Mes Mémoires (A. Dumas)/07/16
CLXXVI
Je revins le soir. Dorval était seule : elle m’attendait.
— Ah ! ma foi ! m’écriai-je, je n’espérais pas un tête-à-tête.
— J’ai dit que j’avais une lecture.
— Et as-tu dit qui lisait ?
— Oh ! non ; mais, d’abord, viens t’asseoir ici, et écoute-moi, mon bon chien.
Je me laissai conduire à un fauteuil. Je m’assis.
Elle resta debout devant moi, avec ses deux mains dans les miennes ; elle me regarda de son bon et doux regard.
— Tu m’aimes, toi, n’est-ce pas ? me dit-elle.
— De tout mon cœur !
— Tu m’aimes véritablement ?
— Puisque je te le dis.
— Pour moi ?
— Pour toi.
— Tu ne voudrais donc pas me faire de la peine ?
— Ah ! grand Dieu !
— Tu désires que je joue ton rôle ?
— Puisque je te l’apporte.
— Tu ne veux pas entraver ma carrière ?
— Ah çà ! mais tu es folle !
— Eh bien, ne me tourmente plus comme tu as fait ce matin. Je n’aurais pas la force de me défendre, moi, et… et je suis heureuse comme je suis ; j’aime de Vigny, il m’adore. Tu sais, il y a des hommes que l’on ne trompe pas, ce sont les hommes de génie, ou, si on les trompe, ma foi, tant pis pour celles qui les trompent !
— Ma chère Marie, lui dis-je, tu es à la fois l’esprit le plus élevé et le meilleur cœur que je connaisse. Touche là, je ne suis plus que ton ami.
— Ah ! entendons-nous, je ne dis pas que cela durera toujours.
— Cela durera, du moins, tant que tu ne me rendras pas la parole que je te donne.
— C’est dit. Si, un jour, cela m’ennuie, je, t’écrirai.
— À moi ?
— À toi.
— Avant tout autre ?
— Avant tout autre, tu sais bien comme je t’aime, mon bon chien… Ah ! nous allons donc lire cela ; on dit que c’est superbe. Pourquoi donc cette mijaurée de mademoiselle Mars n’a-t-elle pas joué le rôle ?
— Ah ! parce qu’elle avait fait faire pour quinze cents francs de robes, et que le lustre n’éclairait pas assez.
— Tu sais que je n’en ferai pas faire pour quinze cents francs, de robes, moi ; mais sois tranquille, on trouvera moyen de s’attifer ! C’est donc une femme du monde, hein ? Quel bonheur de jouer une femme du monde, mais une vraie, comme tu dois savoir les faire ! moi qui n’ai jamais joué que des poissardes… Allons, vite, mets-toi là, et lis.
Je commençai à lire, mais, elle n’eut pas la patience de rester sur sa chaise ; elle se leva, et vint s’appuyer sur mon dos, lisant en même temps que moi par-dessus mon épaule.
Après le premier acte, je relevai la tête : elle m’embrassa au front.
— Eh bien ? lui demandai-je.
— Eh bien, mais il me semble que cela s’engrène drôlement ! Ils vont aller loin, s’ils marchent toujours du même pas.
— Attends, et tu vas voir.
Je commençai le second acte.
À mesure que j’avançais dans ma lecture, je sentais la poitrine de l’admirable actrice palpiter contre mon épaule ; à la scène entre Adèle et Antony, une larme tomba sur mon manuscrit, puis une seconde, puis une troisième.
Je relevai la tête pour l’embrasser.
— Oh ! que tu es ennuyeux ! dit-elle ; va donc, tu me laisses au milieu de mon plaisir.
Je me remis à lire, et elle se remit à pleurer.
À la fin de l’acte, on se le rappelle, Adèle s’enfuit.
— Ah ! dit Dorval en sanglotant, en voilà une femme honnête ! Moi, je ne m’en irais pas, va !
— Toi, lui dis-je, tu es un amour !
— Non, monsieur, je suis un ange ! Voyons le troisième ; ah ! mon Dieu, pourvu qu’il la rejoigne !
Je lus le troisième acte ; elle l’écouta toute frissonnante.
Le troisième acte se termine, on le sait, par la vitre cassée, par le mouchoir appliqué sur la bouche d’Adèle, par Adèle repoussée dans sa chambre ; après quoi, la toile tombe.
— Eh bien, me dit Dorval, maintenant ?
— Tu ne te doutes pas de ce que lui fait Antony ?
— Comment, il la viole ?
— Un peu ! seulement, elle ne sonne pas, elle.
— Ah !…
— Quoi ?
— Bon ! en voilà une fin de troisième acte ! Oh ! tu n’y vas pas de main morte, toi ! C’est égal, il est un peu joli à jouer, cet acte-là. Tu verras comme je dirai : « Mais elle ne ferme pas, cette porte ! » et : « Il n’est jamais arrivé d’accident dans cette auberge ? » Il n’y a que le cri, quand je l’apercevrai ; il me semble que cela doit faire tant de plaisir à Adèle de revoir Antony, qu’elle ne peut pas crier.
— Il faut pourtant qu’elle crie.
— Oui, je sais bien, c’est plus moral… Allons, va, va, mon bon chien !
J’entamai le quatrième acte.
— À la scène de l’insulte, elle me prit le cou entre ses deux mains : ce n’était plus seulement son sein qui s’élevait et s’abaissait, c’était son cœur qui battait contre mon épaule ; je le sentais bondir à travers ses vêtements. À la scène entre la vicomtesse et Adèle, scène dans laquelle Adèle répète trois fois : « Mais je ne lui ai rien fait, à cette femme ! » je m’arrêtai.
— Sacré nom d’un chien ! me dit-elle, pourquoi t’arrêtes-tu donc ?
— Je m’arrête, répondis-je, parce que tu m’étrangles.
— Tiens, c’est vrai, dit-elle ; mais c’est qu’aussi on n’a jamais fait de ces choses-là au théâtre. Ah ! c’est trop nature, c’est bête, ça étouffe, ah !…
— Il faut pourtant bien que tu écoutes jusqu’à la fin.
— Je ne demande pas mieux.
J’achevai de lire l’acte.
— Ah ! me dit-elle, tu peux être tranquille sur celui-là, j’en réponds. Ah ! je dirai drôlement cela : « C’est sa maîtresse ! » Ce n’est pas difficile à jouer, tes pièces ; seulement, ça vous broie le cœur… Oh ! la la, laisse-moi pleurer un peu, hein ?… Ah ! grand chien, va ! où as-tu donc appris les femmes, toi ? Tu les sais un peu bien par cœur !
— Voyons, lui dis-je, un peu de courage et finissons-en.
— Allons, va !
Je commençai le cinquième acte. À mon grand étonnement, quoiqu’elle pleurât beaucoup, il me parut lui faire moins d’effet que les autres.
— Eh donc ? lui demandai-je.
— Ah ! dit-elle, je trouve cela bien, moi ! très-bien !
— Ce n’est pas vrai, tu ne le trouves pas bien.
— Mais si.
— Mais non !
— Eh bien, veux-tu que je te dise franchement mon avis ?
— Oui.
— Je le trouve un peu mou, le dernier acte.
— Regarde, et vois ce que c’est que les goûts : mademoiselle Mars le trouvait trop dur, elle.
— Je parie qu’il n’était pas comme cela, d’abord ?
— Non, je dois te l’avouer.
— Et qu’elle te l’a fait changer ?
— D’un bout à l’autre !
— Allons donc !
— Mais ; si tu veux, je te le referai.
— Je crois bien, que je le veux !
— Oh ! c’est facile.
— Et quand le referas-tu ?
— Demain, après-demain, un de ces jours enfin.
Elle me regarda, fit tourner ma chaise sur un de ses pieds, et se mit à genoux entre mes jambes.
— Sais-tu ce que tu devrais faire, mon bon chien ? me dit-elle.
— Que devrais-je faire ? Voyons.
Elle ôta un de ses petits peignes, et se mit à peigner ses cheveux, tout en me parlant.
— Ce que tu devrais faire, je vais te le dire : tu devrais m’arranger cet acte-là cette nuit.
— Je veux bien ; je vais rentrer chez moi, et m’y mettre.
— Non, sans rentrer chez toi.
— Comment cela ?
— Écoute : Merle est à la campagne ; prends sa chambre ; on te fera du thé ; de temps en temps, je t’irai voir pendant que tu travailleras. Demain matin, tu auras fini, et tu viendras me lire cela près de mon dodo ; ah ! ce sera bien gentil.
— Et, si Merle revient ?…
— Bah ! nous ne lui ouvrirons pas, à lui.
— Eh bien, soit ; tu auras ton acte demain avant ton déjeuner.
— Oh ! bon chien, que tu es aimable, va ! Mais tu sais ?…
Elle leva le doigt.
— Puisque c’est convenu !
— À la bonne heure ! Que veux-tu faire, ce soir ? Veux-tu souper ? veux-tu travailler ?
— Je veux travailler.
Elle sonna.
— Louise ! Louise !
Louise entra.
— Eh bien, madame, encore ? demanda-t-elle.
— Non… Fais du feu dans la chambre de Merle.
— Mais monsieur a dit qu’il ne reviendrait pas.
— Ce n’est pas pour monsieur, c’est pour Alexandre.
La femme de chambre me regarda.
— Eh bien, oui, dis-je, pour moi.
— Oh ! que c’est drôle ! dit-elle. — Enfin…
— Tu vois, dis-je à Dorval, c’est un scandale.
— Quoi ! ça t’étonne, Louise ? Il a une lettre de change, il craint d’être arrêté chez lui demain matin, et il couche ici, voilà tout ; seulement, il ne faut pas le dire.
Cette bonne Dorval, elle ne connaissait que deux motifs pour lesquels on pût ne pas coucher chez soi : une maîtresse ou une lettre de change.
— Ah ! fit Louise, bon, bon, bon ! Je crois bien qu’il ne faut pas le dire !
— Surtout à M. le comte, tu comprends… d’autant plus qu’il n’y a pas de mal.
Louise sourit.
— Oh ! madame me prend pour une autre, par exemple… Madame n’a pas autre chose à m’ordonner ?
— Non.
Louise sortit.
Nous restâmes seuls : moi, comme toujours, en admiration devant cette nature naïve, prime-sautière, obéissant sans cesse au premier mouvement de son cœur, ou au premier conseil de son imagination ; elle, joyeuse comme un enfant qui se donne des vacances ignorées et savoure un plaisir inconnu.
Alors, debout devant moi, sans prétention, avec des poses d’un abandon admirable, des cris d’une justesse douloureuse, elle repassa tout son rôle, n’en oubliant pas un point saillant, me disant chaque mot comme elle le sentait, c’est-à-dire avec une poignante vérité, faisant éclore du milieu de mes scènes, même de ces scènes banales qui servent de liaison les unes aux autres, des effets dont je ne m’étais pas douté moi-même, et, de temps en temps, s’écriant en battant des mains, et en sautant de joie :
— Oh ! tu verras, mon bon chien, tu verras, quel beau succès nous aurons !
Ô splendide organisation que la mort a cru détruire en la frappant entre mes bras, et que j’ai juré, moi, de ne pas laisser détruire par la mort ; oh ! je te ferai revivre, je te l’ai dit, et, puisque ceux qui avaient le droit d’exiger de moi le mensonge m’ont autorisé à dire la vérité, sois tranquille : à chaque évocation de ma plume, tu sortiras de la tombe, palpitante de réalisme, avec les faiblesses qui te faisaient femme, avec, les qualités qui te faisaient artiste ; telle, enfin, que Dieu t’avait créée. Pour toi pas de voile, pour toi pas de masque ; te traiter comme une femme vulgaire serait insulter à ton génie !
Au bout d’un quart d’heure, Louise rentra : tout était prêt dans la chambre de Merle. Il était décidé que je ferais désormais mes pièces chez ceux à qui elles étaient destinées.
Je me mis à mon cinquième acte à onze heures et demie du soir ; à trois heures du matin, il était refait ; à neuf heures, Dorval battait joyeusement des mains, et s’écriait :
— Comme je dirai : « Mais, je suis perdue, moi ! » Attends donc, et puis : « Ma fille ! il faut que j’embrasse ma fille ! » et puis : « Tue-moi ! » et puis tout enfin !
— Alors, tu es contente ?
— Je crois bien !… Maintenant, il faut envoyer chercher Bocage pour déjeuner et pour entendre cela.
Je connaissais peu Bocage, comme talent. Je lui avais vu jouer seulement le curé de l’Incendiaire, et le sergent de Napoléon à Schœnbrünn, deux rôles qui ne m’aidaient aucunement à me le figurer dans Antony. J’avais donc quelque répugnance contre lui ; je parlais de Lockroy, de Frédérick ; de la facilité de les avoir l’un ou l’autre au renouvellement de l’année théâtrale ; mais Dorval tint bon : elle soutint que Bocage seul pouvait donner à Antony la physionomie qui lui convenait ; — et l’on envoya chercher Bocage.
Bocage était, alors, un beau garçon de trente-quatre à trente-cinq ans, avec de beaux cheveux noirs, de belles dents blanches, et de beaux yeux voilés pouvant exprimer trois choses essentielles au théâtre : la rudesse, la volonté, la mélancolie ; comme défauts physiques, il avait les genoux un peu cagneux, les pieds grands, traînait les jambes et parlait du nez.
Il accourut ; — la lettre de Dorval était pressante. Nous déjeûnâmes, et, après le déjeuner, je relus Antony.
— Eh bien, que dites-vous de cela, Bocage ? demanda Dorval quand j’eus prononcé ces derniers mots : « Elle me résistait : je l’ai assassinée ! »
— Ma foi, répondit Bocage, je dis que je ne sais pas trop ce que je viens d’entendre… Ce n’est ni une pièce, ni un drame, ni une tragédie, ni un roman ; c’est quelque chose qui tient de tout cela, fort saisissant, à coup sûr !… Seulement, est-ce que vous me voyez dans Antony, moi ?
— Vous serez superbe ! répondit Dorval.
— Et vous, Dumas ?
— Moi ; je vous connais trop peu ; mais Dorval vous connaît, et elle répond de vous.
— Bon !… Il va me falloir une mise particulière pour cela : je ne peux pas le jouer avec les redingotes et les habits de tout le monde.
— Oh ! soyez tranquille, répondis-je, à nous deux, nous trouverons bien un costume.
— Qu’y a-t-il à faire, maintenant ?
— Il y a à prévenir Crosnier que vous venez d’entendre un drame qui vous convient, à vous et à Dorval ; que ce drame est de moi, et que je suis prêt à signer avec lui le même traité qu’il a signé avec Hugo.
— Bon !
— Seulement, vous comprenez, Bocage ? pas de lecture officielle avant réception : la pièce reçue en tout cas ; puis lecture officieuse au directeur, après réception.
— Parbleu ! c’est entendu !… Est-ce que vous lisez, vous autres ? Vous apportez vos pièces, et on les joue, voilà tout. Les conditions ?
— Les mêmes qu’Hugo.
— Cela sera fait ce soir.
Je pris un cabriolet, et j’allai prévenir Hugo de ce qui venait de se passer.
Le soir même, je reçus un petit billet de Bocage ; il contenait ces deux lignes seulement :« J’ai vu Crosnier. Tout est arrangé ; vous lisez demain, à onze heures du matin, dans son cabinet, officieusement, bien entendu.
Le lendemain, à l’heure dite, j’étais chez M. Crosnier.
À peine si je le connaissais ; à peine l’avais-je vu une ou deux fois. Il avait participé pour un tiers ou pour un quart à cinq ou six pièces, et, entre autres, à une imitation d’Intrigue et Amour, de Schiller, jouée sous le titre de la Fille du Musicien. Je ne sais même pas trop si cette dernière pièce, qui eut, d’ailleurs, un grand succès, n’a pas été jouée postérieurement à l’époque dont je parle.
C’était un homme fin, spirituel, aux cheveux blonds et rares, aux yeux gris, à la bouche un peu démeublée, affable et de bonnes façons, qui a, depuis, amassé, je crois, une très-belle fortune à laquelle ses relations avec Cavé n’ont pas fait de tort. En somme, l’organisation la plus apte à comprendre la Petite ville, la moins apte à comprendre Antony.
Je commençai ma lecture. Au troisième acte, M. Crosnier luttait poliment contre le sommeil ; au quatrième, il dormait le plus convenablement possible ; au cinquième, il ronflait. Je sortis, j’oserai dire, sans qu’il m’entendît sortir. — Bocage m’attendait au salon pour savoir le résultat de la lecture ; je lui montrai, à travers l’entre-bâillement de la porte, son directeur endormi, et lui laissai un reçu de mille francs.
M. Crosnier, d’après nos conventions, me devait mille francs contre la lecture.
— Diable ! fit Bocage, le traité est-il signé ?
— Non ; mais j’ai votre lettre d’hier, qui vaut traité, et je vais attendre votre réponse chez Dorval.
Bocage seul pourrait dire ce qui se passa entre lui et Crosnier. Je crois qu’il y eut du tirage. Cependant, une demi-heure ou trois quarts d’heure après, il arriva chez Dorval avec le billet de mille francs.
Seulement, Crosnier remettait la pièce à trois ou quatre mois ; il ne voulait pas risquer son hiver sur un ouvrage qui lui paraissait si peu sûr.
— Eh bien, sûr ou non, cela n’empêche pas, mon bon chien, que je réponds, moi, qu’il fera de l’argent ! dit Dorval.
Voilà l’histoire d’Antony, comment il sortit du Théâtre-Français et fît son entrée au théâtre de la Porte-Saint-Martin, ayant pour père votre serviteur, et pour parrain et marraine Bocage et Dorval.