Ferenczi (p. 27-35).
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LUCIE DUNOIS


Quelquefois, je mange à la soupe populaire du Ve arrondissement. Malheureusement cela ne me plaît pas car nous sommes trop nombreux. Il faut venir à l’heure. Par n’importe quel temps nous faisons la queue, le long d’un mur, sur le trottoir. Les passants nous dévisagent. C’est désagréable.

Je préfère le petit débit de vin de la rue de Seine, où l’on me connaît. La patronne s’appelle Lucie Dunois. Son nom, en majuscules d’émail, est cimenté au vitrage de la devanture. Il manque trois lettres.

Lucie a l’embonpoint d’un buveur de bière. Une bague d’aluminium — souvenir de son mari mort au front — orne l’index de sa main gauche. Ses oreilles sont molles. Ses souliers n’ont point de talon. À tous moments, elle souffle sur les cheveux échappés de son chignon. Quand elle se baisse, sa jupe se fend au derrière, comme un marron. Les pupilles ne sont pas au milieu de ses yeux : elles sont trop hautes, comme chez les alcooliques.

La salle sent le fût vide, les rats, la rinçure. Au-dessus du manchon à gaz, une hélice d’amiante ne tourne pas. À la nuit, le bec éclaire jusque sous les tables. Une affiche — Loi sur la répression de l’ivresse — est clouée au mur, bien en vue. Quelques pages dépassent la tranche imprimée d’un Bottin. Une glace tachée, grattée au verso, décore une paroi.

Je déjeune à une heure : l’après-midi me semble ainsi moins longue.

Deux maçons en blouse blanche, les joues tachetées de plâtre, boivent un café qui, par contraste, paraît bien noir.

Je m’installe dans un coin, le plus loin possible de l’entrée : je déteste m’asseoir près d’une porte. Des ouvriers ont mangé à ma place. Le papier d’un petit suisse, des œufs vides salissent la table.

Lucie est gentille avec moi. Elle me sert une soupe qui fume de partout, du pain frais qui fait des miettes, une assiette de légumes, parfois un morceau de viande.

Le repas terminé, la graisse fige sur mes lèvres.

Tous les trois mois, lorsque je touche ma pension, je donne cent francs à Lucie. Elle ne doit pas gagner beaucoup sur moi.

Le soir, j’attends que tous les clients soient partis, car c’est moi qui ferme la gargote. J’espère toujours que Lucie me retiendra.

Une fois, elle m’a dit de rester.

Après avoir baissé le rideau de fer avec une perche, je rentrai dans l’estaminet, à quatre pattes. Le fait de me trouver dans une boutique fermée au public me fit une impression étrange. Je ne me sentais pas chez moi.

Ma joie dispersa ces observations.

Maintenant, je lorgnais avec plus d’indulgence celle qui certainement deviendrait ma maîtresse. Elle ne devait pas plaire aux hommes, mais, tout de même, c’était une femme, avec de gros seins et des hanches plus larges que les miennes. Et elle m’aimait, puisqu’elle m’avait prié de rester.

Lucie déboucha une bouteille poussiéreuse, se lava les mains avec du savon minéral, et vint s’asseoir en face de moi.

De la graisse luisait encore sur sa bague et autour de ses ongles.

Malgré moi, je prêtais l’oreille aux bruits de la rue.

Nous étions gênés, car le but trop visible de ma présence devançait notre intimité.

— Buvons, dit-elle en essuyant le goulot de la bouteille avec son tablier.

Nous bavardâmes une heure.

Je l’aurais volontiers embrassée s’il n’avait pas fallu faire le tour de la table. Il valait mieux attendre une occasion plus favorable, surtout pour un premier baiser.

Soudain, elle me demanda si je connaissais sa chambre.

Je répondis naturellement :

— Non.

Nous nous levâmes. Un frisson me fit serrer les coudes. Avant de tirer la chaînette du manchon à gaz, elle alluma une bougie. Les gouttes de cire, qui tombèrent sur ses doigts, durcirent aussitôt. Elle les fit sauter avec un ongle, sans les casser.

La flamme de la bougie vacilla dans la cuisine, puis s’aplatit lorsque nous gravîmes l’escalier, raide comme une échelle, qui conduisait à sa chambre.

Le cerveau vide, je la suivis, marchant instinctivement sur la pointe du pied.

Elle baissa le chandelier pour éclairer le trou d’une serrure, puis elle ouvrit la porte.

Les volets de sa chambre étaient fermés et, sans doute, l’avaient été toute la journée. La literie pendait au dossier d’une chaise. On voyait les raies rouges du matelas. L’armoire était entre-bâillée. Je pensais que les économies de Lucie devaient se trouver là, sous une pile de linge. Par délicatesse, je regardai ailleurs.

Elle me présenta les agrandissements photographiques ornant les murs, puis elle s’assit sur le lit. Je la rejoignis.

— Comment trouvez-vous ma chambre ?

— Très bien.

Subitement, comme pour l’empêcher de tomber, je l’étreignis. Elle ne se défendit pas. Encouragé par cette attitude, je l’embrassai mille fois, tout en la déshabillant d’une main. J’aurais voulu, à l’instar des grands amoureux, arracher les boutonnières, déchirer son linge, mais la crainte qu’elle me fît une observation me retint.

Bientôt, elle se trouva en corset. Les buscs en étaient tordus. Un lacet liait son dos. Les seins se touchaient.

Je dégrafai ce corset en tremblant. La chemise adhéra un instant à la taille, puis tomba.

Je l’ôtai avec difficulté, car le col étroit ne passait pas aux épaules. Je ne lui laissai que les bas, parce qu’à mon avis c’est plus joli. D’ailleurs, sur les journaux, les femmes déshabillées ont toutes des bas.

Enfin, elle apparut nue. Ses cuisses débordaient au-dessus des jarretières. La colonne vertébrale bosselait la peau, aux reins. Elle était vaccinée sur les bras.

Je perdis la tête. Des frissons, semblables à ceux qui secouent les jambes des chevaux, me coururent le long du corps.

Le lendemain matin, vers cinq heures, Lucie m’éveilla. Elle était déjà habillée. Je n’osais la regarder car, à l’aube, je ne suis pas beau.

— Dépêche-toi, Victor, il faut que je descende.

Quoique à demi endormi, je compris tout de suite qu’elle ne voulait pas me laisser seul dans sa chambre : elle n’avait pas confiance en moi.

Je me vêtis à la hâte et, sans me laver, je la suivis dans l’escalier.

Elle ferma sa porte à clef.

— Va lever le rideau de fer.

Je m’exécutai, puis je m’assis, espérant qu’elle m’offrirait une tasse de café.

— Tu peux partir, les clients vont arriver.

Bien qu’elle fût maintenant ma maîtresse, je m’en allai, sans rien demander.

Depuis, quand je viens manger, elle me sert comme d’habitude, ni plus ni moins.