Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 5-20).


CHAPITRE XXIV.



Trois ans s’étaient écoulés depuis la séparation d’Immalie et de l’étranger, quand, un soir, l’attention de quelques gentilshommes espagnols qui se promenaient dans une allée du Prado de Madrid, se fixa sur une personne qui passait auprès d’eux. Ses vêtemens étaient ceux du pays, mais il ne portait point d’épée, et marchait fort lentement. Ils s’arrêtèrent avec un tressaillement simultané, et parurent se demander, l’un l’autre, par leurs regards, quelle avait été la cause de l’impression que l’apparition de cet individu avait faite sur eux. Il n’y avait rien de remarquable dans sa figure. Il marchait tranquillement, mais c’était l’expression singulière de sa physionomie qui les avait frappés d’une sensation qu’aucun d’eux ne pouvait expliquer.

Ils étaient encore à la même place, quand l’inconnu repassa devant eux, marchant toujours avec la même lenteur, et ils rencontrèrent de nouveau cette singulière expression dans les traits, et surtout dans les yeux, qu’aucun regard humain ne pouvait contempler sans frémir. Accoutumés à considérer des objets révoltans pour la nature et pour l’homme, parcourant sans cesse les hospices des aliénés, les prisons de l’Inquisition, les cavernes de la faim, les cachots du crime ou le lit de mort du désespoir, ils avaient contracté un éclat et un langage qui leur étaient propres : un éclat que nul ne pouvait envisager, un langage que peu d’hommes auraient osé comprendre.

Ces gentilshommes observèrent deux autres personnes dont l’attention paraissait, comme la leur, fixée sur le même objet : car elles le montraient du doigt, et se parlaient à voix basse avec des gestes qui indiquaient une émotion forte et évidente. La curiosité du groupe vainquit, pour une fois, la réserve espagnole ; et, s’approchant des deux cavaliers, on leur demanda si l’étrange personnage qui venait de passer devant eux n’avait pas été le sujet de leur conversation, et la cause de l’émotion qui avait marqué leurs discours.

Ils répondirent affirmativement, et ajoutèrent qu’ils étaient instruits de certaines circonstances du caractère et de l’histoire de cet être extraordinaire, qui pouvaient justifier des marques d’émotion plus fortes encore à son aspect. Ces paroles augmentèrent la curiosité des passans, et le groupe devint plus nombreux. Quelques personnes savaient, ou prétendaient savoir des détails sur ce sujet remarquable, et il s’entama une de ces conversations vagues dont la matière principale se compose d’ignorance, de curiosité et de frayeur, mêlées à quelque peu de vérités et de connaissances positives ; de ces conversations peu satisfaisantes, mais qui ne manquent pas d’intérêt ; où chaque interlocuteur est bien aise de contribuer pour sa part aux bruits, aux conjectures, aux anecdotes, d’autant plus facilement crues qu’elles sont plus incroyables, et aux conclusions d’autant plus convaincantes qu’elles sont plus fausses.

Voici de quoi donner une idée de cette conversation. « Mais quoi ! » dit l’un des interlocuteurs : « s’il est réellement ce que l’on pense, ce que l’on assure qu’il est, pourquoi ne l’arrête-t-on pas ? Pourquoi l’Inquisition ne s’en empare-t-elle pas ? »

« Il a déjà souvent été dans les prisons du Saint-Office, » répondit un second ; « plus souvent peut-être que les révérends pères ne l’eussent voulu. »

« Le fait est cependant certain, qu’il a toujours été délivré sur-le-champ. »

Un quatrième ajouta que cet inconnu avait été enfermé, tour-à-tour, dans toutes les prisons de l’Europe, mais qu’il avait toujours trouvé moyen de mettre en défaut la puissance qui paraissait le tenir dans ses mains. Au moment même où l’on croyait qu’il expiait ses crimes dans un pays, il en commettait déjà de nouveaux dans un autre.

« Sait-on quelle est sa patrie ? » demanda quelqu’un.

« Il est originaire de l’Irlande, » répondit-on, « pays peu connu, et où, par divers motifs, ses habitans ne restent qu’avec répugnance. Il s’appelle Melmoth. »

Un des interlocuteurs qui paraissait en savoir plus que les autres, leur fit part de la promptitude inconcevable avec laquelle cet étranger se transportait d’un pays à l’autre, promptitude qui surpassait tous moyens humains. Il leur raconta aussi, que sa coutume était de rechercher partout les êtres les plus misérables et les plus vicieux, sans que l’on pût deviner le motif qu’il avait pour se plaire dans leur société. Comme il achevait de parler, une voix grave frappa les oreilles des personnes rassemblées. Elle prononça ces mots : « Ce motif est bien connu d’eux et de lui. »

Le jour était baissé, ce qui n’empêchait pas que l’on distinguât fort bien la figure de l’étranger. Quelques personnes assurèrent même qu’elles avaient observé l’éclat remarquable de ses yeux, qui ne brillaient jamais sur la destinée des hommes que comme des planètes de malheur. Le groupe s’arrêta pendant quelque temps pour guetter le départ de cette figure, qui avait produit sur elle l’effet d’une torpille. Elle s’éloigna lentement ; personne ne tenta de l’arrêter.

« J’ai entendu dire, » observa quelqu’un, « que la musique la plus délicieuse précède l’approche de cette personne quand elle se trouve près de la victime qu’il lui est permis de tenter ou de tourmenter. Parfois, cette musique n’est sensible que pour la victime seule ; dans d’autres momens, les assistans peuvent l’entendre aussi. On m’en a fait les relations les plus étonnantes… La Sainte Vierge Marie nous protège !… Avez-vous jamais ouï de pareils sons ? »

« Il n’est pas étonnant, » dit un jeune fat de la société, « que l’approche d’une créature aussi céleste que celle que j’aperçois soit annoncée par des sons délicieux. »

Comme il parlait, tous les yeux se tournèrent vers une jeune femme qui, placée au milieu d’un groupe de personnes charmantes, les surpassait toutes par l’élégance de sa taille et sa marche noble, gracieuse et aisée. Elle ne cherchait point à attirer les regards ; mais les regards s’arrêtaient tous sur elle, sans pouvoir s’en détacher. En vain ses compagnes faisaient-elles usage de toutes les armes que leur fournissait la coquetterie pour fixer l’attention des cavaliers ; il y en avait une dont les armes n’étaient point artificielles : elles n’étaient formées que du contraste de ses attraits singuliers et simples, avec l’arrangement étudié des autres. Quand elle s’éventait, c’était vraiment pour se rafraîchir ; quand elle arrangeait son voile, c’était pour couvrir sa figure ; quand elle ajustait sa mantille, c’était pour cacher cette taille, dont la rare perfection n’était pas déguisée même par la volumineuse draperie qui la couvrait. Les hommes les plus dissolus ne pouvaient la contempler qu’avec un respect involontaire ; les infortunés trouvaient de la consolation à la regarder ; les vieux songeaient à leur jeunesse, et les jeunes éprouvaient pour la première fois ce sentiment qui seul mérite le nom d’amour, parce que la pureté seule peut l’inspirer ou le récompenser.

Nous avons déjà remarqué combien ses mouvemens étaient gracieux et aisés. En effet, ils avaient tous une élasticité, un ressort, une vitalité, qui faisaient que chacune de ses actions était l’expression d’une pensée. Elle s’en apercevait soudain, et les efforts qu’elle faisait pour cacher ce qu’elle avait annoncé malgré elle, découvraient un nouveau charme à des sensations ainsi dévoilées. Autour d’elle régnait cet éclat d’innocence, de majesté, qui ne se trouve jamais uni que dans son sexe. Les hommes peuvent conserver long-temps sur leurs traits l’expression de la puissance que la nature leur a départie ; mais celle de l’innocence tarde peu à s’oblitérer.

Au milieu de toutes les grâces vives et un peu extraordinaires d’une figure qui semblait ne connaître d’autres lois que celles qu’elle s’était imposées à elle-même, régnait une teinte de mélancolie qui, aux yeux d’un observateur superficiel, aurait pu paraître passagère ou affectée ; mais qui, à d’autres, offrait la preuve que tandis que toute l’énergie de son intelligence était occupée et tout l’instinct de sa raison éveillé, son cœur était encore vide et demandait un habitant.

Le groupe de cavaliers, qui avait été occupé à causer de l’étranger, se sentit irrésistiblement attiré à la vue de cet objet. Leurs chuchotemens craintifs se changèrent en exclamations de plaisir et d’étonnement en voyant passer cette femme charmante. À peine avait-elle fait quelques pas pour s’éloigner, que l’on vit l’étranger se retourner lentement : les femmes le rencontrèrent. Son regard fixe en choisit une seule sur laquelle il s’attacha. Elle le vit, le reconnut, jeta un grand cri et tomba par terre privée de sentiment.

Le tumulte occasionné par cet accident que tout le monde avait vu, sans que personne en pût deviner la cause, détourna pendant quelques instans l’attention, qui cessa de se porter sur l’étranger. Chacun s’occupait d’assister la jeune dame ou de demander de ses nouvelles. On s’empressa de la porter dans sa voiture, et au moment où elle y fut placée, une voix, non loin d’elle, prononça le mot d’Immalie ! Elle reconnut cette voix et se retourna, avec un regard d’angoisse et un faible cri, vers le côté d’où elle était partie. Ceux qui l’entouraient l’avaient entendue comme elle ; mais ne comprenant pas le sens du mot et ne sachant pas à qui il s’adressait, ils attribuèrent l’émotion de la jeune dame à son indisposition. La voiture partit et l’étranger la suivit des yeux. Bientôt la société se dispersa : il resta seul. Les ombres s’épaississaient ; il ne paraissait pas remarquer ce changement. Un petit nombre de personnes, qui ne l’avaient pas perdu de vue, continuaient à se promener pour l’observer. Il ne les aperçut pas. L’un de ceux qui restèrent le plus long-temps dit qu’il lui avait vu faire un geste comme pour essuyer ses yeux. Les larmes de la pénitence lui étaient à jamais prohibées. Était-ce donc la passion qui aurait fait couler celles-là. Dans ce cas, malheur à l’objet de cette passion !