Mes années d’esclavage et de liberté/1.12

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 59-64).

XII

l’âme réveillée.


L’âme tendue sur ce fait terrible : l’esclavage, je dressais l’oreille, chaque fois que le mot s’échappait des lèvres d’un blanc. Il en sortait souvent. J’entendais fréquemment maître Hugues et ses amis, parler des abolitionnistes.

Qu’étaient, que faisaient les abolitionnistes ? Mystère pour moi. Mais ce qu’il y avait de certain, c’est que tout propriétaire, acheteur, vendeur de marchandise ébène, tenait les abolitionnistes en parfaite horreur.

Un esclave s’était-il enfui ? — Abolitionnistes !

Un esclave avait-il assommé son surveillant ? — Abolitionnistes !

Un esclave avait-il incendié la maison du maître ? — Abolitionnistes !

J’en conclus que l’abolitionniste, cette bête noire des maîtres, était de façon ou d’autre, l’ami des nègres asservis.

Quant au sens précis du terme, le dictionnaire ne m’apprit rien :

— Abolition, l’acte d’abolir !

Mais un journal de Baltimore m’en dit davantage. Certain jour, certain numéro enregistrait pétitions sur pétitions, adressées au Congrès, à cette fin d’abolir la traite et l’esclavage, dans toute l’étendue des États-Unis.

C’en était assez. Je compris le courroux qu’excitaient chez nos maîtres, ces neuf lettres : Abolition. — Pour moi, le mot signifiait espoir.

Épiant dès lors, lisant avec avidité dans nos journaux les discours, appels, dénonciations abolitionnistes qu’ils empruntaient aux feuilles du Nord, mon cœur s’affermit : Je n’étais pas seul à détester l’esclavage. Bien plus, sous l’indignation des maîtres, je devinais l’effroi. Ils avaient peur, donc l’abolition pouvait triompher.

Ces lueurs qui pénétraient dans mon âme, je les communiquais à mes frères esclaves ; elles nous préparaient au grand jour.

La conscience des maîtres, n’était pas plus tranquille que n’étaient assurés leurs noirs trésors ; en dépit des apparences, elle se troublait. Le choléra sévissait alors ; j’y voyais la main de Dieu, châtiant le pays détenteur d’esclaves. Nos maîtres ne la voyaient-ils pas, eux aussi ?

Avec Dieu pour appui, l’ange de la mort pour justicier ; l’abolition marchait à la conquête des États.


Mon âme soupirait après autre chose. Solitaire, travaillé, destitué, j’éprouvais le besoin d’un protecteur et d’un père. Les prédications de M. Hanson, pasteur méthodiste, m’attirèrent vers Dieu.

— Tous pécheurs ! grands et petits, noirs et blancs ! disait-il. Rebelles par nature et par volonté, nous n’avons qu’un parti à prendre : Nous repentir, aller au Père. Être réconciliés avec Lui, par le sang du Christ !

Je ne me rendais pas un compte exact de ce qu’il entendait ; mais je me sentais méchant, et sans savoir au juste comment m’y prendre, je désirais devenir bon.

Sur ces entrefaites, je me rapprochai d’un voisin nègre, oncle Lawson ; croyant, homme de prière, qui non-seulement ployait trois fois le jour ses genoux devant l’Éternel, mais qui partout, constamment, dans les rues, au travail, parlait à son Dieu. Je fus à lui ; je lui ouvris mon cœur.

— Supplie Jésus ! — me dit-il d’un accent plein de tendresse : Remets tes soucis à Dieu !

Je m’efforçai de le faire, et bien que misérable, assiégé de doutes, accablé durant des semaines ; mon fardeau s’allégea, je respirai mieux, le monde m’apparut sous un jour nouveau ; j’aimais. J’aimais Dieu, le Sauveur, l’humanité tout entière, sans en excepter les détenteurs d’esclaves ! Quant à l’esclavage, il restait abhorré.

Point de Bible à ma portée. J’en avais recueilli quelques feuillets épars, les uns déchirés, les autres souillés de taches ; je les avais soigneusement lavés ; ils m’adressaient des paroles de sagesse et de réconfort. Puis je me rendais en cachette, avec oncle Lawson, aux réunions de prière qu’il fréquentait. Ses yeux lisaient difficilement, je venais à son aide : je lui enseignais la lettre, il m’enseignait l’esprit.

Le chérissant, le respectant comme je faisais, chaque instant de loisir me trouvait chez lui. Maître Hugues Auld s’en aperçut, m’interdit ces visites, et me menaça du fouet si je les renouvelais.

Mais le vieux oncle, le patriarche m’avait dit : — Dieu te réserve une grande œuvre ! — Cette œuvre : annoncer l’Évangile à mes frères, j’étais résolu d’y marcher. Pour cela, il fallait connaître les Écritures ; je ne pouvais arriver à les connaître, sans le secours d’oncle Lawson. Oh ! comme sa foi me réchauffait ; comme elle transforma en une soif intense de servir Dieu, d’être utile aux hommes, cette ardeur de savoir dont j’étais embrasé !

— Qui fera ces choses ? m’écriais-je : Que suis-je, moi, pauvre enfant, pour les accomplir ?

— Fie-toi en Dieu, répondait l’oncle.

— Esclave ! Esclave à vie, comment arriver ?

— Le Seigneur peut te faire libre. Toutes choses sont possibles à Dieu. Fie-toi, demande ! Demande en la foi, tu recevras.

Persuadé que mon existence, mon avenir, tout était sous l’escorte, sous la protection d’un plus sage que moi ; je pris bon courage, je travaillai, j’intercédai : suppliant Celui qui peut, de m’accorder, en sa miséricorde et en son temps, la délivrance de mes liens.


Un jour que sur le port, j’aidais les matelots irlandais d’un bâtiment à décharger, l’un d’eux venant à moi :

— Es-tu esclave ? me demanda-t-il.

— À vie.

— Quelle pitié ! fit le brave Irlandais, haussant les épaules.

Ses compagnons se rapprochèrent. Tous détestaient l’esclavage.

— Sauve-toi ! disaient-ils ; va dans le Nord ! Tu y trouveras des amis !

Sous les dehors de l’indifférence — je n’étais pas sûr de ces hommes ; plus d’un blanc avait poussé les esclaves à fuir, quitte à traquer le fugitif, à le ramener au maître contre grasse récompense — j’écoutais, j’enregistrais les paroles, elles ne me quittaient plus. Non que je songeasse à m’évader sur l’heure ; j’étais trop jeune, trop faible, trop ignorant. Mais une fois !…

Et comme il fallait savoir tout au moins manier la plume, ne fût-ce que pour écrire ma passe ; je résolus d’apprendre l’écriture.

Voici de quelle manière j’y parvins. Le service de mon maître m’appelait fréquemment dans ses chantiers. Or, sitôt une pièce de bois terminée, l’ouvrier la marquait d’une lettre majuscule ; la première du nom de telles ou telles parties du navire, selon sa destination : P, pour proue ; T, pour tillac ; B, pour bâbord.

Je ne fus pas longtemps à pénétrer l’arcane. Chargé d’entretenir le feu sous les chaudières, de garder le chantier tandis que les hommes allaient prendre leur repas, je copiais exactement les lettres : — Si j’en puis faire quatre, je les ferai toutes ! — pensais-je ; et je les fis. Pour m’assurer de leur excellence, j’avais mes camarades les gamins. D’une main hardie, je traçais sur quelque mur un A, une R, une M :

— Bats ça, si tu peux ! — m’écriais-je.

Les camarades essayaient… et ne faisaient pas mieux.

Je me perfectionnai, grâce aux cahiers de Tommy, devenu grand garçon et bon écolier. Ces cahiers, gloire de la famille, on les montrait aux amis, aux parents ; puis, lorsqu’ils avaient reçu leur juste tribut d’éloges, on les empilait dans une armoire. La clef y restait. Laissé seul au logis, parfois des heures entières, je courais aux cahiers ; j’en copiais le texte entre les lignes, risquant, si on découvrait l’attentat, une terrible fouettée… mais souffrir pour savoir, quel honneur !

Ce n’est pas tout. La nuit, dans mon réduit près du grenier — un coin rarement visité des maîtres — j’avais dressé un baril vide, mis une chaise auprès, et sur cette table improvisée j’écrivais, j’étudiais, je copiais mes feuillets de Bible ou quelque livre d’hymne.

Mes professeurs, on le voit, c’étaient tantôt les soliveaux du chantier, tantôt les murs de la ville, tantôt les cahiers du fils de la maison, tantôt mes chers volumes.

Oncle Lawson soutenait ma foi ; je le voyais souvent.

Malgré ses menaces, maître Hugues ne m’avait pas encore battu.