Mes Mémoires (A. Dumas)/06/19
CLIV
En arrivant à la Villette, je ne pouvais plus mettre une jambe devant l’autre.
Par bonheur, j’avisai un cabriolet.
— Cocher, lui dis-je, dix francs pour me conduire au Bourget !
— Quinze ?
— Dix !
— Quinze !
— Va te promener !
— Allons, montez, notre bourgeois…
Je montai et nous partîmes.
Le cheval était mauvais marcheur, mais le cocher était bon patriote. Quand il sut combien j’étais pressé de partir, et dans quel but je partais :
— Oh ! dit-il, ce n’est pas étonnant que mon cheval ne veuille pas trotter, alors : je l’ai baptisé Polignac, parce que c’est un fainéant dont on ne peut rien faire… Mais soyez tranquille, nous arriverons tout de même.
Et, prenant son fouet par la pointe, il se mit à frapper avec le manche, au lieu de cingler avec la lanière, en hurlant :
— Allons ! hue, Polignac !
À force de hurlements, de jurons, de coups de fouet, nous arrivâmes en une heure au Bourget.
Le malheureux cheval était sur les dents ; je crus que lui aussi, comme son illustre homonyme, avait vu son dernier jour.
Je payai les dix francs convenus ; j’ajoutai noblement quarante sous de pourboire, et j’entrai dans la cour de la poste.
Justement, le maître de poste faisait atteler son cabriolet.
Je marchai à lui, je me nommai, je lui montrai l’ordre du général Gérard, la proclamation du général la Fayette, et je lui demandai de me fournir les moyens d’exécuter ma mission.
— Monsieur Dumas, me dit-il, j’attelais mon cheval pour aller chercher des nouvelles à Paris ; vous m’en donnez, et de bonnes : je n’ai plus besoin d’y aller. Je vais faire mettre des chevaux de poste au cabriolet, et vous faire conduire jusqu’au Mesnil ; si vous ne trouvez pas de voiture au Mesnil, vous garderez mon cabriolet, et, à votre retour, vous le réintégrerez sous la remise.
On ne pouvait pas mieux parler.
Sur ces entrefaites, je m’entendis appeler par mon nom ; ce ne pouvait déjà être Bard. Je me retournai.
C’était André Marchais, un de nos plus ardents et de nos plus, purs patriotes ; il arrivait de Bruxelles, ou la nouvelle de l’insurrection n’était parvenue que la veille.
Nous nous embrassâmes de grand cœur. — J’ai su, depuis, qu’en arrivant à Paris, il avait trouvé un mandat d’amener signé du duc de Raguse, et qui lui était commun avec le général la Fayette, Laffitte et Audry de Puyraveau.
Pendant que nous nous embrassions, les chevaux avaient été attelés à ma voiture et à celle de Marchais, et Marchais partait pour Paris.
— À vos ordres, reprit le maître de poste, qui s’étonnait de mon peu d’empressement.
— Pardon, répondis-je, mais j’attends un camarade qui doit arriver de Paris avec mon cheval et des pistolets… Je compte même, si vous le voulez bien, laisser mon cheval chez vous en échange de votre cabriolet.
— Laissez tout ce que vous voudrez.
Nous jetâmes un regard sur les lointains de la route ; rien ne paraissait encore.
— Nous aurions le temps, dis-je au maître de poste, de confectionner un drapeau tricolore.
— Pour quoi faire ? demanda-t-il.
— Pour mettre sur votre cabriolet… Cela indiquera à quelle opinion nous appartenons, et servira à ce qu’on ne nous arrête pas, nous prenant pour des fugitifs.
— Eh ! eh ! fit le maître de poste en riant, peut-être bien qu’on vous arrêtera, au contraire, parce que vous aurez l’air de tout autre chose !
— N’importe, je serais flatté de naviguer sous les trois couleurs.
— Ah ! quant à cela, c’est bien facile !
Il traversa la rue et entra chez un marchand de rouenneries ; nous achetâmes un demi-mètre de mérinos blanc, un demi-mètre de mérinos bleu, un demi-mètre de mérinos rouge, à la condition, qu’on nous livrerait ces trois demi-mètres cousus les uns aux autres, et le tout cloué sur un manche à balai.
Au bout de dix minutes, le drapeau tricolore était terminé ; il coûtait douze francs, le manche à balai compris.
On l’assujettit avec deux cordes à la capote du cabriolet.
Comme nous achevions cette besogne, nous aperçûmes Bard, qui arrivait au grand galop sur mon cheval.
Je lui fis signe de se hâter, s’il était possible.
Il ne pouvait pas aller plus vite. Enfin, il nous joignit.
— Ah ! dit-il, vous avez trouvé un cabriolet, tant mieux : j’ai déjà le derrière en compote !
Puis, mettant pied à terre :
— Voilà votre cheval et vos pistolets, dit-il.
— Vous n’avez pas pensé à prendre une chemise ?
— Ma foi, non !… Vous ne m’avez point parlé de chemise, il me semble.
— Non, et c’est moi qui suis dans mon tort… Remettez le cheval au garçon d’écurie, gardez les pistolets, et montez vite ! il est cinq heures !
— Cinq heures moins un quart, dit le maître de poste en regardant à sa montre.
— Croyez-vous que nous arrivions à Soissons avant onze heures du soir ?
— Ce sera difficile… Mais, enfin, on a fait tant de miracles depuis trois jours, qu’il n’y aurait rien d’impossible à ce que vous fissiez celui-là.
Et il ordonna au postillon d’enfourcher le cheval.
— Y êtes-vous ? demanda-t-il.
— Oui.
— Alors, en route, postillon ! et toujours au galop, tu entends ?
— C’est convenu, bourgeois, dit le postillon.
Et il enleva la voiture d’un galop enragé.
— Vous savez que les pistolets ne sont pas chargés ? me dit Bard.
— Bon ! on les chargera à Villers-Cotterets.
À six heures moins un quart, nous étions au Mesnil ; — nous avions fait près de quatre lieues en une heure.
Heureusement, il y avait des chevaux à la poste.
Notre postillon appela un collègue ; tous deux se mirent à la besogne, et, cette fois, afin que nous pussions aller plus vite encore, on nous, attela trois chevaux, au lieu de deux.
Je voulus payer le relais que nous venions de faire ; le maître de poste avait donné ses ordres : le postillon refusa l’argent.
Je lui donnai dix francs pour lui ; il nous recommanda à son camarade.
Et nous partîmes comme une trombe.
Par bonheur, le cabriolet était à l’épreuve. Une heure après, nous étions à Dammartin.
Notre drapeau tricolore faisait son effet. Les populations s’amassaient sur notre passage, et donnaient les signes du plus vif enthousiasme. Au relais de Dammartin, nous avions la moitié de la ville autour de nous.
— Cela va très-bien ! dit Bard ; seulement, je crois que, pour que cela aille mieux encore, il faut crier quelque chose.
— Vous avez raison, criez, mon ami… Pendant ce temps-là, je dormirai, moi.
— Que faut-il que je crie ?
— Vive la République ! parbleu !…
Nous sortîmes de Dammartin aux cris de « Vive la République ! »
Entre Dammartin et Nanteuil, nous aperçûmes une voiture qui venait en poste. En voyant notre drapeau tricolore, elle s’arrêta ; ceux qu’elle conduisait mirent pied à terre.
— Quelles nouvelles ? nous cria un homme d’une cinquantaine d’années.
— Le Louvre est pris, les Bourbons sont en fuite ; il y a un gouvernement provisoire composé de la Fayette, Gérard, etc. Vive la République !
Le monsieur d’une cinquantaine d’années se gratta l’oreille, et remonta en voiture.
C’était M. Cunin-Gridaine.
Nous continuâmes notre route. À huit heures moins vingt minutes, nous étions à Nanteuil.
Nous n’avions plus que trois heures vingt minutes devant nous, et il nous restait douze lieues à faire. Il n’était pas probable que nous les fissions ; mais j’ai pour principe qu’il ne faut désespérer que lorsqu’il n’y a plus d’espoir, et encore !…
À Nanteuil, nous relayâmes. Le drapeau tricolore fit son effet accoutumé. On ne savait rien de Paris ; nous apportions les premières nouvelles positives. On nous donna un vieux postillon, à qui je criai :
— Quatre lieues à l’heure ; trois francs de guides !
— C’est bien ! c’est bien, dit le bonhomme ; on connaît son état : on a conduit le général.
Le général, c’était mon père ; on voit que je rentrais dans le pays natal.
— Eh bien, si vous avez conduit mon père, vous savez qu’il aimait à marcher vite ; je suis comme lui.
— C’est bien, c’est bien, on connaît son état.
— Partez, alors.
— On part !
— Oh ! fit le postillon que je quittais, je vous plains, monsieur Dumas ; vous avez là une mauvaise pratique !
— Je le ferai bien marcher, soyez tranquille.
— Je vous le souhaite… Bon voyage ! — Allons, père Levasseur, un peu de vif-argent dans les bottes !
Le postillon partait, en effet.
— Père Levasseur, lui criai-je, je vous ai dit trois francs de guides, si nous sommes à huit heures et demie à Levignan.
— Si on n’y est pas à huit heures et demie, on y sera à neuf heures… On connaît son état.
— Vous entendez, père Levasseur, lui répétai-je, je veux être à Levignan à huit heures et demie.
— Bah ! le roi dit : Nous voulons.
— Oui, mais il n’y a plus de roi… Allons, allons !
— Laissez-nous monter le roidillon, et l’on verra après.
Nous montâmes le roidillon ; le roidillon monté, le père Levasseur mit ses chevaux au trot.
J’eus patience pendant dix minutes ; mais, au bout de dix minutes :
— Oh ! père Levasseur, ça ne peut pas aller comme cela ! lui dis-je.
— Et comment voulez-vous donc que ça aille ?
— Plus vite !
— Plus vite ? C’est défendu.
— Défendu, par qui ?
— Par les règlements… On connaît son état, que diable !
— Père Levasseur…
— Plaît-il ?
— Laissez-moi descendre.
— Ooh !… ooh !…
La voiture s’arrêta ; je descendis ; je coupai une branche à un orme de la route.
— Dites donc, demanda le père Levasseur, qui me regardait faire avec inquiétude, ce n’est pas pour taquiner mes chevaux, j’espère, que vous taillez ce scion-là ?
— Ne vous inquiétez pas, père Levasseur.
Je remontai dans la voiture.
— En route !
— En route, en route, tout cela est bel et bon ; mais c’est que, si c’était pour taquiner mes chevaux, voyez-vous, que vous avez taillé ce scion-là…
— Eh bien, après ?
— Après, nous verrions… Je n’ai pas peur de vous parce que vous avez un fusil, moi !
— Père Levasseur, vous savez votre état de postillon, n’est-ce pas ?
— On s’en vante !
— Eh bien, moi ; je sais mon état de voyageur… Votre idée est, à ce qu’il paraît, d’aller le plus doucement possible ; la mienne est d’aller le plus vite que je peux… Nous allons voir celui de nous deux qui est le plus fort.
— Nous verrons tout ce que vous voudrez, je m’en moque.
Je tirai ma montre.
— Père Levasseur, vous avez deux minutes pour vous décider.
— À quoi ?
— À mettre vos chevaux au galop.
— Sinon ?
— Sinon, je les y mettrai moi-même.
— Vraiment ?
— C’est comme cela !
— Eh bien, je suis curieux d’en voir la farce.
— Vous la verrez, père Levasseur.
Le père Levasseur se mit à entonner la complainte de saint Roch. Pendant tout ce temps-là, on avait été au petit trot.
— Père Levasseur, dis-je après le premier couplet, je vous préviens qu’il y a déjà une minute de passée.
Le père Levasseur entonna le second couplet à pleine gorge ; mais, au moment où il allait entonner le troisième, je coupai la croupe de ses chevaux d’un vigoureux coup de baguette.
Les chevaux firent un bond en avant, et partirent au grand trot.
— Eh bien, eh bien, que faites-vous donc ? demanda le postillon.
Au lieu de répondre, je redoublai mes coups, et les chevaux passèrent du trot au galop.
— Ah ! mille dieux ! ah ! tonnerre de chien ! ah ! c’est comme cela que vous le prenez… Laissez-moi descendre un peu !… Ah ! vous verrez ! ah ! vous aurez affaire à moi !… Aooh ! aooh !… Voulez-vous bien finir, mille dieux !
— Eh bien, père Levasseur, criai-je en continuant de frapper à tour de bras, quand je vous disais que je savais mieux mon état que vous ne saviez le vôtre !
— Tonnerre de chien ! finissez-vous, une fois !… Non ?!… Aooh ! aooh !…
Le père Levasseur avait beau crier aooh ! et tenir ses chevaux en bride, ses chevaux se cabraient, mais ils galopaient en se cabrant.
Par malheur, ma branche d’orme cassa, et je me trouvai désarmé.
Cependant, les chevaux étaient si bien lancés, qu’ils ne s’arrêtèrent qu’au bout d’une centaine de pas.
— Ah ! mille dieux ! ah ! tonnerre de chien ! criait le père Levasseur ; quand mes chevaux vont être arrêtés, vous allez un peu avoir affaire à moi !
— Qu’est-ce que vous comptez faire, père Levasseur ? lui dis-je en riant.
— Les dételer, donc, et vous laisser, vous et votre cabriolet, au milieu de la route… Nous verrons s’il est permis de mettre de pauvres animaux dans un pareil état.
Et le père Levasseur calmait peu à peu ses chevaux.
— Passez-moi un de mes pistolets, dis-je à Bard.
— Comment, un de vos pistolets ?
— Passez vite.
— Mais vous n’allez pas lui brûler la cervelle ?
— Si fait !
— Ils ne sont pas chargés.
— Je vais les charger.
Bard me regardait avec terreur.
Je mis une capsule à chaque cheminée, et je poussai une bourre jusqu’au milieu de chaque canon.
Je venais d’achever l’opération lorsque le cabriolet s’arrêta, et lorsque, tout jurant, le postillon vint pour détacher les traits, comme il m’en avait menacé, levant lourdement, l’une après l’autre, chacune de ses jambes garnies de leurs grosses bottes.
Je l’attendais le pistolet à la main.
— Père Levasseur, lui dis-je, vous savez que, si vous touchez aux traits, je vous casse la tête.
Il leva le nez, et vit la double embouchure du pistolet.
— Bon ! dit-il, on ne tue pas les gens comme cela !
Et il porta la main aux traits.
— Père Levasseur, prenez garde à ce que vous faites ! Vous dételez, je crois ?
— Mes chevaux sont mes chevaux, et, quand on les surmène, je les dételle, oui…
— Père Levasseur, avez-vous une femme, des enfants ?
Il leva le nez une seconde fois : la question lui paraissait étrange.
— Oui-da, que j’ai une femme, et quatre enfants, donc ! un garçon et trois filles.
— Eh bien, père Levasseur, je vous avertis que, si vous ne lâchez pas les traits de vos chevaux, la République sera obligée de faire une pension à votre femme et à vos enfants.
Le père Levasseur se mit à rire, et empoigna les traits à pleines mains.
J’appuyai sur la gâchette, la capsule fit explosion, la bourre atteignit mon homme au milieu du visage.
Il se crut tué ; il tomba à la renverse, les deux mains sur la figure, et à moitié évanoui.
Avant qu’il fût revenu de son étourdissement, je lui avais tiré ses bottes, comme le petit Poucet celles de l’Ogre ; je les avais passées à mes pieds, j’avais enfourché le porteur, et je partais au grand galop.
Bard manqua de se jeter en bas du cabriolet à force de rire.
Au bout de trois ou quatre cents pas, je me retournai tout en fouettant les chevaux, et je vis le père Levasseur, qui, assis sur son derrière, commençait à reprendre ses sens.
Un petit monticule que je franchis le déroba à ma vue.
J’avais encore à peu près une lieue et demie à faire ; je rattrappai le temps perdu, et fis cela en dix-sept minutes.
J’arrivai à la poste de Levignan en m’annonçant à grands coups de fouet, et, quand j’arrêtai les chevaux, deux personnes se montraient sur le seuil de la porte.
L’une était le maître de poste lui-même, M. Labbé ; l’autre était mon vieil ami Cartier, le marchand de bois.
Tous deux me reconnurent en même temps.
— Tiens, c’est toi, garçon ! dit Labbé ; ça va donc mal, que tu t’es fait postillon ?
Cartier me donnait la main.
— Dans quel diable d’équipage nous arrives-tu là ! demanda-t-il.
Je leur racontai l’aventure du père Levasseur, — puis tout ce qui s’était passé à Paris.
Il était huit heures et demie ; je n’avais plus que deux heures et demie pour arriver à Soissons, et il me restait neuf grandes lieues à faire.
Les probabilités de réussite s’évanouissaient de plus en plus : cependant, je n’en voulus pas démordre.
Je demandai des chevaux à Labbé, qui les lit amener à l’instant même.
En cinq minutes, ils étaient attelés.
— Ma foi, dit Cartier à Labbé, je m’en vais avec eux… Je suis curieux de savoir comment cela finira.
Et Cartier monta avec nous.
— Recommandez-moi au postillon, dis-je à M. Labbé.
Et il fit un signe de tête.
— Jean-Louis, dit-il au postillon.
— Plaît-il, bourgeois ?
— Tu connais le père Levasseur ?
— Pardieu ! si je le connais !
— Tu vois bien ce monsieur-là ?
Et il me montrait au postillon.
— Oui-da, je le vois tout de même.
— Eh bien, il vient de tuer le père Levasseur.
— Comment cela ? dit le postillon tout abasourdi.
— D’un coup de pistolet.
— Et à quel propos ?
— Parce qu’il n’allait pas ventre à terre… Ainsi, prends garde à toi, Jean-Louis.
— C’est vrai ça ? dit le postillon pâlissant.
— Tu vois bien, puisque monsieur conduisait lui-même, et que voilà le fouet et les bottes du défunt.
Jean-Louis jeta un coup d’œil terrifié sur le fouet et les bottes, et sans dire une parole, il partit au triple galop.
— Oh ! mes pauves chevaux, nous cria Labbé, ils vont en voir de dures !…
En moins d’une heure, nous fûmes à Villers-Cotterets. C’est là qu’une véritable ovation m’attendait.
En effet, à peine eus-je jeté mon nom à la première personne de connaissance que je rencontrai, que la nouvelle de mon arrivée en poste, dans un cabriolet surmonté d’un drapeau tricolore, parcourut la ville aussi rapidement que si elle eût été portée sur les fils d’un télégraphe électrique.
À cette nouvelle, les maisons rejetèrent les vivants avec autant d’ensemble qu’au bruit de la trompette du jugement dernier les tombeaux rejetteront les morts.
Tous ces vivants coururent à la poste, et arrivèrent en même temps que moi.
Il fallut une longue explication pour tout faire comprendre. Pourquoi ce costume ? pourquoi ce fusil ? pourquoi ces coups de soleil ? pourquoi ce cabriolet ? pourquoi ce drapeau tricolore ? pourquoi Bard ? pourquoi Cartier ?
Chacun, dans ce cher pays, m’aimait assez pour avoir le droit de m’adresser sa question.
Je répondis à toutes.
Les explications données, il n’y eut qu’un cri :
— Ne va pas à Soissons ! Soissons est une ville de royalistes !
Je n’étais pas venu, comme on le comprend bien, jusqu’à Villers-Cotterets, pour ne point aller à Soissons.
— Non-seulement j’irai à Soissons, répondis-je, mais je ferai tout ce que je pourrai pour y arriver avant onze heures, dussé-je donner vingt francs de guides aux postillons.
— Tu leur en donnerais quarante que tu n’arriverais pas, me dit une voix de connaissance ; mais tu arriveras à minuit, et tu entreras.
Cette voix était celle d’un de mes amis, habitant de Soissons, celui-là même qui, quinze ans auparavant, enfant comme moi, était venu, une heure avant moi, faire au général Lallemand prisonnier une proposition pareille à celle qu’une heure après je lui devais faire.
— Ah ! c’est toi, Hutin ? m’écriai-je. Et comment ferai-je pour entrer ?
— Tu entreras, parce que j’irai avec toi, et que je te ferai entrer… Je suis de Soissons, et je connais le portier.
— Bravo ! et jusqu’à quelle heure avons-nous ?
— Nous avons toute la nuit ; cependant mieux vaudrait arriver avant une heure.
— Bon ! nous avons le temps de souper, alors ?
— Où soupes-tu ?
Dix voix répondirent :
— Chez moi ! chez moi ! chez nous !
Et l’on se mit à me tirer par devant, par derrière, par les basques de ma veste, par le cordon de ma poire à poudre, par la banderole de mon fusil, par les bouts de ma cravate.
— Pardon, dit une autre voix, mais il y a engagement antérieur.
— Ah ! Paillet !…
C’était mon ancien maître clerc.
Je me retournai vers tous mes amphitryons.
— C’est vrai, j’ai promis à Paillet, lors de son dernier voyage à Paris, de venir dîner chez lui.
— Et c’est d’autant mieux, dit Paillet, que la salle à manger est grande, et que ceux qui voudront souper avec nous y trouveront place… Allons, qui l’aime me suive !
Une vingtaine de jeunes gens nous suivirent : c’étaient mes anciens camarades Saunier, Fontaine, Arpin, Labarre, Rajade, que sais-je, moi ?
On prit la rue de Soissons, et l’on s’arrêta chez Paillet.
En un instant, grâce au père Cartier, qui demeurait presque en face, un souper excellent fut improvisé.
Cartier l’aîné, Paillet, Hutin et Bard se mirent à table.
Les autres firent cercle.
Alors, il fallut, tout en mangeant, raconter cette merveilleuse épopée des trois jours, dont pas un détail n’était encore parvenu à Villers-Cotterets.
Ce furent des cris d’admiration.
Puis je passai au récit de ma mission.
Là, l’enthousiasme se calma.
Quand j’eus annoncé que je comptais prendre, à moi seul, tout ce qu’il y avait de poudre dans une ville de guerre ayant huit mille âmes de population et huit cents hommes de garnison, mes pauvres amis se regardèrent, et me dirent, comme le général la Fayette :
— Ah çà ! mais tu es fou !
Il y avait quelque chose de plus grave que cette unanimité d’opinion des habitants de Villers-Cotterets : c’est que c’était aussi l’avis de Hutin, qui était de Soissons.
— Cependant, ajouta-t-il, comme je t’ai dit que je tenterais la chose avec toi, je la tenterai… Seulement, il y a cent à parier contre un que, demain à cette heure-ci, nous serons fusillés.
Je me retournai du côté de Bard.
— Que vous ai-je dit en vous proposant de vous emmener, seigneur Raphaël ?
— Vous m’avez dit : « Voulez-vous venir vous faire fusiller avec moi ? »
— Qu’avez-vous répondu ?
— J’ai répondu que je voulais bien.
— Et maintenant ?
— Je veux bien toujours.
— Dame ! vous voyez, vous entendez… Réfléchissez, mon cher.
— C’est tout réfléchi.
— Alors, vous venez ?
— Certainement.
Je me retournai vers Hutin.
— Alors, tu viens ?
— Parbleu !
— C’est tout ce qu’il faut.
Je levai mon verre.
— Mes amis, à demain soir, ici !… Père Cartier, un dîner pour vingt personnes, à la condition qu’on le mangera, que nous soyons vivants ou morts. Voici deux cents francs pour le dîner !
— Tu payeras demain.
— Et si je suis fusillé ?…
— Eh bien, c’est moi qui payerai.
— Vive le père Cartier !
Et j’avalai le contenu de mon verre.
On répéta en chœur : « Vive le père Cartier ! » et, comme nous avions soupé, comme il était onze heures, comme les chevaux étaient au cabriolet, nous nous levâmes pour partir.
— Ah diable ! un instant, fis-je en réfléchissant ; nous pouvons avoir affaire demain à de plus rudes adversaires que le père Levasseur ; chargeons sérieusement les pistolets. Qui de ces messieurs a des balles de calibre ?
C’étaient des pistolets du calibre vingt-quatre.
C’eût été un grand hasard de trouver des balles de ce calibre-là.
— Attends, dit Cartier, je vais t’arranger cela, moi. Tu as des balles dans ta poche ?
— Oui, mais du calibre vingt.
— Donne-m’en quatre ; ou plutôt huit ; il est bon d’en avoir de rechange…
Je lui donnai huit balles.
Cinq minutes après, il me les rapporta allongées en lingots, et, par conséquent, entrant dans les pistolets.
Les pistolets furent éventés, chargés et amorcés avec le plus grand soin. On eût dit les préparatifs d’un duel.
Puis on but une dernière fois à la réussite de l’entreprise ; puis on s’embrassa plutôt deux fois qu’une ; puis nous montâmes en cabriolet, Hutin, Bard et moi ; puis le postillon enfourcha ses chevaux ; puis, enfin, au milieu des cris d’adieu et des vivats d’encouragement de mes bons et chers amis, nous prîmes au grand galop la route de Soissons.
Deux heures après notre sortie de Villers-Cotterets, la porte de Soissons s’ouvrait à la voix et au nom d’Hutin, et le portier nous introduisait dans la ville, sans se douter qu’il venait de laisser passer la Révolution.