Melchior Grimm (E. Scherer)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 104-155).
◄  03
MELCHIOR GRIMM

IV.[1]
GRIMM ET CATHERINE. — LA RÉVOLUTION ET L’ÉMIGRATION. — LA FIN.


I.

Grimm fit deux séjours à Pétersbourg. Le premier, en 1773, lorsqu'il y conduisit le jeune prince héréditaire de Hesse et assista au mariage de la princesse Wilhelmine avec le tsarowitz Paul. Il y retrouva Diderot, avec lequel il avait quitté Paris, mais qui avait pris par la Hollande et y avait passé plusieurs mois. l’impératrice les accueillit l’un et l’autre de la manière la plus flatteuse, mais non pas tout à fait de la même manière. Diderot l’étonnait par son éloquence et l’amusait par sa familiarité et ses distractions ; Grimm l'intéressait, la charmait[2]. « Sa conversation est un délice pour moi, écrivait-elle à Voltaire, mais nous avons encore tant de choses à nous dire que jusqu'ici nos entretiens ont eu plus de chaleur que d’ordre et de suite. » Grimm, dans une lettre adressée à Mme Geoffrin, rend également compte de ses premières impressions à la cour de Russie. « Le lendemain de mon arrivée, à midi, j’ai fait la révérence à Sa Majesté, et je lui ai baisé la main avec le respect qu'on doit à la main auguste qui tient les rênes d’un grand empire, et avec le plaisir qu'on a d’approcher ses lèvres d’une belle main de femme... l’impératrice me combla de bontés dès le premier jour. Après s’être entretenue quelque temps avec moi, elle me fit ordonner de rester à dîner. Après dîner, elle me dit en me souriant : « j’ai été bien loin de vous, mais j’espère qu'il n’en sera pas toujours de même... » j’ai eu l’honneur de la voir presque tous les jours, de dîner deux ou trois fois avec elle, et, ce qui vaut au-dessus de tout, de causer encore quelquefois le soir une heure et demie, deux heures de suite, tête à tête dans son cabinet. Là, il faut se camper dans un bon fauteuil, en face du canapé impérial et de la souveraine de toutes les Russies; on cause, on babille de choses sérieuses, gaies, graves, frivoles, souvent très gaîment de choses graves, très gravement de choses gaies ; et puis Sa Majesté dit bonsoir. Nous avons jasé ce soir comme des pies borgnes. c’est je vous assure, une charmante femme et dont la maison manque à Paris. Une ou deux fois la semaine, l’impératrice dîne dans son Ermitage attenant le palais et communiquant à son appartement. C'est là que sont ses immenses trésors en peinture ; c’est là qu'on trouve un jardin d’été et un jardin d’hiver de plain-pied avec l’appartement, au premier étage. l’entrée de l’Ermitage rend tout le monde égal : on quitte son rang, son épée, son chapeau à la porte. Il n’y a pas là un soupçon d’impératrice. Dans la salle à manger il y a deux tables, l’une à côté de l’autre, chacune de dix couverts. Le service se fait par machines ; ainsi point de valets derrière les chaises, et le lieutenant de police est fort attrapé, car il ne peut pas faire un seul rapport à Sa Majesté de ce qui se dit pendant ces dîners-là. Les places se tirent au sort, et l’impératrice est souvent placée au coin de la table, tandis que M. Grimm ou un autre homme de son importance occupe la place du milieu. »

L'intimité qui, du premier abord, s’était ainsi établie, entre l'impératrice et l’écrivain, s’accrut encore après les fêtes du mariage et le départ de la landgrave. « Sa Majesté me faisait fréquemment appeler, après souper, dans son appartement. Elle travaillait à quelque ouvrage de main à sa table, me faisait asseoir vis-à-vis d'elle et me gardait jusqu'à dix heures et demie, onze heures, suivant le degré d’intérêt que la conversation avait pris. Bientôt ces séances devinrent journalières et étaient précédées tantôt d’une tantôt de deux dans la journée, l’une avant, l’autre après le dîner de Sa Majesté. Je passais ainsi régulièrement depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir à la cour et en présence de l'impératrice, soit en public, soit en particulier; je n’étais retiré chez moi que l’après-dîner, depuis quatre jusqu'à six heures. l’hiver de 1773 à 1774 s’écoula ainsi pour moi dans une ivresse continuelle. Les bontés de l’impératrice semblaient s’accroître de jour en jour, et avec elles sa confiance. La mienne était telle que j’entrais dans son appartement avec la même sécurité que chez l’ami le plus intime, sûr de trouver dans son entretien un fonds inépuisable du plus grand intérêt sous la forme la plus piquante. »

Catherine, qui n’ignorait point que Grimm était à la recherche d'une position, eut l’idée de l’attacher à son service, et, le lendemain même de la première entrevue, elle lui fit faire des ouvertures à ce sujet. A la grande surprise de l’impératrice, Grimm se montra hésitant. Quelque séduisantes que parussent les propositions qui lui étaient faites, il se défiait d’une fortune qui reposait sur la base précaire de la faveur. Il lui en coûtait sans doute aussi de renoncer à ses habitudes et à sa société de Paris. Il dut, enfin, comprendre l’impossibilité soit de se séparer de Mme d’Epinay, soit de la faire venir en Russie. « Les bontés de l’impératrice m’ont rendu fou, écrivait-il au comte de Nesselrode ; si je la quitte, j’en mourrai de douleur, mais comment rester? » La maladie vint à son secours. Il fut attaqué d’une fièvre d’accès qui le retint quelques semaines chez lui, et que les médecins ne crurent pouvoir couper sans un changement d’air. Grimm se sépara donc de Catherine, au mois d'avril 1774, en promettant toutefois de revenir et en s’engageant jusque-là à donner fréquemment de ses nouvelles. Telle fut l’origine de la précieuse correspondance dont nous devons la publication à la Société impériale de l’histoire de Russie. Les lettres de la tsarine, qui n’offrent que peu de lacunes, commencent au lendemain du départ de Grimm, en 1774, et vont jusqu'au 20 octobre 1796, un mois avant la mort de Catherine. Nous étions moins favorisés en ce qui concerne les lettres de son correspondant, dont une petite partie seulement avait pu être recouvrée dans les archives de la couronne et entre les mains du prince Woronzof ; une trouvaille, récemment faite dans un château de Pologne, vient heureusement d’y ajouter un grand nombre de pièces nouvelles et relatives aux dernières années du règne, par conséquent à la politique de Catherine pendant la Révolution. La collection n’en reste pas moins encore fort incomplète. La suite de ces lettres ne devient régulière qu'en 1779 ; elle souffre plusieurs interruptions entre 1783 et 1790, et elle fait entièrement défaut entre mai 1791 et août 1793.

Grimm fut fidèle à sa parole. Il revint à Pétersbourg, en 1776, après un voyage de quelques mois, dans lequel il servit de mentor aux jeunes comtes Romanzof, et qui le conduisit successivement à Naples, où il embrassa Galiani ; à Rome, qu'il aspirait depuis longtemps à visiter ; à Ferney, où il fut reçu par Voltaire, et à Berlin, où il put causer avec Frédéric du nouveau règne qui commençait en France. Grimm arriva en Russie au mois de septembre, juste à temps pour assister aux secondes noces du tsarowitz, dont il avait, deux ans auparavant, vu célébrer le premier mariage. Il n'y trouva pas un accueil moins empressé que lors de sa précédente visite. « Je passai une année presque entière, raconte-t-il, auprès de mon auguste protectrice, la voyant tous les jours, du matin au soir en public, et en particulier au moins une fois par jour ; passant, pour l’ordinaire, deux, trois, quelquefois quatre, et une fois jusqu'à sept heures de suite, tête à tête avec elle, sans que la conversation tarît un instant. c’était un commerce d’épanchemens entre deux amis, qui se rendaient compte réciproquement de ce qui les avait occupés, intéressés dans la journée, de ce qui les occuperait le lendemain... Il faut avoir vu dans ces momens cette tête singulière, ce composé de génie et de grâce, pour avoir une idée de la verve qui l’entraînait, des traits qui lui échappaient, des saillies qui se pressaient et se heurtaient, pour ainsi dire, en se précipitant les unes sur les autres comme les eaux limpides d'une cascade naturelle. Que n’a-t-il été en mon pouvoir de coucher par écrit ces causeries ! Je quittais Sa Majesté pour l’ordinaire tellement ému, tellement électrisé, que je passais la moitié de la nuit à me promener à grands pas dans ma chambre, obsédé, poursuivi par tout ce qui avait été dit, et me désolant que tout cela ne fût que pour moi et dût rester perdu pour tout le monde. l’impératrice, à la vérité, ne fut jamais un seul instant absente dans ces tête-à-tête, mais elle n’y fut pas non plus jamais de trop. l’art de conserver la dignité qui lui était naturelle, au milieu de l’aisance, de la familiarité même, était un de ses secrets et des charmes magiques de sa société. »

Si la correspondance de Catherine avec Grimm ne reproduit pas, sans doute, d’une manière complète l’agrément et la puissance de sa conversation, elle atteste du moins que son correspondant n’a point exagéré l’étrange familiarité qui s’était établie entre eux.

Grimm était à peine arrivé pour la seconde fois à Pétersbourg, qu'en homme avisé et qui ne perd jamais de vue l’essentiel, il se demanda de nouveau à quoi le mènerait la faveur dont il jouissait, quel parti il en pourrait bien tirer pour son avenir. Le problème se posait toujours dans les mêmes termes : par quoi remplacer la Correspondance littéraire, dont il était fatigué, et qu'il avait, du reste, depuis trois ans déjà, abandonnée à Meister? Quelle occupation inventer qui lui permit de toucher des honoraires tout en résidant à Paris? Grimm, dans cette perplexité, eut recours au style moitié sérieux, moitié bouffon, qui caractérise du reste toute sa correspondance avec l’impératrice, et il y joignit l’emploi des procédés littéraires qui avaient jadis fait la fortune du Petit Prophète. La requête qu'il adressa à Catherine débutait par une parodie du Credo, dans laquelle cette souveraine prenait la place des trois personnes de la trinité ; l’écrivain lamentait ensuite, dans le style de Jérémie, la destinée qui l’avait ramené en Russie sans lui permettre d’y rester définitivement. Arrivant enfin à l’exposé de ses difficultés et de ses vœux, notre courtisan racontait en langage moins fleuri qu'il était venu au monde sans fortune et qu'il n’avait pas encore réussi à s’en faire une. « N’ayant jamais ni volé, ni su tirer parti de mes occupations, j’ai perdu ma vie à faire un mauvais travail à qui je dois cependant tout mon bonheur, qui n’est pas commun. l’état de ma santé m’obligeant d’y renoncer, j’ai trouvé, en faisant mon décompte, qu'après en avoir vécu honnêtement pendant vingt ans, je m'en étais encore ménagé un revenu annuel d’environ sept à huit cents roubles. » Ce revenu, suffisant pour donner du pain à un philosophe, ne l’est pas pour permettre à Grimm de vivre en grand seigneur et à la cour de Russie. Le rôle d’hôte et de commensal de Catherine ne saurait, d’ailleurs, lui aller ; il craint qu'on ne se lasse de lui, il redoute les envieux, et il tient à rendre quelques services en retour des faveurs dont il est comblé. La pièce se termine par une nouvelle plaisanterie : l’embarras de prendre une décision a déterminé chez Grimm un état si critique qu'il a fallu faire appeler MM. Rogerson et Kelchen, les médecins ordinaires de l’impératrice ; or, il appert de leur consultation que le malade doit être renvoyé à Paris, parce qu'il n’est bon qu'à écrire et ne peut écrire que là ; d’un autre côté, comme il ne veut pas renoncer à servir sa majesté, c’est à celle-ci en définitive qu'il appartient de trouver le remède.

Nous avons la réponse de l’impératrice à cette requête. Catherine ne comprit pas tout de suite où Grimm voulait en venir ; regardant comme sincères les raisons qu'il donnait pour ne pas rester en Russie, elle s’appliqua de bonne foi à les lever. Il ne voyait pas, avait-il dit, en quoi il pourrait la servir à Pétersbourg : elle lui proposait de l’aider dans ses projets d’instruction publique. Il redoutait les difficultés : elle promettait « d’arranger si joliment les choses que tout viendrait tout naturellement se ranger sous ses pattes. » Il n’avait pas le courage de dire pour toujours adieu à Paris : eh bien ! qu'il ne s’engage que pour un temps limité. Quant à un traitement, la chose, s’il consentait, serait bientôt réglée. Catherine, au surplus, le laissait libre et ne demandait qu'un oui ou un non. La suite de la négociation nous manque, mais nous en connaissons le dénoûment. Grimm finit par faire comprendre qu'il lui répugnait de se fixer en Russie, et l’impératrice réussit à lui trouver des fonctions qu'il pût remplir à Paris. Il y devint son agent pour les achats d’objets d’art, et, en général, pour les missions et commissions confidentielles. Ses appointemens étaient de 2,000 roubles, ce qu'il évalue lui-même à 10,000 livres de France. Il recevait, en outre, ce rang et ce titre de colonel qui amusaient tant Frédéric. Grimm, ainsi comblé, quitta Pétersbourg, passa par Stockholm, où le roi de Suède l’avait invité à venir, et arriva à Paris, au mois de novembre 1777, après une absence de près de deux ans. C’est à cette époque qu'il alla demeurer rue de la Chaussée-d'Antin, dans un appartement qu'il occupa jusqu'au jour de l’émigration.


II.

La correspondance entre la souveraine et le philosophe courtisan recommença dès le lendemain de cette seconde séparation. Elle était presque journalière. Catherine, en effet, au bout de quelques années, renonça à l’usage de la poste; elle envoyait tous les trois mois un courrier qui apportait à Grimm un paquet et remportait sa réponse, et ces paquets renfermaient une sorte de journal, quotidien ou peu s’en faut, dans lequel on consignait, de part et d’autre, les affaires, les nouvelles, les réflexions, les saillies, les choses folles ou sages, tout ce qui passait, en un mot, par la tête de ces étranges épistolaires. Ce qui y tenait le moins de place, c’étaient les événemens du jour, sauf plus tard quand la révolution eut éclaté et que Grimm eut quitté la France. Le souffre-douleur se montrait d'une grande réserve à cet égard ; le public ne s’en imaginait pas moins qu'un commerce de lettres de cette espèce devait avoir pour principal objet les questions qui s’agitaient entre les cabinets de l'Europe. Les voyageurs russes qui passaient à Paris se demandaient de leur côté, et non sans appréhension, si le correspondant de Catherine n’était pas chargé d’envoyer des rapports sur leurs liaisons et sur leur conduite. Le gouvernement français paraît avoir été mieux renseigné. « Je dois aux ministres de Louis XVI, a déclaré Grimm, la justice de dire que jamais ils n’ont conçu le moindre ombrage de cette allée continuelle des courriers. Jamais ils n’en ont marqué la plus légère inquiétude. Leur confiance, au contraire, dans ma discrétion était telle qu'ils me tenaient constamment au courant de ce qui se passait entre eux et les ministres de l’impératrice et des instructions qu'ils donnaient au ministre de France à Pétersbourg; mais je gardais ces notions pour moi, et ne me permettais pas d’en dire un mot dans ma correspondance, tant il me paraissait important de ne jamais croiser la marche ministérielle d'une affaire quelconque. Quoique rarement, il arrivait cependant à l'impératrice de me charger parfois d’une insinuation à faire au ministère de France, qu'elle ne jugeait pas à propos de faire passer par le canal ministériel ; mais, dans ces occasions, jamais le nom de Sa Majesté ne fut compromis, et je prêchais mon texte comme le fruit de mes propres réflexions, fondées sur la connaissance que je pouvais avoir des principes et de la façon de penser de l’impératrice. Les ministres de Louis XVI, de leur côté, me pressaient assez souvent de me charger de choses qu'eux aussi ne voulaient pas faire arriver par le canal ordinaire. Je leur observais préliminairement qu'avant tout j’étais Russe ; que s’ils ne voulaient pas parler vrai ni agir conformément à ce qu'ils annonçaient, ils avaient grand tort de s’adresser à moi ; qu'en m’inspirant une fausse confiance en eux, ils ne donneraient pas une minute le change à l'impératrice sur leurs véritables dispositions... Je dois rendre la justice au ministère de France que jamais il ne m’en a imposé sur rien, et je me rappelle que, nommément dans les négociations avec la Porte pour la déterminer à la cession de la Tauride, il remplit exactement ce qu'il avait annoncé, et, ce qui dans ce temps-là n'était pas si aisé à croire, prévint alors par son influence à Constantinople la rupture entre les deux empires. »

Le lecteur aura remarqué ces mots : « avant tout j’étais Russe. » Grimm était Russe en effet, ayant été attaché au service de Catherine par le titre de conseiller d’état. Cela ne l’empêchait pas d’être en même temps Allemand en sa qualité de ministre plénipotentiaire du duc de Saxe-Gotha à Paris, désignation sous laquelle il figure, dans l’Almanach royal, de 1776 à 1792. Français, s’il ne l’était pas au sens légal ou officiel du mot, Grimm l’avait été comme faisant partie de la maison du duc d’Orléans, et il l’était resté par une adoption évidente, par bien des habitudes et des préférences. Nous avons donc là le parfait cosmopolite, prêt à épouser tous les intérêts, à entrer dans tous les services, à chercher la fortune de quelque côté qu'elle lui fît signe. Mieux que cela, nous voyons Grimm, pour ainsi dire, en fonction internationale, servant d’intermédiaire entre les cours, et méritant, du reste, la confiance qu'on mettait en lui par sa raison, par son tact et par une discrétion à toute épreuve.

Le fond de la correspondance entre Grimm et Catherine en ferait quelque chose d’assez fastidieux si l’étrangeté de leur relation n’en faisait, au contraire, l’un des documens les plus curieux de l’histoire. Les deux personnages s’écrivent la plupart du temps pour des commissions à donner et des comptes à rendre, mais à ces détails d’affaires, nous l’avons dit, se mêlent mille sujets divers d’entretien, de sorte qu'il finit par se dégager de tout cela deux physionomies inoubliables. Catherine s’y livre avec tant d’abandon, elle s’y montre sous tant de jours différens, elle est si homme et si femme, si transparente et si énigmatique, que le lecteur est entraîné par l’intérêt de cette révélation. Grimm, de son côté, est ici tout autre que nous ne le connaissions encore, infiniment plus libre, plus déboutonné, plus bavard, plus plaisant, plus souple, plus familier, plus important. Les deux correspondans ont, dès le premier jour, mis leurs lettres sur un ton qui permettait à la souveraine de tout dire au hasard de la plume, sans souci de la langue ou de la dignité, et qui autorisait le sujet à se permettre beaucoup aussi sans paraître oublier la distance des rangs, ni se départir du respect dû à une tête couronnée. Ce ton est celui d’une plaisanterie, disons mieux, d'une cocasserie qui ne se dément pas. Il faut avoir feuilleté ces volumes pour s’en faire une idée. Rien n’y est dit simplement. On mêle l’allemand et le français. On désigne les individus par des sobriquets ; Marie-Thérèse est « Maman, » Frédéric est Hérode, Gustave III, Falstaff, etc. Tout passe à la faveur de ce style. Grimm s'en sert, au besoin, pour contredire ou redresser. Catherine, par exemple, ayant fait je ne sais quelle confusion de noms, son correspondant se dit « payé par son auguste souveraine pour se défier de la tête impériale, dont peu de mortels ont été à portée comme lui de considérer et d’étudier la marche, c’est-à-dire les sauts et les bonds, et dont il n’est pas donné à tout le monde de mesurer les gambades, encore moins de les suivre. » Mais c’est surtout à varier le vocabulaire de l’adulation que Grimm fait servir ce ton de charge et de parade. Il y trouve des ressources que les façons ordinaires de parler ne lui auraient jamais fournies, et il évite les pires difficultés du genre, laissant incertain ce qu'il faut mettre au compte d’une admiration sincère ou au compte d’un jeu convenu. L'humilité, par ce moyen, devient impunément bassesse et la flatterie extravagance. Grimm demandera à être compté au nombre des chiens de l’impératrice. Il n’est qu'un ver de terre et il s’en félicite : « j’en suis plus fait, dit-il, pour ramper à ses pieds. » Il est deux formes que la flagornerie affecte surtout dans les lettres de Grimm, la description du culte qu'il rend à Catherine et le récit des émotions que ses faveurs lui font éprouver. l’impératrice a une chapelle dans l’hôtel de la Chaussée d’Antin, et elle y reçoit de toute la famille des hommages religieux. Les principales dates de sa vie, sa naissance, son avènement au trône, son couronnement, y sont célébrés par des fêtes. Tout ce qui émane d’elle excite des transports de reconnaissance, des cris d’admiration. Grimm vient d’obtenir le portrait de la souveraine. « L’image révérée, écrit-il, a été reçue avec les mêmes cérémonies et la même dévotion avec lesquelles le comte Souvarof reçut son cordon de Saint-André à Kinburn ; excepté de n’avoir pas communié, je puis me vanter d'avoir ri, pleuré et eu, autant que lui, l’air d’un possédé. Il est cependant impossible que ce cordon lui ait causé le même mouvement de joie et de reconnaissance qu'à moi l’image vénérée, parce que j’en suis épuisé, anéanti... Que n’ai-je communié comme lui, et sous les deux espèces, avant de toucher à l’image révérée ! Cet acte de piété m’aurait peut-être donné la force de supporter ma joie et de ne pas succomber sous le poids de ma reconnaissance. Bénie soit celle qui, pleine de grâce, a daigné accorder à son souffre-douleur cette image sans prix de l’immortelle ! » Il n’est lettre de l'impératrice, du reste, qui ne donne lieu à de semblables dithyrambes. Grimm ne peut les relire sans y trouver de nouvelles richesses. « c’est comme les beaux tableaux de Raphaël, dit-il : plus on les regarde, plus on en est enivré, extasié.» Et l’attendrissement dépasse encore l’admiration. Notre homme, quand il a reçu l’une de ces épîtres, pleure « comme un veau. » Le tremblement de terre de Lisbonne, à ce qu'il prétend, n’est qu'un jeu de marionnettes en comparaison des transports qui l’agitent. Il a été plus longtemps que d’habitude sans nouvelles, il lui arrive enfin un gros paquet, et voici là-dessus à quelles pantalonnades il se livre : « Après une sécheresse et une aridité totales de près de six mois, ce messager de notre divinité tutélaire a lâché les écluses de la bienveillance impériale avec si peu de précaution qu'un engloutissement universel a pensé en être la suite immédiate. Que Votre Majesté se figure le désordre de ces premiers instans ; le déluge de Moïse n’est qu'une pauvreté auprès, et il ne reste point de termes pour en donner une idée. Jamais il n’y eut une preuve plus forte et plus démonstrative à quel point les extrêmes se touchent. Ce fut une douce mort à la vérité que d’être inondé du nectar de la joie, mais ce fut cependant la mort, et un souffre-douleur tenant dans ses mains tremblantes une pancarte impériale de quarante et une pages, se trouva dans les premiers instans dans un état plus critique que ne l’était un moment auparavant le souffre-disette avec tous ses symptômes de consomption. Mais lorsqu'au torrent de la bonté et de la bienveillance impériale, il se sentit la force d’opposer un torrent de larmes, alors il se crut la vie sauve. En effet, depuis six jours (mais il ne lui en a pas fallu moins), depuis six jours qu'il est en possession de ce trésor inappréciable de quarante et une pages, il a peu à peu perdu l'immobilité effrayante du premier moment, l’usage des jambes est revenu, il a recouvré la respiration, et les cris de la reconnaissance qui l’étouffaient ont été si continuels et si aigus que je crains que Votre Majesté n’en ait été étourdie à ne savoir où se mettre, malgré la distance immense qui sépare de son auguste bienfaitrice celui qu'elle fait mourir de reconnaissance et d’attachement. Il en est résulté un petit soliloque avec lui-même. Depuis dix ans, dit-il, mon étoile la plus étrange, la plus glorieuse, m’a transformé en ballon. Questa mano possente e candida tient ma destinée entre ses doigts ; le plus léger mouvement de cette main auguste m’élève jusqu'aux nues, agrandit la sphère de mes forces, me fait planer dans les cieux, et je n’aperçois plus rien au-dessus de moi que la puissance du génie de celle qui dispose de moi. Mais aussi, un moment d’oubli lui fait-il échapper le ballon d’entre les doigts, aussitôt il roule à terre, tout son orgueil l’abandonne, le découragement et le désespoir prennent la place de la confiance, et à toutes les pensées hautes succède un anéantissement total. Cependant, qu'es-tu, ô misérable ballon, pour vouloir toujours occuper cette main qui tient les rênes du plus vaste empire et dont les mouvemens décident les mouvemens du monde? Si par un miracle inexplicable elle a daigné te soutenir depuis dix ans, comment espérer que ce miracle se renouvelle et se perpétue? De tout cela, madame, il résulte que c'est une triste condition que celle d’un ballon qui renferme un cœur. »

Catherine, dans ses réponses, adopte le même genre de sério-comique; seulement, tandis que la bouffonnerie aidait Grimm à déguiser l’adulation sous l’hyperbole, l’impératrice s’en sert pour dissimuler la faveur sous des façons de brusquerie. Comme son correspondant, elle bariole son français d’allemand, et quel français que le sien! Ce n’est pas qu'elle ne l’ait appris dans son enfance, de Mlle Gardel, son institutrice; elle en possède l’usage courant, mais elle le parle avec un mélange bizarre de tours idiomatiques et d’incorrections, allant toujours son chemin, se plaisant à l’incohérence des images. Elle a « un mal de tête qui ne se mouche pas du pied. » Elle énonce hardiment que « cinquième roue au carrosse ne saurait rien gâter à l’omelette. » Çà et là, des mots grossiers, de ceux qu'on n’écrit pas en toutes lettres. Un naturel, pour tout dire, qui va jusqu'à l’abandon. Catherine a dans son correspondant une confiance absolue, et elle éprouve le besoin de causer avec lui en tout lieu et en toute circonstance. Elle lui rend compte de ses fêtes, de ses constructions, de ses voyages, de ses affaires d’état, de ses triomphes, de ses chagrins. Elle ne le lui cache pas : « Je n'ai jamais écrit à personne comme à vous. » Et une autre fois : « Je vous écris tout ce qui me passe par la tête, sans ordre ni règle, sans style ni orthographe ; vous avez nommé cela admirablement bien : olla podrida impériale, car vraiment mes lettres ressemblent au plat espagnol. » Et encore, vers la fin : « Je sais et n’en doute pas que vous m’êtes profondément attaché : entendez-vous, souffre-douleur ? Et voilà pourquoi je vous dis tout ce qui se trouve au bout de ma plume. »

Grimm est l’homme d’affaires de Catherine, un factotum dans le sens le plus étendu du mot. Les commissions qu'il reçoit sont de toute espèce, des bonbons, des pots de rouge, des toilettes, des livres, de la musique, des estampes, des camées, des tableaux. l’impératrice a le goût des arts et la manie des musées. Il lui prend, selon le mot de son correspondant, des accès de gloutonnerie. Elle achète des collections entières, les cabinets de pierres gravées du bailli de Breteuil et du duc d’Orléans, les galeries de tableaux de Baudoin et de Tronchin, les portefeuilles de Clérisseau, la bibliothèque de Voltaire après celle de Diderot. Tout n’est pas toujours de premier mérite dans les marchés qu'on fait pour elle, et elle s’en fâche. « Ah ! morbleu ! il est incroyable comment le divin s’est laissé tromper cette fois (le « divin, » c’est Reiffenstein, son agent de Rome) ; j’ai ordonné de faire choix et d’envoyer les croûtes à l’encan pour le bien de l’hôpital de la ville. » Elle a, d’autres fois, des crises d’économie ; elle se dit ruinée, jure ses grands dieux qu'elle n'achètera plus rien. Grimm, il faut le dire, l’encourage tant qu'il peut dans ces idées de sagesse, mais les bonnes résolutions durent peu, ou bien c’est le favori du moment qui a, lui aussi, le goût des gemmes et dont il faut satisfaire les caprices. Catherine n’achète pas seulement, elle bâtit, et c’est Grimm qui lui fournit des architectes, des plans, les dessins pour une porte monumentale, pour une galerie copiée sur les Loges du Vatican. Catherine a un théâtre, et Grimm lui envoie des comédiens et des comédies, des pièces que Sedaine écrit exprès pour elle, un Carmen sœculare de Philidor, destiné à quelque anniversaire solennel. Grimm, enfin, est le canal des bienfaits de l’impératrice, et, malheureusement pour lui, on le sait et on en abuse ; il est assiégé d’importuns qui font des offres, apportent des projets, implorent des secours. Il résiste, cela est évident, et il a dû éconduire bien des quémandeurs, mais s’il n’abuse pas de son crédit, il en use, et très souvent pour recommander des infortunes. Catherine a ainsi fait beaucoup de bien. Elle se fiait au jugement de son agent, et plus encore à son intégrité, et cette confiance était méritée. Des sommes considérables ont passé par les mains de Grimm pendant les vingt années qu'il fut au service de la tsarine, et jamais sa réputation de probité ne souffrit la moindre atteinte. Un passage d’une de ses lettres nous montre avec quelle hauteur il refusait les pots-de-vin qu'on lui offrait quelquefois sur les marchés dont il était l’intermédiaire. Lorsqu'il demandait quelque chose pour lui-même, c’est le plus souvent un portrait de l’impératrice ; la sollicitation devenait un raffinement de la flatterie. Le jour viendra, il est vrai, où, ayant perdu tout ce qu'il avait, et chargé du soin d’une famille qu'il regarde comme la sienne, il en appellera à la générosité de la souveraine qu'il a si bien servie; mais il le fera alors avec le sentiment des droits qu'il s’est acquis. Grimm est courtisan, Grimm poursuit la fortune, il se met sur le chemin des générosités, mais il n’est pas proprement mercenaire.

Parmi les commissions dont l’impératrice chargeait son factotum, il en était de confidentielles, de délicates. Un jeune Lanskoï, âgé de dix-sept ou dix-huit ans et frère d’un favori de Catherine, avait eu d'assez fâcheuses aventures de voyage. Parti sous la conduite d’un personnage, nommé La Fontaine, qu'on lui avait donné pour gouverneur, il tomba à Dresde dans les filets d’une jeune femme que la correspondance désigne sous le diminutif de Lehnchen. La Fontaine, empressé de favoriser des désordres dont il espérait profiter, se prêta à tout et conduisit en secret les amoureux à Paris. Grand émoi des Lanskoï, qui envoyèrent l’un des leurs à la recherche des fugitifs, et interminables ennuis pour Grimm, sur qui retomba le soin d’aider ces recherches, de séparer les coupables, et en même temps d’éviter un éclat. La tâche n’était pas facile ; le jeune homme voulait absolument épouser la belle, et la belle, de son côté, menaçait, si son amant quittait Paris, de lui courir après. On ne fut tout à fait rassuré que quand le Lanskoï fut de retour à Pétersbourg. Lehnchen ne tarda pas à trouver un « consolateur, » et fut désintéressée moyennant une rente viagère de 2,000 livres, que lui constitua Catherine. Toute cette affaire donna énormément de peine à Grimm, qui dut agir secrètement, faire surveiller « ce lutin » de Lehnchen par la police et obtenir une lettre de cachet contre La Fontaine. Celui-ci, pour éviter l’emprisonnement, s’était réfugié au Temple, comme lieu de franchise, et il y vécut dans la misère jusqu'à ce que Grimm le fit libérer. « M. de Vergennes, écrit le souffre-douleur, s’est prêté dans toute cette affaire, avec le plus grand empressement, à tout ce que j’ai été dans le cas d’exiger de lui, et s’en est rapporté à moi pour tous les ordres dont j’avais besoin, sans la moindre défiance. » Catherine avait en général à se louer des dispositions de ce ministre à son égard ; elle le reconnut par un cadeau de fourrures à Mme de Vergennes.

Une autre affaire confiée à la prudence de Grimm, et qui intéressait plus directement Catherine, concernait un fils qu'elle avait eu en 1762 de Grégoire Orlof, et qui portait le nom de Bobrinski. L'impératrice avait fait élever ce garçon en Allemagne et lui avait assuré une fortune indépendante de 30 ou 40,000 roubles par an. Bobrinski, en 1785, vivait à Paris et dans d’assez mauvaises compagnies. Il avait fait des dettes et paraît même s’être laissé entraîner à des intrigues politiques. Catherine accuse Frédéric de l'avoir incité contre elle, et assure qu'elle en a les preuves en main. Elle n’en restait pas moins disposée à venir au secours du mauvais sujet, pour qui elle se sentait évidemment un faible. Il était nonchalant, mais elle ne le croyait ni méchant ni malhonnête ; une tête à l’envers, pensait-elle, mais de l’esprit, des connaissances et même des talens. Un peu de bizarrerie de sa part n’était pas fait pour étonner Catherine, « car, dit-elle, il appartient à des gens fort singuliers dont il tient beaucoup. » Que s’il a besoin d’argent, elle veut qu'on lui en donne. Quand l’impératrice s’exprimait ainsi, elle ne se doutait pas encore de l’étendue des extravagances de Bobrinski, qui avait fait des billets pour des sommes considérables, un entre autres de plus d’un million de livres, sur lequel le détenteur consentait à perdre la moitié si on le payait sur-le-champ. « Il est singulier, écrit la tsarine à Grimm, que cet avare se soit laissé entraîner à gaspiller ainsi sa recette. j’enverrais bien quelqu'un pour retirer ce monsieur-là, mais il est si farouche et si caché qu'il est capable de n’y prendre aucune confiance : il se dira malade et s’échappera. Je crois que le mieux serait de le faire venir chez vous et de lui dire que je vous ai chargé de lui conseiller de mettre de l’ordre dans ses affaires, de ne plus jouer ni parier des sommes qui excèdent son revenu, et de payer ses dettes de la façon indiquée. Vous entendrez alors ce qu'il dira ; demandez-lui un aveu sincère, et, s’il le fait, faites-lui mettre par écrit comment il veut s’arranger. s’il fait le renfermé et cherche à esquiver, ayez la bonté de lui représenter les conséquences. Dites-lui qu'ayant prévu ses écarts, on l'avait confié à M. Bouchouyef, qu'il a voulu avoir les coudées franches, qu'on les lui a données, qu'il en voit les suites, qu'une somme énorme n’a pas suffi entre ses mains, qu'il fera bien à l’avenir d’employer son argent avec plus d’utilité, et qu'au reste, s’il a envie de se ruiner, il en est le maître. Pour le tirer de Paris, je crois qu'il faudrait lui conseiller d’aller en Angleterre. » Mais Catherine n’était pas femme à tenir rigueur au fils d’Orlof. Il Je m’attache uniquement, dit-elle deux mois après, à la détresse dans laquelle se trouve le jeune homme à la suite des sottises qu'il a faites, et j’ai ordonné de vous envoyer les 23,000 roubles dont il a un besoin si urgent. Il est pris d’un fonds qui est en réserve pour lui, mais c'est ce qu'il ignore et doit ignorer; ainsi vous pouvez donner à cela telle tournure qu'il vous plaira, pourvu que vous payiez ce qu'il est indispensablement nécessaire de payer. » Finalement tout est arrangé. « Dieu merci qu'il ait payé ses dettes et que vous en soyez quitte ! Je crois que vous feriez bien de payer les 15,000 livres qui restent, et de me renvoyer les billets comme vous me le proposez. Ce qu'il y a d’étrange à tout cela, c’est que le jeune homme est foncièrement très avare. Vous aurez sur cette affaire une décharge particulière. Mais comment voulez-vous qu'on mette un panier percé comme cela à la tête d’un régiment? Cela n'a ni expérience ni sens commun encore. » Bobrinski avait été trop heureux de quitter Paris pour l’Angleterre afin d’échapper à ses créanciers, mais Londres, aux yeux de ses protecteurs, offrait encore plus de danger que la France, « parce que là aucun éclat ne peut être prévenu par voie d’administration, que la constitution anglaise n’admet pas. » l’impératrice fit donc revenir le jeune écervelé en Russie, en lui donnant un tuteur pour contenir ses dépenses et sauver les restes de sa fortune. Elle avait fini par reconnaître qu'il n’y avait rien à attendre d’une tête sourde à tous les conseils.

L'agent confidentiel qui recevait les missions secrètes de Catherine avait quelquefois aussi à lui transmettre des propositions qui exigeaient également la discrétion. c’est à Grimm que Bouillé s'adressa, vers la fin d’avril 1791, deux mois avant la fuite de Varennes, pour faire des offres de service à l’impératrice. Grimm connaissait Bouillé ; il s’était arrêté à Metz l’année précédente tout exprès pour le voir, et ils avaient échangé les sentimens communs que leur inspirait la révolution. « C’est l’homme le plus selon mon cœur, écrivait Grimm à cette occasion, mais à moins de quelque combinaison extraordinaire et imprévue, il sera aussi inutile au rétablissement de l’ordre que les autres, parce que la désorganisation de ce royaume est telle qu'il me paraît impossible de le garantir de sa dissolution. » Bouillé en jugeait de même et cherchait à prendre du service à l’étranger. effrayé des progrès que faisait l’indiscipline dans l’armée, il avait promis au roi « de tenir bon dans son commandement le plus longtemps qu'il lui serait possible, » mais il avait « exigé et obtenu pour condition qu'il serait le maître de quitter son commandement d’un moment à l’autre, dans les vingt-quatre heures, de le remettre au plus ancien de ses officiers, et de quitter même la France s’il jugeait ne pouvoir plus remplir ses devoirs dans le poste où il tenait depuis près de deux ans comme par miracle. » La position de Bouillé était si bien comprise au dehors qu'il avait reçu des offres de commandement de l’Espagne et de l’Angleterre : il préférait le service de la Russie et s'imaginait trouver de ce côté un accueil d’autant plus empressé que cette puissance semblait alors sur le point de rompre avec l'Angleterre et la Prusse, et devait éprouver le besoin de s’attacher un homme distingué par ses services de terre et de mer. Bouillé dépêcha donc de Metz à Paris, sous un prétexte quelconque, le général de Heymann, brillant officier de cavalerie qui servait sous lui, partageait ses opinions et désirait également mettre son épée au service de l’étranger. Heymann remit à Grimm la lettre par laquelle Bouillé l’accréditait, et lui fit connaître les conditions que les deux militaires mettaient à leur entrée au service de Russie. Bouillé stipulait pour lui-même la qualité de général en chef; le grade de lieutenant-général devait satisfaire Heymann, mais le premier ne s’engageait que pour une campagne et le second pour la vie. l’un et l’autre demandaient, en outre, à être mis en état de payer leurs dettes : une affaire de 150,000 livres pour Bouillé et de 80,000 pour son compagnon. Le marquis devait amener avec lui son fils et plusieurs officiers de toutes armes.

Grimm en écrivit sur-le-champ à Catherine ; Heymann se chargea de la lettre et la fit parvenir à Pétersbourg par un officier de hussards qui sortit de France sous couleur d’un achat de chevaux. L'impératrice ne montra pas autant d’empressement à conclure le marché que son correspondant en avait mis à le lui proposer. Elle insinua que ses généraux russes valaient bien les « grands faiseurs » français, sans compter qu'elle en voulait terriblement à des militaires qui ne savaient pas mieux défendre le trône. Elle ne refusa point pourtant les offres de Bouillé, mais lui envoya des contre-propositions : son grade et son ancienneté dans ce grade, un traitement de 22,000 roubles et 3,000 ducats pour le voyage. Pas un mot du paiement des dettes. Ce dessein, d’ailleurs, n’eut pas de suite. Les projets de fuite de Louis XVI, auxquels Bouillé prit la part que l’on sait, tournèrent pour le moment ses idées d’un autre côté, et, une fois entré dans l’émigration, il n’eut plus qu'une pensée : combattre la France révolutionnaire.

Bouillé ne fut pas le seul officier français qui recourut à l’intermédiaire de Grimm pour chercher à entrer au service de Catherine. La faveur de l’agent officieux était si connue qu'on s’adressait tout naturellement à lui pour arriver à l’impératrice. c’étaient le cadet des Vioménil et le comte de Vauban qui « voulaient se vouer au service qui avait pris la victoire à sa solde, » le jeune prince de Craon qui allait faire ses premières dévotions au temple de la gloire, » le marquis de Juigné, qui, chef d’une nombreuse famille et dépouillé d’une fortune considérable, désirait endosser l’uniforme de sa majesté impériale. Outre les requêtes dont il était le canal, Grimm était chargé des fonds nécessaires pour tout ce mouvement d’émigration, ainsi que des secours que Catherine accordait aux exilés politiques sans ressources. Le maréchal de Castries, l’ami de Grimm, lui accuse réception d’une lettre de crédit de 15,000 livres destinées à des avances aux officiers qui passaient en Russie pour faire la guerre contre les Turcs.

Catherine, qui se plaît à donner des noms, en a donné un aux affaires d’état ; elle les appelle « la soupe aux pois, » comme qui dirait une bouillie épaisse où l’on ne voit guère ce qu'il y a au fond. Elle n’aime point, dans tous les cas, qu'on y regarde, n’admet pas qu'on essaie de lui en remontrer ou même de faire l’entendu. Aussi est-il curieux de voir son correspondant, si friand qu'il soit de politique, s’en tenir aux généralités, se borner à des considérations sur l'industrie ou sur le change, se contenter de vanter les hauts faits de sa souveraine ; ou, ce qui ne pouvait être désagréable à celle-ci, de dénigrer ses ennemis, l’Angleterre, la Pologne, la Suède. Catherine, au contraire, sur ces sujets, ne se pique d’aucun égard pour les sympathies de son souffre-douleur, traite rudement les princes dont elle le sait le plus coiffé. Et le souffre-douleur, je dois le dire, n'est pas héroïque et ne défend guère ses amis. La révolution vint à son aide; en bouleversant les relations politiques, elle modifia en bien des points les sentimens de Grimm et le dispensa des précautions qu'il avait dû prendre quelquefois auparavant pour les exprimer.

On rencontre dans les lettres de Grimm quelques informations sur sa personne et son genre de vie. Il est « devenu un homme opulent par les bienfaits de Sa Majesté, » et, un jour, par scrupule de délicatesse et pour prévenir les calomnies, il éprouve le besoin de rendre à l’impératrice un compte exact et de sa fortune et de la manière dont il l’a acquise :

« Au moment où je suis arrivé en Russie, j’étais parvenu à me faire, par mon travail et mes épargnes, environ 1,000 roubles de rente viagère; c’était tout mon avoir. Entre mes deux voyages de Russie, j’ai eu le malheur d’hériter d’un de mes frères 20,000 livres de France. Après avoir prodigieusement dépensé en voyages pendant près de cinq ans, je me suis trouvé à mon retour de Pétersbourg, vers la fin de 1777, encore une somme de 30,000 livres de reste, d'où il s’ensuit que les dons de Votre Majesté ont été très considérables pendant mes deux séjours. Me trouvant donc un capital de 50,000 livres par la réunion de ces deux sommes, je l’ai placé, au commencement de 1788, chez M. le duc d’Orléans, qui m’en paie 5 pour 100 d’intérêt en retenant les impositions royales, c’est-à-dire trois vingtièmes à cause de la guerre maudite. c’est en quoi consiste mon bien; il n’a été ni diminué, ni augmenté d’une obole depuis cette époque, c’est-à-dire pendant tout le temps de ma gestion des deniers de Votre Majesté impériale. Je vis sur mon courant formé par mon petit revenu combiné avec mes appointemens de Gotha. Cela ne fait pas une forte masse, mais j’ai compris de bonne heure qu'on n’était riche que des besoins qu'on n’avait pas, et sans les dépenses que la décence de ma place de ministre exige, je ne saurais vraisemblablement que faire de mon argent. Il a plu à Votre Majesté d’ajouter à cela, sans me consulter, 2,000 roubles de pension ; ce n’est pas au vermisseau à demander : Rosée bienfaisante du ciel, pourquoi me viens-tu? Mais j’ai senti que ce bienfait si peu mérité ne devait pas être regardé et dépensé comme un revenu. Je le mets en réserve tous les ans, et comme la guerre a obligé le roi de France de créer beaucoup de rentes viagères et que la dignité de ma représentation exige une dépense proportionnée à son importance, j’ai eu l’ambition d’augmenter mon revenu par mes épargnes. j’ai emprunté, à diverses reprises, de l’argent pour me faire des rentes viagères et suis parvenu à me faire encore près de 2,000 roubles de rente. Ces rentes, je les emploie, avec la pension de Votre Majesté, à rembourser successivement l'argent qu'on m’a prêté à intérêt. Si je vis assez pour rembourser tout cet argent, je me trouverai fort au-dessus de mes affaires ; si je meurs avant, les 50,000 livres placées chez M. le duc d’Orléans répondront suffisamment de ce qui restera encore à acquitter au moment de ma mort ; et voilà la simplicité et la clarté qui conviennent à l’administration des finances d’un grand empire ; je suis une espèce de petit Necker dans la précision de mes combinaisons. Mais comme à mon âge il m’a trop répugné de constituer ces rentes sur ma tête et de les laisser éteindre avec moi, j’ai associé, moyennant quelque dépense ou quelques privations de plus, la tête de la petite Emilie[3], sans qu'elle s’en doute, à la mienne, et j’ai la satisfaction dès à présent de penser qu'elle jouira de ces rentes après moi pendant sa vie et que le bienfait de Votre Majesté non mérité de ma part aura servi à son profit comme au mien.

« Somme totale : je dois, comme tant d’autres, toute ma fortune aux bienfaits de Votre Majesté impériale, et, par ricochet, Emilie de Belsunce en bénira un jour mon auguste bienfaitrice ; mais ma fortune est bornée et ses sources sont connues, et j’ai l’orgueil de me croire si fort au-dessus des atteintes de la calomnie qu'à tout hasard je brave ses flèches empoisonnées avec une confiance entière dans la justice du génie tutélaire et protecteur de l’empire de Russie et des gens de Grimma[4]. La dernière grâce que j’espère d’en obtenir après toutes celles dont j’ai été comblé, c’est qu'immédiatement après mon décès il plaise à Votre Majesté de se faire rendre compte de l’état de ma succession; et si le compte de mes exécuteurs testamentaires n’est pas conforme à celui que je viens de rendre, je consens que ma mémoire soit flétrie. »

Thésaurisant en vue de la famille dont il avait fait la sienne, Grimm, ainsi qu'il l’écrit vers la même époque, n’avait jamais un écu et ne devait jamais une obole. A la modicité de ses besoins et à l’ordre qu'il mettait à ses affaires, on reconnaît l’esprit éminemment rangé et raisonnable que nous avons rencontré en toutes circonstances. On retrouve également, dans des fonctions différentes, l'opiniâtreté de labeur dont il avait fait preuve dans la rédaction de la Correspondance littéraire. Sa vie, telle qu'il nous la laisse voir, était celle d’un esclave, dirons-nous, ou d’un ministre d’état. Le service de Catherine entraînait une foule d’affaires petites et grandes, et la réputation de la faveur dont Grimm jouissait à Pétersbourg lui attirait, nous l’avons dit, des nuées de solliciteurs. Il ne laissait pas d’en gémir quelquefois :

« Depuis que les bontés de Votre Majesté impériale m’ont rendu un homme illustre, Dieu seul sait tout ce que j’ai à souffrir pour l'amour d’elle. c’est-à-dire que tous les oisifs et tous les importuns de l’Europe se croient en droit de m’assaillir et de me voler mon temps, le plus précieux de mes biens, toujours pour me parler d’elle. C'est bien me prendre par mon faible, mais que je regrette cette époque de ma vie où, jouissant des mêmes bontés de Votre Majesté impériale dans mon heureuse obscurité, je lui disais son fait toutes les fois que la fantaisie m’en prenait ! Je n’avais pas encore le public pour confident de mon bonheur. »

Et une autre fois : « Je suis un des hommes les plus tourmentés qu'il y ait sur la terre. Il ne se passe pas un jour qu'on vienne m'accabler de visites, de lettres, de propositions de toute espèce. Je passe ma vie en audiences inutiles, à écouter, à lire des lettres, à y répondre, à refuser, au lieu de me recueillir, de vivre au pied de l’autel où l’immortalité réside, à côté de l’objet de mon culte, d'y vivre jour et nuit. »

Le culte de Catherine, c’est la part de l’adulation. Ce qui est vrai, et il y revient souvent, c’est qu'il n’a pas le temps de lire, « pas une heure dans toute une semaine, en mettant une minute à la queue de l’autre ; à peine celui de lire les gazettes pour savoir ce que fait l’impératrice. » Le jour se passe à exécuter des commissions et la nuit à griffonner. Grimm a besoin de recueillement pour écrire à Catherine et il attend, pour le faire, que tout le monde soit couché. Il est trois heures du matin, il tombe de sommeil, mais le messager va partir à huit heures et il faut que le paquet soit prêt. L'aurore le surprend quelquefois à son bureau.

Pas un moment à donner à la lecture ! Et cela pour un homme dont la vie autrefois se passait à rendre compte de toutes les publications du jour. La transformation est complète. Le diplomate, l'agent officieux a rompu avec la littérature. Sans regrets, d’ailleurs, si nous l’en croyons. Grimm n’a-t-il pas le bonheur « de lire dans de certaines têtes, » ce qui gâte pour les autres lectures? Les déclamations philosophiques du jour ne lui paraissent plus que « fastidieuses capucinades. » Depuis la mort de Voltaire, il est pris de dégoût pour tout ce qui paraît.

A mesure que l’homme de cour prenait le dessus sur l’homme de lettres, l’Allemand perçait davantage sous le Français d’emprunt. Soit humeur croissante contre les platitudes de la presse parisienne, soit certitude de se rencontrer avec les inclinations de sa correspondante, Grimm s’abandonne maintenant avec plus de liberté qu'il n'avait encore fait à sa prédilection pour la langue et la littérature germaniques. Frédéric lui avait envoyé son écrit de la Littérature allemande; Grimm a beau admirer le souverain, une critique aussi superficielle le révolte. « On ne peut nier, écrit-il à Catherine, que l'auguste écrivain ne parle de l’allemand comme un aveugle des couleurs. Cela est bien moral, pour ceux qui réfléchissent, de voir un grand prince et, qui pis est, une grande tête, qui donne tous les jours un temps considérable à la lecture, vivre au milieu de sa patrie, dont la capitale possède plusieurs écrivains de la première force, sans en rien savoir, sans se douter que sa langue maternelle n’est plus celle qu'on parlait et écrivait il y a soixante ou quatre-vingts ans ; et qui, de la meilleure foi du monde, ignore tout ce qu'on a écrit depuis quarante ans tout autour de lui, et la révolution qui en est arrivée dans la langue et dans les têtes allemandes, et qui, par conséquent, ne peut entrevoir que la plupart des écrits de sa patrie valent mieux que toutes ces brochures insipides qu'on voit paraître à Paris, et où les idées de quelques grandes têtes sont répétées, délayées et défigurées en mille manières diverses.» (1781.)

Catherine abonde dans le sens de Grimm, un peu aveuglément, il faut le reconnaître, à tort et à travers, prenant déjà les Thummel et les Schummel pour des Voltaire, ce « dieu de l’agrément. » « Dieu me pardonne ! dit-elle dans son désir de rattacher le nouveau culte à l’ancien, je crois que c’est lui qui leur a appris à écrire. » L’Allgemeine deutsche Bibliothek lui paraît « une archive de génie, de raison, d’ironie, et de tout ce qu'il y a de plus égayant pour l'esprit et la raison... Cette littérature tudesque, ajoute-t-elle, laisse tout le reste du monde grandement derrière elle, et va à pas de géant[5]. » Grimm, là-dessus, de renchérir à son tour et sur lui-même. « Ce qu'il y a de sûr et de vrai, c’est que la langue allemande, sous les plumes qui l’ont maniée depuis une trentaine d’années, est devenue l’une des plus belles langues d’entre les modernes, comme elle est par son propre fonds l’une des plus riches. » La flatterie aidant et lui ordonnant de faire une place à l’empire que régit Catherine, notre courtisan voit déjà le temps où le russe et l'allemand auront pris la place des langues classiques, et seront enseignées dans les universités d’Amérique au lieu du grec et du latin. Ce qui est singulier, ce sont les ouvrages qui excitent cet enthousiasme. Grimm porte aux nues une comédie de Lenz, der Hofmeister ; il l’a lue trois lois : « c’est un ouvrage d’une verve incroyable; » et ni lui, ni sa souveraine n’ont l’air de se douter qu'à l’heure où ils écrivaient avaient déjà paru Gœtz de Berlichingen, Werther et les Brigands.

On ne s’étonnera pas si la vie que menait Grimm mina peu à peu une santé déjà fort ébranlée, nous l’avons vu, par l’ancien travail de la Correspondance. Il a le sang à la tête, la fièvre le tient au lit tout un mois ; il souffre des yeux, un mal qui le poursuivra jusqu'à la fin. Il s’est, pour le moment, guéri par l’usage de l’eau fraîche. « Il faut se plonger le visage et le répéter souvent, suivant le besoin ; » c’est un remède qu'il doit à Tronchin, et qu'il aurait bien envie de faire parvenir à l’empereur, affligé de la même infirmité que lui. « Je supplie Votre Majesté Impériale de dire cela à Joseph de ma part, puisque je n’ai pas osé me donner les airs de lui écrire. » Un mal plus grave se déclare : ce sont des étouffemens ; il ne peut plus écrire, ou n’y parvient qu'en se levant à chaque instant pour faire un tour de chambre. « Il est aisé de comprendre le supplice d’un homme dont le devoir et l’état demandent l’usage continuel de la plume. »

Les médecins envoyèrent Grimm aux eaux, à Bourbonne, à Spa, à Aix-la-Chapelle, sans grand succès à ce qu'il semble. Mais l’un de ces voyages devint l’occasion d’une singulière satisfaction d’amour-propre pour un homme épris des distinctions flatteuses. Le prince Henri de Prusse, le frère de Frédéric, étant à Spa en 1781, invita Grimm à venir l’y trouver, et lui offrit un appartement dans la maison même qu'il occupait. Grimm accepta avec d’autant plus d’empressement que Tronchin lui recommandait les eaux du lieu pour ses migraines. Pensez donc, « passer six semaines avec un des plus illustres personnages du siècle, de la manière la plus intéressante et la plus agréable ! » On sent bien au récit suivant que la tête en a tourné au narrateur. Il arriva à Spa le 13 juillet :

« Dans le premier moment il y eut un peu de vacarme, de confusion et de désordre dans nos discours ; c’était bien naturel après quatre années d’absence et de grands événemens. Les idées se pressaient, se heurtaient un peu les unes à côté des autres, et je ne réponds pas des contusions qu'il y eut par-ci par-là, car l’art de parler de dix choses à la fois n’est pas encore perfectionné, et le crible par lequel il faut passer est si étroit que je ne sais ce qui en serait arrivé si le nom de Catherine ne nous eût mis subitement à l'unisson après le premier choc. » Grimm, malgré l’unisson, ne tarda pas à s’apercevoir que le prince croyait avoir à se plaindre de la tsarine et n’était plus en correspondance avec elle. Il excusa sa souveraine de son mieux. « Cinq ou six jours après mon arrivée est survenu un autre pèlerin qui se nomme Joseph et qui, ni plus ni moins que Catherine, se prétend aussi second de son nom. Joseph entra dans Spa à pied, suivant en cela la coutume de Notre Seigneur et Sauveur, mais non pour la même raison, car un de ses chevaux de poste s’était abattu. Bientôt il se mit dans un fiacre, afin de ne pas copier notre divin Sauveur, qui, dans ces occasions, ne montait tout au plus qu'un âne, et vint tomber chez Henri comme une bombe. Je puis assurer à Votre Majesté qu'à ma montre, qui ne court pas plus vite qu'une autre, ils restèrent deux heures et demie enfermés tête-à-tête. Joseph ne cacha pas même qu'il avait retardé son voyage de Spa exprès pour être sûr d’y rencontrer Henri. Il dîna ce jour chez le prince de Lichtenstein. Dès qu'il fut rentré dans son auberge, Henri y tomba comme une bombe à son tour, mais pour le coup je me trouvai à sa suite, et ce que je sais c'est que ce n’est pas par ma faute ni par mon fait qu'en un clin d'œil l’impératrice se trouva encore mêlée à nos caquets. Joseph me demanda s’il y avait longtemps que je n’avais eu de ses nouvelles; c’était me dire de la manière la plus délicate qu'il connaissait l’excès des bontés de mon auguste souveraine pour un vase d'argile de sa création. Sur quoi nous nous mîmes à éplucher l’impératrice grecque de la tête aux pieds, et Dieu sait comment elle fut accommodée entre Joseph, Henri et moi ! Après l’avoir tenue ainsi sur les fonts à peu près une heure et demie, Henri me dit : « Allons-nous-en à la comédie. » Joseph vint bientôt après dans la loge du prince se placer entre Henri et moi. Il se pria pour le lendemain, en sa qualité de comte de Falkenstein (le nom sous lequel l'empereur voyageait), à dîner chez Henri, qui s’appelle à Spa le comte d’Oels, et il choisit pour convives, indépendamment de son compagnon, le général Terzy, et des personnes attachées au prince, le souffre-douleur gréco-impérial et Raynal, le proscrit par Séguier, à qui Henri a rendu auprès de Joseph les services les plus essentiels, en lui procurant un asile à Bruxelles avec tous les agrémens possibles... On resta à cette table près de deux heures et demie, Joseph à la droite de Henri, et moi à la droite de Joseph ; et le soir, à la Comédie, dans la loge du prince, même répétition ; et la pièce était ce que l’on écoutait le moins, et l’on jasait de plus d’une chose, et Mohilev, Smolensk, Moscou, Pétersbourg, Tsarskœ-Sélo s'y mêlaient à tort et à travers. Et les badauds de Spa, en regardant à cette loge, disaient à leur bonnet : «Oui, vrai Dieu, il faut qu'un souffre-douleur gréco-impérial soit pourtant quelque chose de bien distingué ! » Le surlendemain matin, Joseph se trouva à toutes les fontaines ; on dansait à la principale ; il fut très aimable avec tout le monde, mais, enfin, après avoir salué la compagnie et embrassé Henri, il partit à dix heures du matin pour Bruxelles, d’où il s’est rendu depuis pour huit jours à Versailles. »

Grimm, qui avait assisté, en 1745, au couronnement de l’empereur François Ier, trouva le moyen d’être présent à celui de Léopold, en 1790. Il se rendit de Bourbonne à Francfort et y passa deux mois près du comte Nicolas Romanzof, l’un de ses meilleurs amis, et, de plus, au milieu des honneurs auxquels il était si sensible. Le duc de Saxe-Gotha avait profité de la présence de Grimm à Francfort pour l’accréditer, à titre extraordinaire, auprès de l’empereur, ce qui procura à notre courtisan une audience particulière d'une demi-heure. Il fut, en outre, présenté au roi de Naples, « grand chasseur devant le Seigneur, dit-il, et qui s’occupe aussi, dans ses courses, de la multiplication de l’espèce. » Ayant un nombre considérable d’enfans naturels, il avait marié les mères et avait fondé pour ces ménages, près de Caserte, une colonie appelée Santo Leucio. Il s’intéressait beaucoup à cet établissement, pour lequel il avait lui-même composé et publié « l’institution, la législation et même le catéchisme politique. » Grimm s’empressa d’envoyer à Catherine un exemplaire de cette remarquable production.

Avec toute son affection pour son correspondant, Catherine connaissait ses faibles et ne se faisait aucun scrupule d’en rire. Elle lui donnait fréquemment du « Monsieur le baron, » non sans quelque envie d’ajouter : « baron de Thunder-Ten-Tronck ! » Elle raillait ses engouemens : « Je suis bien aise de savoir la cause de votre silence, car bonnement je croyais que mon crédit chez vous clignotait, et que quelque prince d’Allemagne m’avait expulsée de votre souvenir. Vu la passion que je vous connais pour eux, je me disais en moi-même : Il est à la piste de quelque génie rare comme nous lui en avons vu. » Et dans une autre occasion : « Il y avait longtemps que je savais que vous n’étiez jamais plus heureux que quand vous étiez auprès, proche, à côté, par devant ou par derrière quelque altesse d’Allemagne, et Dieu sait où vous savez les déterrer et d'où vous en vient continuellement des pluies fécondes. » Beaucoup plus tard encore et en pleine révolution : « cher souffre-douleur, tu es toujours engoué de tous les princes d’Allemagne! » Catherine, elle, ne partageait pas du tout cette inclination.

Le nom de Mme d'Epinay ne revient pas très souvent dans la correspondance qui nous occupe. Grimm envoie cependant à la tsarine et lui vante les Conversations d’Emilie, ce livre dont Galiani disait qu'il y a bien des choses et qu'il faut y lire aussi le blanc. La santé de son amie devenait toujours plus déplorable, et il excuse quelquefois son silence par le rôle de garde-malade qu’il a dû remplir à côté d’un lit de souffrances. « j’ai été depuis trois mois, écrit-il en 1779, malheureux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Condamné à voir souffrir jour et nuit, et à conserver, au milieu de ce spectacle horrible, un air calme et serein, à donner même à la malheureuse victime de ce long et cruel supplice des espérances qui sont loin de mon cœur, je suis devenu une espèce de machine que la douleur et l’effort continuel de la cacher ont comme endurcie et rendue insensible. Je n’ai pas même la ressource, assez ordinaire aux malheureux, de voir le malheur qu’ils redoutent s’acheminer pas à pas, d’en pouvoir marquer le terme et, par conséquent, ramasser ses forces pour en soutenir le dénoûment. Ballotté continuellement entre la crainte et l’espérance, je passe vingt fois par jour de l’une à l’autre, et la convulsion qui en résulte est sans contredit le sentiment le plus douloureux que l’âme puisse éprouver. j’y devrais être accoutumé depuis six ou sept ans que cela dure, car le dérangement de la santé de cette malheureuse femme a commencé quelques mois avant mon premier départ pour la Russie, et, depuis cet instant, toujours souffrante, plus d’une fois à l’agonie, et puis revenant à la vie, sans que M. Tronchin ait su la guérir ni la tuer ; opposant à ses maux, malgré le tempérament le plus frêle, une force et un courage sans exemple, on peut dire qu’elle n’a su ni vivre ni mourir[6]. »

Les pertes de fortune et les chagrins domestiques aggravaient encore ces maux. Après avoir été ruinée par les extravagances d’un mari auxquelles étaient venues se joindre celles de son fils, après avoir, en outre, été victime des opérations de l’abbé Terray, Mme d’Épinay était maintenant frappée, dans le peu qui lui restait, par les réformes financières de Necker. Grimm, en de telles circonstances, crut pouvoir recourir à l’impératrice, et lui proposa d’acheter, pour 10,000 livres, deux beaux diamans qu’avait conservés son amie. Catherine n’acheta pas seulement les bijoux, elle fit intercéder près du gouvernement français en faveur de Mme d’Épinay, puis, voyant que les réclamations ne produisaient rien, elle paya de sa poche. « Vous qui me dépensez de l’argent tous les jours de l’année pour des inutilités, écrivait-elle à Grimm avec une délicatesse admirable, prenez de cet argent jusqu’à deux fois huit mille livres, donnez-les à l’auteur des Conversations d’Emilie, en cas qu’elle ne voulût pas les accepter, prêtez-les-lui pour cinquante ans, et surtout ne m’en parlez plus, ni à personne, mais dites-moi tout simplement : j’ai donné ou j’ai prêté les deux fois huit mille livres.» (1782.)

Grimm perdit en quinze mois la compagne de sa vie et le plus cher de ses amis. Mme d’Épinay mourut le 15 avril 1783 et Diderot le 31 juillet 1784. Ces douloureuses séparations sont la cause, sans aucun doute, de l’interruption que présente ici sa correspondance avec Catherine. Le chagrin qu'il ressentit de la mort de Mme d’Épinay fut profond et durable ; il parle de sa cruelle et déplorable situation, des épaisses ténèbres dont il a été environné. Quant à la mort de Diderot, Grimm était à Lyon pour l’exécution d'une commission de l’impératrice, lorsqu'il reçut « ce coup si mortel et si imprévu. »

Pauline, la fille de Mme d’Épinay, était mariée depuis neuf ans lorsqu'elle perdit sa mère. Son fils aîné fut cet Armand de Belsunce qui périt à Caen dans l’une des scènes les plus hideuses de la révolution. Sa fille, l’Emilie des Conversations, fut comme adoptée par Grimm, qui se chargea de son éducation, la fit élever au couvent, lui concilia de bonne heure la protection de Catherine et réussit à la marier convenablement. Emilie épousa, en 1786, à l’âge de dix-huit ans, le comte de Bueil, officier aux gardes françaises. Elle recevait de sa famille 100,000 livres de dot, et de la tsarine, qui l’avait nommée de ses demoiselles d’honneur, un cadeau de douze mille roubles. M. de Bueil était propriétaire de la terre patrimoniale de Varennes, près de Château-Thierry. c’est là que Grimm allait passer de huit à quinze jours, toutes les fois qu'il pouvait échapper pour si longtemps à ses occupations. Il s’était ainsi, pour la seconde fois, créé une famille ; la révolution, nous le verrons, en troublant profondément ces existences, ne fit que resserrer les liens qui les unissaient.


III.

Il est incontestable que, dans la correspondance de Grimm avec l'impératrice, la figure la plus intéressante est celle de Catherine elle-même. Cette femme énigmatique s’y montre dans toute l’originalité de son caractère et toute la puissance de sa nature. Elle s’y peint, non pas tout entière, cela va de soi, mais en buste, comme disait Mme de Staal, et j’ajoute en buste passablement décolleté, en traits accusés avec une verdeur de franchise moitié naïve, moitié cynique.

Catherine prétend n’avoir jamais été fort belle, ce qui laisse deviner qu'elle se reconnaissait pourtant quelques charmes. « Je plaisais, écrit-elle dans ses Mémoires, et en parlant il est vrai de sa jeunesse, et je pense que cela était mon fort. » Un admirable fond de santé, malgré une disposition aux maux de tête. Elle se baignait à l’eau froide. A soixante ans, trois mois avant sa mort, elle était encore « leste comme un oiseau. » Partant, fort à son aise pour se moquer des médecins, dont pas un, à l’en croire, ne sait guérir la piqûre d’une punaise. Elle est une fois menacée d’une fièvre chaude, reste sept jours au lit : « Mais, dit-elle, pas un esculape n’a passé le seuil de ma porte. » En revanche, et comme il arrive à ces esprits forts, elle possède un orviétan, des gouttes de Bestoujef, qui la guérissent subitement quand besoin en est, et qu'elle fait prendre à tort et à travers dans la maison. Donc, robuste tempérament. Par suite, l’entrain. « La gaîté, c’est mon fort, » lisons-nous, et la gaîté avec elle va jusqu'à la farce, jusqu'à la folie, en voyage de préférence, lorsqu'elle est libre des soins du gouvernement. En 1775, en route pour Moscou : « Nous courons, écrit-elle, comme des diables et nous rions comme des fous. » On connaît par Ségur et l’on retrouve ici les inépuisables badinages du voyage de Crimée de 1785, les bouts-rimés, les chansons, les mystifications. Cette impératrice de toutes les Russies et les « trois ministres de poche » qu'elle a emmenés avec elle font l’effet d’une troupes d’écoliers en vacances.

Comme contre-partie à cette exubérance de vie et de bonne humeur, des mouvemens, des ébranlemens de passion. « Les grandes joies sont difficiles à contenir, dit-elle; on raffole. » A la nouvelle de la victoire de Tchesmé, elle s’imposa un silence de huit jours pour se donner le temps de revenir à la raison. Non moins facile à attendrir et non moins extrême dans l’attendrissement, la lecture d'un roman, la représentation d’une tragédie la font pleurer, et, quand elle pleure, elle hurle. Nous la verrons profondément émue à la mort d’Orlof et de Potemkin, abîmée de douleur en perdant Lanskoï.

Catherine, disons-nous, est énigmatique, elle est compliquée, mais elle ne joue pas de rôle, elle ne pose pas : « Je hais toute affiche, » dit-elle. Et, par aversion pour les airs à prendre, elle fuit la contrainte. Elle redoute la visite des princes : il faut, avec eux, se tenir droite et raide de corps. Les célébrités l’intimident également parce qu'elle voudrait devant elles avoir de l’esprit comme quatre. Heureuse quand le naturel, dans ces occasions, ne reprend pas le dessus. « Il faut que je vous conte l’étonnement dans lequel je vis un jour le prince Henri lorsque le prince Potemkin lâcha un singe dans la chambre, avec lequel je me suis mise à jouer au lieu de continuer une belle conversation que nous avions entamée; il ouvrait de grands yeux, mais il avait beau faire, les tours du singe l’emportèrent. » Au fond, mélange de fermeté et de bonté : « Je suis peut-être bonne, ordinairement douce, mais, par état, je suis obligée de vouloir terriblement ce que je veux. » La décision n’est pas seulement forte, elle est nette et prompte : « Quand on a dit A, il faut dire B. » — « Les incertitudes sont, de toutes les choses du monde, celle qui fait pâtir le plus les gens conformés comme moi. » Toutefois, et malgré cette trempe de volonté, Catherine est ouverte à la raison, souple aux avis : « Je me suis toujours senti beaucoup de penchant à me laisser mener par les gens qui en savent plus que moi, pourvu seulement qu'ils ne me fassent pas sentir qu'ils en ont l’envie ou la prétention, car alors je m’enfuis à toutes jambes. » Elle se reconnaît des qualités, mais elle ne se surfait pas et ne veut pas être prônée comme un modèle : « Je ne suis, moi, écrit-elle à Grimm, qu'un composé de bâtons rompus. » Dans une lettre à Mme de Bielke, elle se dit « un aussi franc original que l’Anglais le plus déterminé. »

On a l’épitaphe de Catherine rédigée par elle-même; plusieurs des traits que je viens de marquer s’y retrouvent. « Elle pardonnait aisément, y lisons-nous, et ne haïssait personne; indulgente, aisée à vivre, d’un naturel gai, l’âme républicaine et le cœur bon, elle eut des amis; le travail lui était facile, la société et les arts lui plaisaient. »

Si du caractère de Catherine nous passons à son esprit, nous le reconnaissons fait essentiellement de bon sens, avec des vues toutefois dont elle ne se rend compte elle-même qu'à demi, et ces intuitions qui distinguent l’homme d’état. Ce n’est pas elle qu'égarera le besoin exagéré de logique. Elle s’est convaincue que plus on raisonne, plus on déraisonne. Elle est d’avis qu'il n’y a rien de tel que les têtes sages, mais qu'il ne faut pas tout leur dire. Elle est enchantée un jour parce qu'elle a lu dans les Dialogues de Galiani « que c’est un grand assemblage de contradictions qui fait les grandes caboches. » Elle en sait, enfin, assez long sur le compte de l’humanité pour ne s’étonner de rien : ni les écoles, ni les prêches de morale, pense-t-elle, ne rendent les hommes plus sages; la belle nature reparaît tout partout.

Derrière l’homme d’état, on le voit, il y a chez Catherine le philosophe. Elle a étudié. « Dix-huit années d’ennui et de solitude, dit-elle dans l’épitaphe que je citais tout à l’heure, lui firent lire bien des livres.» Et nous savons par ses Mémoires quelles étaient ces lectures de sa jeunesse : de toutes sortes, mais, dans le nombre, Tacite, le Dictionnaire de Bayle tout entier, l’Esprit des lois. Elle a la curiosité de l'intelligence. Nous la trouvons, dans les lettres à Grimm, toute préoccupée des idées de Buffon sur l’origine du globe, avalant les neuf volumes de Court de Gébelin sur le monde primitif. « Le pourquoi du pourquoi serait fort agréable à savoir. » Philosophe, ai-je dit, par conséquent sceptique et surtout peu portée à l’optimisme : « Si vous vouliez bien un jour me dire ce que c’est que ce monde, je vous en aurais beaucoup d’obligation. » Aussi lâche-t-elle de se faire l’œil sec. « Savez-vous ce que je fais, écrit-elle, dans les occasions attendrissantes? Je n’y pense pas, et comme de mon naturel je suis mouton, je rêve à la moutonne et cela me tire d’affaire. » Elle possède un autre secret : ne compter ni sur la gratitude, ni sur la réputation. « Il y a très longtemps que, dans mes actions, je ne prends plus garde à deux choses, et qu'elles n’entrent en rien en ligne de compte dans tout ce que je fais : la première, c’est la reconnaissance des hommes, la seconde l’histoire. Je fais le bien pour faire le bien, et puis c’est tout. »

Catherine, en littérature, aime le nerf, le grand. Elle lit Corneille et goûte Shakspeare[7]. Cependant elle préfère la gaîté au tragique et le bon sens à tout. Aussi est-elle éprise de Voltaire. Elle ne tarit pas sur son compte. « Depuis qu'il est mort, il me semble qu'il n'y a plus d’honneur attaché à la belle humeur; c’était lui qui était la divinité de la gaîté. » Elle par le du découragement et de l’indifférence pour toutes choses où l’a jetée la nouvelle de la mort du grand écrivain. « Au reste, ajoute-t-elle, c’est mon maître, c’est lui ou plutôt ses œuvres qui ont formé mon esprit et ma tête. Je vous l'ai dit plus d’une fois, je pense, je suis son écolière ; plus jeune, j'aimais à lui plaire ; une action faite, il fallait pour qu'elle me plût qu'elle fût digne de lui être dite, et tout de suite il en était informé. Il y était si bien accoutumé qu'il me grondait lorsque je le laissais manquer de nouvelles et qu'il les apprenait d’autre part. Mon exactitude sur ce point s’est ralentie les dernières années par la rapidité des événemens qui précédèrent et succédèrent à la paix, et par le travail immense que j’ai entrepris j’ai perdu la coutume d'écrire des lettres, et je me sens moins de disposition et de facilité à en écrire. » (1778.)

Grimm avait fait cadeau à Catherine d’une tabatière avec l’image du tombeau de Voltaire sur le couvercle ; elle s’en défit, ne pouvant voir cette boîte sans émotion. l’édition de Kehl se prépare, l’impératrice en réclame sur-le-champ cent exemplaires afin d’en déposer partout. Elle veut que les œuvres de son maître servent d’exemple, « qu'on les étudie, qu'on les apprenne par cœur, que les esprits s'en nourrissent : cela formera des citoyens, des génies, des héros et des auteurs. » Elle aurait désiré que l’édition eût suivi l’ordre chronologique, pensant que le pêle-mêle des sujets eût été plus piquant, et qu'on aurait alors mieux jugé « cette tête unique, une tête à tintamarre, une tête utile au genre humain par plus d’un côté, une tête dont on n’aurait pu lire les œuvres sans que cela eût renouvelé la circulation du sang dans vos veines, fortifié corps, cœur, âme et tête, épanoui la rate ; au moment où vous en auriez eu besoin, vous auriez respiré avec une facilité étonnante, et vous vous seriez trouvé d’un pied plus haut à la fin de vos lectures. » Ce qu'il y a d’amusant, c’est l’embarras de la pauvre tsarine lorsque la révolution étant venue avec toutes ses terreurs et toutes ses horreurs, l’opinion s’établit peu à peu que la faute en était aux philosophes. Voilà Catherine singulièrement troublée. Elle se demande ce qu'elle en doit penser ; elle est partagée entre son aversion pour les renverseurs de trônes et son culte pour le patriarche de la philosophie ; elle voudrait que Grimm la rassurât sur les responsabilités du maître si longtemps vénéré.

Catherine n’avait point d’oreille : « Je meurs d’envie d’écouter et d'aimer la musique, mais j’ai beau faire, c’est du bruit et puis c’est tout.» Elle avait en revanche la passion des arts du dessin : peinture, sculpture, architecture; ses emplettes et ses constructions en font foi. Sa grande admiration en peinture est Raphaël : le bon sens encore, sous la forme de la vérité, de la mesure, de la justesse. Elle avait fait construire à l’Ermitage un portique pour y placer les copies des Loges de Raphaël : « Là je me promène au milieu de quantité de choses que j’aime et dont je jouis. » A Tsarskoé-Sélo, autre genre de magnificence : une colonnade vitrée d’où elle voit une centaine de verstes à la ronde ; au bas et à côté un jardin ; le dessous de la colonnade occupé par ses femmes, qui sont là comme des nymphes au milieu des fleurs. Sur deux rangs, les bustes des plus grands hommes de l’antiquité, Homère, Démosthène, Platon. Là, sur un canapé, devant son jardin, elle est comme un khan de Crimée, ou comme un perroquet dans sa cage. « Vous n’avez pas d’idée de ce que c’est que Tzarsko-Sélo, quand il fait chaud et beau ! »

Outre ses goûts de lecture, de collections et de bâtisse, et outre le temps que lui coûtait une vaste correspondance, Catherine aimait à tenir la plume. Elle avait composé des a b c et des « cahiers » pour l’éducation de ses petits-fils ; elle faisait des extraits des livres qu'elle lisait, ce qu'elle appelait son Salmigondis ; elle travaillait à une histoire de Russie qu'elle conduisit jusqu'au XIVe siècle ; elle fabriquait des comédies que l’on jouait et auxquelles le saint synode assistait en corps, « riant comme des tous et claquant des mains à tout rompre. » Elle s’occupait d’étymologies et en proposait qui n’étaient ni plus ni moins extravagantes que toutes celles de son temps. « j’ai gagné, il y a trois ans, la toux à force d’écrire, dit-elle en 1786; à présent je n’écris plus; j’ai fait dix comédies, j'en suis à l’onzième, mais cela n’est pas travailler. Mon Salmigondis est à la cent soixante-dix-huitième feuille in-folio, mais tout cela n'est rien ; c’est l’histoire de la Russie qui me faisait tousser. » Dans la dernière année de sa vie, l’impératrice avait entrepris un nouveau travail sur la nature duquel elle ne s’explique pas, mais qui devait « être singulièrement salutaire au pays et remédier à cent mille choses. » — « Je fais le plus sot des ouvrages, confie-t-elle à Grimm sur son ton habituel de demi-plaisanterie : il est immense; les six chapitres achevés sont des merveilles dans leur espèce chacun; j'y mets un travail, une exactitude, un esprit et un génie même dont je ne me croyais nullement capable, et je suis tout étonnée de ce que je fais quand un chapitre est achevé. Que Dieu bénisse ceux qui auront cela à mettre en exécution ! La méthode en doit être au moins fort bonne, car tout vient se ranger en foule et avec empressement, chaque chose à sa place. C’est vraiment une drôle de chose. Il me faut encore un an environ pour l’achever. j’y travaille à force, et j’en suis si occupée que tout en dormant j’en compose dans ma tête des chapitres entiers[8]. »

Je note que l’impératrice se défend d’avoir rédigé ses Mémoires. « Ce qu'il y a de sûr, lisons-nous à ce sujet à la date de 1790, c'est que je n’en ai pas écrit, et que si c’est un péché de ne l’avoir pas fait, je dois m’en accuser. » d’où il n’y a pourtant rien à conclure contre l’authenticité du fragment qui a été publié en 1859 par M. Herzen. Catherine pouvait se refuser à regarder comme des mémoires de sa vie un récit qui n’allait pas même jusqu'à son avènement à l’empire ; elle pourrait aussi, à la rigueur, n’avoir fixé que plus tard sur le papier ces souvenirs de sa jeunesse.

Nous avons, dans la correspondance avec Grimm, plusieurs descriptions de la manière dont se passaient les journées de Catherine, les unes gaies, les autres graves, et laissant apercevoir combien les soins du gouvernement s’appesantissaient dans les dernières années. Les distractions, les jeux avec les petits enfans ont leur place dans ce tableau des occupations impériales. « Nous législatons depuis six heures du matin jusqu'à neuf, puis vient le courant jusqu'à onze qu'arrivent mons Alexandre et le sieur Constantin ; puis, demi-heure avant et heure après dîner, pour les dits seigneurs nous faisons a b c, contes, mémoires, puis deux heures de repos parfait, et puis une heure et demie pour griffonner lettres, etc., après quoi les dits seigneurs reviennent reprendre tapage jusqu'à huit; puis vient qui veut jusqu'à dix. Or, moi, je soutiens que voilà une journée très remplie et que sera bien habile qui trouvera moyen de faire des commentaires encore. » En automne, quelques heures de plus laissées aux passe-temps, deux ou trois fois par jour fuites à l’Ermitage, les noisettes qu'on donne à l’écureuil, la visite qu'on fait au singe, les parties de billard, les pierres gravées, les estampes. Mais les années passent, et l’on a affaire à la Pologne, à la Suède, à la Turquie. La guerre avec la Suède en 1789 exigea de grands efforts. « j’étais seule, raconte l’impératrice, sans presque d’aide, et, craignant de manquer à quelque chose par ignorance ou par oubli, j'étais devenue d’une activité dont je ne me croyais pas capable, et je donnais dans des détails inouïs, jusque-là que je devins pourvoyeur de l’armée et que, de l’aveu de tous, jamais armée n’a été mieux nourrie dans un pays qui sans cela ne fournissait aucune ressource. » En 1794, c’est la Pologne et Kosciuszko ; il arrive quatre postes à la fois qu'avaient retenues les vents contraires, trois ou quatre courriers de tous les coins et recoins du monde, « de façon que neuf tables assez grandes suffisent à peine pour contenir tout ce fatras, et que quatre personnes tour à tour me lisent depuis six heures du matin jusqu'à six heures du soir pendant trois jours.» Aussi Catherine se sent-elle fort endurcie aux simples contrariétés. « Vous pouvez me tourmenter tout à votre aise, ne vous gênez pas là-dessus; je suis si accoutumée à être tourmentée dans toutes les directions qu'il y a longtemps que je ne m’aperçois plus que je le suis. A ma place, on vous fait lire quand vous voulez écrire, et parler quand vous désireriez de lire; il faut rire quand on voudrait pleurer ; vingt choses empêchent vingt autres, et vous n’avez jamais le temps de penser un moment, et malgré cela vous devez agir à tout instant, sans sentir de la lassitude jamais, ni de corps ni d’esprit; malade ou en santé, cela est indifférent; toutes choses à la fois demandent que vous y soyez à la minute. »

L'un des extraits qui précèdent nous a montré la place que tenait dans la vie de l’impératrice « la cohorte des petits-fils et filles. » Elle éprouvait peu de tendresse pour son fils, à ce qu'il semble, et de moins en moins à mesure qu'il se sentait davantage héritier présomptif; homme, d’ailleurs, difforme de corps et d’esprit, et qu'on a peine à ne pas tenir pour le fils authentique de Pierre, malgré les Mémoires qui insinuent si visiblement le contraire. Catherine, avec ses brus, était bien, mais apparemment sans intimité. Toute son affection s’était portée sur ses petits-enfans, en particulier sur l’aîné, Alexandre. c’est là son faible. Elle ne se lasse pas de l’admirer, de le vanter, de raconter ses exploits, de dire ses perfections. Il est beau comme le jour; à dix-huit mois, il comprend tout, et, bien entendu, fait tout ce qu'il veut de la grand’ maman. Elle lui a inventé un costume qui se met tout d’une pièce, et dont elle envoie un dessin à la plume dans sa lettre, oubliant que ces détails pouvaient n’être pas aussi intéressans pour Grimm que pour elle. c’est elle qui apprend à lire à l’enfant ; puis, à mesure qu'il avance, elle lui compose des livres de lecture. Elle tire son horoscope, et le pronostic est notable, annonçant, comme il fait, l’autocrate romanesque et philanthrope. « Il me paraît être, dit-elle, constitué de nature à mettre suite et intrépidité dans les choses qu’il entreprendra ; or, je crois que ce qu’il entreprendra ne seront point choses nuisibles au prochain, parce qu’il a la larme à l’œil du mal qu’il voit ou croit arriver à ce prochain. (1782.) » Que de gaîté, en attendant, et quels jeux et quel bruit ! « j’ai la main tremblante à force de rire, écrit la bonne-maman ; je suis venue ce matin de Tsarskoé-Sélo avec mes deux petits-fils ; il n’y a qu’une chambre entre la leur et la mienne, par conséquent ils se sont établis chez moi et font un train terrible. Il a fallu les chasser pour avoir un moment de repos ; encore sont-ils sortis en chantant une marche d’opéra, chacun tenant son chien par la patte en guise de princesse. Vous pouvez juger par là du ton que nous prenons ; ces morveux sont charmans. » Il y a aussi les petites-filles, qu’on aime bien, mais qui intéressent moins, en tout cinq ou six marmots qui voudraient ne jamais quitter la grand’mère. « Ils tiennent à moi comme des chardons, et il faut que je me secoue pour les faire en aller. »

Les enfans grandissent : Alexandre a quinze ans et Constantin en a treize. Alexandre va se marier ; sa grand’mère en fait un dernier portrait : « Vous seriez enchanté et étonné de voir ce grand et superbement beau et bon jeune homme. Oh ! comme cela s’annonce ! comme cela est la candeur et la profondeur personnifiée ! comme cela a de la suite et des principes avec un désir sans égal de bien faire ! Oh ! qu’il sera heureux et qu’on sera heureux avec lui ! Outre cela, il est d’une modestie extrême, et rien n’est affecté, tout est naturel. Oh ! l’excellent sujet, dont tout le monde raffole et dont vraiment on peut raffoler ! C’est mon bien-aimé, il le sait, mais il ne s’en fait pas accroire pour cela. La tête est belle, un peu inclinée en avant ; mais quand on le regarde on oublie ce défaut, et quand il danse, monte à cheval et se redresse, on ne peut s’empêcher de penser à l’Apollon du Belvédère. Il en a tout à fait la majesté. En vérité, c’est trop pour quatorze ans[9]. » Constantin est tout autre chose, « une machine à bâtons rompus, pétillant d’esprit. » — « Vous n’avez pas d’idée de ce drôle de corps ; d’abord il n’est pas beau, extrêmement vif, rempli d’esprit et de saillies, étourdi comme un hanneton, convenant avec franchise de ses fautes, ayant le cœur excellent et désirant de bien faire. C’est selon moi un sujet charmant et assurément distingué dans son espèce. Le public aime mieux sans comparaison son frère ; malgré cela, je prédis un rôle brillant à cet original, qui, pendant son enfance, était un ours mal léché et présentement n’est rien moins que cela. (1793.) » Il y a toujours quelque chose de piquant à comparer l'enfant à l’homme fait, et la prophétie à l’accomplissement.

On ne peut malheureusement parler de Catherine et passer sous silence le chapitre des favoris. Sans décliner précisément leur titre ni énoncer leurs fonctions, la correspondance avec Grimm les met suffisamment en scène. Nous ne sommes plus, à l’époque où commencent ces lettres, au temps des Orlof et des Potemkin ; ils n’y figurent que pour leurs services publics et par l’oraison funèbre que prononce sur eux leur auguste maîtresse. Grégoire Orlof mourut en 1783. « Quoique très préparée à cet événement, douloureux pour moi, écrit l’impératrice peu de jours après l’avoir appris, je vous avoue que j’en ressens l’affliction la plus vive. Je perds en lui un ami et l’homme du monde auquel j’ai les plus grandes obligations et qui m’a rendu les services les plus essentiels. On a beau me dire et je me dis à-moi-même tout ce qu'on peut dire en pareille occasion : des bouffées de sanglots sont ma réponse, et je souffre terriblement depuis l’instant que j’ai reçu cette fatale nouvelle; le travail seul me distrait, et comme je n’ai point mes papiers, je vous écris pour me soulager. » Suit un parallèle entre Orlof et Panine qui était mort quinze jours auparavant, curieuse page d’histoire anecdotique, et que je citerais s’il ne fallait pas absolument faire choix au milieu de tant de richesses. Le portrait de Potemkin n’est pas moins remarquable. La perte du héros d’Oczakof fut doublement sensible pour Catherine, qui se trouvait de nouveau alors en guerre avec les Turcs. « Un terrible coup de massue, hier, a frappé ma tête. Vers les six heures de l’après-dîner, un courrier m’a apporté la bien triste nouvelle que mon élève, mon ami et presque mon idole, le prince Potemkin le Taurique, est mort, après un mois de maladie, en Moldavie! Je suis dans une affliction dont vous n’avez pas d’idée. A un cœur excellent il joignait un entendement rare et une étendue d’esprit peu ordinaire ; ses vues étaient toujours grandes et magnanimes ; il était fort humain, rempli de connaissances, singulièrement aimable, et ses idées étaient toujours nouvelles. Jamais homme n’eut le don des bons mots et de l’à-propos comme lui. Ses qualités militaires, pendant cette guerre, ont dû frapper, car il ne manqua jamais, ni sur terre ni sur mer, un seul coup. Personne au monde n’a été. moins mené que lui. Il avait encore un don particulier à employer son monde. En un mot c’était un homme d’état pour le conseil et l'exécution. Il m’était attaché avec passion et zèle, grondant et se fâchant quand il croyait qu'on pouvait faire mieux... Mais la qualité la plus rare en lui était un courage de cœur, d’esprit et d’âme, qui le distinguait parfaitement du reste des humains, et ceci faisait que nous nous entendions parfaitement bien et laissions babiller les moins entendus à leur aise. Je regarde le prince Potemkin comme un très grand homme, qui n’a pas rempli la moitié de ce qui était à sa portée. »

Ainsi regrets, regrets sincères et éloquens des hommes pour lesquels Catherine avait eu un goût passager, et qu’elle avait conservés ensuite à titre d’amis et de serviteurs. Mais combien la douleur ne sera-t-elle pas plus vive lorsque la mort saisira l’amant en pleine faveur ! Ce fut le cas pour le général Lanskoï, dont le nom, à partir de 1781, revient souvent dans les lettres à Grimm. l’impératrice parle de ce jeune homme avec un abandon qui ne pouvait laisser aucun doute à son correspondant sur la place que Lanskoï occupait dans le palais. Elle s’est chargée de son éducation, ce qui lui est facile, l’élève étant aussi intelligent que docile. « Oh ! avait dit Orlof au commencement de cette liaison, vous verrez quel homme elle en fera ! Cela gloutonne tout. » Et, en effet, voilà les amoureux gloutonnant ensemble poètes, historiens, beaux-arts. « Outre cela, nous bâtissons et nous plantons, nous sommes bienfaisant, gai, honnête et rempli de douceur. » Des plaisanteries comme toujours, des farces. Catherine fait semblant d’être le secrétaire de Lanskoï, et c’est lui qui est censé dicter et signer. Tout ce travestissement est assez drôle, mais on tourne la page et l’on rencontre les sanglots ; la lettre avait débuté sur le ton du badinage habituel, et elle se termine par le désespoir. « Lorsque je commençais cette lettre, j’étais dans le bonheur et la joie, et mes journées se passaient si rapidement que je ne savais ce qu’elles devenaient. Il n’en est plus de même : je suis plongée dans la douleur la plus vive et mon bonheur n’est plus. j’ai pensé moi-même mourir de la perte irréparable que je viens de faire, il y a huit jours, de mon meilleur ami. j’espérais qu’il deviendrait l’appui de ma vieillesse ; il s’appliquait, il profitait, il avait pris tous mes goûts ; c’était un jeune homme que j’élevais, qui était reconnaissant, doux et honnête, qui partageait mes peines quand j’en avais, et qui se réjouissait de mes joies ; en un mot, en sanglotant, j’ai le malheur de vous dire que le général Lanskoï n’est plus. Une fièvre maligne, accompagnée d’esquinancie, l’a emporté en cinq jours au tombeau, et ma chambre, si agréable pour moi ci-devant, est devenue un autre vide dans lequel je me traîne à peine comme une ombre. Je ne puis voir face humaine sans que les sanglots ne m'ôtent la parole ; je ne puis ni dormir, ni manger ; la lecture m’ennuie et l’écriture excède mes forces. Je ne sais ce qu’il deviendra de moi ; mais ce que je sais, c’est que de ma vie je n’ai été si malheureuse que depuis que mon meilleur et aimable ami m’a ainsi abandonnée. » Les semaines se succèdent et Catherine s’étonne d'être encore en vie. « Si vous voulez savoir au juste mon état, écrit-elle, je vous dirai que l’unique mieux qu'il y a, c’est que je me suis raccoutumée aux faces humaines, que d’ailleurs le cœur me saigne comme au premier moment, que je fais mon devoir et tâche de le faire bien, mais que ma douleur est extrême et comme je n’en ai senti de ma vie, et voilà trois mois que je suis dans cette cruelle situation, souffrant comme un damné. » (1784.)

N'allons pas croire cependant que Catherine ait été inconsolable. Deux ans ne se sont pas écoulés depuis la mort de Lanskoï que nous rencontrons, dans ses lettres, un nouveau familier du palais, qu'elle désigne sous le nom de l’Habit rouge. l’Habit rouge par-ci, l'Habit rouge par-là. l’Habit rouge aime les pierres gravées et les médailles, on lui achètera celles du duc d’Orléans qu'on avait trouvées d’abord trop chères. l’Habit rouge a envie d’avoir un Buffon : Grimm est prié d’envoyer les œuvres complètes du naturaliste, la plus belle édition possible et « bien illuminée. » l’Habit rouge est du voyage de Tauride, et il fait un beau train avec le comte de Ségur et le prince de Ligne. l’Habit rouge a tous les talens comme tous les agrémens : il dessine, il est passionné pour la musique, il taille des camées. l’Habit rouge est fait, dans les quinze jours, comte du saint-empire par Joseph et aide-de-camp général par Catherine. Catherine le recommande à son correspondant sur tous les tons : « Il est si aimable, si spirituel, si gai, si beau, si complaisant, de si bonne compagnie que vous ferez bien de l’aimer sans le connaître. » l’extérieur répond à la distinction et aux charmes de l’esprit : « Nos traits sont très réguliers ; nous avons deux superbes yeux noirs avec des sourcils tracés comme on n’en voit guère ; taille au-dessus de la médiocre, l’air noble, démarche aisée. » Toutes ces perfections n’empêchèrent pas que Momonof, — c’était le nom du favori, — ne finît par une disgrâce. Une lacune dans notre correspondance nous laisserait incertains sur les causes de cette chute, si nous n’avions le récit de Ségur. Momonof s’était épris d'une des demoiselles d’honneur de l’impératrice, la princesse Scherebatof; mis en demeure de s’expliquer, il avoua sa passion en implorant la clémence de sa souveraine. l’irritation fut d’abord des plus vives, mais Catherine surmonta bientôt son ressentiment, et après avoir marié les coupables et les avoir même richement dotés, elle se contenta de les éloigner de la cour. Elle parle seulement, dans une lettre à Grimm, d’ingratitude et de « la plus bête des passions ; » le favori lui paraît plus digne de pitié que de colère ; et, pour elle-même, elle se déclare « excessivement punie pour la vie. » Cela voulait-il dire qu'elle renonçait désormais à ce genre de liaison, un conseil que l’âge eût suffi à lui donner, puisqu'elle avait alors plus de soixante ans? Serment d’ivrogne dans ce cas ! Six mois après sa disgrâce, Momonof est remplacé. « Voulez-vous savoir, écrit l’impératrice, ce que le général Zoubof et moi faisions cet été au bruit des canons à Tsarskoé-Sélo, dans les heures de loisir[10] ? Eh bien ! voici notre secret livré ; nous traduisions un tome de Plutarque en russe. Cela nous a rendus heureux et tranquilles au milieu du brouhaha. » Officier dans un des régimens de la garde avant de passer général, Platon Zoubof n’avait que vingt-quatre ans. Catherine ne le porte pas aux nues comme ses prédécesseurs ; elle se contente de lui reconnaître des connaissances, une excellente tournure d’esprit et de la bonne volonté. La suite de la correspondance nous montre le général devenu comte, puis prince. Il était encore en faveur quand la souveraine mourut, et l’on sait la part qu'il prit au complot contre la vie du fils et successeur de Catherine.

Femme et très femme, comme elle l’est, ce qui domine toutefois chez Catherine c’est manifestement l’homme d’état. Elle est, de par la nature, et des pieds à la tête, conducteur d’empire. Elle l’est autant que Frédéric et de la même façon : vue nette et précise des choses, le jugement dans l’audace, et cette moralité particulière des souverains qui consiste à tenir la morale vulgaire pour absolument étrangère aux intérêts publics. Elle est faite pour l’action, et dès qu'elle agit, regarde le succès comme le seul devoir. Confiance exclusive dans la force. Son principe est que les grandes affaires se régissent par quatre ou cinq axiomes d'une extrême simplicité; ceux-ci, par exemple : pour venir à bout de ses ennemis, le plus sûr moyen, ce sont les coups ; — quand on ne bat pas, on est battu ; — les états ne sont pas comme les fossés, qui deviennent plus grands à mesure qu'on leur ôte plus de terre. Il faut voir le dédain de Catherine pour Marie-Thérèse, son prétendu désintéressement et sa crainte d’aller au diable ; il faut voir son mépris pour « frère George, » le roi d’Angleterre, qui a perdu quinze provinces[11]. « Je regarde cela, dit-elle, comme un crime de lèse-état. » Son héros, celui que, dans le secret de son cœur, elle s’est proposé pour modèle, c’est ce Pierre le Grand, à qui elle éleva une statue et dont elle se sentait la mission de continuer l’œuvre. Il y a, dans ses lettres à Grimm, à l’occasion de l’inauguration du monument de Falconet, un fier passage et que je cite, celui-là, sans éprouver le besoin de m’en excuser près du lecteur. « Pierre Ier, écrit-elle, quand il s’est vu en plein air, nous a paru avoir un air aussi leste que grand ; on l’aurait dit assez content de sa création. Longtemps je n’ai pu le fixer, je sentais un mouvement d’attendrissement, et quand j’ai regardé autour de moi, j’ai vu tout le monde avec les larmes aux yeux. Son visage était tourné du côté opposé à la Mer-Noire, mais son air de tête disait qu'il n’avait eu la berlue pour aucun côté. Il était trop loin pour me parler, mais il m’a paru avoir un air de contentement qui m’en a donné, et qui m'a encouragée à tâcher de faire mieux à l’avenir si je puis.» (1782.)

La politique, comme il est naturel, détermine les antipathies et les affections de Catherine, toutefois sans exclure entièrement l’équité. Le mélange de l’estime et de la rancune est visible, en particulier, en ce qui concerne les jugemens sur Frédéric. l’impératrice avait, au début de son règne, éprouvé de l’attrait pour le guerrier homme d’état, dont les qualités étaient de celles précisément (qu'elle prisait le plus. Elle avait une autre raison pour lui vouloir du bien, la conscience de lui avoir rendu un service éminent, en 1762, lorsqu'elle retira ses troupes des provinces de Prusse et de Poméranie. La bonne intelligence, plus tard, avait fait place à la rivalité, à l'animosité même, lorsque Catherine avait trouvé la Prusse sur son chemin dans ses revendications polonaises et avait été obligée de partager avec elle. De là, je le répète, une humeur contenue par un reste d’admiration, mais qui perce dans les lettres à Grimm. « Ce qu'il y a de singulier dans le sort d’Hérode, écrit-elle au lendemain de sa mort, c’est que sur la place il n’a été regretté que de sa seule femme, qu'il n’aimait pas ; celle-là l’a pleuré véritablement; mais c’était une grande paire de manches lorsqu'il n’était ni petit ni mesquin. » Et quelques jours plus tard, comparant Frédéric à son successeur : « j’ai vu les commencemens de cet autre ; sti-là évitait flatterie et forfanterie; sais-tu pourquoi? Parce que nous étions pétris de jugement[12]. » Une assez belle oraison funèbre, en somme, dans sa froideur !

Catherine n’a pas ou ne croit pas avoir les mêmes raisons peur ménager le prince Henri. Elle n’ignore point, il est vrai, que Grimm est l’ami du prince, et qu'il est joliment fier de ses relations avec un si grand personnage, mais Catherine n’a pas l’habitude de caresser les faiblesses de son correspondant, et le prince Henri a deux gros torts à ses yeux. Il a exprimé sur la Russie, sur les dangers qu'elle court et le rôle qu'elle aurait à jouer, des vues qu'il a communiquées à Grimm, et que Grimm, assez maladroitement, s'est hâté de soumettre à l’impératrice. Pis encore, le prince Henri tourne au libéralisme ; il n’est pas absolument contraire à la révolution française, et, une fois la guerre engagée, il a fait des plans de pacification. Or, Catherine n’aime pas les affairés, et elle n’admet surtout pas qu'on traite avec les jacobins. Savez-vous pour- quoi le prince Henri veut toujours parler des affaires de la France? C’est que c’est une tête inquiète ; c’est un alambiqué toujours monté sur des échasses; c’est un important, ma commère l’empressée, — un petit-maître qui, pour faire croire qu'il a des rendez-vous, quitte la compagnie et va s’enfermer chez lui. Henri passe pour avoir conseillé la paix de Bâle : Catherine, de ce moment, le tient pour capable de tout; il n’en a agi ainsi que pour devenir tuteur de Louis XVII, et, après sa mort, roi de France ; elle le compare à Philippe-Egalité. Je regrette d’avoir à ajouter que Grimm ne défend que faiblement son ancien protecteur et ami; le culte des nouvelles divinités l’emporte, et il finit par traiter lui-même de jacobin le prince dont il avait été si heureux et si fier jadis de recevoir l’hospitalité à Spa.

Si Catherine n’épargne pas l’oncle, que sera-ce du neveu? L’injure, pour le successeur de Frédéric, va tout de suite aux gros mots : « Sa Majesté prussienne s’occupe présentement à faire renaître les cochonneries polonaises. Morgue! si cela arrive, je vous promets qu'il le paiera cher.» « Avec frère Gu (c'est ainsi que l’impératrice désigne Frédéric-Guillaume), on ne sait jamais où on en est, si un moment on cesse de se souvenir qu'il est et les siens capables de toutes les fourberies possibles pourvu qu'il en reçoive un écu. »

L'influence des intérêts sur les jugemens et sur les affections n'a jamais été si évidente que dans l’inclination de Catherine pour Joseph II. La tsarine avait besoin de la complicité de l’Autriche pour accomplir ses desseins sur Constantinople, et dans une alliance avec l’empire contre la Turquie elle trouvait cet autre avantage de détourner l’empereur de la Pologne. Joseph était entré avec empressement dans des vues où il ne soupçonnait pas d’arrière-pensée ; il avait recherché Catherine, lui avait rendu hom- mage à Mohilef, à Pétersbourg, en Crimée ; il alla jusqu'à prendre part personnellement à la campagne de 1788 contre l’Ottoman. C'était plus qu'il n’en fallait pour que Catherine le jugeât un homme supérieur. Il est vrai de dire pourtant qu'elle avait été séduite à première vue. « Quand il a appris, écrivait-elle de Mohilef, que j'ai retranché quatre jours de mon voyage pour le devancer, il s’est mis à courir nuit et jour et m’a devancée de deux jours. Nous avons passé la journée d’hier ensemble ; il a paru qu'il ne s’ennuyait pas. Je l’ai trouvé très instruit ; il aime à parler et parle très bien. » La conversation de Joseph avait frappé Catherine ; elle y revient l’année suivante et se montre tout à fait séduite : « Si jamais vous lui parlez, écrivait-elle à Grimm, sachez qu'il vous prendra par vos deux oreilles, et que vous n’en pouvez avoir trop pour l’écouter ; il est d’une éloquence et a la pensée et la parole à sa disposition. C'est un homme qui veut singulièrement le bien faire et qui le cherche partout, et morgue ! quand il l’a trouvé, habile celui qui l'en fera démordre. » Et quelques lignes plus loin, s’échauffant toujours, le plus malencontreux horoscope qui ait jamais été tiré : « Je connais un homme dans ce monde auquel le ciel a destiné la première place en Europe, sans contredit la première, dis-je, pour la gloire. Il faut qu'il vive, il faut qu'il survive une couple de ses contemporains, et alors cet astre sera à nul autre comparable, et ses contemporains resteront loin derrière lui. « (1781.) On comprend quelles durent être à la fois la déception et la douleur de Catherine lorsque Joseph mourut à cinquante ans, battu à Lugosch, laissant les Pays-Bas soulevés, la Hongrie et la Bohême sur le point de s’insurger, rongé d’humiliation et de chagrin, et résumant l'histoire de son règne dans l’épitaphe qu'il se composa lui-même : «Ci-gît Joseph II, qui fut malheureux dans toutes ses entreprises. » L'émotion de Catherine fut profonde ; elle perdait, disait-elle, son meilleur ami. Elle resta longtemps sans revoir l’ambassadeur d’Autriche parce qu'elle ne pouvait retenir ses sanglots. Elle avait peine en même temps à reconnaître combien elle s’était trompée sur le compte de l’infortuné : « Je ne puis revenir encore de mon étonnement : fait, né et élevé pour sa dignité, rempli d’esprit, de talent et de connaissances, comment il a fait pour régner mal, et non-seulement sans succès, mais même à être réduit au malheur dans lequel il est mort. »

Dans les affaires intérieures de son empire, Catherine montre à la fois de la hardiesse et de la timidité. Il est des découvertes qu'elle adopte du premier coup. « Vous vous êtes fait inoculer, lui écrivait Voltaire, avec moins d’appareil qu'une religieuse ne prend un lavement. » Elle a une certaine intelligence de la liberté, se refuse à régler, à gêner, ne veut pas entendre parler de monopoles. d’un autre côté, son principe étant que tout aille comme il peut, elle craint les théoriciens et ne peut souffrir les économistes. Elle brûle leurs livres : « Tout cela, dit-elle, nous va comme une selle à une vache. » Même impatience de l’agronomie et de ces cultivateurs qui n’ont jamais eu une charrue en main. Confier à l’un d’eux une terre de la couronne ! « Les paysans le tueraient avec sa fichue agriculture. » Elle tient pour le bon vieux calendrier, qu'elle aime à la folie parce que c’est celui de l’église grecque, qui est celle des apôtres, et que plus que jamais elle hait les nouveautés. Elle en veut, comme M. de Bismarck, à ceux qui écrivent ou impriment l’allemand avec des lettres françaises : « Je vous déclare que j’ai une antipathie très marquée pour cette nouvelle mode, et que je ne saurais lire ni écrire l’allemand de cette manière que je trouve ridicule. »

Il faut dire que cette aversion pour les nouveautés fut surexcitée par la révolution française ; la révolution fit une coupure profonde dans la vie de Catherine, dans celle de Grimm, dans celle du monde contemporain tout entier.


IV.

Grimm était tout préparé à détester la révolution, et à la détester tout d’abord, sans passer, comme firent tant d’autres, par une période d’illusion. Conservateur par tempérament, il était de plus ami des grandeurs, voué aux arts diplomatiques et au service des cours, attaché, enfin, et avec passion, à une souveraine autocrate. Avant l'ouverture même des états généraux, et lorsque tout le monde se livrait à des espérances sans bornes : « Je vois bien, disait-il à ses amis, que vous voulez inventer la liberté et dépasser les Anglais et les Américains ; tâchez seulement de ne pas rester derrière les Polonais. » Au lendemain de la prise de la Bastille, il voyait déjà la banqueroute mûrir, ce sont ses expressions, le mouvement passer aux mains des bandits et des polissons, et il s’offrait à prouver géométriquement que la France était perdue sans ressource. Il ne faisait d’autre grâce aux Necker, aux La Fayette, que de les tenir pour une cause innocente du mal. «Il n’y a rien de plus coupable, pensait-il, que des innocens qui se mêlent de grandes affaires, et, pour la première fois peut-être, la nécessité n’a pas créé les hommes qu'il fallait ou bien l’homme nécessaire pour sauver son pays. Tandis que les révolutions et les dissensions produisent naturellement une foule de caractères, il ne s’en est pas trouvé un seul dans ces temps calamiteux. » Sans se donner d’ailleurs des airs de devin, Grimm, en 1790, prévoyait le despotisme et la réaction comme les conséquences de l’anarchie. « Ce qu'il y a d’indubitable, c’est que les Welches sont toujours Welches, que Voltaire les retrouverait comme il les a laissés, comme ils sont depuis deux mille ans, que par l’usage qu'ils ont fait de la liberté, ils ont prouvé qu'ils y étaient propres comme la vache à danser sur la corde, et qu'à leur extravagance actuelle ne peut succéder que le despotisme le plus rigoureux. Mon bon nonce Caprara, qui est un homme d’esprit, me disait à l’occasion de la sagesse de l’assemblée nationale : « Je n’ai pas peur pour l'autorité de l’église; nous sommes peut-être trop vieux, vous et moi, pour la voir renaître de sa cendre, mais elle renaîtra : vos jacobins ont rendu ce miracle immanquable. Mais convenez aussi qu'ils ont fait perdre un beau procès au genre humain, et que s’ils eussent été capables de conduire cette révolution avec modération et sagesse, ils auraient pu la rendre bien heureuse pour l’humanité entière. »

On ne s’étonnera pas que Grimm, avec ses opinions, soit vite, devenu suspect. Il était connu pour être le correspondant confidentiel de Catherine; or, on se doutait, aux Jacobins, que l’impératrice « n’avait pas pour la régénération gauloise tout le respect qu'elle méritait, » et cette impression avait été confirmée par la légèreté du prince de Ligne, qui avait laissé prendre copie d’une lettre où Catherine traçait un tableau peu flatté de l’état de l’Europe. Les écrits du temps ne sont pas sans avoir conservé quelques traces de la notoriété qu'avaient acquise les relations de Grimm avec la cour de Russie, et du parti que la polémique en tirait. Les Actes des apôtres, en reproduisant la circulaire du 23 avril 1791, dans laquelle Montmorin avait cherché à établir la liberté constitutionnelle dont jouissait le roi, l’accompagnèrent d’une réfutation sous forme de « fragment de la correspondance secrète du baron de Grimm avec la première fonctionnaire politique de toutes les Russies. » Grimm, sous la plume d’un autre pamphlétaire, devenait « le chargé des affaires de sa majesté l’impératrice des Russies à Paris. « Il s’agissait cette fois d’attaquer tout ensemble Volney et la révolution. En apprenant que Catherine avait des faveurs pour les émigrés, Volney, qui avait reçu d’elle une médaille d’or à l’occasion de son Voyage en Syrie et en Égypte, avait renvoyé ce cadeau à Grimm, par l’intermédiaire duquel il lui était parvenu. Cette démarche avait été accompagnée d’une lettre à laquelle la brochure dont nous parlons était une réponse violente et injurieuse.

Après avoir passé deux mois à Francfort, où, comme nous l’avons vu, il avait assisté à l’élection et au couronnement de l’empereur Léopold, Grimm, à la fin de l’automne de 1790, revint se plonger dans « ce gouffre de Paris, » bien qu'il en eût « pour cet hiver plus mauvaise opinion que jamais. « Il voulait se rapprocher des Bueil, qui, déjà à moitié ruinés, vivaient tant bien que mal dans leur terre de Varennes. On n’émigrait pas faute de ressources, crainte aussi d'encourir la confiscation, mais le moment de prendre un parti approdiait à grands pas. En 1791, Grimm passa derechef l’été en Allemagne, partie à Francfort, où l’attirait son amitié pour Nicolas Romanzof, partie à Aix-la-Chapelle pour les eaux. Il trouvait à ces séjours hors de France l’avantage de correspondre plus librement avec l’impératrice, qui ne se souciait pas de lui envoyer des courriers à Paris. Grimm y retourna cependant une dernière fois. Catherine, qui lui avait souvent demandé, et toujours en vain, de détruire ses lettres, éprouvait à cet égard un redoublement d’inquiétude, et exigeait qu'elles fussent brûlées. Grimm ne put consentir à ce sacrifice. « Je revins à Paris en octobre 1791, a-t-il raconté, non pour les brûler, mais pour les faire sortir de France. j’étais sans doute tenté de sauver en même temps bien des choses précieuses pour moi, mais les temps étaient déjà tellement difficiles qu'il était aisé de prévoir qu'au moindre déplacement d’effets, le premier ballot qui sortirait de ma maison serait arrêté, fouillé, et peut-être pillé dans la rue, sous prétexte d’une conspiration contre la liberté. J'étais déjà dénoncé dans les sections et dans les comités comme entretenant une correspondance très étroite avec l’impératrice, qu'on supposait très peu favorable aux principes de la révolution ; je ne pouvais me flatter d’échapper aux effets de cette malveillance que par une extrême circonspection, une immobilité parfaite. j’abandonnai donc toute idée de remuement chez moi, et, à force de précautions, je réussis à faire sortir ce précieux dépôt clandestinement de chez moi, à lui faire dépasser la frontière de la France, et à le mettre, à l’insu de tout le monde, en sûreté en Allemagne. »

Grimm et les siens ne tardèrent pas à suivre les lettres. Les Bueil sortirent de France à la fin de l’année, M. de Bueil pour se rendre à Coblentz, à l’armée de Condé, Mme de Bueil et ses enfans pour aller en Belgique, d’où elle passa plus tard en Allemagne. Grimm attendait pour en faire autant que le départ du ministre de l’impératrice lui donnât le signal ; il quitta définitivement Paris au mois de février 1792. Nous le trouvons, à quelques mois de là, à Carlsbad pour les eaux, à Francfort encore une fois pour le couronnement d'un empereur, la troisième cérémonie de ce genre à laquelle il assistait, et enfin, à Aix-la-Chapelle, où il rejoignit sa fille adoptive.

Telle avait été la crainte de Grimm d’attirer l’attention par des préparatifs de départ, et peut-être aussi l’assurance qu'il conservait de l’inviolabilité de son domicile, en sa qualité de ministre d’une puissance étrangère, qu'il laissa tout derrière lui, papiers, livres, mobilier, sous la garde d’une domestique de confiance. Il avait compté sans la violence révolutionnaire. Le département de Paris commença par faire mettre les scellés dans la maison, puis, une fois qu'il eut été déclaré émigré, ses biens furent placés sous séquestre. « On saisit mes capitaux, mes rentes, tous mes revenus au profit de la république, On enjoignit, sous peine de la vie, à tous ceux qui pouvaient avoir quelque chose à moi, de le déclarer sans délai et de le livrer aux autorités établies pour me dépouiller... Mon mobilier en entier, habits, linge de corps et de ménage, meubles en bois d’acajou, provisions de toute espèce, vaisselle, tableaux, bustes, bijoux et effets précieux, parmi lesquels un grand nombre de médaillons en or successivement reçus de l’impératrice; une bibliothèque amassée pendant toute ma vie, car j’avais, en arrivant en France, porté avec moi mes livres d’université et d’étude; toutes mes correspondances, mes manuscrits, beaucoup de papiers que des amis avaient mis en dépôt chez moi et qui ne m’appartenaient pas, tout fut enlevé et transporté je ne sais où, ou vendu à l'enchère, ou soustrait par ceux qui étaient préposés à ce pillage déloyal. c’est ainsi qu'en peu de jours je perdis le fruit, j’ose dire, de la sagesse de toute ma vie, ma fortune entière, et me trouvai détroussé, nu comme j’étais venu au monde. »

Grimm se trompait ; ses biens n’avaient pas été précisément mis au pillage, mais séquestrés, et sa qualité d’étranger, quelques années après, ayant été enfin reconnue, le Directoire lui fit restitution. Une restitution incomplète, il est vrai; ses livres, ses papiers, ses tableaux, sa musique restèrent dans les dépôts, d’où quelques épaves en sont arrivées à nos collections publiques. La réparation ne s’appliqua qu'aux valeurs, et c’est ici que prend place la fameuse histoire des manchettes. Les banquiers de Grimm, chez qui on avait saisi ses titres et à qui les sommes représentées par ces titres furent remboursées en assignats, crurent devoir, dans l’intérêt de leur client, faire un remploi immédiat de rentrées qui menaçaient de leur fondre entre les doigts. c’était l’usage à ce moment; pour échapper à la dépréciation croissante du papier de la république, on se hâtait d’investir en marchandises ce que l’on en possédait. De cette manière, il vous en restait au moins quelque chose. Ainsi firent les représentans de Grimm en lui achetant, pour 90,000 livres, trois paires de manchettes de dentelle et quelques pièces de mousseline. Le tout tenait dans une caisse de six pouces de hauteur. Pour le coup, ainsi qu'il le dit lui-même, notre philosophe pouvait s’appliquer à la lettre le Omnia mea mecum porto.

Grimm et ses protégés, qui, comme tant d’autres, s’attendaient à rentrer en France à la suite de l’invasion, étaient destinés à de cruels mécomptes. l’armée de la coalition fut arrêtée à Valmy, et ses communications coupées ou inquiétées la forcèrent bientôt de battre en retraite ; les forces républicaines prirent alors l’offensive, Custine pénétra jusqu'à Francfort, Dumouriez jusqu'à Liège, la Belgique fut conquise et l’ennemi fut rejeté au-delà du Rhin ; les espérances de l’émigration étaient écrasées. « Dans la plus mauvaise saison de l’année, il fallut se sauver avec précipitation d’Aix-la-Chapelle, où le comte de Bueil était venu nous rejoindre, précédé et suivi d’une nuée d’émigrés renvoyés des armées. Le grand chemin d’Aix-la-Chapelle à Dusseldorf était couvert de fugitifs, et les frais pour s’y transporter, pour y subsister à peine à l’abri des injures de l’air et des besoins physiques, s’élevaient à des sommes hors de toute proportion et de toute croyance. En peu de semaines, il m’en coûta 10,000 livres de France pour être à peine logé, chauffé et nourri avec ma petite famille. » Goethe, qui avait suivi Charles-Auguste dans la campagne de France, et à qui nous devons un récit de cette lamentable équipée, rencontra Grimm et Mme de Bueil à Dusseldorf. Ils avaient trouvé asile chez un pharmacien et couchaient dans un cabinet d’histoire naturelle, au milieu des animaux empaillés.

Les désastres de la coalition avaient rejailli sur les émigrés comme s’ils en eussent été cause ; on n’en voulait plus nulle part en Allemagne, si bien que le comte de Bueil était obligé de se réclamer de l’uniforme russe, que Catherine l’avait autorisé à prendre. Où aller cependant? Grimm se ressouvint de la petite cour qu'il venait de représenter pendant quinze ans à Paris et des protections dont il y était assuré. Il dirigea ses compagnons sur Gotha, au mois de décembre, par un temps et des chemins effroyables, et les y rejoignit en février. Ils y furent tous parfaitement accueillis par le duc, et c’est là que nous voyons végéter, puis s'éteindre, celui qui avait vécu dans les plus spirituelles sociétés de Paris et avait connu toutes les têtes couronnées de l’Europe. Les premiers temps, surtout, furent pénibles, et de toutes les manières. Bueil avait repris du service dans le régiment de Castries, à la solde de l’Angleterre, et ne revint vers les siens qu'en 1796 ; il les avait laissés aux soins de Grimm, qui n’avait, pour soutenir tout ce monde, que son traitement de 2,000 roubles que lui continuait Catherine, et les générosités qu'elle y ajoutait souvent, il est vrai : une fois, 6,000 roubles, une autre fois, jusqu'à 20,000. Aux difficultés du présent s’ajoutaient les soucis pour l’avenir. Il fallait penser au jour où les amis de Grimm ne l’auraient plus avec eux, et l’on ne peut en vouloir à notre exilé de l’insistance discrète, soumise, mais persévérante, avec laquelle il cherchait à obtenir de sa souveraine qu'elle assurât le sort de Mme de Bueil. Il finit par lui léguer solennellement toute cette famille, y compris sa domestique, la fidèle Antoinette Marchais, qui avait si courageusement défendu le domicile de la Chaussée d’Antin, et qui avait réussi à rejoindre son maître à l’étranger. Outre les soucis matériels, il y avait les loisirs forcés, l’ennui, pire quelquefois que la souffrance. On n’était plus au temps où Voltaire appelait les petites cours d’Allemagne de vieux châteaux où l’on s’amuse. « Quand d'ailleurs, ainsi que le dit Grimm lui-même, on a passé sa vie dans les grandes capitales, il est presque impossible de se faire au séjour des petites villes; celui de la campagne absolue serait mille fois préférable. » Aussi voudrait-il changer ; il songe à Vienne, à la Suisse, à Pétersbourg même, où il aimerait conduire les siens, certain qu'une fois mis sous la main et la protection de Catherine, il n’aurait plus à craindre pour eux. Ces désirs de changement devinrent encore plus vifs lorsque les armées de la république envahirent l’Allemagne et firent craindre à Grimm de ne plus être en sûreté à Gotha. Catherine, toutefois, n’encouragea que faiblement ces projets, et son correspondant fut obligé de rester dans la petite capitale, n’ayant d’autre occupation que d’écrire à la tsarine et de servir d’intermédiaire à ses libéralités en faveur des émigrés, consumé de douleur à la vue des progrès d’une révolution qu'il abhorrait, tout près, en un mot, « de mourir d’ennui et de désespoir. » Et encore Catherine vivait-elle quand Grimm exhalait cette plainte; six mois après, il perdait celle qui n’avait pas été pour lui une protectrice seulement, mais une amie.


Grimm n’a pas compris la révolution. Il ne l’a jugée ni en philosophe ni en politique. Il n’a pas su, comme de Maistre et même comme Mallet du Pan, y démêler la puissance de certaines idées destinées à changer la face de la société. Et il n’a pas su davantage reconnaître, dans la situation des cours, les divergences d’intérêts qui devaient rendre vains leurs efforts contre la France. Il avait cru, comme tous les émigrés, que l’armée des coalisés n’avait qu'à se montrer pour en finir avec un gouvernement anarchique, et quand il vit, au contraire, l’avortement de tout ce grand effort, ses tentatives pour l’expliquer devinrent presque comiques. Il ne savait à qui s’en prendre des succès militaires du jacobinisme; il en accusait tour à tour la pédanterie des manœuvres scientifiques, la médiocrité des généraux de la coalition, « la pauvreté d’esprit si universellement répandue dans ces jours de misère et d’humiliation. » Et cela contre des poltrons et des fous, commandés par des brasseurs et des cordonniers! s’il était dévot, il demanderait à la Providence quels sont ses desseins en faisant ainsi triompher le crime et la bassesse ; « mais, ajoute-t-il, il y a longtemps que je l’ai absoute. » Grimm, on le devine, n’admet pas un moment qu'on traite avec la France. Cette seule pensée le révolte, et, quand on en vient là pourtant, il reporte toutes ses espérances sur Catherine. Oh! pour celle-là, il ne craint pas qu'elle entre en compromis avec la révolution! Habitué, toutefois, comme il l’est, à user d’une extrême réserve en tout ce qui concerne la conduite politique de l’impératrice, Grimm se garde bien de la pousser ouvertement à cette intervention qu'il désire si passionnément. Il use d’insinuation. Il a reçu des lettres anonymes qui invoquent le secours de la Russie, et il en cite des passages. Il a eu une conversation avec le ministre d'Angleterre à Dresde, qui lui a dit que son gouvernement allait prendre les mesures les plus vigoureuses, mais que le concours de l'impératrice était indispensable au succès de ces mesures (novembre 1793). Vain espoir! les lettres de Catherine font sentir à Grimm qu'il fait fausse route, et il consent alors que « l’aigle de Russie prenne à Constantinople la place du croissant, » pourvu qu'il soit entendu ensuite « qu'il n’y a de salut, de paix ni de sécurité en Europe tant que la horde des sauvages subsistera en France. » (Janvier 1794.)

Catherine, il est à peine besoin de le dire, ne le cédait pas à Grimm en horreur, en mépris de la révolution française, et grâce au sans-gêne d’une langue primesautière, elle exprimait ses sentimens d’une manière plus énergique encore. Dès 1790, elle déclarait notre pays en mal d’enfant, en couche d’un avorton, ou, pis encore, d’un « monstre pourri et puant. » l’assemblée nationale, tas de chicaneurs ; et de ces roquets-là on a fait des législateurs ! Si on en pendait quelques-uns et si on leur était à tous leurs dix-huit livres d’indemnité, le reste se raviserait peut-être. Catherine n'en voulait pas, du reste, à l’hydre à douze cents têtes seulement, mais aux Tuileries tout aussi bien, aux divisions, aux hésitations qui paralysaient la défense de l’autorité contre l’anarchie. Quand Louis XVI signe la constitution de 91, elle ne peut plus contenir son indignation. « Je suis d’une colère horrible, écrit-elle; j’ai tapé du pied en lisant ces... ces... ces horreurs-là. Fi des vilains! » D'autres fois, c’est la tristesse qui l’emporte : « Adieu la France ! et voilà qui n’est pas plaisant. »

La conséquence de ce dédain, c’est que Catherine tenait la répression pour plus facile qu'elle ne l’était. « j’ai de ma nature, écrivait-elle en août 1791, un très grand mépris pour tous les mouvemens populaires, et je parie comme deux et deux font quatre que deux bicoques emportées par la force ouverte de qui il vous plaira feront sauter tous ces moutons par-dessus le bâton qu'on leur présentera de quel côté qu'on le voudra. » l’impératrice faisait preuve de plus de pénétration lorsqu'elle annonçait que la révolution se casserait le cou, lorsque, dès 1791, elle prédisait la venue d’un César («Oh! il viendra, gardez-vous d’en douter! »), ou lorsque, généralisant seulement un peu trop, elle soutenait que la république finit toujours en royauté. Au commencement de 1795, à la veille de la paix de Bâle, les pronostics de Catherine deviennent des inquiétudes. La révolution n’était plus seulement un gouffre où disparaissait la France, c’était un péril qui menaçait l’Europe entière. « Si on ne fait pas main basse sur toutes ces chimériques et imbéciles négociations de paix, écrit-elle, qui doivent couvrir d’opprobre leurs auteurs, fauteurs et négociateurs, et si, sans perte d’une minute, on ne saisit pas les moyens les plus vigoureux pour pousser la guerre contre les Français avec une vigueur loyale et franche, je prophétise que tous les états, sans exclusion aucune, seront engloutis par la colère céleste, qui se servira du bras des scélérats les plus abominables pour les écraser. Ce ne sont pas là des mots, il y va de la destruction générale, c’est moi qui vous le dis; or je suis un prophète abominable et qui malheureusement ne s’est jamais trompé. » On le voit, le ton a changé; l’impératrice craint maintenant pour tous les trônes, elle craint pour elle-même, et l’on sent, dans ce passage, que sa politique est sur le point d’entrer dans des voies nouvelles.

La conduite de Catherine, en effet, à l’égard de la révolution française, était restée jusque-là singulièrement équivoque. Autant l'impératrice s’était montrée ardente dans son indignation, bruyante dans ses déclarations, prodigue d’encouragemens à ceux qui voulaient intervenir et de reproches à ceux qui intervenaient maladroitement, autant elle s’était montrée peu disposée à agir elle-même. La cause de Louis XVI, à son sens, était celle de toutes les têtes couronnées et même de tous les gouvernemens établis ; elle n’avait pas refusé un seul instant, disait-elle, de secourir le roi très chrétien dans sa détresse ; que les puissances fassent un manifeste, et elle sera de la partie ; elle demande seulement que ce manifeste soit appuyé. Appuyé par qui ? c’est précisément quand la question en vient là que Catherine se dérobe.

Le spectacle qu'elle donne est vraiment curieux. Il faut l’entendre dire ce qu'elle aurait fait si elle eût été le roi de France, et ce qu'il aurait fallu que les autres couronnes fissent pour lui. La conduite de la Prusse n’a pas trouvé de censeur plus rigoureux; la politique de cette puissance est abominable, la paix qu'elle va signer est une paix infâme, celle que souscrit la Sardaigne ne l’est pas moins; « il n’est infamie qui ne se fasse. » A la bonne heure ! mais, en attendant, Catherine se contente d’exhorter et de maudire; sa colère s’exhale en paroles, tout au plus en manifestations platoniques. Elle a accrédité un ministre près des princes émigrés, elle leur a donné de l’argent, un million et demi de roubles en un an ; aussitôt après la mort de Louis XVI, elle a reconnu Louis XVII, et après la mort de Louis XVII, Louis XVIII; voilà à quoi se borne la part de Catherine dans la croisade contre la démagogie française.

Ce n’est pas assez dire ; Catherine n’a pas seulement poussé les autres à l’action sans agir elle-même, elle a paralysé les efforts qu’elle encourageait de la voix et du geste ; elle a plus fait pour l’avortement de la coalition que les armes de Dumouriez et de Kellermann, de Hoche et de Pichegru. c’est que les passions antirévolutionnaires, chez elle, étaient subordonnées à une passion plus forte encore, celle des agrandissemens territoriaux. Émule de Pierre le Grand, Catherine n’eut rien tant à cœur que de rompre les liens qui enchaînaient la Russie dans ses steppes, que de la mettre en contact vivant avec l’Europe, que de l’étendre jusqu’à la Vistule et au Bosphore. Elle avait rêvé la conquête de la Pologne et le rétablissement d’un empire chrétien à Constantinople. Le devoir de combattre la révolution française pouvait-il entrer en comparaison avec les exigences d’une mission sacrée ? Que dis-je ? la révolution française n’offrait-elle pas à l’impératrice l’occasion d’atteindre plus sûrement le but de son ambition ?

La politique continentale de la seconde moitié du XVIIIe siècle tourne presque tout entière sur ces deux pivots, la Pologne et la Turquie ; son histoire est celle des complications qu’amenèrent, entre la France, l’Autriche et la Russie, les intérêts opposés de ces puissances dans les deux pays que nous venons de nommer. La Prusse éprouvait le besoin de s’établir plus complètement sur la Baltique et poussait, par conséquent, au partage de la Pologne, mais en même temps elle voulait le maintien de la Turquie, qui servait à tenir l’Autriche en respect, et dont la conquête aurait rendu la Russie trop puissante et lui aurait laissé les mains trop libres. l’Autriche, au contraire, était prête à s’entendre avec la Russie pour le partage de la Turquie, mais elle répugnait au partage de la Pologne, qu’elle aurait voulu conserver forte et tenir sous sa protection. Quant à Catherine, elle avait dû consentir à partager avec ses rivaux le premier démembrement de la Pologne, et elle avait dû se contenter de la Crimée comme résultat d’une première guerre contre les Turcs, mais elle n’avait renoncé à s’étendre ni d’un côté ni de l’autre, et c’est justement le soin de ces agrandissemens qui l’empêcha de participer à la coalition, ou, si l’on aime mieux, c’est parce que les deux puissances allemandes étaient occupées à lutter contre la France révolutionnaire, qu’elle fut tentée d’en profiter pour consommer les conquêtes qu’elle avait ébauchées. Ajoutons que son ambition n’eut pas pour seul effet de détourner ses coups de la France ; la préoccupation des armées russes en Pologne empêcha la Prusse d’entrer plus franchement dans l’entreprise des coalisés Il contribua à la lui faire plus facilement abandonner, et il se trouva que la politique de Catherine servit doublement la révolution, en empêchant l’impératrice d’agir et en affaiblissant l’effort de ceux qui agissaient.

Catherine, dans ses lettres à Grimm, n’entre pas dans de longues explications sur la cause de sa lenteur à intervenir contre la démagogie française. Envoyer des troupes sur le Rhin? Mais comment? Si elle en envoie peu et s’associe à l’entreprise des brouillons, ses troupes seront battues comme les autres ; et quant à en envoyer un grand nombre, elle ne le peut, car elle s’attend à tout moment à être aux prises avec les Turcs. Il faut finir ce qu'on a commencé avant de se mêler des affaires d’autrui. « Monsieur le souffre-douleur, s’écrie-t-elle, dites-moi, s’il vous plaît, d’où vient que vous croyez que les affaires de la Pologne ne sauraient aller en même ligne et de front que celles de France ?.. Vous voulez que je plante là mes intérêts et ceux de mon alliée la république (la Pologne), et mes amis républicains, pour ne m’occuper que de la jacobinière de Paris? Non, souffre-douleur, je la battrai et combattrai en Pologne, mais pour cela je ne m’en occuperai pas moins des affaires de France, et j’aiderai à battre le ramas de sans-culottes tout comme le feront les autres. » (Mai 1792.)

Le moment vint, cependant, où Catherine se rendit aux vœux de son correspondant et à ceux de la nouvelle coalition. Non que la haine de la révolution l’emportât enfin dans son esprit sur les intérêts politiques positifs, mais l’intérêt se trouvait maintenant d’accord avec les antipathies. Catherine, à la fin de 1795, s’était convaincue qu'elle n’avait plus rien à redouter de la Prusse en Pologne, et elle avait besoin de l’alliance de l’Angleterre et de l’Autriche pour s'assurer leur neutralité dans la tentative suprême qu'elle allait essayer contre la Turquie. Elle ne méditait rien de moins, en effet, que de s’emparer de Constantinople au moyen de sa flotte de la Mer-Noire; une fois frappé au cœur, l’empire ottoman ne devait plus faire grande résistance, et l’impératrice pourrait mourir avec la joie d’avoir réalisé le rêve de son règne. c’est dans ces vues qu'elle signa, avec les deux puissances dont nous parlons, le traité du 28 septembre 1795, et c’est en exécution de cet engagement qu'elle annonçait à Grimm, au mois d’août suivant, le départ de 60,000 hommes pour les bords de l’Elbe, sous les ordres du maréchal Souvarof. « Attendez-vous à des tours de griffe, ajoutait-elle; le temps est venu. » Et le A septembre 1796 : « Je demanderai que le corps de Condé soit joint au nôtre, mais taisez-vous de cela avant le temps; mes courriers sont allés à Berlin, Vienne et Londres, et les 60,000 hommes ont ordre de se tenir prêts. Au premier ordre, je m’en vais faire une levée du double pour les remplacer; ainsi rien au monde ne se dérangera, et j’aurai de quoi fouetter les malveillans. Voilà ce qui s’appelle parler, n’est-il pas vrai? » Le 20 octobre, enfin, sur le bruit que la Prusse armait contre elle : « Si par ces arméniens on croit me détourner de la marche de mes troupes aux ordres du maréchal Souvarof, on se trompe très fort, car malgré cela je resterai ferrée de tous les côtés possibles, sans exception aucune. Je prêche et prêcherai cause commune à tous les rois contre les destructeurs des trônes et de la société, malgré tous les adhérens du misérable système contraire, et nous verrons qui prendra le dessus, la raison ou le déraisonnement des perfides partisans d’un système exécrable, qui par lui-même exclut et foule aux pieds tout sentiment de religion, d’honneur et de gloire. Adieu, portez-vous bien ; je vous ai dit ce qui est venu se placer au bout de ma plume. Il est bon que vous sachiez ma manière de penser et d’envisager les choses. »

Cette lettre est la dernière que Grimm reçut de Catherine. Elle ne laisse aucun doute sur la sincérité des résolutions que l’impératrice avait enfin prises. Son correspondant y répondait par un cri de triomphe : « L’approche de soixante mille enfans de la victoire, écrivait-il, avec leur invincible conducteur, me ravit au troisième ciel. » Quinze jours plus tard Catherine tombait frappée d’une attaque d'apoplexie, emportant avec elle l’espoir de la seconde coalition.

On a peine à discerner les infortunes individuelles dans les catastrophes publiques ; les souffrances des particuliers se perdent dans le sort des empires ; il n’en est pas moins vrai que le coup qui, le 16 novembre 1796, étendit Catherine sans sentiment sur le parquet de sa garde-robe, tomba plus cruellement encore sur notre pauvre Grimm que sur Pitt ou sur Thugut. c’était comme un raffinement de persécution de la fortune contre lui. Dépouillé de tout par la révolution, il ne vivait, nous l’avons vu, lui et les êtres chéris qui partageaient son exil, que de la munificence de l’impératrice : qu'allaient-ils devenir maintenant ?

L'un des derniers actes de Catherine avait été de nommer Grimm à un poste dont le titulaire venait de mourir, celui de ministre de Russie à Hambourg. l’intention qui avait dicté cette faveur valait mieux que la faveur elle-même, car Hambourg, grâce aux événemens qui y faisaient refluer un nombre prodigieux d’étrangers, était devenu l’un des séjours les plus chers de l’Europe, et la position que Grimm allait y occuper devait l’obliger à des dépenses hors de proportion avec ses ressources. Il se demandait peu de jours auparavant quelle figure feraient à Pétersbourg « ses haillons et sa misère; » comment donc allait-il supporter les frais d’une représentation diplomatique ? Il n’en est pas moins vrai que Grimm dut s'estimer heureux lorsqu'il apprit que le successeur de Catherine l'avait, dès les premiers jours de son avènement, confirmé dans ce poste de Hambourg ; c’était, une preuve de bienveillance qui permettait d’en espérer d’autres marques. Toujours préoccupé du sort de ses protégés, Grimm, au mois de février 1797, adressa donc à l’empereur Paul un mémoire destiné à lui recommander la famille de Bueil comme un héritage que lui léguait la bienfaisance de sa mère. Ce document forme une sorte d’autobiographie. l’écrivain y retraçait la manière dont s’étaient établies et poursuivies ses relations si particulières avec Catherine; il y rappelait les faveurs successives dont il avait été l’objet lui et les siens, les malheurs dont ils avaient été frappés par la révolution, les dons considérables par lesquels l’impératrice était venue au secours de leur misère, et il terminait en renouvelant une requête qu'il avait déjà adressée à sa bienfaitrice : tout son désir était que le tsar accordât au comte de Bueil, dans une partie quelconque de la Russie, une terre que le noble émigré ferait valoir, et sur laquelle il pourrait subsister avec sa femme et ses enfans. Ce projet n’eut pas de suite; Paul se contenta de conserver à Mme de Bueil la pension qu'elle recevait de Catherine.

Les détails nous manquent complètement sur le séjour de Grimm à Hambourg. Il paraît n’y être resté que peu de temps; la perte d'un œil, qui l’obligea de renoncer à l’usage de la plume, l’engagea sans doute aussi à se démettre de ses fonctions diplomatiques. Les tsars Paul et Alexandre ne lui en maintinrent pas moins les appointemens. c’est à Gotha que Grimm passa, dans la retraite, le reste de sa vie. Il y occupait, avec sa famille adoptive, une maison que le duc avait mise à sa disposition. Une de ses anciennes connaissances, Reichard, longtemps directeur du théâtre de la ville et l'auteur de nombreux ouvrages en tout genre, vécut avec Grimm, pendant ces dernières années, sur un pied d’assez grande intimité, et nous a laissé sur lui quelques renseignemens. Il raconte avec quel intérêt on écoutait le spirituel vieillard parler du passé, de ses entretiens avec Frédéric, le prince Henri et Catherine. Goethe, dans le voyage qu'il fit à Gotha, en 1801, y vit Grimm et dîna même avec lui dans la maison d’été du prince Auguste. « Homme du monde, dit-il, riche d’expérience et convive agréable, il ne pouvait cependant toujours dissimuler sa profonde amertume au souvenir des pertes qu'il avait faites. » Notre exilé n’allait plus guère à la cour ducale que dans de semblables occasions pour faire honneur à quelque personnage ; il endossait alors son vieil uniforme vert, sortait son Saint-Wladimir de l’écrin, et trouvait pour un moment, dans les récits qu'on lui demandait, le plaisir d’être encore quelque chose en les faisant, ou seulement même le plaisir de se plaindre. Grimm végéta pendant les deux dernières années de sa vie, et mourut le 19 décembre 1807, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Conformément à un vœu qu'il avait exprimé, il fut enterré, non pas à Gotha même, mais dans le cimetière de Siebleben, un village voisin. l’inscription gravée sur sa tombe est en allemand, et fut composée par l’aînée des filles du comte de Bueil : « Ici repose un sage, un ami dévoué; bien que mort dans un âge très avancé, il est mort trop tôt pour nous et pour le monde. » On est heureux de savoir que cette tombe de Grimm, à Siebleben, a été restaurée en 1867 par le romancier Gustave Freytag.

Grimm fut entouré et soigné jusqu'à la fin de ses jours par sa famille d’adoption et par la fidèle Marchais, qui héritèrent de ce qu'il laissa. Le comte de Bueil, sous Napoléon, avait été rayé de la liste des émigrés ; après la mort de Grimm, il rentra en France avec les siens. Ses filles, du reste, élevées en Allemagne, étaient plus Allemandes que Françaises ; l’aînée, Katinka, avait épousé un comte de Bechtolsheim.

Grimm nous a laissé son propre jugement sur sa vie : « Les trois quarts, écrivait-il au lendemain de la mort de Catherine, en avaient été tellement heureux que, si j’avais fini à propos, il aurait fallu me compter au nombre des hommes les plus fortunés, mais le dernier quart, si cruellement pénible, devait se terminer par un coup mortel et qui m’a trouvé sans défense. » Qu'ajouter à ces lignes qui ne risque d’en affaiblir le pathétique? Qu'il est poignant, en effet, le contraste entre la fortune et la ruine dont nous avons fait le récit ! Et comme on sent de quel flot d’amertume devait s’emplir le cœur du vieillard lorsqu'il jetait un regard en arrière sur les vicissitudes de ses quatre-vingts années ! Il est là, dans le fauteuil où le clouent les loisirs forcés, évoquant l’un après l’autre les souvenirs de sa carrière. c’est l’humble et pieuse maison paternelle; c’est Gottsched, et les enthousiasmes littéraires de l’adolescence ; c’est Banise, la tragédie de la vingtième année ; puis Leipzig et les leçons d’Ernesti, la diète de Francfort et le premier coup d’œil jeté sur le vaste monde. A vingt-cinq ans, le coup de tête : Grimm part pour Paris. Il y entre d’emblée et comme parmi ses pairs dans la plus brillante société intellectuelle ; cet étranger arrivé d’hier fait tous les éclats, remporte tous les succès à la fois : la brochure qui est un événement, le duel chevaleresque, la maîtresse disputée et conquise. Peu à peu, cependant, après ces effervescences de jeunesse, la raison et le travail s’emparent de sa vie. La Correspondance littéraire, qui assurera plus tard une place à Grimm dans notre littérature, rend son nom familier à la moitié des cours de l’Europe, tandis qu'une liaison, désormais consacrée par la fidélité, lui prête quelque chose du bonheur domestique. Mais le propre des ambitions est de s’élever à mesure qu'elles sont satisfaites et de se déplacer en s’élevant. Grimm, qui se sent la vocation des affaires publiques, profite des relations que lui a créées la Correspondance pour s’introduire personnellement dans les cours; il s’y fait connaître et apprécier par des voyages répétés, devient le factotum et le confident des princesses. Le fils du pasteur de Ratisbonne avait fini par être une sorte de diplomate officieux et de chargé d’affaires cosmopolite; il avait visité toutes les capitales de l’Europe; il avait assisté à l’élection et au couronnement de trois empereurs d’Allemagne; il était ministre plénipotentiaire, avait été baronisé, portait un ordre sur sa poitrine; il avait ses entrées à Versailles, était reçu avec distinction par Frédéric et jouissait près de Catherine d’une faveur extraordinaire. Grimm, enfin, possédait maintenant plus que l’aisance, la fortune, et, ayant su se refaire un intérieur après la mort de Mme d'Epinay, il pouvait déjà se voir écoulant tranquillement ses dernières années dans la retraite rurale du château de Varennes.

C'est sur ces entrefaites que deux catastrophes, coup sur coup, jetèrent bas l’édifice de bonheur que Grimm avait mis quarante ans à élever. La révolution le chassa de Paris, sa patrie d’élection, et le dépouilla de tout ce qu'il possédait. Une chose lui restait néanmoins dans ce désastre, Catherine et les bienfaits de Catherine, des générosités qui le mettaient au-dessus du besoin et un intérêt qui le rattachait à la vie. Mais non, un second coup, encore plus fatal que le premier, lui enlève subitement sa protectrice. c’est alors, pendant les dix années qu'il lui reste à vivre, que l’infortuné vide véritablement jusqu'à la lie la coupe de l’adversité. Il a conservé sa pension, mais le toit qui l’abrite, les meubles dont il se sert, la vaisselle dans laquelle il mange, lui sont prêtés. Les infirmités vont naturellement en s’aggravant : sa vue affaiblie ne lui permet plus d’écrire, et ses doigts ankylosés ne peuvent plus se promener sur le clavier. l’ennui de la petite ville le consume. Enfin, et pour surcroît d’amertume, la révolution triomphe. L'ordre de choses que Grimm avait connu et goûté achève de disparaître sous l’épée de Napoléon après s’être écroulé dans les convulsions du jacobinisme, et, quand l’octogénaire sort de la léthargie de ses derniers jours, c’est pour entendre tonner le canon d’Austerlitz ou d’Iéna, ou pour apprendre la paix de Tilsitt. Véritablement, la mesure était comble et la tragédie de cette existence consommée.


EDMOND SCHERER.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre, du 15 novembre et du 1er décembre 1885.
  2. Grimm, écrivant au comte de Nesselrode, dit et répète que l’impératrice a été enchantée de Diderot, mais que celui-ci n’a pas fait à Pétersbourg d’autres conquêtes ; loin de là, il a été en butte à de sourdes persécutions.
  3. La fille des Belsunce, celle que Grimm avait en quelque sorte adoptée et qui devint Mlle de Bueil.
  4. L’un de ces mots de convention dont abonde la correspondance; il désigne Grimm et sa famille adoptive.
  5. La Bibliothèque universelle allemande (1765-1791), ainsi que les autres revues littéraires fondées par le libraire Nicolaï, représentait ce qu'on pourrait appeler l’esprit et le talent de Leasing par opposition à ce qui allait être l’inspiration de génies supérieurs. Et l’on comprend, en effet, que Catherine y ait pris plaisir. Pour ce qui est de Grimm, s’il ne nomme dans ses lettres aucun des grands écrivains de l’Allemagne contemporaine, il ne les aurait pas moins, au dire de son biographe, connus et admirés. « Personne, écrit Meister, ne fut plus frappé de l’originalité des premières productions de Goethe, de Herder et de Schiller. »
  6. Mme d’Épinay, nous allons le voir, ne mourut que trois ans et demi après la date de cette lettre. Elle souffrait d’une maladie d’estomac qui dégénéra en cancer.
  7. « Racine n’était pas son homme, excepté dans Mithridate.» (Le prince de Ligne.)
  8. Le passage ici donné en italique est en allemand dans l’original.
  9. En allemand dans l’original.
  10. Les canons dont il s’agit sont ceux de la bataille de Swenska-Sund dans le cours de la guerre avec la Suède,
  11. Les colonies d’Amérique.
  12. Sti-là pour celui-là fait partie du français populaire et vulgaire de Catherine. Elle a toutes sortes de particularités de ce genre, et, par exemple, emploie constamment l’italien ma au lieu de mais.