Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (1p. 194-213).


CHAPITRE VI.



Après cette exclamation, Melmoth garda pendant quelques heures un profond silence. Sa mémoire revenait graduellement ; ses sens retrouvaient leur assiette ; sa raison reprenait son empire.

« Maintenant je me souviens de tout, » s’écria-t-il en se mettant sur son séant avec une véhémence soudaine qui effraya sa vieille garde : car elle croyait déjà que son délire allait le reprendre. Mais s’étant approchée de son lit, la chandelle d’une main, tandis que de l’autre elle se couvrait soigneusement les yeux, afin que la lumière tombât en plein sur les traits du malade, elle vit briller dans ses regards le feu de la raison. Tous ses mouvemens indiquaient le retour parfait de la santé. Il demanda vivement comment il avait été sauvé ; comment la tempête s’était terminée ; si quelque personne de l’équipage avait survécu comme lui au naufrage. Quoiqu’on eût bien recommandé à la gouvernante de ne pas souffrir qu’il parlât, ni même qu’il écoutât parler, elle ne put s’empêcher de répondre à ses questions réitérées. Depuis plusieurs jours déjà elle suivait ponctuellement l’ordonnance : c’était tout ce qu’on pouvait raisonnablement exiger d’elle.

Elle commença donc sa narration, qui servit du moins à endormir profondément Melmoth avant qu’elle fût à moitié terminée. Il avait écouté le commencement avec beaucoup d’attention ; mais sa respiration prolongée fit bientôt connaître qu’il cédait à un assoupissement involontaire. Elle ne cessa pourtant pas de parler, et les images qu’elle dépeignait continuèrent pendant quelque temps à flotter vaguement devant ses yeux, sans qu’il pût néanmoins les comprendre ou les coordonner.

Le lendemain en se réveillant, il regarda autour de lui ; ses idées n’étaient pas encore bien nettes, mais il se rappelait cependant que la gouvernante lui avait parlé d’un étranger qui avait été sauvé du naufrage, qui se trouvait dans la maison et qui était encore très-souffrant et très-affaibli des meurtrissures qu’il avait reçues, de la frayeur et des fatigues qu’il avait éprouvées. Melmoth demanda instamment à le voir.

Les opinions des domestiques étaient partagées au sujet de cet étranger. Il était catholique, et cette circonstance parlait en sa faveur auprès d’eux. Son premier mouvement, en recouvrant la raison, avait été de demander un prêtre catholique et de remercier le ciel de ce qu’il se trouvait dans un pays où il pouvait jouir des secours de la religion. Jusque-là tout allait bien ; mais il montrait une hauteur mystérieuse et une réserve qui repoussaient l’officieuse indiscrétion de ceux qui le servaient. Il se parlait souvent à lui-même dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Ils avaient espéré que l’ecclésiastique leur donnerait quelque éclaircissement à ce sujet ; mais celui-ci, après avoir écouté pendant assez long-temps à la porte, déclara que la langue que l’étranger parlait n’était pas le latin, et quand il l’eut entretenu, il refusa de leur dire quelle était cette langue, et leur défendit même de témoigner à cet égard la moindre curiosité. Cette explication fut loin de les satisfaire, et ils décidèrent en outre que, puisque l’étranger parlait couramment l’anglais, il n’avait pas le droit de les inquiéter par ces sons inconnus, qui souvent pleins d’énergie, semblaient ne devoir servir qu’à évoquer quelque être invisible.

« Il demande tout ce dont il a besoin en anglais, » dit la gouvernante ; « il dit en anglais qu’il lui faut de la chandelle, il dit aussi en anglais qu’il a envie de se coucher ; et pourquoi diantre ne peut-il pas tout faire en anglais ? Il adresse aussi en anglais sa prière à ce portrait qu’il tire sans cesse de sa poitrine, et cependant je suis sûre que ce n’est pas celui d’un saint : car je l’ai entrevu ; c’est bien plutôt celui du diable, Dieu me préserve ! »

Toutes ces étranges rumeurs et mille autres encore étaient sans cesse rapportées à Melmoth qui en était tout-à-fait étourdi. Enfin, ayant appris que l’ecclésiastique venait chaque jour voir l’étranger, il demanda si le père Fay était dans la maison. « S’il y est, je veux le voir. » Le père Fay ne tarda pas à se rendre auprès de lui. C’était un ecclésiastique grave et respecté même de ceux qui n’étaient pas de sa communion. Quand il entra dans la chambre de Melmoth, celui-ci souriait encore du vain bavardage de ses domestiques.

« Je vous remercie, Monsieur, » dit-il, « de vos attentions pour l’infortuné gentilhomme qui se trouve, m’a-t-on dit, chez moi. »

— « Je n’ai fait que remplir mon devoir. »

— « Est-il vrai qu’il parle parfois une langue étrangère ? »

L’ecclésiastique répondit affirmativement.

« Savez-vous quel est son pays ? »

« Il est Espagnol, » dit le prêtre, et cette réponse si simple ne laissa aucun doute à Melmoth ; il vit qu’il n’y avait dans tout cela d’autre mystère que celui que ses domestiques, dans leur folie, avaient eux-mêmes créé.

L’ecclésiastique raconta pour lors à Melmoth les détails du naufrage. Le navire était un vaisseau marchand anglais, destiné à Wexford ou à Waterford, et qui, poussé par le vent sur la côte de Wicklow, y avait échoué sur des rochers à fleur d’eau dans la nuit du 19 octobre, et pendant la grande obscurité causée par la tempête. L’équipage, les passagers, tout avait péri excepté ce seul Espagnol. Une chose digne de remarque était que cet étranger avait sauvé la vie de Melmoth. Pendant qu’il s’efforçait d’atteindre le rivage à la nage, il avait vu celui-ci tomber du rocher qu’il gravissait, et quoique ses forces fussent à peu près épuisées, il en avait recueilli le peu qui lui restait pour sauver une personne qui, à ce qu’il jugeait, ne devait qu’à son humanité le danger où il avait été entraîné. Ses efforts réussirent, quoique Melmoth ne s’en aperçût pas, et le matin on les trouva sur la grève, enlacés dans les bras l’un de l’autre ; mais tous deux roides et sans connaissance. Quand on voulut les séparer, ils donnèrent quelques signes de vie, et l’étranger fut transporté à la maison de Melmoth.

« Vous lui devez la vie, » dit le prêtre quand il eut fini de parler.

« Je vais à l’instant même l’en remercier, » répondit Melmoth. Tandis qu’on l’aidait à sortir de son lit, la vieille femme lui dit à l’oreille avec un effroi qui n’était que trop visible :

« Au nom du Ciel, ne lui dites pas que vous êtes un Melmoth. Quelqu’un ayant par hasard prononcé ce nom devant lui l’autre soir, il s’est mis à battre la campagne comme un fou. »

Melmoth se rappela douloureusement, à ces mots, quelques passages du manuscrit ; mais il fit un effort sur lui-même, et se rendit à la chambre de l’étranger.

L’Espagnol était un homme d’environ trente ans, d’une belle figure et de manières prévenantes. À la gravité ordinaire à ceux de sa nation, il joignait une teinte particulière de mélancolie. Il parlait l’anglais couramment, et Melmoth lui en ayant fait l’observation, il répondit en soupirant qu’il l’avait appris à une pénible école. Melmoth changea pour lors de discours, et lui témoigna sa reconnaissance de ce qu’il lui avait sauvé les jours.

« Seigneur, épargnez-moi, » dit l’Espagnol, « si la vie ne vous était pas plus précieuse qu’à moi, elle ne serait pas digne de vos regrets. »

« Vous avez cependant fait des efforts pour vous sauver, observa Melmoth. »

« C’était par instinct, » dit l’Espagnol.

« Vous en avez fait autant pour moi, » reprit Melmoth.

« C’était aussi de l’instinct, dans le premier moment, » répliqua l’Espagnol ; puis reprenant sa grave politesse, il ajouta : « je ferais mieux de l’attribuer à l’influence de mon bon génie. Je suis étranger dans ce pays, et j’aurais été bien malheureux si je n’eusse trouvé un asile sous votre toit. »

Melmoth crut remarquer qu’il parlait avec difficulté, et il avoua en effet, quelques instans après, que, quoiqu’il ne fût pas blessé, il avait éprouvé tant de fatigue, il s’était fait tant de contusions, qu’il avait presque perdu l’usage de ses membres, et qu’il respirait péniblement. Après avoir achevé la relation de ses souffrances pendant le naufrage et durant ses efforts pour gagner le rivage, il s’écria en espagnol :

« Ô mon Dieu ! pourquoi Jonas s’est-il sauvé quand l’équipage a péri ? »

Melmoth, croyant qu’il allait se livrer à quelque devoir de piété, voulut se retirer ; mais l’Espagnol le retint en lui disant :

« Seigneur, j’apprends que votre nom est… » Il fit une pause, frémit, et puis, avec un effort qui ressemblait à une convulsion, il prononça le nom de Melmoth.

— « Mon nom est en effet Melmoth. »

— « Avez-vous eu un ancêtre à une époque très-reculée, dont peut-être il ne vous reste plus de tradition ?… Mais il est inutile de le demander… »

Ici l’Espagnol se couvrit le visage de ses deux mains, et poussa un long gémissement. Melmoth l’écoutait avec une curiosité mêlée d’effroi.

— « Peut-être que si vous vouliez poursuivre je serais en état de vous répondre. Continuez donc, Seigneur. »

« Avez-vous eu, » reprit l’Espagnol en parlant rapidement, quoique avec effort, « un parent qui ait visité l’Espagne il y a environ cent quarante ans ? »

— « Je crois… oui… je crains d’en avoir eu. »

— « Cela suffit, Seigneur ; laissez-moi… demain peut-être… laissez-moi de grâce pour aujourd’hui. »

« Il m’est impossible de vous quitter maintenant, » dit Melmoth en le retenant dans ses bras comme il allait tomber à terre. Il n’était pas insensible, car ses yeux roulaient avec une expression terrible, et il s’efforçait de parler. Ils étaient seuls. Melmoth n’osant l’abandonner demanda de l’eau, et quand il voulut ouvrir son gilet pour faciliter sa respiration, il trouva sur son cœur une petite miniature. Dès qu’il eut touché ce portrait, l’étranger revint à lui comme par enchantement. Il le saisit d’une main froide comme la mort, et murmura d’une voix rauque mais touchante : « Qu’avez-vous fait ? » Il chercha le ruban auquel ce portrait était suspendu, et dès qu’il se fut tranquillisé au sujet de son trésor, il se tourna vers Melmoth, et dit avec un calme effrayant : « Vous savez donc tout ? »

« Je ne sais rien, » dit Melmoth en balbutiant.

L’Espagnol se releva, et se dégageant des bras de Melmoth qui le soutenait, il s’approcha vivement, mais en chancelant, des lumières, exposa à ses regards le portrait qu’il tenait : c’était celui de cet être extraordinaire. Grossièrement peint, on y reconnaissait le pinceau d’un amateur ; mais la ressemblance était d’une fidélité surprenante.

« Votre ancêtre… était-il… l’original de ce portrait ?… Êtes-vous un de ses descendans ?… Êtes-vous le dépositaire de ce terrible secret qui… ? »

Il tomba à nouveau sur le plancher, agité d’affreuses convulsions, et Melmoth qui, dans l’état de faiblesse où il se trouvait lui-même, ne pouvait supporter une pareille scène, fut ramené dans son appartement.

Il ne revit son hôte qu’au bout de plusieurs jours. Celui-ci était plus calme, et il conserva sa tranquillité jusqu’à ce qu’il se rappelât qu’il devait à Melmoth quelques excuses de la singulière émotion qu’il avait témoignée à leur première entrevue. Il commença en hésitant,… s’arrêta, et paraissait chercher vainement à mettre de l’ordre dans ses idées ou plutôt dans son langage ; mais il était si évident que les efforts qu’il faisait ne servaient qu’à renouveler son émotion, que Melmoth crut devoir les lui éviter, et changea de conversation. Celle qu’il choisit fut la plus malheureuse qu’il eût pu imaginer. Il lui demanda le motif de son voyage en Irlande. Après une longue pause, l’Espagnol lui dit :

« Il y a peu de jours, Seigneur, que je ne pensais pas qu’il existât un mortel dont le pouvoir allât jusqu’à me forcer à dévoiler ce motif. Je le croyais aussi impossible à communiquer que difficile à croire. Il me semblait que j’étais seul sur la terre, sans espoir et sans consolation. Il est étrange qu’un accident m’ait conduit chez le seul individu de qui je puis attendre l’un et l’autre, et qui pourra peut-être faciliter pour moi le développement des circonstances qui m’ont placé dans une situation si extraordinaire. »

Cet exorde, prononcé avec une gravité solennelle, fit beaucoup d’effet sur Melmoth. Il s’assit et se préparait à l’écouter. Déjà l’Espagnol avait commencé à parler, quand, après un peu d’hésitation, il arracha le portrait de son cou, et le jetant par terre, il l’écrasa sous ses pieds, avec une vivacité tout-à-fait méridionale, puis il s’écria :

« Démon ! démon ! tu m’étrangles ! » Quand l’exécution fut faite, il dit : « Maintenant je suis plus tranquille. »

La chambre dans laquelle ils étaient assis était basse et mal meublée. La soirée était orageuse, et le vent faisait crier les fenêtres et les portes. Pendant la longue pause que fit l’Espagnol avant de commencer sa narration, Melmoth se sentit profondément agité ; son cœur battait. Il se leva et voulut, par un signe de la main, l’empêcher de parler. L’étranger, regardant au contraire ce signe comme une marque de son impatience, prit la parole en ces termes.