Alphonse Lemerre, éditeur (p. 88-111).


V


L’AUBE DE L’AMOUR


L’assaut des sensations nouvelles avait été si violent et si multiple pour René Vincy, durant toute cette soirée, qu’il lui fut impossible de discerner exactement leur détail, dans le temps qu’il mit à franchir de pied la distance entre la rue du Bel-Respiro et la rue Coëtlogon. Si Claude n’avait pas brusquement quitté l’hôtel Komof, en proie aux affres de l’amour trompé, les deux amis seraient revenus ensemble. Ils auraient eu, le long des avenues désertes et sous les froides étoiles, une de ces conversations de trois heures du matin où les jeunes gens qui sortent d’une fête se disent tout ce qu’ils en emportent dans le cœur. Peut-être alors, et rien qu’à prononcer le nom de madame Moraines, René aurait compris quelle place avait prise subitement dans sa pensée cette beauté fine et rare, en qui s’étaient comme incarnées et rendues palpables toutes ses chimères d’aristocratie. Peut-être aurait-il acquis par Claude quelques notions justes sur ce caractère et sur la différence qu’il y a entre une femme à la mode comme l’était madame Moraines et une vraie grande dame, et il se serait épargné la dangereuse fièvre d’imagination qui le fit se complaire, tout le long de sa route, dans le souvenir du visage et des moindres gestes de Suzanne. Il avait entendu la comtesse l’appeler de ce joli prénom, en l’embrassant à la minute de l’adieu, et il la revoyait dans son manteau doublé de fourrure blanche, si épais qu’il faisait paraître la gracieuse tête blonde presque trop petite. Il revoyait le mouvement que cette tête avait eu, la légère inclinaison de son côté avant de monter en voiture. Il la revoyait aussi à la table du souper, et le regard de ses beaux yeux attentifs, et la façon dont elle remuait ses lèvres pour lui dire de ces mots bien simples, mais dont chacun lui avait prouvé que celle-là du moins avait l’âme de sa beauté, de même qu’elle avait une beauté digne du cadre où elle lui était apparue. À peine s’il s’aperçut du long chemin qu’il avait à parcourir, le tiers de Paris. Il contemplait le ciel sur sa tête, l’eau de la Seine qui coulait, mouvante et sombre, les longues files des becs de gaz qui semblaient approfondir encore la profondeur indéterminée des rues. Cette nuit lui apparaissait si vaste, — vaste comme son impression présente de sa propre vie. La forme d’esprit, particulière aux poètes qui ne sont que poètes, fait d’eux les victimes d’une sorte d’état mal défini, que l’on pourrait nommer l’état lyrique : c’est comme l’enivrement anticipé de l’espérance ou du désespoir, suivant que cette qualité d’amplifier prodigieusement la sensation présente s’applique à la joie ou à la tristesse. Cette entrée dans le monde, qui, à cette minute, revêtait pour cette tête d’enfant un aspect de renouvellement de sa destinée, qu’était-ce en somme ? À peine un coup d’œil jeté par l’entre-bâillement d’une porte, et qui supposait, pour devenir profitable, une série de menues actions auxquelles eût pensé un ambitieux. L’ambitieux se fut demandé quelle impression il avait produite, quels caractères il avait rencontrés, quels, parmi les salons où on l’avait prié, valaient une seule visite, et quels une fréquentation assidue. Au lieu de cela, le poète se sentait marcher dans une atmosphère de félicité. La douceur de la dernière portion de la soirée se reflétait pour lui sur tout le reste. Il oubliait même les quarts d’heure de détresse qu’il avait dû traverser. Ce fut dans ce sentiment qu’il se retrouva devant la grille de sa maison. L’antithèse entre le monde d’où il venait et le monde où il rentrait lui fut douce à constater, tandis qu’il poussait le lourd battant, puis qu’il se glissait à petits pas jusqu’à sa chambre. Cette antithèse ne donnait-elle pas à sa joie actuelle tout le piquant de la fantaisie ? … Puis, comme il était à cet âge où la réparation des fatigues nerveuses s’accomplit avec une régularité parfaite à travers les mouvements les plus désordonnés de la pensée et des sensations, il ne fut pas plutôt couché dans son lit qu’il dormait déjà d’un sommeil profond. S’il rêva des magnificences entrevues, des applaudissements dans le vaste salon, du profil un peu mignard de madame Moraines, si délicat sous ses cheveux blonds, il n’aurait pu le dire, quand il se réveilla au lendemain matin, vers les dix heures.

Un rais de soleil entrait par la fente des volets clos et des rideaux baissés. Aucun bruit n’arrivait de la petite rue, et aucun bruit de l’intérieur de l’appartement, qui trahît le branle-bas d’un petit ménage le matin, les allées et les venues de la servante, le rangement hâtif des meubles, la préparation du déjeuner. Le jeune homme fut surpris de ce silence. Il consulta sa montre pour savoir combien de temps il avait dormi ; et il éprouva de nouveau cette sensation, sur laquelle il ne s’était jamais blasé : celle d’être aimé par sa sœur avec cette espèce d’idolâtrie minutieuse qui va des grands événements de l’existence aux plus petits. En même temps le souvenir le ressaisit de sa soirée de la veille. Vingt images affluèrent dans son cerveau, qui se confondirent toutes dans les traits fins, la bouche spirituelle et les yeux bleus de madame Moraines. Il la revit d’une manière plus distincte que la veille, à l’instant même où il venait de la quitter ; mais la netteté de cette vision et l’infinie complaisance avec laquelle il s’y attarda ne l’éclairèrent pas encore sur le sentiment qui naissait en lui. C’était une impression d’artiste, et rien de plus, — comme si les plus gracieux des fantômes de femmes adorées durant sa jeunesse, à travers les phrases des romanciers et des poètes, avaient pris corps sous ses yeux. Couché dans la tiède paresse de son lit, il jouissait du charme de ce souvenir, comme il jouissait de l’intime aspect de sa chambre, de son familier, de son calme asile. Ses regards erraient voluptueusement sur tous les objets visibles dans le demi-jour, sur sa table dont les mains d’Émilie avaient réparé le désordre, sur ses gravures que faisait mieux ressortir la sombre tonalité du papier rouge, sur les reliures de ses chers livres, sur la cheminée dont le marbre supportait quelques photographies dans des cadres de cuir. Le portrait de sa mère était là, — pauvre mère, morte avant d’avoir assisté à la réalisation de sa plus ardente espérance, elle, autrefois si orgueilleuse des morceaux, plus ou moins bien venus, qu’elle rencontrait parmi les papiers de son fils, en rangeant la chambre ! La photographie du père était là aussi, mélancolique visage rongé par l’alcool. Bien souvent René avait songé qu’une espèce d’impuissance secrète de sa propre volonté lui avait été transmise par cet homme malheureux. Mais, par ce lendemain de fête, il n’était pas d’humeur à réfléchir sur les coins tristes de sa vie, et ce fut avec une joie d’enfant qu’il frappa deux ou trois coups dans la ruelle de son lit. Il appelait ainsi Françoise, le matin, pour que la brave fille vînt ouvrir les rideaux et les volets. À la place de la bonne, Émilie entra, et, les persiennes une fois rabattues, ce fut le visage aimant et le sourire de sa sœur que le jeune homme aperçut, un sourire tout empreint de la plus confiante curiosité.

— « Un triomphe… » répondit-il joyeusement à la muette interrogation d’Émilie.

La jeune femme battit des mains comme une petite fille ; elle vint s’asseoir au pied du lit de son frère sur une chaise basse, et câlinement : « Tu te lèveras plus tard… Françoise va t’apporter ton café. J’avais bien calculé que tu te réveillerais vers les dix heures… J’achevais de le moudre juste quand tu as cogné. Tu l’auras tout frais… » Comme l’Auvergnate entrait, tenant entre ses grosses mains rougeaudes le petit plateau de porcelaine : « Je vais te servir, » continua Émilie ; « Fresneau s’est chargé de prendre Constant à la pension… Nous avons tout le temps, dis-moi tout… » Et René dut reprendre le récit de ses sensations de la veille, sans en rien omettre.— « Que disait Claude Larcher ? » demandait sa sœur. « Comment était la cour de l’hôtel ? Comment l’antichambre ? Comment la robe de la comtesse ? … » Et elle riait des métaphores fantastiques de madame de Sermoises. Elle s’écriait : « Quelle chipie ! … » en écoutant l’épigramme de la femme du confrère ; elle se moquait de l’ignorance de la jolie madame Éthorel ; elle s’indignait contre la cruauté de Colette ; et quand le poète se mit à lui décrire le gracieux profil de madame Moraines et à lui rapporter leur causerie à la table du souper, elle aurait voulu pouvoir dire merci à la femme exquise, qui, du premier coup d’œil, avait su distinguer ainsi son René. L’habitude qu’elle avait prise, depuis des années, de vivre uniquement par la sensibilité de son frère, la rendait pour le poète la plus dangereuse des confidentes. Elle possédait la même nature d’imagination que lui, cette imagination de l’artiste amoureux de ce qui brille, et elle s’y livrait sans le moindre scrupule, — puisque c’était pour le compte d’un autre. Il y a une espèce d’immoralité impersonnelle, particulière aux femmes, et qui est celle des mères, des sœurs et des amantes. Elle consiste à ne plus percevoir les lois de la conscience, aussitôt qu’il s’agit du bonheur de l’homme aimé, Émilie, qui n’était, quand elle pensait à elle-même, qu’abnégation et que simplicité, ne caressait pour son frère que désirs de luxe, qu’ambitions de vanité, et, naïvement, elle s’écria, donnant une forme à des pensées que René osait à peine admettre en lui :

— « Ah ! je le savais bien, que tu réussirais… Ces dames Offarel ont beau dire, ta place n’est pas dans notre pauvre monde… Ce qu’il vous faut, à vous autres écrivains, c’est tout ce décor, cette vie magnifique… Mon Dieu, que je te voudrais riche ! … Mais tu le seras… Une de ces grandes dames s’intéressera à toi et te mariera, et, même dans un palais, tu ne cesseras pas d’être mon frère qui m’aime… Voyons ! était-ce possible que tu vécusses ainsi toujours ? … Te vois-tu, dans un petit appartement au quatrième, avec des enfants qui piaillent, une femme qui ait des mains de servante comme les miennes, » — et elle montrait ses doigts où se voyaient les traces des piqûres de l’aiguille— « et la nécessité de travailler à l’heure comme les cochers de fiacre, pour gagner de l’argent… Ici tu n’as pas eu le luxe, c’est vrai, mais je t’ai donné le loisir… »

— « Bonne et chère sœur ! … » dit René, touché aux larmes par la profondeur d’affection que révélait cette sortie, et davantage encore par la complicité que ses secrètes convoitises rencontraient dans cette affection. Quoique le nom de Rosalie n’eût jamais été prononcé entre eux d’une certaine manière, et qu’Émilie n’eût jamais reçu les confidences de son frère, ce dernier se rendait bien compte que sa sœur avait deviné longtemps son innocent secret. Il savait qu’avec ses visées ambitieuses, elle n’aurait jamais approuvé ce mariage. Mais eût-elle parlé comme elle venait de faire si elle avait connu les détails complets de son roman ? Lui aurait-elle conseillé une trahison, — car c’en était une, et de celles qui pèsent le plus au cœur né pour la noblesse : la trahison sentimentale d’un homme qui change d’amour, et qui prévoit, qui éprouve déjà le contre-coup des douleurs que sa perfidie irrésistible infligera ? … Aussitôt Émilie partie, et tout en s’habillant, René se laissa entraîner par les idées que la dernière phrase de sa sœur lui avait suggérées, et, pour la première fois, il eut le courage d’envisager bien en face la situation. Il se souvint du petit jardin de la rue de Bagneux, et du soir où il avait mis un premier baiser sur la joue rougissante de la jeune fille. Certes, il n’avait jamais été son amant, mais ces baisers, mais ces fiançailles clandestines ? … Une vérité lui apparut indiscutable : que l’on n’a pas le droit de prendre le cœur d’une vierge, si l’on n’a pas en soi la force de l’aimer pour toujours. Mais il sentit du même coup que sa sœur avait prononcé tout haut la parole qu’il se disait tout bas depuis que le succès de sa pièce lui avait ouvert des horizons d’espérances. « Cette vie magnifique… » avait murmuré Émilie, et de nouveau les images du décor traversé la veille se déployèrent, et de nouveau, sur ce fond d’opulence, le visage de madame Moraines se détacha et son sourire… La loyauté du jeune homme essaya pourtant de chasser cette apparition séductrice. Il dit tout haut : « Pauvre Rosalie, qu’elle est douce et qu’elle m’aime ! … » et il trouva une sorte d’égoïste attendrissement à se ressouvenir de la profondeur de cet amour inspiré par lui, attendrissement qui le poursuivit jusqu’à la table du déjeuner. Qu’elle était simple, cette table, et comme elle ressemblait peu à l’étincelant souper de cette nuit ! C’était, sur la toile cirée à fleurs coloriées, un tout modeste service en porcelaine blanche, avec des verres un peu gros, parce que les maladresses combinées de Fresneau, de Constant et de Françoise auraient rendu l’usage du cristal trop coûteux pour le budget de la famille. Le bon Fresneau, avec sa longue barbe, son regard distrait, mangeait vite, s’accoudant sur la table, portant son couteau à sa bouche, aussi commun de manières qu’il était distingué de cœur ; et, comme pour faire mieux ressortir par le contraste l’impression de cosmopolitisme oisif éprouvée par René, il racontait en riant sa demi-journée. À sept heures du matin, il avait donné une répétition à l’école Saint-André. De huit à dix heures, il avait fait une classe dans cette même école aux petits garçons encore trop faibles pour suivre le lycée. Il n’avait eu que le temps ensuite de grimper sur l’impériale de l’omnibus du Panthéon qui l’avait conduit à une troisième leçon, rue d’Astorg, tout près de Saint-Augustin.

— « J’ai acheté un journal en route, » ajoutait le brave homme, « pour y voir le récit de la soirée d’hier… Tiens, » ajouta-t-il en fouillant dans les poches d’une serviette de cuir blanchie par l’usage, bourrée de livres, et ficelée par une courroie, « je l’aurai égaré… »

— « Tu es si distrait, » fit Émilie presque avec aigreur.

— « Bah ! le père Offarel nous renseignera, » dit gaiement René ; « tu sais bien qu’il est mon indicateur vivant. Il aura lu, ce soir, toutes les feuilles de Paris et de la province ! … »

Précisément parce qu’il était trop certain que les moindres comptes rendus de la représentation à l’hôtel Komof seraient collectionnés par le sous-chef de bureau et commentés par la mère, René crut devoir à Rosalie de lui donner lui-même tous les détails. Il y a ainsi un instinct qui pousse l’homme, — est-ce hypocrisie, est-ce pitié ? — à ces délicatesses de procédés à l’égard d’une femme qu’il va cesser d’aimer. Aussitôt après le déjeuner, il se dirigea donc du côté de la rue de Bagneux en prenant la rue de Vaugirard. C’était son habitude autrefois d’aller chez son amie à cette heure-là ; il lui arrivait de composer pour elle, et de tête, durant cette courte promenade, une ou deux strophes, dans la manière de Heine, qu’il lui disait quand ils étaient seuls. Il y avait longtemps que ce pouvoir de marcher ainsi en plein rêve lui était refusé, mais rarement la vulgarité de ce coin de Paris l’avait frappé à ce degré. Tout y révélait la médiocre existence des petits bourgeois, depuis la multiplicité des humbles boutiques jusqu’à l’étalage, poussé presque au milieu du trottoir, de toutes sortes d’objets à bon marché. Derrière les devantures des restaurants étaient collées de petites affiches à la main qui mentionnaient des menus à prix fixe d’une extraordinaire simplicité. Les ustensiles en vente dans les bazars prenaient comme une physionomie pauvre. Ces signes et vingt autres rappelaient au jeune homme la dépense calculée des petites bourses, une existence réduite à cette décente économie, qui n’a pas l’horrible et attirant pittoresque de la vraie misère. Quand on commence d’aimer, on trouve à toutes les choses qui environnent la personne aimée des raisons de s’attendrir, et, quand on cesse d’aimer, ces mêmes choses fournissent au cœur des raisons de se refermer davantage. Pourquoi René se prit-il à en vouloir à Rosalie de l’impression de mesquinerie dont le pénétrait ce tableau de son quartier ? Pourquoi l’aspect de la rue de Bagneux l’indisposa-t-il contre la jeune fille comme eût pu le faire un grief personnel ? Elle avait, cette rue, une physionomie si pauvre, si abandonnée, avec le mur du jardin de couvent qui la termine et la file de ses vieilles maisons. Une charrette surchargée de paille la barrait à moitié, avec trois chevaux attelés de cordes, qui mangeaient, le mufle engagé dans la musette, tandis que le conducteur achevait de déjeuner dans un petit restaurant à la devanture lie de vin. Une sœur marchait sur le trottoir de gauche ; un gros parapluie bombait sous son bras ; le vent agitait les ailes de sa coiffe blanche, et la croix de son chapelet battait sa robe de bure bleue. Pourquoi René, après avoir reporté sur Rosalie toute la déplaisance de ses sensations bourgeoises, reporta-t-il involontairement sur l’image de madame Moraines le mouvement de rêverie religieuse que ce costume de la sœur de charité produisit en lui ? Les phrases que la belle mondaine lui avait débitées à table, la veille, sur les œuvres pieuses auxquelles prennent part tant de grandes dames jugées frivoles, lui revint à la mémoire. C’était la troisième fois depuis le matin que le visage de cette femme lui apparaissait, et chaque fois plus précis. Mon Dieu ! Si son bon génie voulait qu’il la rencontrât ainsi, dans une rue écartée de Paris, en train de rendre visite à ses pauvres ? … Et au lieu de cela, il s’engageait dans un couloir au bout duquel était une cour, et au fond de cette cour se trouvait la porte du rez-de-chaussée occupé par les Offarel. Poussés par l’exemple des Fresneau, ils avaient, eux aussi, réalisé le rêve secret de toute famille de la petite bourgeoisie parisienne, et déniché dans ce quartier isolé un appartement, avec un jardinet grand comme un mouchoir de poche.

— « Ah ! monsieur René ! … » fit Rosalie qui vint, au coup de sonnette du jeune homme, ouvrir elle-même. Les Offarel n’avaient à leur service qu’une femme de ménage, la mère Forot, sur le compte de laquelle la vieille dame ne tarissait pas en anecdotes, et qui partait à midi. À la vue de celui qu’elle aimait, le visage de la pauvre enfant, pâlot d’habitude, s’était rosé de plaisir et elle n’avait pu retenir un petit cri. « Que c’est gentil à vous d’être venu nous raconter tout de suite comment votre comédie a réussi ! … » Elle introduisait le jeune homme dans la salle à manger, pièce mal éclairée par une fenêtre au nord, et qui n’était même pas chauffée. La scrupuleuse avarice de madame Offarel lui faisait, quand les journées d’hiver n’étaient pas trop froides, remplacer la dépense du feu, pour elle et ses filles, par des espèces de pèlerines ouatées et des mitaines.

— « Vous voyez, » dit-elle à René en lui faisant signe de s’asseoir, « nous comptons le linge. »

Sur la table, en effet, tout le blanchissage de la quinzaine était étalé, depuis les chemises du père jusqu’à celles des filles. L’éclat bleuâtre des calicots et des cotonnades était rendu plus clair par le fond obscur de toute la pièce. C’était le pauvre linge du ménage gêné : il y avait des bas dont le talon se hérissait de reprises, des serviettes effilochées, des manchettes élimées et qui montraient le grain de la trame, — enfin tout un appareil intime dont la jeune fille sentit aussitôt qu’il n’était guère fait pour plaire au poète, car elle empêcha qu’il ne prit le siège que lui indiquait madame Offarel en disant :

— « Monsieur René sera mieux au salon, il fait trop sombre ici… »

Avant que sa mère n’eût pu lui répondre, elle avait déjà poussé le visiteur dans la pièce décorée de ce nom pompeux de salon, et qui, en réalité, servait surtout de cabinet de travail à Angélique. Celle-ci augmentait un peu les ressources de la famille par le produit de quelques traductions de romans anglais. Elle était, en ce moment, assise auprès de la fenêtre, en train d’écrire sur un guéridon. Un dictionnaire traînait à ses pieds, chaussés de pantoufles dont elle avait, pour plus de commodité, écrasé les quartiers. Elle n’eut pas plutôt vu René qu’elle ramassa ses papiers et ses livres. Elle s’échappa, en laissant voir ses cheveux mal peignés, sa robe de chambre au corsage de laquelle manquaient des boutons.

— « Excusez-moi, monsieur René, » disait-elle en riant, « je suis faite comme une horreur et je ne peux pas me montrer. »

Le jeune homme s’était assis et il regardait la pièce, de lui bien connue, dont la grande élé gance consistait dans une série d’aquarelles lavées par l’employé durant les loisirs de son bureau. Il y en avait une douzaine, et qui représentaient, les unes des paysages étudiés dans les promenades du dimanche, les autres des copies de quelques toiles chères à la rêverie du père Offarel, et c’étaient précisément, comme les Illusions perdues de Gleyre, les tableaux que le goût moderne de René détestait le plus. Un tapis de feutre aux couleurs fanées, six chaises et un canapé revêtus de housse, achevaient le mobilier de cette chambre, autrefois aimée par le poète comme un symbole de simplicité presque idyllique, mais qui devait lui paraître deux fois odieuse à cause des dispositions d’esprit où il arrivait, et de l’aigreur avec laquelle madame Offarel lui dit, se croyant très fine :

— « Hé bien ! c’était-il gai, hier soir, dans votre beau monde ? » — Elle prononçait ti et vote.— Et, sans attendre la réponse : — « Votre M. Larcher ne fréquente donc plus que des gens qui ont hôtel, équipage et tout ? … On ne l’entend plus parler que de comtesses, de baronnes, de princesses… Hé ! Il n’est pas déjà si relevé, lui qui courait le cachet il y a dix ans. »

— « Maman… » interrompit Rosalie d’une voix suppliante.

— « Mais pourquoi a-t-il toujours ses yeux insolents, » continua la vieille dame ; « oui, il vous regarde en ayant l’air de nous dire : Pauvres diables ! … »

— « Comme vous vous trompez sur son caractère, » répliqua René ; « il a un peu la manie de la société élégante, c’est vrai, mais c’est si naturel à un artiste ! … Tenez, moi-même, » continua-t-il en souriant, « mais j’ai été ravi d’aller dans cette soirée hier, de voir cette espèce de palais, ces fleurs, ces toilettes, cette magnificence… Est-ce que vous croyez que cela m’empêcherait d’aimer mon modeste chez moi et mes vieux amis ? … Nous autres, gens de lettres, voyez-vous, nous avons tous cette rage du décor brillant ; mais Balzac l’a eue. Musset l’a eue… C’est un enfantillage qui n’a pas d’importance… »

Tandis que le jeune homme parlait, Rosalie lança du côté de sa mère un regard où se lisait plus de bonheur que ses pauvres yeux n’en avaient exprimé depuis des mois. En avouant ainsi et raillant lui-même ses plus intimes sensations, René obéissait à un mouvement du cœur trop compliqué pour que la simple enfant en comprît le rouage. Il avait vu, à l’angoisse des prunelles de la jeune fille, quand madame Offarel avait prononcé cette phrase : « votre beau monde, » que le secret de l’attraction exercée sur lui par le mirage de l’élégance n’avait pas é chappé à la double vue de celle qui l’aimait. Il avait un peu honte, d’autre part, d’être si plébéien dans cette griserie de luxe. Il avait donc parlé de ses impressions, comme s’il n’en eût pas été dupe, en partie afin de rassurer Rosalie et de lui épargner une peine inutile, en partie afin de se permettre cette petitesse, sans trop se la reprocher. Pour certaines natures, — et l’habitude du dédoublement moral les rend fréquentes parmi les écrivains, — raconter ses fautes, c’est se les pardonner. Celui-là se complut, tout en défendant Claude Larcher, à reprendre le détail de ses propres enivrements, avec une nuance d’ironie qui aurait trompé des observateurs plus fins qu’une enfant amoureuse. Tout en se moquant à demi de ce qu’il appela lui-même son Snobisme, et il expliqua ce mot d’origine anglaise aux deux femmes, il continuait de se livrer à la misère des petites remarques qui se multipliaient en lui depuis la veille. Il ne pouvait se retenir de mesurer en pensée l’abîme qui séparait les créatures entrevues chez madame Komof, — roses vivantes poussées dans la serre chaude de l’aristocratie européenne, — et la petite provinciale de Paris au teint plombé, aux doigts fatigués par le travail, aux cheveux simplement noués, à la tournure si modeste qu’elle en était gauche. Petit à petit, cette comparaison devint presque douloureuse, et le jeune homme subit un de ces accès de sécheresse intérieure qui déconcertaient son amie. Elle les apercevait toujours, sans jamais en comprendre la cause. Elle connaissait si bien René ! … Elle savait d’instinct que deux êtres existaient en lui, côte à côte, l’un doux, bon et tendre, facile à l’émotion, incapable de supporter sa peine, enfin le René qu’elle aimait, — et un autre, atone, étranger à elle, irrité contre elle… Mais le lien qui unissait ces deux êtres, elle ne le saisissait pas. Ce qu’elle comprenait, c’est qu’avant le succès triomphal du Sigisbée, elle ne voyait presque jamais que le premier de ces deux René, et, depuis, que le second. Elle n’osait pas dire : « le malheureux succès… » Elle en avait été si fière ! Pourtant elle aurait tant souhaité en revenir à l’époque où son ami était inconnu, et pauvre, et si à elle ! … Que sa voix pouvait se faire aisément dure, si dure que même les phrases adressées à une autre, lui semblaient, par leur seule intonation, dirigées contre son cœur ! En ce moment, c’était avec sa mère qu’il causait, et rien que l’accent avec lequel il prononçait des paroles bien innocentes, faisait mal à Rosalie. Cependant madame Offarel qui paraissait depuis quelques secondes toute préoccupée, se leva brusquement.

— « J’entends Cendrette qui gratte, » dit-elle ; « la mignonne veut sortir. »

Elle passa de nouveau dans la salle à manger, pour ouvrir la porte de la cour à sa chatte préférée, et ravie sans doute de laisser les deux jeunes gens ensemble ; car, Cendrette une fois partie, elle s’attarda longuement à flatter Raton, un de ses autres pensionnaires, en lui disant à très haute voix : « Que tu as d’esprit, mon Raton ! Que je t’aime, démonet ! … » C’était un des innombrables termes d’amitié qu’elle avait imaginés pour ses chats, et tandis qu’elle discourait ainsi, elle se disait à elle-même : « S’il est venu tout de suite, c’est qu’il lui reste fidèle ; mais quand se déclarera-t-il ? Pauvre fillette ! … Ce n’est pas dans ces salons dorés qu’il trouvera une perle comme celle-là. C’est doux, c’est honnête, et joli, et vrai ! … » Puis tout haut : « N’est-ce pas, mon Raton ? Tu me comprends, mon fils ? … » Le matou faisait le gros dos, il frottait sa tête contre la jupe de sa maîtresse, il ronronnait voluptueusement, et le monologue intérieur de la mère continuait : « Avec cela qu’il est devenu un beau parti. On peut bien y penser puisqu’on voulait bien de lui avant. Elle n’aura pas à trimer, comme moi avec Offarel. Si ça ne fait pas pitié qu’elle use ses gentilles mirettes à ravauder ce linge… » et elle empilait, par une vieille habitude de ménagère active, les mouchoirs déjà passés en revue, et elle songeait encore : « Sa petite dot ! Quelle surprise ! … » À force d’âpre économie, elle avait gratté, sur le traitement modeste de son mari, une quinzaine de mille francs qu’elle plaçait à l’insu du sous-chef de bureau. Elle se souriait à elle-même et tendait l’oreille avec une certaine inquiétude : « Que se disent-ils ? » Elle savait que sa fille aimait René, mais elle ignorait les secrètes accordailles qui unissaient les deux jeunes gens. De quel étonnement n’eût-elle pas été remplie si elle s’était doutée que Rosalie avait échangé déjà souvent avec son ami de furtifs, de timides baisers, et qu’à peine sa mère passée dans l’autre chambre, elle venait de lui prendre la main et de lui dire, mettant tout son cœur dans ce gracieux reproche :

— « Et vous avez pu partir hier au soir sans me dire adieu ? … »

— « Mais j’ai été bousculé par Claude, » fit René en rougissant, et serrant les doigts de la jeune fille qui ne fut la dupe ni de cette excuse ni de cette feinte caresse, car elle se déroba à cette pression. Elle secoua la tête avec mélancolie, et, comme ouvrant la bouche avec effort :

— « Non, » dit-elle, « vous n’êtes plus gentil comme autrefois… Depuis combien de temps ne m’avez-vous plus fait de vers ? »

— « Vous êtes donc comme les bourgeois qui pensent que les vers s’écrivent à volonté ? » répliqua le jeune homme presque durement. Il éprouvait cette irritabilité qui est le signe le plus indiscutable d’un déclin d’amour. L’obligation sentimentale, la pire de toutes, lui apparaissait sous une de ses mille formes. Par un instinct qui les conduit, d’une part à regarder jusqu’au fond de leur malheur, de l’autre à poursuivre avec acharnement leur bonheur passé, les femmes qui se sentent moins aimées formulent ainsi de ces exigences toutes petites, tout humbles, qui produisent sur le cœur de l’homme l’effet que produit sur la bouche trop sensible d’un cheval un maladroit coup de caveçon. L’amant qui était venu avec la ferme volonté d’être doux et tendre se cabre soudain. Rosalie avait déplu ; elle le sentait comme elle avait senti la sécheresse de René tout à l’heure, et une étrange détresse s’empara d’elle. Depuis le départ de son ami, la veille, elle était jalouse, à vide, et sans vouloir admettre ce mauvais sentiment, mais jalouse tout de même : « Qui rencontrera-t-il dans cette fête ? … » s’était-elle demandé avant et pendant, au lieu de dormir : « Avec qui cause-t-il ? … » et maintenant : « Ah ! il m’est déjà infidèle, sans quoi il ne me parlerait pas sur ce ton… » Le silence qui suivit la dure réponse lui fut si pénible qu’elle dit timidement :

— « Est-ce que les acteurs ont bien joué hier ? … »

Pourquoi fut-elle froissée de voir avec quel plaisir René s’emparait de cette question, afin d’empêcher que la causerie ne continuât dans un autre chemin que celui des banalités ? C’est que le cœur de la femme qui aime vraiment— et elle aimait— trouve des susceptibilités nouvelles au service des moindres impressions, et, toute navrée, elle écoutait René répondre : « Ils ont joué divinement. » Puis il s’engagea dans une dissertation sur la différence qu’il y a entre le jeu éloigné de la scène et le jeu tout rapproché d’un salon.

— « Pauvre petite ! » se disait madame Offarel en rentrant, « elle est si naïve, elle n’a pas su le faire parler d’autre chose que de cette maudite pièce ! » Et à voix haute, afin de se venger sur quelqu’un de ce qu’elle n’entrevoyait pas l’instant où René se déclarerait : — « Dites donc, » fit-elle, « est-ce que votre ami M. Larcher n’est pas un peu jaloux de votre succès ? … »