Œuvres complètes de François CoppéeL. Hébert, libraireProse, tome III (p. 251-259).

MERLES PARISIENS


Je connais un verger en plein Paris.

Vous entendez bien. Je n’ai pas dit un parc, un jardin. J’ai dit un verger, comme à la campagne. Ce n’est pas à côté de la Bourse, bien entendu. Mais enfin, c’est dans Paris, au faubourg Saint-Germain, à trois ou quatre portées de fusil du Bon Marché. Et c’est assez grand. La moitié d’un hectare, au moins. Un vrai jardin fruitier, je le répète, où les pommiers en avril sont poudrés comme les marquis de l’ancien répertoire, où il y a des cerises en juin, où les pêchers sont crucifiés sur les murs. Et ce verger se complète par un potager, par une basse-cour. Vous trouveriez là des œufs frais, vous pourriez y cueillir du persil ou arracher une salade. C’est extraordinaire, mais c’est ainsi. Cette chose monstrueuse existe, pas très loin de la tour Eiffel, dans la même ville que le Chat Noir.

L’endroit est charmant, et si paisible ! À peine, de temps à autre, le roulement étouffé d’une voiture qui passe dans les rues du voisinage ; puis, à des heures régulières, quelques notes de clairon, à gauche, dans la cour d’une caserne mitoyenne, ou bien deux ou trois coups de cloche, à droite, dans le couvent prochain. Les nouveaux emménagés des maisons d’alentour commencent par se préoccuper de toutes ces sonneries. Ils arrivent à s’y connaître, disent bientôt : « Ça, c’est pour la soupe », ou : « Voilà la messe, — l’Angelus. » Mais, au bout de quelques mois, ils n’y pensent plus, n’entendent même plus rien.

Outre sa paix profonde, ce verger a d’autres agréments. D’abord, il ne ressemble pas trop à un jardin de curé. Il n’y a pas là que des arbres bêtes, comme le poirier-quenouille, par exemple. Les lilas y fleurissent, au printemps. Deux grands peupliers s’y penchent sous la brise en se murmurant leur éternel secret. C’est une oasis de verdure dans le désert pierreux de la grande ville. Et puis, comme le verger n’est entouré que de jardins ou de maisons assez basses, c’est un des rares coins de Paris, où, sans monter jusqu’au cinquième au-dessus de l’entresol, on ait devant soi un vaste espace de ciel, où l’on puisse voir courir les nuages, glisser les hirondelles, flamboyer les soleils couchants. Les casaniers, les rêveurs, les poètes, ou même, tout simplement, ceux qui aiment la belle lumière, devraient se loger par là. Mais ne le dites pas, je vous en prie. Les loyers augmenteraient.

D’ailleurs, vous ne me croyez pas, avouez-le. Un verger d’un demi-hectare, dans un quartier où le terrain vaut deux ou trois cents francs le mètre ? Allons donc ! Je vous connais, monsieur, vous êtes un homme pratique, un esprit sérieux, vous voyez l’affaire d’ici. Si ce morceau de Paris vous appartenait, il y a beau jour que tout ce coin d’idylle aurait été converti en bois à brûler et remplacé par une enfilade de cours sans air et par trois ou quatre hideuses maisons de rapport, avec tout le confort moderne, des cabinets à l’anglaise, le gaz et l’eau à tous les étages. Un immeuble comme celui-là, bien tenu par un régisseur très dur, — un ancien garde-chiourme, autant que possible, — qui ferait payer les termes d’avance et recta ! Mais ce serait une fortune superbe, de quoi se procurer toutes les douceurs de l’opulence, se faire changer son assiette par un drôle en livrée marron, qui cracherait dedans, derrière votre dos, pour la nettoyer, entendre au moins vingt-cinq fois par an la Favorite à l’Opéra, et même obtenir les bonnes grâces, mon gaillard, de cette petite marcheuse, tenez ! la troisième à droite, dans le second quadrille, celle qui a de gros diamants aux oreilles et les jambes un peu cagneuses.

Non, non ! On ne vous fera pas admettre qu’il existe un nigaud capable d’immobiliser un aussi gros capital, et cela pour le ridicule et bucolique plaisir de passer, en chapeau de paille, la revue de ses espaliers et d’écraser, de cinq minutes en cinq minutes, un colimaçon sous sa botte. C’est invraisemblable, c’est impossible.

Eh bien, cependant, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Le verger que je viens de vous décrire n’est pas un mythe, et il a son jardinier, — le propriétaire, — un inoffensif maniaque, qui n’a d’autre souci que sa récolte de fruits, qui ne vit que pour elle, qui s’inquiète de l’état du ciel, comme un paysan, implorant la pluie, ayant peur de la grêle. Oui, double Parisien que vous êtes, tandis que vous vous abonnez au Théâtre-Libre et que vous discutez avec passion sur le droit de l’auteur dramatique d’introduire — oui ou non — le mot de Cambronne dans le dialogue, un homme de mœurs douces et rurales vit tout près de vous, sans s’intéresser à ces questions palpitantes, cultive son jardin comme Candide, s’y promène, l’hiver, en sabots pleins de paille, l’été, en veste de coutil, et n’a pas de joie plus pure que de cueillir, à l’automne, quelques pommes et quelques poires, qui, vu le prix des terrains à Paris, lui reviennent à quatre ou cinq louis la pièce, et ne valent rien d’ailleurs, le sol et l’air n’étant pas favorables.

Or, ce brave homme, en sa qualité d’amateur de fruits, est l’ennemi né des oiseaux ; et Paris, — vous ne vous en doutez pas, monsieur, vous préférez vous occuper d’un tas de niaiseries, de la supériorité du scrutin de liste sur le scrutin d’arrondissement ; mais je sais cela, moi, — Paris, vous dis-je, a tout un délicieux peuple ailé. Pas de rossignols, hélas ! ni de loriots, ni de fauvettes. Ces divins chanteurs-là, Parisien, mon ami, ce n’est pas pour ton fichu nez. Mais, dans le verger dont je vous parle, on est assourdi, au printemps, par les moineaux, et, parole d’honneur ! j’y ai entendu le guilleri si leste et si gai du pinson. Mais ce qui pullule ici, surtout, ce sont les merles. Oh ! ce qu’il y a du merle dans ce verger, c’est incroyable ! « En bottes jaunes, en frac noir », comme dit Théophile Gautier, on les voit sautiller dans les allées, voler d’arbre en arbre, se percher sur les branches. Et très hardis, avec cela, très insolents, l’air de se moquer du propriétaire, qui les a en horreur ; car le merle, à ce qu’il paraît, c’est l’Attila, le Tamerlan des arbres à fruits.

Au mois de mai dernier, notre horticulteur a donc déclaré aux merles une guerre acharnée.

D’abord, il n’avait essayé que de les effrayer. Tout le jardin avait été sali et enlaidi de chiffons rouges et de verres cassés pendus à des ficelles, et, dans les arbres principaux, se dressaient, horribles et les bras ouverts, des mannequins aussi mal mis que le soi-disant homme de lettres tombé dans la débine, qui surprend au saut du lit un confrère plus fortuné et lui extrait une pièce de cent sous. Mais les merles parisiens sont des incrédules et des sceptiques. Au bout de quelques jours, ils se moquaient des culs de bouteille et des linges écarlates et sifflaient sans vergogne sous le nez des épouvantails déguisés en poètes lyriques dont Alphonse Lemerre a refusé tous les manuscrits.

Alors l’amateur de jardin se fâcha, il devint féroce. Il acheta un fusil à deux coups, qu’il portait en bandoulière. Dès qu’il apercevait un merle juché, vite il mettait son sécateur en poche ou déposait son arrosoir, et pan ! pan ! l’oiseau était par terre. Le nombre de merles diminua. Fier de ce premier succès, leur ennemi chercha d’autres moyens de destruction, se souvint de la guerre d’Espagne et des puits empoisonnés. D’appétissantes boulettes furent semées par lui dans les allées, et le lendemain, le jardin était jonché de cadavres de merles, tout raidis, les pattes en l’air. Cette fois, les pauvres siffleurs se découragèrent. Ils se dirent sans doute entre eux, à leur manière, que la place n’était pas tenable, ils émigrèrent, et le verger fut sans chansons.

Mais l’homme impitoyable qui défendait avec tant de barbarie l’espoir de ses pommes sentant la paille et de ses poires cotonneuses, ne devait pas jouir longtemps de son triomphe. Un voisin, un ami de la nature, dont le logement avait vue sur le jardin et qui n’admettait pas le printemps sans frissons d’ailes et sans chants d’oiseaux, se transporta sur le quai de la Ferraille, acheta une cage pleine de merles, et les lâcha par sa fenêtre. Fureur de l’arboriculteur devant cette invasion. Nouveaux coups de fusil, nouvelles boulettes. Mais le voisin était un homme entêté. Il retourna chez le marchand d’oiseaux, repeupla le jardin, et, à chaque nouveau massacre, il recommença, imperturbablement. Si bien qu’à la longue, l’amateur de fruits, n’y comprenant rien, fatigué d’une lutte inutile, a fini par se résigner. Son fusil reste au clou ; il ne cultive plus l’art détestable des Borgia, et maintenant les merles parisiens, qui savent que l’endroit est désormais tranquille, sifflent dans le verger du matin au soir.

Elle est arrivée, je vous l’assure, l’histoire de « l’homme qui remet des merles ». Je le connais, ce dilettante excentrique à qui il faut des oiseaux dans le paysage. Je connais aussi un autre voisin, un auteur dramatique, qui est furieux d’entendre ainsi siffler toute la journée. Cela lui rappelle ses premières représentations, et il vient de donner congé.