Mes Mémoires (A. Dumas)/06/04

Michel Lévy (Tome VIp. 37-44).


CXXXIX


Pourquoi la recommandation du duc d’Orléans au sujet de ma croix avait échoué. — Le milliard d’indemnité. — Voyage de la Fayette en Auvergne. — Sa réception à Grenoble, à Vizille et à Lyon. — Voyage de Charles X en Alsace. — Varennes et Nancy. — Ouverture des Chambres. — Le discours royal et l’adresse des 221. — L’article 14. — La conquête d’Alger, et la reprise de nos frontières du Rhin.

Passons d’une soirée d’artiste à une soirée aristocratique, et qui fit un bien autre bruit !

Je veux parler de la fameuse soirée du Palais-Royal ; de la soirée donnée, le 31 mai 1830, par M. le duc d’Orléans à son beau-frère le roi de Naples.

Mais, auparavant, reprenons les choses d’un peu plus haut.

Pourquoi la recommandation de M. le duc d’Orléans au sujet de ma croix avait-elle eu si peu d’influence ?

C’est que, de jour en jour, et au fur et à mesure que sa popularité grandissait, son crédit baissait aux Tuileries.

C’est que, de jour en jour, le duc d’Orléans, enhardi, et pesant dans son esprit cette question qu’il fallait poser, m’avait-il dit, à un concile, et non à un prince du sang, laissait échapper contre la cour des paroles qui indiquaient une opposition plus ouverte.

C’est que, depuis l’entrée de M. de Polignac au ministère, c’est-à-dire depuis le lendemain de cette fameuse audience de Victor Hugo, reçu par le roi à Saint-Cloud, tout le monde s’attendait à une révolution.

Il fallait que cette révolution fût bien publiquement flottante dans l’air, puisque, pour mon compte, j’avais répondu à M. de Lourdoueix ce fameux j’attendrai, qui, eussé-je attendu, ne m’eût guère remis qu’à six mois.

Le 2 mars, la Chambre s’était ouverte.

Le roi se présenta à la séance d’ouverture décidé à un coup d’État.

Qui avait décidé Charles X à ce coup d’État ?

Mille choses.

Son voyage, à lui, en Alsace ; le voyage de M. de la Fayette en Auvergne ; puis d’autres événements que nous indiquerons en leur lieu et place.

Le général la Fayette, après avoir touché son indemnité comme émigré royaliste, avait résolu de faire, comme républicain, un voyage en Auvergne.

En effet ; le milliard indemnitaire venait d’être distribué, et, chose, étrange ! il avait encore plus enrichi les libéraux que les royalistes.

Le duc d’Orléans touchait seize millions pour sa part.

Le duc de Liancourt touchait un million quatre cent mille francs ;

Le duc de Choiseul, un million cent mille francs ;

Le général la Fayette, quatre cent cinquante-six mille cent quatre-vingt-deux francs ;

M. Gaëtan de la Rochefoucauld, quatre cent vingt-huit mille deux cent six francs ;

M. Thiars, trois cent cinquante-sept mille huit cent cinquante francs ;

Enfin, M. Charles de Lameth, deux cent un mille six cent quatre-vingt-seize francs.

Le général la Fayette partit donc pour l’Auvergne.

Le général la Fayette, que j’ai beaucoup connu, et qui avait quelque amitié pour moi ; le général la Fayette, — que j’espère peindre à son tour dans la suite de ces Mémoires, sans que le respect du jeune homme et la sympathie de l’ami nuisent à l’impartialité de l’historien, — était né en 1757, à Chavagnac, près de Brioude, et, quelques jours avant la clôture de la session de 1829, était, comme nous l’avons dit, parti pour l’ancien pays des Arvernes. Il avait cédé au désir de revoir cette terre natale qui jette dans notre âme de si profonds souvenirs, qu’elle nous attire à elle pendant tout le cours de notre vie, avec cela de remarquable, que cette attraction est d’autant plus grande qu’on avance vers la mort, comme si la nature avilit mis une certaine joie pour l’homme à aller chercher sa tombe près de son berceau.

Or, le général la Fayette avait, dans ce voyage, été reçu avec joie, avec amour, avec respect, mais sans fanatisme. Des banquets lui avaient été donnés à Issoire, à Clermont, à Brioude ; mais ces banquets n’avaient eu jusque-là aucun caractère politique : c’étaient des concitoyens qui fêtaient un concitoyen, et pas autre chose.

Tout à coup, on apprit le changement de ministère, et l’avénement de M. de Polignac au pouvoir.

À partir de ce moment, à la minute même où arrive la nouvelle de ce changement de ministère, le voyage de la Fayette change d’aspect ; c’est à la fois quelque chose de puissant comme une protestation et de religieux comme une espérance. Le général était au Puy, — chose remarquable ; — dans la même ville ou avaient régné les aïeux de M. de Polignac, lorsque, deux heures ayant le repas qu’on lui prépare, on apprend la formation du ministère du 8 août ; aussitôt on se réunit, on s’agite, on se presse autour de l’illustre voyageur ; des cris de « Vive Lafayette ! » se font entendre, et, au repas qui est donné deux heures après, on porte ce toast, passablement révolutionnaire :

— À la chambre des députés, le seul et dernier espoir de la France !

Le général avait résolu d’aller à Vizille voir sa petite-fille, femme de M. Augustin Périer ; elle y habitait le château bâti autrefois par Le connétable de Lesdiguières, vieux manoir féodal devenu la maison du fabricant et l’atelier de l’industriel.

Pour se rendre à Vizille, la ville historique où les états de 1788 manifestèrent les premiers, avec ceux de Bretagne, l’opposition aux volontés royales, il fallait passer par Grenoble.

D’ailleurs, ne l’eût-il point fallu, le général était bien homme à se détourner de deux ou trois lieues pour cueillir cette fleur de la popularité qui se fane si vite, et qui, à quarante ans de distance, renaissait pour lui aussi fraîche la seconde fois que la première.

Grenoble est la ville de l’opposition ; nulle part n’ont germé d’aussi vigoureuses semences de liberté que dans cette cité insoumise, qui brisa, pour en faire hommage à Napoléon, en 1815, les portes qu’on ne voulait pas lui ouvrir ; qui vit, en 1816, guillotiner Didier, Drevet et Buisson, et fusiller vingt-deux conspirateurs, parmi lesquels étaient un vieillard de soixante-cinq ans et un enfant de quinze !

Quarante jeunes gens à cheval et plusieurs voitures sortirent pour aller au-devant du général, le rencontrèrent à une lieue de la ville, et lui firent cortège ; puis, à la porte de France, l’ancien maire, — destitué, sans doute, au milieu de toutes les réactions politiques de l’époque, — l’attendait, et lui présenta une couronne de chêne au feuillage d’argent.

Cette couronne, témoignage de l’amour et de la reconnaissance du peuple, était le résultat d’une souscription à cinquante centimes.

À Vizille, on fit mieux encore, on tira le canon.

Le 5 septembre, ce fut au tour de Lyon de manifester au général une sympathie qui avait tout le caractère d’une ovation.

En effet, une députation fut nommée pour recevoir le général sur les limites du département du Rhône ; cette députation était escortée d’une troupe de cinq cents cavaliers, de mille jeunes gens à pied, et de soixante voitures occupées par les principaux négociants de la ville. — Au milieu de ces voitures était une calèche vide, attelée de quatre chevaux, et destinée au général.

À la porte de Lyon, le général fut harangué par un ancien avocat. Nous ne nous rappelons pas cette harangue plus que libérale ; nous nous rappelons seulement quelques mots de la réponse de celui auquel elle était adressée.

— Aujourd’hui, répondit le général, après une longue diversion de brillant patriotisme et d’espérances constitutionnelles, je me retrouve au milieu de vous dans un moment que j’appellerais critique, si je n’avais reconnu partout sur mon passage, si je ne voyais dans cette puissante cité cette fermeté calme, et même dédaigneuse, d’un grand peuple qui connaît ses droits, sent sa force, et restera fidèle à ses devoirs !

C’était, à dix mois de distance, prophétiser l’association bretonne, le refus de l’impôt, et la révolution de juillet.

La relation du voyage du général fut imprimée et vendue à cent mille exemplaires.

« Jupiter aveugle ceux qu’il veut perdre. »

La monarchie était bien aveuglée !

Un des journaux du pouvoir publia sur ce voyage un article dont voici quelques lignes :

« Le voyage du général la Fayette est une orgie révolutionnaire qui est moins le résultat d’un enthousiasme patriotique que des combinaisons de l’esprit de parti. Le comité directeur et les loges maçonniques les avaient commandées ; on voulait fêter la Révolution dans la personne de celui qui, depuis 1789, en avait prêché et défendu les principes ; c’est, en un mot, la Révolution vivante élevée sur le pavois. »

Quant au voyage de Charles X en Alsace, il est bon que nous en disions aussi quelques mots ; il fera pendant à celui du général la Fayette. D’ailleurs, tous les événements prennent un intérêt de l’approche des grandes catastrophes.

Ce voyage, tout au contraire de celui de la Fayette, qui, comme oh vient de le voir, avait excité partout l’enthousiasme des populations, n’avait, suivant la coutume des voyages princiers, présenté qu’un dévouement officiel et factice étendu sur des haines réelles, comme on étend un beau tapis sur une table vermoulue. Bien plus, il avait offert quelques-uns de ces augures funestes qui annoncent les grands cataclysmes politiques.

On avait traversé Varennes ; — et, d’abord, par quel hasard, par quel oubli, par quel malheur Varennes, la ville fatale à la monarchie, avait-elle trouvé place dans l’itinéraire du roi ? — mais ce n’était pas le tout : à Varennes, on s’était arrêté, pour changer de chevaux, juste au même endroit où Louis XVI, la reine, madame Élisabeth, les enfants de France et leur gouvernante, madame de Tourzel, avaient été forcés de s’arrêter eux-mêmes devant les menaces de Drouet, et de descendre de leur voiture pour suivre M. Sausse dans son magasin d’épiceries, qui fut pour eux l’antichambre du Temple.

Madame la duchesse d’Angoulême, qui avait été de ce premier voyage, était du second.

En reconnaissant l’endroit fatal après, trente-huit ans, elle tressaillit, poussa un cri, ne voulut pas donner à la voiture le temps de relayer, et ordonna aux postillons de doubler la poste.

Cette fois, les postillons obéirent ; — le 21 juin 1791, ils avaient refusé.

Cependant, ils ne partirent point si vite qu’on ne pût entendre la duchesse d’Angoulême murmurer quelques paroles imprudentes ; ces paroles, emportées par le vent de la haine, précédèrent la duchesse sur la route ; si bien que, lorsque, arrivé à Nancy, la ville royaliste par excellence, Charles X se montra avec sa famille sur le balcon du palais pour saluer le peuple, des sifflets retentirent à plusieurs reprises, couvrant les rares acclamations qui s’élevaient à chaque salut du roi : le peuple traitait ses princes comme on traite des acteurs qui ont mal joué leur rôle.

Le duc d’Orléans ne perdait rien de vue ; ainsi qu’un chasseur à l’affût, il s’apprêtait à profiter de toutes les fautes du gibier royal chassé par lui.

Aussi, moi qui, familier dans la maison, sentais, pour ainsi dire, battre le pouls de son ambition, je ne faisais aucun doute de ses désirs, que chaque jour écoulé convertissait visiblement en espérances.

J’ai dit que la Chambre s’était ouverte le 2 mars 1830.

J’assistais à cette ouverture.

Au moment où le roi mettait le pied sur la première marche du trône, son pied s’embarrassa dans le tapis de velours qui la couvrait.

Le roi fit un faux pas, et faillit tomber.

Sa toque roula à terre.

Le duc d’Orléans se précipita pour la ramasser, et la rendit au roi.

Je touchai mon voisin du coude ; — autant que je puis me le rappeler, c’était Beauchesne.

— Avant un an, lui dis-je, il en arrivera autant de la couronne… Seulement, au lieu de la rendre à Charles X, le duc d’Orléans la gardera pour lui.

Ce fut dans le discours que prononça Charles X, après avoir raffermi sur sa tête cette toque que venait de lui rendre le duc d’Orléans, que se trouvait ce fameux paragraphe :

« Je ne doute pas de votre concours pour opérer le bien que je veux faire. Vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon pouvoir des obstacles que je ne veux pas, que je ne dois pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français, et dans l’amour qu’ils ont toujours pour leur roi. »

À ce discours répondit l’adresse des 221 ; à ce paragraphe, cet autre paragraphe :

« La Charte a fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas. »

C’était une déclaration de guerre dans toutes les règles.

En entendant la lecture de l’adresse, Charles X tressaillit de tout son corps.

Puis, lorsque la députation eut quitté les Tuileries :

— Je ne souffrirai pas qu’on trempe ma couronne dans le ruisseau ! dit-il.

Et la Chambre fut dissoute.

C’étaient là de ces événements qui, alors, retentissaient dans tous les cœurs, même dans celui du Journal des Débats.

Il attaqua le ministère avec une violence qui n’est point dans ses habitudes.

« Polignac, la Bourdonnaye et Bourmont, s’écria-t-il, c’est-à-dire Coblence, Waterloo, 1815 ! Voilà les trois principes, voilà les trois personnages du ministère ! Pressez-les, tordez-les, et il n’en dégouttera qu’humiliations, malheurs et dangers ! ».

Charles X lut l’article.

— Ah ! dit-il, ces gens-là ne savent donc pas que, dans cette Charte qu’ils invoquent, il y a un article 14 que nous pouvons leur mettre sous la gorge ?

Et, en effet, le ministère Polignac n’avait été créé et mis au monde que pour pouvoir appliquer ce fameux article 14 que Louis XVIII avait caché dans la Charte comme un poignard de miséricorde, mais dont il n’avait jamais voulu se servir.

C’était dans cet article 14 que reposait toute l’espérance du roi et de M. de Polignac.

Aussi, lorsqu’on avait appelé M. de Peyronnet au ministère :

— Songez, lui avait dit M. de Polignac, que nous voulons appliquer l’article 14.

— C’est bien aussi mon intention ! avait dit M. de Peyronnet.

Tout allait donc pour le mieux, puisque tout le monde était d’avis d’appliquer à la France ce topique de l’article 14 ; seulement, restait à savoir si la France se le laisserait appliquer.

Au reste, on espérait, par deux éblouissants mirages, lui faire tourner la tête d’un autre côté ; et, tandis qu’elle serait tout attentive à ces deux grands événements, on lui passerait un bâillon entre les dents, on lui mettrait un bandeau sur les yeux.

Ces deux événements, c’étaient la conquête d’Alger et la restitution de nos frontières du Rhin.

De la conquête d’Alger, vous savez la cause : un jour, agacé par notre consul, le dey lui avait donné un coup d’éventail à travers le visage. Ce coup d’éventail avait été suivi de trois