Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (1p. 54-79).


CHAPITRE II.



Quelques jours après la cérémonie funèbre, le testament du défunt fut ouvert en présence de témoins, et John se trouva seul héritier des biens de son oncle, biens qui, peu considérables dans l’origine, étaient devenus importans par son excessive économie.

Quand le notaire eut fini sa lecture, il dit : « Voici quelques mots au coin de ce document ; ils ne font point partie du testament ; ils ne sont point par forme de codicille ni même signés par le testateur, mais je crois pouvoir certifier qu’ils sont de son écriture. » Il les montra au jeune Melmoth qui reconnut en effet les caractères de son oncle, ces caractères perpendiculaires et étroits, pleins d’abréviations et qui ne laissaient aucune marge au papier. Le jeune homme lut, non sans émotion, ce qui suit :

« J’ordonne à John Melmoth, mon neveu et mon héritier, d’enlever, de détruire ou de faire détruire le portrait marqué J. Melmoth 1646 et qui est suspendu dans mon cabinet ; je lui ordonne aussi de chercher un manuscrit qu’il trouvera, je pense, dans le troisième tiroir, c’est-à-dire le plus bas, de la commode en acajou, placée sous ce portrait. Il est serré parmi quelques papiers sans valeur, tels que des sermons manuscrits et des brochures sur l’amélioration de l’Irlande ; mais il le distinguera facilement, car il est noué d’un cordon noir, et le papier en est moisi et fort décoloré. Je lui permets de le lire s’il le veut, mais je crois qu’il ferait mieux de s’en abstenir. Dans tous les cas, je le conjure, par les égards que l’on doit aux volontés d’un mourant, de brûler ce manuscrit. »

Quand John eut lu cette singulière note, on reprit l’affaire qui formait l’objet de la réunion. Le testament du vieux Melmoth était si clair et en si bon ordre que tout fut bientôt arrangé. Chacun se retira et John Melmoth resta seul.

Nous avons omis de dire que les tuteurs de John nommés par le testament, car il n’était pas encore majeur, l’avaient engagé à retourner au collége, afin d’achever son éducation le plus promptement qu’il pourrait ; mais John observa que le respect dû à la mémoire du défunt l’obligeait de rester pendant quelque temps dans sa maison. Ce n’était cependant pas là son véritable motif. La curiosité, ou bien un sentiment qui peut-être mérite un meilleur nom, s’était emparé de son esprit. Ses tuteurs qui étaient des personnages distingués dans les environs par leur état et leur fortune, et aux yeux desquels John lui-même avait acquis beaucoup d’importance depuis qu’il avait hérité des biens de son oncle, le pressèrent de loger chez eux jusqu’à son retour à Dublin. Il rejeta leurs offres avec politesse, mais avec fermeté. Ils firent donc seller leurs chevaux, serrèrent la main de leur pupille, partirent, et Melmoth resta seul.

Il passa toute cette journée dans des réflexions tristes et inquiètes. Il traversait la chambre de son oncle ; il approchait de la porte du cabinet et s’en éloignait aussitôt ; il regardait les nuages et écoutait le bruit du vent, comme s’ils eussent allégé au lieu d’augmenter le poids qui oppressait son âme. Vers le soir, enfin, il fit monter la vieille gouvernante de qui il espérait obtenir quelques éclaircissemens sur les circonstances extraordinaires dont il avait été témoin depuis son arrivée chez son oncle. Cette vieille, fière de l’honneur qu’on lui faisait, se rendit immédiatement auprès du jeune seigneur ; mais elle avait peu de chose à dire. Voici en quoi consista à peu près sa déposition. (Nous épargnons à nos lecteurs ses éternelles circonlocutions, ses tournures irlandaises et les fréquentes interruptions qu’occasionaient ou sa tabatière ou son verre de punch au whiskey, que Melmoth avait eu soin de lui faire servir.) : Monseigneur, c’était toujours ainsi qu’elle nommait le défunt, avait peu quitté depuis deux ans le petit cabinet qui était au fond de sa chambre à coucher. Des voleurs, sachant que Monseigneur avait de l’argent et ne doutant pas que ce ne fut là qu’il le cachait y étaient entrés ; mais n’y ayant trouvé que des papiers, ils s’étaient retirés. En attendant, le défunt en avait eu une si grande frayeur, qu’il avait fait murer la fenêtre. Pour ce qui la regardait, elle était convaincue qu’il y avait quelque chose là dessous, car Monseigneur qui jetait les hauts cris quand on dépensait deux liards de trop, n’avait fait aucune difficulté pour payer les maçons. Plus tard, quoique Monseigneur n’eût jamais aimé la lecture, on remarqua qu’il se renfermait souvent dans sa chambre, et quand on lui apportait à dîner, on le trouvait presque toujours lisant attentivement un papier qu’il cachait aussitôt que quelqu’un entrait. On parlait aussi beaucoup d’un portrait qu’il ne voulait montrer à personne. Sachant qu’il existait une singulière tradition dans la famille, elle avait fait ce qu’elle avait pu pour l’entrevoir ; elle avait même été une fois chez Biddy Brannigan, la sibylle dont nous avons parlé, pour découvrir ce qu’il en était ; mais Biddy s’était contentée de secouer la tête, de remplir sa pipe, de prononcer quelques mots auxquels elle n’avait rien compris et s’était remise à fumer. En attendant, deux jours avant que Monseigneur tombât malade, il était le soir à la porte de la cour, quand il l’appela pour fermer cette porte, car Monseigneur tenait beaucoup à ce que l’on fermât les portes de bonne heure. Elle s’empressait d’obéir, quand Monseigneur, impatienté, lui arracha la clef des mains en jurant. Elle se tint à l’écart voyant que Monseigneur était fâché. Tout-à-coup elle l’entendit pousser un grand cri et tomber à la renverse. On arriva promptement de la cuisine pour le secourir. Elle était si effrayée, qu’elle ne savait ce qu’elle faisait ; elle se rappelle cependant que le premier signe de vie que son maître donna, fut de soulever le bras, et de l’étendre dans la direction de la cour. Ayant levé les yeux, elle vit un homme de haute taille traverser la cour et sortir par la grande porte, ce qui la surprit beaucoup : car cette porte n’avait pas été ouverte depuis plusieurs années, et tous les domestiques étaient pour lors rassemblés autour de leur maître. Elle avait aperçu la figure de cet étranger, elle avait observé son ombre sur la muraille, elle l’avait vu traverser lentement la cour ; dans sa frayeur, elle avait crié : Arrêtez-le ; mais tout le monde étant occupé à secourir Monseigneur, personne n’avait fait attention à ce qu’elle disait. C’était là tout ce qu’elle pouvait raconter. Pour le reste, son jeune Seigneur en savait autant qu’elle ; il avait vu la dernière maladie de son oncle, il avait entendu ses dernières paroles, il avait été témoin de sa mort : comment pouvait-elle en savoir plus que lui ?

« C’est vrai, » dit Melmoth. « Je l’ai vu mourir ; mais vous avez dit qu’il existait une singulière tradition dans la famille : en savez-vous quelque chose ? »

— « Pas un mot, quoique je sois déjà vieille : c’était long-temps avant que je fusse au monde. »

— « Je n’en doute pas. Mais avez-vous jamais remarqué que mon oncle fût superstitieux, fantasque ? »

Melmoth fut obligé de se servir de plusieurs périphrases avant de pouvoir se faire comprendre. À la fin, la gouvernante donna une réponse claire et positive.

« Non, jamais, jamais. Quand Monseigneur se tenait l’hiver dans la cuisine, pour ne pas allumer de feu chez lui, il se fâchait toujours des discours des vieilles femmes qui venaient de temps en temps allumer leurs pipes. Il fronçait le sourcil, et les bonnes vieilles étaient forcées de fumer leurs pipes en silence, sans oser faire la moindre allusion, même à voix basse, à l’enfant d’un tel, que le mauvais œil avait regardé, ou à l’enfant de tel autre, qui, bien qu’impotent et maussade pendant la journée, se levait régulièrement toutes les nuits pour aller avec les bonnes gens en haut de la montagne voisine, danser au son de la cornemuse, qui venait le soir l’appeler à la porte de sa chaumière. »

Les pensées de Melmoth devinrent plus sombres quand il eut appris ces détails. Si son oncle n’était pas naturellement superstitieux, il avait peut-être été criminel. Peut-être sa mort subite et extraordinaire et l’événement étrange qui l’avait précédée, étaient-ils liés avec quelque tort que, dans sa rapacité, il avait fait à la veuve ou à l’orphelin. Il questionna la vieille gouvernante à ce sujet, mais d’une façon prudente et indirecte. Sa réponse justifia complétement le défunt.

« C’était un homme », dit-elle, « dont la main et le cœur étaient également durs ; mais il était aussi jaloux des droits d’autrui que des siens. Il aurait laissé mourir de faim la moitié du monde, mais il ne lui aurait pas fait tort d’un liard. »

Il ne restait plus à Melmoth qu’une ressource pour apprendre ce qu’il désirait savoir : c’était d’envoyer chercher Biddy Brannigan, qui se trouvait encore dans la maison, et de laquelle il espérait du moins entendre la tradition dont la vieille gouvernante lui avait parlé. Elle vint ; et quand elle parut dans la présence de Melmoth, on distinguait dans ses regards un mélange d’orgueil et de servilité assez curieux pour l’œil de l’observateur. Il provenait de son genre de vie qui se partageait entre une misère abjecte et d’arrogantes, mais d’adroites impostures. Elle commença par se tenir respectueusement à la porte de la chambre, prononçant quelques mots entrecoupés, qui, selon toute apparence, étaient destinés à des bénédictions, mais auxquels son air et son ton donnaient une couleur toute contraire. Aussitôt qu’on l’eut interrogée sur le sujet de l’histoire, elle prit un air d’importance, son front s’élargit comme celui d’Alecton, qui, dans Virgile, est tantôt une vieille femme affaiblie par l’âge, et tantôt une furie. Elle traversa la chambre avec fierté, puis s’assit ou plutôt s’étendit sur les carreaux de l’âtre, et, chauffant sa main décharnée, elle se balança pendant quelque temps avant de commencer son discours. Quand elle eut fini de parler, Melmoth s’étonna de la situation extraordinaire dans laquelle les derniers événemens avaient placé son âme, puisqu’il avait pu écouter avec des sentimens d’intérêt, de curiosité, de terreur même, un conte si incohérent, si absurde, si incroyable, qu’il rougit au moins de sa folie, s’il ne put la vaincre. En attendant, le résultat de ces impressions diverses fut la résolution de visiter le cabinet, et d’examiner le manuscrit dès le soir même.

Cependant quelle que fût son impatience, il se vit forcé d’y mettre des bornes : car, ayant demandé à la gouvernante des chandelles, elle avoua qu’elle avait brûlé les dernières la veille, auprès du corps de Monseigneur. Un petit garçon fut expédié en toute hâte, pieds nus, au village voisin, pour en acheter : on lui dit en même temps d’emprunter, s’il le pouvait, une paire de flambeaux.

« N’y a-t-il donc pas de flambeaux dans la maison ? » dit Melmoth.

— « Il n’en manque pas ; mais nous n’avons pas le temps d’ouvrir la vieille malle pour retirer les flambeaux plaqués qui sont tout au fond, et quant à ceux de cuivre, il y en a un qui n’a pas de pied, et l’autre dont on a perdu la bobèche. »

« Et comment faisiez-vous donc vous-même ? » demanda Melmoth.

« Je fichais ma chandelle dans une pomme de terre, » répondit la gouvernante.

Pendant que le garçon courait à perdre haleine au village, Melmoth eut tout le temps de réfléchir. La soirée d’ailleurs était propre à la méditation. Le temps était froid et triste ; d’épais nuages annonçaient que la pluie d’automne qui tombait serait de longue durée. Ils se succédaient avec promptitude, et Melmoth, appuyé sur la fenêtre délâbrée que chaque coup de vent faisait mouvoir, n’apercevait au loin que la perspective la plus triste, le jardin d’un avare. Des murs en ruine, des allées couvertes d’herbe, des arbres dépouillés et rabougris, des chardons et des orties, remplacent partout les fleurs du parterre : c’était la verdure du cimetière, le jardin de la mort.

S’il quittait la fenêtre pour regarder la chambre, la chambre n’offrait pas un aspect plus consolant. La boiserie était noircie par la malpropreté et remplie de fentes ; le foyer était rouillé, et les chaises n’avaient plus de garniture. Sur la cheminée, on voyait pour tous ornemens des mouchettes cassées, un calendrier en lambeaux, de l’an 1750, une pendule qui, depuis long-temps, ne montrait plus l’heure, faute des réparations les plus indispensables, et un vieux fusil de chasse sans chien. Il ne faut donc pas s’étonner si Melmoth aimait mieux se livrer à ses pensées, quelque pénibles qu’elles fussent, que de contempler un tel spectacle de désolation. Il récapitula, mot à mot, la relation de la sibylle, du ton d’un juge qui fait subir un contre-interrogatoire à un témoin, et qui espère qu’il se coupera.

« Le premier des Melmoth qui s’est fixé en Irlande, » avait-elle dit, « était un officier de l’armée de Cromwell, qui avait obtenu des terres confisquées sur une famille irlandaise attachée à la cause royale. Le frère aîné de celui-ci avait beaucoup voyagé, et il avait demeuré si long-temps sur le continent que sa famille l’avait en quelque sorte oublié. Rien n’engageait d’ailleurs ses parens à s’enquérir de lui. Les bruits les plus étranges couraient sur le compte du voyageur. Il avait, disait-on, appris les plus terribles secrets. »

Il faut se rappeler qu’à cette époque la croyance dans l’astrologie et dans la magie était fort générale. Cette crédulité s’étendit jusque sous le règne de Charles II. Quoiqu’il en soit, on assure que vers la fin de la vie du premier Melmoth le voyageur lui fit une visite : au grand étonnement de sa famille, elle ne le trouva nullement vieilli depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. La visite fut courte ; il ne parla ni du passé ni de l’avenir, et ses parens ne lui firent aucune question : car on dit qu’ils ne se sentaient pas fort à l’aise en sa présence. Il leur laissa en partant son portrait, le même que Melmoth avait vu dans le cabinet avec la date de 1646, et il ne reparut plus. Quelques années après une personne arriva d’Angleterre chez M. Melmoth ; elle montrait la plus vive et la plus étonnante sollicitude pour avoir de ses nouvelles. On ne put lui en donner aucune, et, après quelques jours de recherches et d’inquiétude, il repartit, laissant après lui, soit par négligence, soit avec intention, un manuscrit contenant un détail fort extraordinaire des circonstances qui avaient accompagné sa connaissance avec John Melmoth, que l’on appelait communément le voyageur.

On avait conservé le manuscrit et le portrait, et s’il fallait en croire un bruit assez répandu, l’original vivait encore et avait été vu fréquemment en Irlande, même depuis la fin du dernier siècle ; mais on ne le voyait jamais que quand quelque membre de la famille était sur le point de mourir : encore fallait-il que les vices ou les défauts de cet individu répandissent sur sa dernière heure un intérêt morne et effrayant.

D’après cela la destinée future du défunt ne laissait pas d’inspirer des craintes à cause de la visite que ce personnage extraordinaire lui avait, ou paraissait lui avoir rendue.

Telle fut la relation de Biddy Brannigan ; elle y ajouta que selon son opinion personnelle, John Melmoth, le voyageur, existait effectivement encore, sans que, depuis le temps, un cheveu de sa tête ou un muscle de sa physionomie fût dérangé. Elle avait vu des personnes qui l’avaient vu, et qui étaient prêtes à l’attester sous serment, s’il était nécessaire. On ne l’avait jamais entendu parler ; il ne mangeait pas et n’entrait dans aucune autre habitation que dans celle de sa famille. Enfin, elle était convaincue que sa dernière apparition ne présageait rien de bon, ni aux vivans ni aux morts.

John réfléchissait encore à ses discours quand on lui apporta des chandelles ; et sans égard aux figures pâles et aux chuchotemens prudens de ses domestiques, il se risqua témérairement dans le cabinet dont il ferma la porte après lui, et se mit à la recherche du manuscrit. Son oncle l’avait si bien désigné, que le jeune homme n’eut pas de peine à le trouver. Ce manuscrit vieux, décousu et décoloré, fut tiré du lieu même où le testament disait qu’on le trouverait. Les mains de Melmoth étaient aussi froides que celles de son oncle, quand il se mit à en déployer les pages. Il en entreprit la lecture ; un profond silence régnait dans la maison. Melmoth regardait les chandelles avec inquiétude ; il les moucha, et ne put s’empêcher de penser que leur lumière était obscurcie. Il crut même un instant, tel est le pouvoir de l’imagination, que la flamme avait une teinte bleuâtre. Il changea plusieurs fois de position, et il aurait changé de chaise, s’il y en avait eu une autre dans la pièce.

Il oublia pendant quelques instans tout ce qui l’entourait, quand la cloche en sonnant minuit le fit tressaillir. C’était le premier bruit qu’il entendait depuis plusieurs heures, et les sons produits par des êtres inanimés, quand tous les êtres vivans sont comme morts, font, surtout durant la nuit, un effet singulièrement triste. John contemplait son manuscrit avec un peu de répugnance ; il l’ouvrit, s’arrêta sur les premières lignes, et comme le vent soupirait dans l’appartement désert, et que la pluie battait contre la fenêtre délâbrée, il désirait… Que désirait-il ? Hélas, il lui eût été difficile de l’expliquer. Il eût voulu que le bruit du vent fût moins triste, et la chute de la pluie moins monotone. Il faut lui pardonner, car il était minuit passé et il veillait seul à trois lieues à la ronde.