, obligeait mes amis à partager des maux qu’ils ne pouvaient soulager ? Et toutefois, je me sentais le cœur plus tendre à l’endroit de ceux qui refusaient de m’obéir. Wendell Phillips, Monroe, White, comme je vous aime pour ces veilles sur le tillac ! Je te vois encore, Monroe, lorsque trébuchant parmi les balles de coton pour me rejoindre, tu venais t’étendre près de moi. Et toi Phillips, lorsque bondissant hors du wagon 1re  classe, dont les préjugés me bannissaient, tu prenais place à côté du paria, dans le Jim Crow Car[2], où ils m’avaient refoulé.

Fort de mon droit, déterminé à porter haut ma dignité d’homme, sentant bien qu’un principe était engagé dans l’affaire du Jim Crow Car — l’ignoble boîte à nègres, aussi dégoûtante à voir qu’à subir — je résolus d’en finir avec ses abjections.

Mes frères de couleur les acceptaient. L’épouvante les prit ; comme toujours, quand parmi le troupeau de moutons quelque bélier se trouve, qui redresse la tête, et va heurtant l’ennemi.

— Tu perds tout ! Au lieu de l’améliorer, tu gâtes la situation ! — s’écriaient-ils. Je persistai quand même, refusant d’entrer dans le Jim Crow Car, marchant droit aux compartiments ouverts à tous, sauf aux noirs, et m’y campant.

Cela ne s’opérait pas sans luttes : un jour entre autres, sur l’Eastern Railroad, entre Boston et Portland. J’avais payé un billet de première classe, et pris la place auquel il me donnait droit, quand arrive le conducteur :

— Sortez de là ! — fait-il. Je refuse.

— Ici ! — crie-t-il à ses gens. Six gaillards s’alignent derrière lui.

— Jetez-le dehors ! — Mes drôles se mettent à la besogne. Évidemment elle leur plaisait. Mais ils comptaient sans leur hôte. Plus attaché au poste qu’ils ne pensaient, d’une indomptable force musculaire, je me cramponnais au siége comme fer, et lorsque les bandits m’en eurent arraché, il se trouva que fauteuil, coussins, boiserie, tout partit avec moi.

L’audace méritait répression. M. Chase, surintendant du railroad, décréta que les trains destinés aux voyageurs, traverseraient désormais, sans s’y arrêter, la ville de Lynn, où je séjournais alors.

Abolitionnistes, chef en tête, d’attaquer la direction.

— Quoi ! s’écriait mon vénérable ami M. Buffum : — Vous admettez singes et chiens dans vos wagons de première classe, et vous en chassez un Frédérick Douglass !

— La compagnie du railway — répliqua M. Chase — n’étant ni une corporation religieuse, ni une association philanthropique, ne reconnaît d’autre règle que celle-ci : la convenance du public. Or, cette convenance interdit aux noirs l’entrée de tout wagon affecté au service des blancs ! Vous ne pouvez vous attendre (ajouta-t-il, poussant cet argument décisif, comme sur les champs de bataille on envoie un dernier boulet à l’ennemi), vous ne pouvez vous attendre à plus de sainteté chez une compagnie de railroad, que vous n’en rencontrez dans l’Église de Christ. Tant que les Églises de Christ maintiendront le pew des nègres ; les railroads maintiendront le Jim Crow Car.

Le boulet, qui s’enfonçait au cœur de l’Église, passait à côté des questions de justice et d’équité que soulevait chacun de nos pas. Elles restèrent debout ; le préjugé croûla ; et à l’heure où j’écris, pas un seul train, en Amérique, n’ose fermer un seul de ses wagons, aux hommes de couleur.


  1. Plus tard mistress Foster.
  2. Char de Jean Corbeau. — Trad.