Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (1p. 113-172).


CHAPITRE IV.



Après quelques pages effacées ou illisibles, le manuscrit devint plus distinct, et Melmoth continua à lire, sans néanmoins se rendre compte de ce que cette histoire pouvait avoir de commun avec son ancêtre, qu’il reconnut pourtant sous le titre de l’Anglais. La suite diminua son étonnement, en ajoutant à sa curiosité. Il paraît que Stanton était venu en Angleterre ; voici comment s’exprimait à ce sujet le manuscrit :

 

Vers l’année 1677, Stanton était à Londres ; son esprit, toujours occupé de son mystérieux compatriote. Les méditations continuelles auxquelles il se livrait avaient singulièrement changé sa personne ; sa marche était celle que Salluste prête à Catilina ; son œil était celui d’un conspirateur. Tantôt il se disait : « Oh ! si je pouvais retrouver cet être que je n’ose appeler un homme ! » L’instant d’après il ajoutait : « Et quand je le retrouverais ! »

On s’étonnera peut-être que son âme étant dans une pareille situation, il pût trouver du plaisir à suivre constammant les amusemens publics. Mais il faut se rappeler que quand une forte passion nous dévore, nous sentons plus que jamais la nécessité de quelque excitant hors de nous-mêmes. Le besoin que nous avons du monde pour en obtenir un soulagement passager, augmente dans une proportion directe de notre mépris pour ce monde et pour ses œuvres.

Stanton fréquentait donc les spectacles, qui, à cette époque, étaient faits pour fermer la bouche à tous ceux qui déclament follement contre la dépravation progressive des mœurs. Le vice se rencontre toujours à peu près dans la même proportion. Les seules choses qui changent d’une façon remarquable sont les coutumes, et à cet égard nous avons incontestablement l’avantage sur nos ancêtres. L’hypocrisie est, dit-on, un hommage que le vice offre à la vertu ; la décence est l’expression de cet hommage ; et si cela est vrai, nous devons avouer que le vice est devenu bien humble depuis quelque temps. Sous le règne de Charles II, il avait de l’ostentation, de la splendeur, il ne cherchait point à se cacher. Il suffit de prendre les spectacles pour exemples.

À la porte de la salle on voyait, d’un côté, les domestiques d’un seigneur de la cour, cachant des armes sous leurs manteaux, et prêts à enlever une actrice célèbre au moment où elle entrerait dans sa chaise à porteurs pour retourner chez elle[1], et de l’autre le remise d’une femme aux grands airs, dans lequel la maîtresse attendait l’acteur à la mode, pour aller faire après le spectacle le tour du parc avec lui[2]. Les loges étaient remplies de femmes mises avec peu de décence, et qui, quoiqu’elles eussent envoyé d’avance leurs maris ou leurs frères pour savoir si la pièce n’était pas trop grossière pour leur permettre d’y assister, étaient cependant souvent obligées de se cacher la figure de leurs larges éventails. Derrière ces dames on voyait deux espèces d’hommes. Les uns étaient connus sous le nom d’hommes d’esprit et de plaisir. On les reconnaissait à leurs larges cravattes de dentelle de Flandre, barbouillées de tabac, aux bagues de diamans dont leurs doigts étaient ornés, à leurs grandes perruques mal peignées, enfin à leur voix haute et insolente ; les autres, qui étaient les chevaliers servans des dames, portaient des gants garnis de franges, parlaient du ton le plus mielleux, et traitaient les femmes tantôt en déesses, tantôt en prostituées.

Il est inutile de peindre le parterre et les galeries composées à peu près des mêmes élémens que de nos jours. Stanton regardait tout sans prendre intérêt à rien.

Un jour il était allé voir représenter la tragédie d’Alexandre. Il s’y trouvait assez d’absurdités pour exciter l’humeur d’un spectateur savant ou même simplement raisonnable. Il y avait des héros grecs avec des rosettes à leurs souliers, des plumes à leurs chapeaux, et des perruques qui leur descendaient jusqu’aux hanches ; il y avait aussi des princesses perses en grands corsets et en cheveux poudrés. Mais il y avait un point sur lequel du moins l’illusion de la scène était complète ; car les héroïnes étaient rivales dans le monde comme sur le théâtre. L’actrice qui jouait Roxane avait eu avec celle qui représentait Statira, une querelle très-vive le soir même au foyer. Roxane étouffa sa colère jusqu’au cinquième acte, quand au moment de poignarder Statira, elle lui porta un coup qui perça son corset et lui fit une blessure profonde, quoique peu dangereuse[3]. Statira s’évanouit, la représentation fut interrompue, et dans la rumeur que cet incident occasiona, tous les spectateurs se levèrent. Stanton était du nombre. Ce fut dans ce moment qu’il aperçut sur un banc du parterre et non loin de lui, l’objet de sa recherche, l’Anglais qu’il avait rencontré dans les plaines de Valence, et qu’il croyait être le même dont parlait la narration extraordinaire qu’on lui avait faite dans ce pays.

Il était debout ; il n’y avait rien de remarquable dans son extérieur, mais l’expression de ses yeux était telle qu’on ne pouvait s’y méprendre ou l’oublier. Le cœur de Stanton palpita avec violence, un nuage couvrit ses yeux ; il éprouvait un malaise universel et inexplicable, accompagné d’une sueur froide qui découlait de tous ses pores ; tout enfin annonçait que

Avant qu’il se fût entièrement remis, une musique douce, solennelle, délicieuse, se fit entendre autour de lui, et se renforça graduellement, au point qu’elle semblait remplir toute la salle. Surpris, enchanté, il demanda aux personnes qui l’entouraient d’où pouvaient provenir ces sons divins. Les réponses qu’il reçut lui démontrèrent qu’on croyait son esprit égaré, et cette supposition était assez naturelle, vu le changement qui s’était opéré dans sa manière d’être. Il se rappela pour lors ce qu’on lui avait dit en Espagne des sons harmonieux que les jeunes époux avaient entendus la nuit même de leur mort. « Suis-je donc destiné à être à mon tour la victime ? » se dit intérieurement Stanton, « Et cette musique céleste qui semble nous préparer au séjour du bonheur éternel n’a-t-elle donc pour but que de nous annoncer la présence d’un démon incarné qui se rit des âmes pieuses ; et, en les entourant de sons divins, les destine aux flammes de l’enfer ? » Il est assez singulier que dans le moment où son imagination était parvenue à la plus grande exaltation, où l’objet qu’il poursuivait depuis si long-temps en vain se trouvait pour ainsi dire à sa disposition, où cet esprit, contre lequel il avait lutté dans les ténèbres, était sur le point de déclarer son nom, il est singulier, disons-nous, qu’alors même Stanton commença à sentir en quelque sorte la futilité de ses recherches. Le sentiment qui avait occupé son âme si constamment, qu’il était enfin devenu pour lui une espèce de devoir, ne lui paraissait plus qu’une vaine curiosité ; mais y a-t-il une passion plus insatiable, et qui sache mieux donner à tous ses désirs, à toutes ses bizarreries, une sorte de grandeur romanesque ? La curiosité ressemble à quelques égards à l’amour, qui fait toujours capituler l’objet avec le sentiment : pourvu que celui-ci ait une énergie suffisante, il importe peu que l’autre soit nul ou méprisable. Un enfant aurait pu sourire à l’émotion que Stanton témoignait à la vue accidentelle d’un étranger ; mais un homme, livré à toute la force de ses passions, n’aurait pu considérer sans frémir l’agitation affreuse qu’il déployait en voyant approcher avec une promptitude soudaine et irrésistible la crise de sa destinée.

Quand le spectacle fut terminé, Stanton resta pendant quelques instans dans les rues devenues désertes. Il faisait un beau clair de lune, et il vit distinctement devant lui une personne dont l’ombre se projetait en travers de la rue, et qui lui parut d’une taille gigantesque. Il était depuis si long-temps accoutumé à combattre les fantômes de son imagination, qu’il avait fini par prendre une espèce de plaisir opiniâtre à les vaincre. Il s’approcha de l’objet qui frappait sa vue, et ne tarda pas à découvrir que l’ombre seule s’était allongée : ce personnage était un homme d’une taille ordinaire, et dans lequel Stanton reconnut l’être mystérieux qu’il cherchait : celui qu’il avait vu un instant à Valence, et qu’après quatre ans, il avait enfin retrouvé au spectacle
 

— « Vous me cherchiez ? »

— « Je l’avoue. »

— « Avez-vous quelques questions à me faire ? »

— « Beaucoup. »

— « Parlez. »

— « Le lieu n’est pas convenable. »

— « Que dites-vous ? Ignorez-vous que je suis indépendant des temps et des lieux ? Parlez, si vous avez quelque chose à demander ou à apprendre. »

— « J’ai bien des choses à demander, mais rien, du moins je l’espère, à apprendre de vous. »

— « Vous êtes dans l’erreur ; mais vous serez détrompé la première fois que nous nous reverrons. »

— « Quand cela sera-t-il ? » s’écria Stanton en lui saisissant le bras, « Nommez votre heure et votre lieu. »

L’étranger, avec un sourire affreux et incompréhensible, répondit : « L’heure sera celle de minuit, et le lieu… les murs dépouillés d’un hospice d’aliénés, où, en secouant vos chaînes, vous vous leverez de votre couche de paille pour me recevoir. Et malgré cela, vous jouirez, pour votre malédiction, d’une santé parfaite, et de toute l’intégrité de votre mémoire. Jusqu’à ce moment, ma voix résonnera sans cesse dans votre oreille, et chaque objet, vivant ou inanimé, réfléchira pour vous l’éclat de mes yeux. »

« Ce sont donc là les circonstances horribles au milieu desquelles nous devons nous réunir ? » dit Stanton en se cachant les yeux pour ne pas rencontrer les flammes que lançaient ceux de l’étranger.

« Jamais, » reprit celui-ci avec beaucoup de gravité, « jamais je n’abandonne mes amis dans le malheur. Quand ils sont plongés dans le plus profond abîme des calamités humaines, ils sont sûrs de recevoir ma visite. »

Ici le manuscrit offrait plusieurs pages, que le jeune Melmoth ne put déchiffrer. Quand l’écriture fut redevenue un peu plus nette, il retrouva Stanton quelques années après, dans la situation la plus déplorable. On lui avait toujours trouvé une tournure d’esprit un peu bizarre, ce qui, joint à ses discours perpétuels, au sujet de Melmoth, à ses courses pour le retrouver, à sa conduite étrange au théâtre et aux détails qu’il se plaisait à donner de leurs rencontres extraordinaires, détails dont il paraissait intimement convaincu, quoiqu’il ne pût faire partager à personne sa conviction, suggérèrent à quelques gens prudens l’idée que son esprit était dérangé. Il est probable que la méchanceté y eut presque autant de part que la prudence. La Rochefoucauld dit que nous éprouvons une sorte de plaisir dans le malheur de nos amis, et à plus forte raison dans celui de nos ennemis. Or, tout le monde étant l’ennemi d’un homme de génie, le bruit de la maladie de Stanton fut propagé avec une adresse infernale et un trop heureux succès.

Le plus proche parent de Stanton, homme sans fortune et sans principes, fut enchanté de ce qu’il apprenait. Un matin, il vint le voir accompagné d’un personnage dont l’extérieur était grave, mais un peu repoussant. Stanton était, comme à son ordinaire, inquiet et préoccupé. Après quelques instans de conversation, on lui proposa une promenade à la campagne, qui devait, disait-on, le rafraîchir et l’égayer. Stanton observa qu’ils trouveraient difficilement un fiacre, ces voitures étant rares à cette époque, et voulut aller par eau. Ceci ne cadrait pas avec les vues de son parent, qui feignit d’envoyer chercher une voiture, tandis qu’il y en avait une qui les attendait au coin de la rue. Stanton et ses deux compagnons y montèrent.

La voiture s’arrêta devant une maison située à environ deux milles de Londres.

« Venez, mon cousin, » dit le parent de Stanton, « venez voir une acquisition que j’ai faite. »

Stanton, toujours distrait, le suivit et traversa une petite cour pavée. L’autre personnage marchait derrière.

« Pour ne pas mentir, mon cousin, » dit Stanton, « votre choix me paraît étrange, cette maison a une apparence bien lugubre. »

« Soyez tranquille, mon cousin, » reprit l’autre, « je ferai en sorte que vous l’aimiez mieux quand vous y serez resté quelque temps. »

Quelques domestiques mal vêtus et à mines sinistres les attendaient à leur arrivée ; ils montèrent un escalier étroit qui conduisait à une chambre chétivement meublée.

« Attendez-moi ici, » dit le parent de Stanton à l’homme qui les avait accompagnés « pendant que je vais chercher de la société pour divertir mon cousin dans sa solitude. »

Ils restèrent seuls ; Stanton ne fit aucune attention à son compagnon ; mais, selon son usage, il saisit le premier livre qu’il trouva sous sa main, et se mit à lire. C’était un manuscrit. On en rencontrait plus souvent dans ce siècle-là que dans le nôtre.

Les premières lignes qui frappèrent ses yeux indiquaient clairement la situation d’esprit de l’auteur. C’était un grand faiseur de projets, et l’ouvrage était un mémoire sur le moyen de rebâtir la ville de Londres, après le grand incendie, avec les pierres que l’on ferait enlever des monumens druidiques du nord de l’Angleterre. Le manuscrit était orné de plusieurs dessins grotesques, et on lisait en marge ces mots, « J’aurais fait ces dessins avec plus de soin, mais on n’a pas voulu me donner de canif pour tailler ma plume. »

Stanton posa le cahier, et en prit un autre. Celui-ci paraissait avoir été écrit par un fanatique, du temps de la révolution. Ne rêvant que prosélytes, il voulait que l’on convertît de force l’ambassadeur turc, dans l’espoir qu’à son retour à Constantinople, il en ferait autant à tous les Musulmans. Entre les pages, on voyait des découpures représentant ces ambassadeurs ; elles étaient faites de la manière la plus ingénieuse. Les cheveux et la barbe étaient surtout d’une délicatesse extrême ; mais le mémoire se terminait par l’expression des regrets de l’écrivain, de ce qu’on lui avait ôté ses ciseaux. Il se consolait néanmoins en songeant que le soir il saisirait au passage un rayon de la lune, qu’il l’aiguiserait contre la ferrure de sa porte, et qu’il ferait ensuite des découpures merveilleuses.

Stanton continuait sa lecture, et il était toujours si distrait, qu’il ne se doutait pas qu’il puisât dans la bibliothèque d’un hôpital de fous ; qu’il ne songeait point au danger qu’il courait. Au bout de quelque temps, cependant, il regarde autour de lui, et il s’aperçut que son compagnon avait disparu. On n’avait pas alors de sonnettes. Il s’avança vers la porte ; elle était fermée à clef. Il appela à haute voix. En un instant ses paroles furent répétées par plusieurs échos, mais avec des tons si sauvages, si discordans, qu’il recula saisi d’une horreur involontaire.

Le jour avançait, et personne n’entrait chez lui. Il jeta pour lors ses regards sur la fenêtre ; et, pour la première fois, il vit qu’elle était grillée. Elle donnait sur la petite cour pavée où il n’y avait personne ; hélas ! quand même il aurait entrevu quelqu’un des habitans de la maison, il n’avait rien à espérer d’eux.

Stanton sentit son cœur défaillir ; il s’assit auprès de cette misérable fenêtre, et attendit avec impatience le nouveau jour.

Vers minuit, il se réveilla d’un état d’assoupissement, moitié sommeil, moitié défaillance, que la dureté de son siége et celle de la table contre laquelle il s’était appuyé, avait sans doute contribué à prolonger.

L’obscurité était complète. L’horreur de sa situation le frappa ; et dans le premier moment il crut vraiment que son esprit était égaré. Il s’approcha à tâtons de la porte qu’il secoua de toutes ses forces, en poussant les cris les plus affreux, mêlés d’ordres et de reproches. Les mêmes échos qu’il avait entendus le matin répétèrent ses cris. Les fous ont une malignité singulière, jointe à une grande finesse d’ouïe qui leur fait distinguer sur-le-champ la voix d’un étranger. Les cris que Stanton entendait de toutes parts semblaient être des réjouissances sauvages et infernales, occasionées par l’arrivée d’un nouvel habitant de cette demeure de l’infortune.

Il s’arrêta épuisé. Des pas bruyans retentirent dans le corridor. La porte s’ouvrit, et un homme d’une physionomie dure se présenta devant lui. Il distinguait de loin deux autres hommes dans le passage.

« Délivrez-moi, scélérat ! » s’écria Stanton.

— « Tout doux, mon beau Monsieur : pourquoi tout ce fracas ? »

— « Où suis-je ? »

— « Où vous devez être. »

— « Oserez-vous me retenir ? »

— « Oui, et j’oserai faire davantage. »

À ces mots le rustre appliqua aux épaules et au dos de Stanton de grands coups d’étrivières qui le firent tomber sur le carreau, avec des convulsions de rage et de douleur.

« Vous voyez bien maintenant que vous êtes où vous devez être, » ajouta le manant en faisant un signe avec les courroies qu’il tenait. « Prenez donc conseil d’un ami, et ne faites plus de bruit. Les gens sont là avec les chaînes ; ils les attacheront dans un clin d’œil, à moins que vous ne préfériez auparavant encore un petit régal de ma façon. »

Les deux hommes s’avancèrent effectivement, roulant des chaînes (on n’avait pas encore inventé les camisoles), et faisaient mine de vouloir les attacher : le bruit qu’elles faisaient sur le pavé glaça Stanton d’effroi ; mais cet effroi même lui devint utile. Il eut assez de présence d’esprit pour convenir qu’il était malade, et pour implorer l’indulgence de son cruel gardien en promettant de se soumettre désormais à ses ordres. Celui-ci se laissa apaiser et sortit.

Stanton rassembla tout son courage pour l’affreuse nuit qu’il avait à passer. Il prévoyait tout ce qu’il aurait à souffrir, et se prépara à le supporter. Après avoir long-temps délibéré, avec un esprit agité, sur la conduite qu’il devait tenir, il jugea que ce qu’il y avait de mieux à faire était de conserver la même apparence de soumission et de tranquillité, dans l’espoir qu’avec le temps il pourrait se rendre favorables les misérables dans les mains desquels il se trouvait, ou bien se procurer un peu plus de liberté, et trouver par là le moyen de faciliter un jour sa fuite. Quand il eut pris cette résolution, il frissonna en songeant que cette prudence n’était peut-être que la malice ordinaire à une folie commençante, ou le résultat des habitudes horribles du lieu où il se trouvait.

Il eut, dès la nuit même, l’occasion de mettre sa résolution à l’épreuve. Ses deux voisins ne lui laissèrent guère le moyen de reposer : l’un était un tisserand puritain, qui était devenu fou à la suite d’un seul sermon du célèbre Hugues Peters. Pendant toute la journée, il ne cessa de répéter les cinq points ; et la nuit, ses visions devenant plus tristes, il se mit à jurer et à blasphémer de la manière la plus horrible. L’autre voisin de Stanton était un tailleur royaliste qui s’était ruiné en travaillant pour des cavaliers, mais qui n’avait pas pour cela changé de sentimens politiques. Une dispute s’éleva entre les deux fous, dont nous épargnons les détails à nos lecteurs, et qui, au milieu de sa tristesse, fit de temps en temps sourire Stanton. En attendant, la voix du prédicateur ne tarda pas, comme de raison, à noyer celle de son antagoniste. Dans son délire il répétait les phrases les plus incohérentes : celle qui suit revenait le plus souvent : « Londres brûle, » s’écriait-il de toute la force de ses poumons ; « elle brûle, et les flammes ont été attirées par ses habitans ; ils sont presque papistes ; ils sont sectaires d’Arminius, ils seront tous damnés : Londres brûle, au feu ! au feu ! »

Quelque éclatante que fût la voix de ce fou, elle n’était point à comparer à celle qui, d’une autre cellule, répéta ses derniers cris avec un accent qui fit trembler la maison. Cette voix était celle d’une malheureuse femme qui, dans le grand incendie de 1666, avait perdu son époux, ses enfans, toutes ses ressources, et par suite sa raison. Le seul mot de feu ne manquait jamais de lui rappeler sur-le-champ toute l’énormité de sa perte. Les cris de son voisin l’avait réveillée d’un sommeil inquiet, et elle se crut revenue à cette nuit horrible : c’était d’ailleurs le samedi, et l’on avait remarqué que ce soir-là son état paraissait toujours plus violent. Elle s’imaginait donc qu’elle faisait des efforts pour échapper aux flammes, et elle joua toute cette scène avec une fidélité si hideuse, que Stanton se vit plusieurs fois au point de rompre le silence qu’il s’était décidé à garder.

L’infortunée s’écria d’abord que la fumée la suffoquait, puis elle sauta de son lit, demandant une lumière, et paraissant frappée de l’éclat soudain qui brillait à travers ses volets : « Le monde va finir, le monde va finir ! » s’écria-t-elle ; « Les cieux mêmes sont en feu. » Le tisserand l’interrompit en disant : « Cela n’arrivera que quand l’homme pécheur aura été détruit. Tu parles de lumière et de feu, tandis que tu es dans la plus profonde obscurité. Je te plains, pauvre folle, je te plains ».

La malheureuse femme ne l’écoute pas ; elle imite l’action de monter un escalier, c’est celui qui conduit à la chambre de ses enfans ; elle s’écrie qu’elle brûle, qu’elle étouffe. Son courage lui manque, elle s’éloigne. « Mais mes enfans sont là, » répète-t-elle avec un cri déchirant ; et faisant un nouvel effort pour y parvenir : « Me voici, me voici ; je viens vous sauver. Oh Dieu ! ils sont entourés de flammes. Prenez ce bras. Non, pas celui-ci, il est brûlé et sans force. Prenez le premier venu. Saisissez mes vêtemens. Ô Ciel ! ils brûlent aussi ! Hé bien ! attachez-vous à moi ; quoique en feu je vous sauverai bien. Ah ! leurs cheveux sifflent ! De l’eau ! une goutte d’eau pour mon dernier ! Ce n’est qu’un enfant ! Pour mon dernier et laissez-moi brûler ! »

Elle fit une pause horrible, comme pour guetter la chute d’une solive enflammée qui menaçait l’escalier sur lequel elle se croyait placée. « Le toit est tombé sur ma tête, » dit-elle à la fin, et elle indiqua la destruction du lieu où elle se trouvait en faisant un saut accompagné d’un cri aigu, après quoi elle contempla avec le sang-froid du désespoir ses enfans qui, roulant par-dessus les débris enflammés, tombaient l’un après l’autre dans le gouffre de feu. « Les voilà qui tombent. Un. Deux. Trois. Tous ! » et sa voix s’affaiblissant ne formait plus qu’une espèce de murmure sourd, tandis que ses convulsions s’étaient changées en légers frémissemens. Elle se voyait, dans son imagination, seule, en sûreté, mais au désespoir, parmi des milliers d’infortunés privés comme elle d’asile, et rassemblés le lendemain de l’incendie dans les faubourgs de Londres, sans nourriture, sans vêtemens, et contemplant de loin les ruines fumantes de leurs demeures et de leurs propriétés. Elle croyait entendre leurs plaintes, en répétait même quelques-unes d’une voix fort touchante ; mais elle n’avait qu’une seule réponse à ce qu’on lui disait : « J’ai perdu tous mes enfans ; je les ai perdus tous ! » C’est une chose digne de remarque, que quand cette femme commençait à parler, tous les autres fous se taisaient : la voix de la nature absorbait toutes les autres voix. Elle était la seule dans l’hospice dont la folie ne fût pas causée par la religion, la politique, l’ivrognerie, ou quelque passion pervertie, et quelque effrayans que fussent les accès de sa frénésie, Stanton les attendait avec impatience, parce qu’ils le soulageaient en quelque manière des effets du délire vague, mélancolique ou ridicule des autres.

Cependant, quoiqu’il fût d’un esprit naturellement ferme, sa résolution ne tint pas aux horreurs dont il était continuellement environné ; l’impression qu’elles faisaient sur ses sens balancèrent bientôt le pouvoir de sa raison. Ces cris affreux se répétaient toutes les nuits, et toutes les nuits encore il entendait avec effroi les coups de fouet au moyen desquels on s’efforçait de les apaiser. L’espoir même commença à l’abandonner quand il s’aperçut que la tranquille soumission, par laquelle il avait cru qu’il pourrait gagner la faveur de ses gardiens, n’était à leurs yeux qu’une espèce de folie particulière, ou bien une de ces malices raffinées qu’ils étaient accoutumés à rencontrer et à déconcerter.

Quand il eut découvert la position où il se trouvait, il pensa qu’il était surtout nécessaire de veiller sur sa santé et sur sa raison ; puisque c’était d’elles seules qu’il pouvait attendre sa délivrance ; mais à mesure que cet espoir s’affaiblissait, il négligeait les moyens mêmes de le réaliser. Dans les commencemens il se levait de bonne heure, marchait continuellement dans sa cellule, et profitait de toutes les occasions qu’il pouvait trouver pour jouir de l’air extérieur. Il soignait aussi sa personne par rapport à la propreté, et, avec ou sans appétit, il avalait les tristes alimens qu’on lui servait ; il trouvait même quelque plaisir à ces soins tant qu’ils furent dictés par l’espérance. Peu à peu cependant il s’y relâcha. Il passait la moitié de la journée sur son misérable grabat, y prenait souvent ses repas, refusait de se faire la barbe ou de changer de linge, et quand un rayon de soleil venait passer à travers les barreaux de sa cellule solitaire, il se retournait sur sa paille et se cachait les yeux pour ne pas l’apercevoir.

Jadis quand l’air pénétrait jusqu’à lui, il disait : « Doux zéphir ! un jour, de nouveau je te respirerai en liberté ! Réserve toute ta fraîcheur pour cette soirée délicieuse où je serai aussi libre que toi ! » Maintenant il sentait le zéphir et ne disait rien. Le gazouillement des oiseaux, le bruit de la pluie, le murmure du vent, ces sons qu’il écoutait autrefois avec ravissement, parce qu’ils lui rappelaient la nature, ne faisaient plus aucun effet sur lui.

Parfois il écoutait avec un morne et horrible plaisir les cris de ses misérables compagnons. Il devenait malpropre, nonchalant, engourdi, dégoûtant
 

Une nuit qu’il s’agitait tristement dans son lit sans pouvoir y goûter le repos, et sans oser le quitter de peur de se sentir plus mal encore, il crut s’apercevoir que la faible lumière que répandaient les restes de son feu, était obscurcie par un objet qui le cachait. Il y tourna ses regards, sans curiosité, sans intérêt, mais par le seul désir de changer la monotonie de sa situation, en observant les légers changemens que le hasard pouvait occasioner dans la sombre atmosphère de sa cellule, et il vit l’image de Melmoth, telle qu’il l’avait toujours vue. L’expression de sa physionomie était la même, dure, froide et sévère ; ses yeux avaient encore le même lustre infernal et éblouissant.

La passion dominante de Stanton reprit soudain possession de son âme. Il sentit que cette apparition était l’avant-coureur d’une grande et terrible épreuve. Son cœur battait si fort qu’on pouvait en entendre les palpitations.

Melmoth s’approcha de lui avec ce calme effrayant qui semble se rire de la terreur qu’il excite.

« Ma prophétie s’est accomplie. Vous vous levez de dessus votre paille et au bruit de vos chaînes pour me recevoir. Ne suis-je pas un prophète véridique ? »

Stanton gardait le silence.

« Votre position n’est-elle pas très-misérable ? »

Stanton ne répondait pas davantage, il commençait à croire que ce qu’il voyait n’était que l’illusion d’un esprit égaré. Il se demandait à lui-même comment Melmoth avait pu pénétrer dans sa cellule.

« Ne voudriez-vous pas en être délivré ? »

Stanton s’agita sur sa paille, dont le bruit lui semblait devoir servir de réponse.

« J’ai le pouvoir de vous en délivrer. »

Melmoth parlait fort lentement et à voix basse, et la douce mélodie de ses accens contrastait d’une manière effrayante avec l’impassible rigueur de ses traits et l’infernale splendeur de ses yeux.

« Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? » dit à la fin Stanton d’un ton qu’il aurait voulu rendre interrogatif et impérieux, mais qui, vu l’état où il était réduit, n’était au contraire que faible et plaintif. Son esprit même avait été affecté par la tristesse de son affreuse demeure. Tel on raconte qu’un homme, après un long emprisonnement, offrait toutes les marques d’un véritable albinos. Sa peau était devenue blafarde, ses yeux étaient blancs, et quand on les exposait à la lumière, il s’en éloignait avec des mouvemens qui étaient plutôt ceux d’un enfant malade, que ceux d’un homme à la force de l’âge.

Tel était à peu près l’état de Stanton. Sa faiblesse était si grande que l’ennemi semblait devoir trouver une victoire aisée à laquelle ni son esprit ni son corps ne pourraient s’opposer
 

De leur horrible dialogue les mots suivans étaient seuls lisibles dans le manuscrit.

« Vous me connaissez présentement. »

— « Je vous ai toujours connu. »

— « C’est faux. Vous croyiez me connaître, et c’est là la cause de tous lesdésordonnéset deset de ce que vous avez enfin été placé dans cette habitation du malheur, où moi seul je suis venu vous trouver, où moi seul je puis vous secourir. »

— « Vous, démon ! »

— « Démon ! le mot est dur. Est-ce un démon ou un homme qui vous a placé ici ? Écoutez-moi, Stanton. Ne vous enveloppez pas dans cette misérable couverture ; elle ne saurait vous dérober mes paroles. Croyez-moi, quand vous seriez entouré de nuages portant la foudre dans leurs flancs, vous seriez encore obligé de m’entendre ! Stanton, songez à votre détresse. Cette cellule dépouillée, qu’offre-t-elle à vos sens ou à votre esprit ? Des murs blanchis, barbouillés de charbon ou de craie rouge, chefs-d’œuvre de l’imagination de vos heureux prédécesseurs. Vous avez, je le sais, du goût pour le dessin ; eh bien ! vous vous perfectionnerez pendant votre séjour ici. J’aperçois des barreaux à travers lesquels le soleil luit comme une marâtre, et le zéphir, pour votre tourment, semble vous apporter les soupirs de la bouche dont vous ne devez plus sentir les doux baisers. Et vous, qui vous glorifiez de vos connaissances, de vos voyages, que sont devenus vos livres ? Et vos amis, que sont-ils devenus ? Ici, vous n’avez pour compagnons que des araignées et des rats. J’ai connu des prisonniers qui étaient parvenus à les apprivoiser : pourquoi ne commenceriez-vous pas votre tâche ? Ils partageraient vos repas. Qu’il est flatteur d’avoir des insectes pour convives ! Si jamais vous manquiez de vivres à leur donner, ils dévoreraient l’Amphitryon… Vous frémissez ! Penseriez-vous donc être le premier prisonnier qui aurait servi de pâture vivante à la vermine qui infestait sa cellule ? Mais je veux bien écarter ces tristes images ; je ne parlerai plus de vos repas ni des leurs. Quels sont vos amusemens dans les heures de votre solitude ? D’un côté, les cris de la famine ; de l’autre, les hurlemens de la démence, auxquels se joignent les claquemens du fouet du gardien, et les sanglots de ceux dont la folie n’est pas plus réelle que la vôtre, ou qui du moins ne l’est devenue que par les crimes de leurs semblables. Pensez-vous, Stanton, que votre raison puisse supporter pareilles scènes ? Ou si votre raison les supporte, votre santé y résistera-t-elle ? Je consens encore à supposer qu’elle n’y succombe pas, jugez seulement de l’effet qu’elles finiraient par avoir sur vos sens. Un temps viendra où, par la seule habitude, vous répéterez les cris de chacun des malheureux qui vous entourent ; et puis, posant la main sur votre tête brûlante, vous vous demanderez si ce n’est pas vous qui avez crié le premier. Un temps viendra où, par ennui, vous éprouverez autant de désir d’entendre ces cris qu’ils vous inspirent aujourd’hui d’horreur ; vous guetterez le délire de votre voisin, comme vous feriez une représentation théâtrale. Tout sentiment d’humanité sera éteint en vous : les fureurs de ces misérables seront à la fois pour vous une torture et un divertissement. L’âme a le pouvoir de s’accommoder à sa position, et vous l’éprouverez dans toute son étendue. Il me reste encore à vous parler des doutes que vous ressentirez sur l’état de votre raison, doutes affreux qui bientôt se convertiront en craintes, et ces craintes en certitude. Peut-être, pour comble d’horreur, au lieu de crainte, sera-ce un exécrable espoir. Loin de toute société, entouré d’êtres dont les idées ne sont que les fantômes hideux de leur raison égarée, vous désirerez d’être semblable à eux, pour échapper à l’horrible conscience de votre misère. Quand vous les entendrez rire au sein de leurs plus terribles accès, vous vous direz : Sans doute ces misérables éprouvent quelques consolations, tandis que je n’en ai aucune. Ma santé comble mon malheur dans ces horribles lieux. Ils dévorent avidement leurs mets grossiers, que je ne touche qu’avec répugnance. Ils dorment parfois profondément, et mon repos est pire que leurs veilles. J’éprouve tous leurs maux ; je n’ai aucun de leurs soulagemens. Ils rient, je l’entends ; que ne puis-je rire comme eux ! Alors vous essayerez d’imiter leur folle joie, et cette tentative sera comme une invocation au démon de la folie, pour qu’il vienne dès ce moment prendre à jamais possession de votre esprit. »

Melmoth fit usage d’une foule d’autres menaces et tentatives trop horribles pour être insérées ici. Il y en avait dans le nombre qui n’étaient rien moins que d’exécrables blasphêmes. Stanton écoutait en frémissant. Voici quelle fut la péroraison de ce discours vraiment diabolique :

« Sauvez-vous, sauvez-vous pour toujours ; rentrez dans la vie ; recouvrez la liberté et la santé. Votre bonheur social, la force de votre raison, vos intérêts immortels, peut-être, dépendent du choix que vous allez faire dans ce moment. Voilà la porte, la clef est dans mes mains : choisissez, choisissez. »

« Et comment cette clef se trouve-t-elle dans vos mains, et quelle est la condition de ma délivrance ? » demanda Stanton.

 
L’explication remplissait plusieurs pages du manuscrit, qui, au grand regret du jeune Melmoth, étaient absolument illisibles. Il comprit néanmoins que la proposition avait été rejetée par Stanton avec colère et horreur, car il distingua les mots suivans : « Éloigne-toi, monstre ! démon ! Retourne dans ta patrie. Ces murs eux-mêmes frémissent de ta présence ; ce pavé ne supporte pas que tu le foules !
 

La fin de ce manuscrit extraordinaire était dans un tel état de vétusté, que, sur quinze pages, Melmoth put à peine déchiffrer quinze lignes, quoiqu’il y mît autant de soin qu’un antiquaire qui cherche à déployer un rouleau trouvé dans les ruines d’Herculanum. Ce qu’il en lut ne servit qu’à exciter au lieu d’apaiser sa curiosité. Il n’était plus question de Melmoth : on y voyait seulement que Stanton finit par sortir de sa funeste prison ; qu’il ne cessa de poursuivre l’être mystérieux qui faisait le tourment de sa vie. Il visita de nouveau le continent, revint en Angleterre : ses courses, ses demandes, son or, tout fut inutile. Il était destiné à ne plus revoir, pendant sa vie, l’être qu’il avait rencontré trois fois dans des circonstances si étranges. À la fin cependant, il découvrit qu’il était né en Irlande, et il résolut en conséquence d’y passer ; mais ses recherches dans ce royaume ne furent pas plus heureuses. La famille de Melmoth ne savait rien, ou du moins ne voulut rien communiquer à un étranger de ce qui le regardait, et Stanton repartit sans avoir réussi. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’il paraissait, par certains passages, à demi-effacés du manuscrit, que Stanton ne fit jamais part à personne des détails de leur conversation dans l’hospice des aliénés, et que, dès que l’on y faisait la plus légère allusion, il tombait dans des accès de colère et de tristesse aussi singuliers qu’effrayans. Quoi qu’il en soit, il laissa son manuscrit dans les mains de la famille de Melmoth, dans l’idée peut-être que si l’ignorance de ses parens n’était pas feinte, eux ou leurs descendans seraient bien aises un jour d’apprendre le peu de détails qu’il était en état de leur donner sur son compte. Le manuscrit se terminait par ces mots :

« Je l’ai cherché partout. Le désir de le revoir encore une fois est devenu comme un feu qui me consume : c’est une condition nécessaire à mon existence. J’ai vainement visité l’Irlande, où l’on m’a dit qu’il avait pris naissance. Peut-être nous retrouverons-nous pour la dernière fois dans »


Quand Melmoth eut achevé la lecture du manuscrit, il se pencha sur la table devant laquelle il était assis ; sa tête était appuyée sur ses mains. Il avait les sens comme égarés, et l’esprit dans un état où la stupeur se mêlait à l’irritation. Au bout de quelques instans, il se leva avec un tressaillement involontaire, et il vit le portrait qui semblait le regarder fixement. Il était placé à fort peu de distance du tableau, et cette distance paraissait encore diminuée par la lumière forte dont il était éclairé. Melmoth crut pour un moment que la peinture allait ouvrir la bouche, et lui expliquer la mystérieuse existence de son original.

Il contempla à son tour le portrait ; le plus profond silence régnait dans la maison : ils étaient seuls ensemble. À la fin, l’illusion se dissipa ; et comme l’esprit passe facilement d’un extrême à l’autre, Melmoth se rappela l’ordre que son oncle lui avait donné. Il saisit le portrait. Sa main trembla dans le premier moment ; mais la toile usée semblait faciliter ses efforts. Il l’arracha du cadre avec un cri moitié effrayant, moitié triomphant. Le portrait tomba à ses pieds, et il frémit en le voyant tomber. Il s’attendait que des sons plaintifs, des soupirs d’une horreur prophétique et inexplicable suivraient le sacrilége qu’il commettait en enlevant des murs paternels le portrait d’un de ses ancêtres. Il s’arrêta pour écouter : aucun bruit ne frappa son oreille ; mais par un effet du raccourci, les plis que forma la toile, en tombant à terre, donnèrent au portrait l’apparence du sourire. Melmoth éprouva, à cette vue, une horreur inconcevable. Il releva le tableau, courut dans la chambre voisine, le coupa en lanières, le jeta au feu, et ne le quitta point qu’il n’en eût vu consumer le dernier débris. Il se jeta alors sur son lit, dans l’espoir de réparer ses fatigues par un sommeil profond ; mais il lui fut impossible de dormir. La lumière triste des tourbes qui continuaient à brûler dans le foyer, le troublait à chaque instant, en jetant une teinte rougeâtre sur tous les meubles de la chambre. Le vent était très-élevé ; et chaque fois que la porte craquait, Melmoth croyait entendre tourner la serrure, et un pied se poser sur le seuil. Tout-à-coup, soit en songe, soit en réalité, Melmoth n’en acquit jamais la certitude, il crut voir à cette même porte l’image de son ancêtre. Elle hésitait, comme la nuit de la mort du vieux Melmoth. Elle approcha enfin de son lit, et lui dit à l’oreille : « Vous m’avez donc brûlé ? Mais je puis survivre à ces flammes : j’existe ; je suis à vos côtés. » Melmoth tressaille ; il saute à bas de son lit, et voit le jour. Jetant les yeux autour de lui, il n’aperçoit personne dans la chambre ; il éprouve seulement une légère douleur dans le poignet droit. Il y regarde, et voit une marque bleue comme celle d’une main qui l’aurait pressé avec force.


  1. Historique.
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