Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (2p. 61-91).


CHAPITRE VIII.
SUITE DE L’HISTOIRE DE L’ESPAGNOL.



Je ne tardai pas à être accablé de remercîmens, de bénédictions et d’embrassemens. Je les reçus avec une main tremblante, des lèvres glacées, un esprit agité et un cœur pétrifié. Je voyais tout comme dans un songe. En retournant au couvent je sentais que mon sort était fixé, et je n’avais aucun désir de le détourner ou de l’arrêter. Je répétais sans cesse en moi-même : « Il faut que je sois un moine ! » Toute discussion se terminait par là. Si l’on me louait de la manière dont je remplissais mes devoirs, ou si l’on me reprochait de la négligence, je ne montrais ni joie ni chagrin, et je me bornais à dire : « Il faut que je sois un moine ! » M’engageait-on à me promener dans le jardin du couvent, ou me faisait-on des observations sur ce que je prolongeais mes promenades au-delà des heures réglées, je répondais encore : « Il faut que je sois un moine ! »

En attendant on me témoignait la plus grande indulgence. Un fils, le fils aîné du duc de Monçada, prononçant ses vœux, était un grand triomphe pour le couvent, qui ne manquait pas de s’en glorifier. Ils me demandèrent quels étaient les livres que je désirais lire. Je répondis : « Ce qui vous plaira. » Ils voyaient que j’aimais les fleurs ; et des vases de porcelaine, remplis des plus brillans produits de leur jardin, embellissaient ma chambre et étaient renouvelés chaque jour. J’étais amateur de musique ; je chantais souvent involontairement pendant l’office ; ma voix était belle, et ma profonde mélancolie lui donnait une expression peu ordinaire : ils en profitèrent pour m’assurer que mes chants étaient comme inspirés.

À toutes ces marques d’indulgence, je témoignai une ingratitude bien éloignée de mon caractère. Je ne lisais jamais les livres qu’ils me fournissaient, je négligeais les fleurs dont ils ornaient ma chambre, et je ne touchais jamais l’orgue précieux qu’ils avaient fait placer dans mon appartement, que pour en tirer de temps à autre quelques sons tristes et mélancoliques. Quand on me pressait de cultiver mes talens pour la peinture ou la musique, je répondais encore avec la même apathique monotonie : « Il faut que je sois un moine ! »

— « Mais, mon frère, l’amour des fleurs, de la musique, de tout ce qui peut être consacré à Dieu, est digne aussi de l’attention de l’homme. Vous abusez de l’indulgence du supérieur. »

— « Peut-être. »

— « Vous devez, par reconnaissance pour Dieu, le remercier de ces aimables ouvrages de sa création. » ( Ma chambre, en cet instant, était pleine de roses et d’œillets.)

« Vous devez aussi le remercier du talent qu’il vous a accordé de chanter ses louanges. Votre voix à l’église est la plus pure et la plus ferme. »

— « Je n’en doute pas. »

— « Mon frère, vous répondez au hasard. »

— « Précisément comme je sens ; mais n’y faites pas attention. »

— « Voulez-vous faire un tour au jardin ? »

— « Si cela vous plaît. »

— « Ou bien voulez-vous chercher de la consolation en causant un moment avec le supérieur ? »

— « Je ne demande pas mieux. »

— « Pourquoi parlez-vous avec tant d’apathie. L’odeur de ces fleurs et les consolations du supérieur vous sont-elles également indifférentes ? »

— « Je le crois. »

— « Pourquoi ? »

— « Parce qu’il faut que je sois un moine. »

— « Ne prononcerez-vous donc jamais autre chose, mon frère, que cette phrase qui ressemble aux discours d’un esprit en délire ? »

— « Imaginez-vous donc que je suis égaré, stupide… tout ce qu’il vous plaira… car vous savez qu’il faut que je sois un moine. »

À compter de cette soirée, je fus moins libre : on ne me permit plus de me promener, de causer avec les pensionnaires ou les novices ; une table séparée était dressée pour moi dans le réfectoire. À l’office, les siéges les plus proches du mien étaient vacans. Ma cellule était cependant toujours ornée de fleurs et d’estampes. On plaçait sur ma table les bijoux les plus artistement travaillés. Je ne m’aperçus pas que l’on me traitait comme un homme dont la raison était aliénée, et pourtant ces expressions que je répétais si follement pouvaient bien justifier un pareil soupçon.

Le directeur venait souvent me voir, et m’examinait avec le plus grand soin. D’un autre côté, des consultations sans fin se tenaient au palais de Monçada, pour savoir si mon esprit était assez net pour me permettre de prononcer les vœux. Le supérieur prenait à cet égard mon parti avec une fermeté inconcevable. Il laissait continuer le tumulte pour augmenter son importance ; mais il avait décidé, quelque chose qui arrivât, que rien ne m’empêcherait de faire profession. J’ignorais tout ceci ; aussi ma surprise fut grande quand, la veille du jour où devait expirer mon noviciat, on m’appela le soir au parloir. J’avais rempli mes exercices religieux avec régularité, je n’avais essuyé aucun reproche de la part du maître des novices, et je n’étais nullement préparé à la scène qui m’attendait.

Je trouvai rassemblés au parloir mon père, ma mère, le directeur et quelques autres personnes que je ne reconnus pas. Je m’avançai d’un pas égal et avec un regard calme. Je crois que j’étais aussi maître de ma raison qu’aucun des assistans, le supérieur me prenant par le bras, me fit faire le tour de la salle, disant : « Vous voyez. »

Je l’interrompis. « Monsieur, que veut dire ceci ? »

Il ne répondit qu’en mettant les doigts sur la bouche. Il me pria ensuite de montrer mes dessins. Je les apportai ; et, posant un genou en terre, je les présentai d’abord à ma mère, puis à mon père : c’étaient des croquis, et ils représentaient des monastères et des prisons. Ma mère détourna les yeux, et mon père dit en les repoussant : « Je n’ai pas de goût pour ces choses-là. »

« Mais vous aimez sans doute la musique, » dit le supérieur, « Il faut que vous l’entendiez. »

Il y avait un petit orgue dans la chambre à côté du parloir. Ma mère n’y put être admise, mais mon père nous suivit pour m’entendre. Je choisis involontairement un air du Sacrifice de Jephté. Mon père s’en émut et me pria de cesser. Le supérieur s’imagina que cette émotion était un triomphe pour son parti. Jusqu’à ce moment je n’avais pas cru que je pusse être l’objet d’un parti dans le couvent. Voici ce qui en était : Le supérieur, résolu de faire de moi un jésuite, croyait son honneur engagé à prouver que ma raison était saine. Les moines de leur côté désiraient un exorcisme, un auto-da-fé ou quelque autre bagatelle de ce genre, non par méchanceté, mais pour varier la monotonie de leur vie ; c’est pourquoi ils auraient voulu que je fusse ou que je parusse fou ou possédé. Leurs vœux ne furent pas accomplis. Je me conduisis de la manière la plus raisonnable, et le lendemain fut le jour fixé pour faire mes vœux.

Le lendemain ! oh ! que ne puis-je décrire cette journée ! mais je sens que cela m’est impossible. La profonde stupeur dans laquelle j’étais plongé m’empêchait de faire attention à des choses qui auraient frappé le spectateur le plus désintéressé. J’étais si absorbé que, quoique je me rappelle des faits, je ne saurais donner la moindre idée des sensations qu’ils excitèrent en moi. Trois fois, pendant le cours de la nuit, je fus réveillé par le supérieur qui venait me faire part qu’il macérait sa chair au pied des autels à mon intention. La dernière fois, impatienté, je m’écriai : « Qu’on me laisse tranquille ; on permet du moins aux criminels de dormir la veille de leur supplice. » Le supérieur s’éloigna de ma porte en frémissant, et n’y revint plus.

L’aurore parut. Je savais ce qu’elle me préparait. Je voyais en imagination la scène qui allait avoir lieu. Tout-à-coup mes idées changèrent : je sentis en moi le plus formidable mélange de malignité, de désespoir et de puissance. Des éclairs semblaient partir de mes yeux pendant que je réfléchissais. Je pouvais en un instant faire changer de place aux sacrificateurs et à la victime. On vint m’habiller. Je fis part à ceux qui me paraient de l’idée épouvantable qui m’était venue, et, en la répétant, je fis un grand éclat de rire. Ce rire les effraya ; ils se retirèrent, et allèrent communiquer au supérieur l’état où ils m’avaient trouvé.

Celui-ci arriva dans mon appartement, et je vis à son entrée qu’il n’était pas moins effrayé qu’eux.

« Mon fils, qu’est-ce que tout ceci signifie ? »

— « Rien, mon père, rien qu’une pensée qui m’avait soudain frappé. »

— « Nous discuterons ce point une autre fois, mon fils ; pour le présent… »

— « Pour le présent, » répétai-je avec un autre éclat de rire qui sans doute déchira les oreilles du supérieur, « pour le présent, je n’ai qu’une alternative à proposer : que mon père ou mon frère prennent ma place, voilà tout. Je ne veux pas être un moine. »

À ces mots, le supérieur se mit à marcher dans ma cellule avec toute l’apparence du désespoir. Je le suivis en répétant des injures et des blasphêmes qui dûrent le glacer d’horreur. Ce fut en vain qu’il me représenta que tout était arrangé, que j’avais achevé mon noviciat, que tout Madrid était assemblé pour me voir prononcer mes vœux ; ses raisonnemens ni ses supplications ne purent m’émouvoir. Les argumens mêmes qu’il tira de la religion furent sans effet, ou plutôt ils ne servirent qu’à m’aigrir. Notre conversation fut très-longue, et quand j’y réfléchis, je ne saurais encore aujourd’hui m’expliquer comment je pus avoir la force de prononcer toutes les horreurs qui sortaient de ma bouche. À toutes mes invectives, le supérieur répondait avec le calme le plus parfait. Enfin, quand je crus l’avoir poussé à bout, il garda pendant quelques instans le silence, et me dit ensuite :

« Mon fils, vous vous êtes révolté contre Dieu ; vous avez résisté à sa volonté, vous avez profané son sanctuaire et insulté son ministre. En son nom et dans le mien, je vous pardonne tout ce que vous avez fait. Jugez de la différence de nos systèmes par la différence de leurs effets sur nous. Vous insultez, vous diffamez, vous accusez ; je bénis et je pardonne. Mais j’abandonne une question que vous n’êtes pas maintenant en état de traiter, et je ne ferai plus usage que d’un seul argument. Si celui-là ne vous décide pas, je ne m’opposerai plus à vos désirs, je ne vous presserai plus de prostituer un sacrifice qui serait méprisé des hommes et dédaigné de Dieu. Je dis plus, je ferai ce qui dépendra de moi pour combler ces désirs qui sont désormais les miens. »

À ces mots si pleins de douceur et de sincérité, j’allais me jeter à ses pieds ; mais la crainte et l’expérience me retinrent ; je me contentai de le saluer.

« Promettez-moi seulement d’attendre avec patience que je vous aie offert ce dernier argument. Du reste, je vous préviens, qu’il réussisse ou non, j’y mets peu d’intérêt et moins encore de souci. »

Je promis, et le supérieur sortit. Il revint au bout de quelques instans : son air était un peu plus troublé, et je voyais qu’il faisait des efforts pour se calmer. Il était ému ; mais je ne pouvais distinguer si c’était pour lui-même ou pour moi. Il entr’ouvrit la porte, et ses premières paroles m’étonnèrent.

« Mon fils, vous connaissez bien l’histoire classique. »

— « Oui, mon père. Mais qu’est-ce que l’histoire a de commun avec ma position ? »

— « Vous vous rappelez sans doute le trait remarquable d’un général romain, qui, après avoir repoussé le peuple, les sénateurs, les prêtres ; après avoir foulé aux pieds les lois, outragé la religion… se laissa enfin émouvoir par la nature, et qui céda lorsque sa mère se prosterna devant lui en s’écriant : « Mon fils, pour vous rendre à Rome, il faudra passer sur le corps de celle qui vous porta dans son sein. »

— « Je sais tout cela. Mais à quoi cela tend-il ? »

— « À ceci, » s’écria-t-il en ouvrant la porte et en ajoutant : « Soyez, si vous le pouvez, plus inflexible qu’un payen. »

Je m’avançai : quelle fut mon horreur en apercevant ma mère prosternée devant le seuil, le visage contre terre. Elle me dit d’une voix étouffée :

« Approchez… rompez vos vœux… mais vous ne vous élancerez au parjure que sur le corps de votre mère. »

Je voulus la soulever ; mais elle s’attachait à la terre, en répétant sans cesse les mêmes paroles. Son magnifique costume qui couvrait le carreau de diamans et de velours, contrastait avec l’humilité de sa position et avec le désespoir qu’exprimaient ses yeux chaque fois qu’elle les levait pour me regarder. Éperdu d’horreur et de chagrin, je tombai presque sans connaissance dans les bras du supérieur, qui saisit ce moment pour me porter à l’église. Ma mère nous suivit. La cérémonie commença. Je fis vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, et au bout de quelques instans, mon sort fut irrévocablement fixé.

Après ce moment affreux, les jours se suivirent, les mois s’écoulèrent sans m’avoir laissé à peine un souvenir. J’ai sans doute éprouvé des émotions diverses ; mais il ne m’en reste pas plus de trace que la mer n’en conserve de ses flots. Mes sens et mon esprit étaient ensevelis dans une stupeur complète : c’était peut-être là l’état le plus convenable à l’existence monotone à laquelle j’étais condamné. Il est certain que je remplissais mes fonctions conventuelles avec une régularité qui ne donnait lieu à aucun blâme, mais aussi avec une apathie qui excluait tout éloge. Ma vie était comme une mer sans flux. La cloche qui nous appelait à l’office n’était pas plus exacte à sonner que je ne l’étais à obéir à la sommation. L’automate, construit d’après les principes du mécanisme le mieux combiné, et agissant avec une ponctualité presque miraculeuse, ne donne pas plus de motifs de plainte à l’artiste que je n’en donnais au supérieur et à la communauté. J’étais toujours le premier à ma place au chœur. Je ne recevais point de visites au parloir ; quand on me permettait de sortir, je refusais la permission. Si le couvent faisait pénitence, je la faisais avec lui ; si l’on accordait une récréation extraordinaire, je n’en profitais pas. Jamais je ne demandais à être dispensé des prières du matin ou du jeûne des vigiles. Je gardais le silence dans le réfectoire ; et quand je me promenais dans le jardin, j’étais toujours seul. Je ne pensais point, je ne sentais point, je ne vivais point, du moins si la vie consiste à se rendre compte de son existence et à agir d’après sa volonté.

Cette manière d’être paraissait si extraordinaire aux religieux du couvent, qu’ils renouvelèrent la vieille histoire de ma folie, et qu’ils résolurent d’en tirer parti. Au réfectoire, ils se parlaient à l’oreille ; ils se consultaient au jardin, secouaient la tête, me montraient du doigt, et finissaient, je crois, par se persuader que ce qu’ils pensaient était vrai. Ils crurent alors que leur conscience était intéressée à scruter cette affaire jusqu’au fond. Une députation, ayant à sa tête un vieux moine d’une grande influence et d’une haute réputation, se rendit auprès du supérieur. Elle lui fit part de ma distraction, de mes mouvemens mécaniques, de ma figure d’automate, des paroles privées de sens que je prononçais ; enfin elle peignit mon exactitude à remplir mes devoirs comme une parodie de la vie monastique dont je ne possédais aucunement l’esprit. Le supérieur écouta ce rapport avec beaucoup d’indifférence. Il avait promis à ma famille que je prononcerais mes vœux : il avait réussi ; tout le reste lui était parfaitement égal. Il défendit à ses religieux de se mêler davantage de cette affaire, s’en réservant désormais la connaissance à lui-même. Ils se retirèrent trompés dans leurs espérances ; mais ils s’engagèrent mutuellement à m’épier avec le plus grand soin ; c’est-à-dire à me harrasser, à me persécuter, à me tourmenter, jusqu’à ce que la folie qu’ils avaient cru voir en moi fût devenue véritable.

À compter de ce moment tout ne fut que conspirations et combinaisons dans le couvent. Chaque fois que l’on m’entendait approcher on fermait les portes, on se parlait à l’oreille, on toussait, on se faisait des signes, et quand j’étais plus près on changeait de conversation avec une affectation calculée. Tout cela ne produisit rien.

Cette première attaque ayant manqué, ils essayèrent une autre méthode. Ce fut de m’entraîner, s’il était possible, à prendre parti dans les discussions intérieures du couvent ; ils ne réussirent pas davantage. En attendant, la vie que je menais me devenait de plus en plus à charge et insupportable. J’étais né pour le monde, et il m’était impossible de m’habituer à la retraite. Les couvens peuvent avoir leur agrément pour ceux qui sont dégoûtés de la société ; mais il ne faudrait jamais y faire entrer personne de force. On leur fait courir les plus grands dangers. J’ai toujours été pieux, je le suis encore ; eh bien ! l’horreur que j’éprouvais pour la vie monastique, avait presque étouffé en moi mon amour inné pour la religion. Je me suis surpris dans des pensées dont je ne me serais jamais cru capable.

La chaleur avait été excessive cette année. Une maladie épidémique se déclara dans le couvent ; chaque jour on envoyait deux ou trois d’entre nous à l’infirmerie, et ceux qui n’avaient mérité que de légères pénitences, obtenaient, par manière de commutation, la permission de soigner les malades. Je fis ce que je pus pour être de ce nombre ; j’avais même résolu, s’il le fallait, de commettre avec intention quelque légère faute pour y parvenir. Oserais-je vous en avouer le motif, Monsieur ? Hélas ! je l’ignore moi-même, ou du moins je cherche à me le cacher. Je me disais que je voulais voir des hommes dépouillés du déguisement du couvent, et forcés à être sincères par les souffrances de la maladie et les approches de la mort ; mais je ne sais si un motif plus criminel encore ne se joignait pas à celui-là dans mon cœur. J’étais tellement malheureux, que je n’aurais pas été fâché de gagner l’épidémie, dans l’espoir de terminer ma vie, qui n’était pour moi qu’un état de gêne et de douleur.

Un soir je venais d’assister à la mort d’un de nos frères, et, à mon grand regret, je n’avais rien découvert qui dût me faire penser qu’il y avait eu de l’hypocrisie dans l’amour qu’il avait toujours témoigné pour la retraite. Je descendis au jardin, quoiqu’il fît déjà nuit ; mais cette indulgence, nécessaire pour la santé, était accordée à tous ceux qui prenaient soin des malades. J’étais toujours prêt à profiter de cette permission. Le jardin, éclairé par la lumière douce et égale de la lune, l’innocence des cieux, la main de Dieu empreinte sur leur voûte, étaient à la fois pour moi un reproche et une consolation. J’essayai de réfléchir, de sentir ; mes efforts furent inutiles. C’est peut-être dans ce silence de l’âme, dans cette suspension de la voix bruyante des passions, que nous sommes le mieux préparés à entendre la voix de Dieu. Je tombai à genoux ; jamais je ne m’étais senti aussi disposé à la prière. Tout-à-coup je crus que l’on me touchait la robe. Je tremblai, comme si l’on m’eût surpris commettant une faute. Je me levai précipitamment, et je vis devant moi une personne que je ne reconnus pas d’abord, à cause de l’obscurité, et qui me dit, d’une voix faible et mal assurée : « Lisez ceci. » La personne me remit un papier dans la main, et continua : « Je l’ai gardé cousu dans mon habit pendant quatre fois vingt-quatre heures. Je vous ai guetté jour et nuit. Voici la première occasion qui s’est présentée pour vous parler ; vous étiez tantôt dans votre cellule, tantôt au chœur, tantôt dans l’infirmerie. Quand vous aurez lu ce papier, déchirez-le sur-le-champ, et jetez-en les morceaux dans la fontaine, ou plutôt, avalez-les… Adieu ! j’ai tout risqué pour vous. »

En disant ces mots il disparut, et je le reconnus : c’était le portier du couvent. Je compris fort bien le risque qu’il devait avoir couru pour me remettre ce papier, car la règle du couvent exigeait que toutes les lettres adressées aux pensionnaires, aux novices ou aux religieux, ou écrites par eux, devaient d’abord être remises au supérieur, et je n’ai jamais vu enfreindre cette règle dans aucune occasion.

La lune donnait assez de lumière pour que je pusse lire. Je commençai donc, pendant qu’une espérance vague, qui n’avait ni base ni objet, faisait palpiter mon cœur. Voici ce que contenait ce papier. Quoique je le détruisisse après l’avoir lu, ainsi qu’on me l’avait recommandé, il fit tant d’impression sur moi, que je trouvai moyen, quelque temps après, de le récrire tout entier de mémoire.