Melchior (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 03

Melchior (illustré, Hetzel 1852)
MelchiorJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 6-9).
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III.


Hélas ! c’est quelquefois un rêve bien bizarre qu’une traversée maritime. Là tout se confond, tout s’oublie ; là deviennent possibles les intimités proscrites sur le sol habité.

Il ne faut pas croire qu’il n’y ait d’étrange dans cette vie que le nom barbare des planches et des cordes, les mœurs brutales ou les sonores jurements des matelots ; la littérature nautique a faussé sa vocation et méconnu sa richesse, quand elle s’est bornée à ces stériles détails statistiques ; elle ne nous a pas assez dit l’influence de la situation sur le cœur humain, lorsqu’il se trouve ainsi poussé en dehors de la vie commune, et que son existence sociale est, pour ainsi dire, suspendue.

Une semblable transition dans ses mœurs peut le bouleverser et lui ouvrir une carrière d’espérances chimériques. Songe heureux bercé par les flots hospitaliers, mais que la moindre secousse d’un atterrissement doit faire évanouir !

Melchior se laissa emporter plus d’une fois à ces décevantes pensées. Il se demanda, dans sa philosophie sauvage et naturelle, si l’homme n’était pas le plus déplorablement organisé des animaux, puisqu’il avait la prévoyance, et s’il ne répondrait pas mieux au vœu de la création en jouissant d’un beau jour qu’en le troublant par le remords de la veille ou l’appréhension du lendemain.

C’étaient là de bien hautes et téméraires pensées pour Melchior, mais elles viennent ainsi plus souvent qu’on ne pense aux esprits droits et simples.

Chaque nuit, il eut des heures de délire où il jura d’oublier toutes ces conventions intéressées, dont le sentiment s’appelle une conscience ; il tordit ses mains avec rage, et demanda au ciel, parmi les gémissements de la vague et les plaintes du vent dans les cordages, pourquoi, ainsi qu’aux autres hommes, il ne lui avait pas laissé sa part d’avenir.

Quelle était donc la cause des insomnies désespérées de ce jeune homme ? Pourquoi ne devinait-il pas que le bonheur était sous sa main ? Que ne l’acceptait-il avec transport au lieu de le fuir avec terreur !

C’est qu’un horrible secret dormait dans ses entrailles ; c’est que son amour ne pouvait plus apporter à Jenny que la honte et le déshonneur ; c’est que Melchior était marié.

À peine âgé de vingt ans, il revenait vers sa patrie muni d’une assez forte somme de butin faite sur un pirate d’Alger, lorsqu’il s’arrêta en Sicile, et se fit honneur d’une partie de sa richesse avec la Térésine. Il réservait le reste à sa mère.

La Térésine était une fille adroite, intrigante, et sachant jouer la vertu au désespoir avec assez d’intelligence.

Au moment où Melchior voulut s’éloigner, elle déploya tous ses talents dramatiques avec un tel succès (elle était précisément dans un jour d’inspiration) que le crédule et naïf jeune homme crut avoir abusé de son innocence. Il l’épousa.

Un frère de la Térésine, huissier avide et retors, veilla à ce que le mariage ne manquât d’aucune des formalités qui pouvait le rendre indissoluble. Il n’est besoin de dire que le contrat assurait à madame Melchior le reste de la part de pillage échue à Melchior sur le corsaire.

Le lendemain de la cérémonie, il surprit une irrécusable preuve de l’infidélité de sa femme ; il partit les mains vides et le cœur libre, mais il n’en resta pas moins irrévocablement lié à cette femme oubliée, dont il fallut bien se ressouvenir auprès de Jenny. C’était là le motif de sa facile soumission, de sa grossière froideur. Il avait cru pouvoir sans danger et sans crime transiger mentalement avec la fantaisie de son oncle. Pour assurer l’existence de sa mère il était descendu sans remords à cette feinte, et maintenant encore il croyait n’avoir compromis que son propre bonheur, joué que son propre avenir.

Il y avait des jours cependant où il croyait sentir la main de Jenny brûler et trembler dans la sienne, des jours où son humide regard lui semblait trahir d’ineffables révélations. Et puis il rougissait de son orgueil ; il avait honte de se trouver fat, et il retombait plus avant dans l’inouïe souffrance qui le dévorait.

Dès qu’il revenait au sentiment du devoir, la douleur abreuvait son âme ; il demandait compte à Dieu avec d’amers sanglots de sa portion d’existence, si fatalement perdue. Avait-il réussi à engourdir ses remords, il s’éveillait en sursaut au bord d’un abîme, et priait le ciel de le préserver.

Six mois plus tôt peut-être, il eût consenti à tromper une femme qui se fût offerte à son grossier amour ; car, s’il avait été honnête homme jusque-là, c’était par instinct, peut-être par hasard.

En lui avait bien toujours résidé je ne sais quelle loyauté innée, germe de grandeur longtemps inculte ; mais aujourd’hui, l’image de Jenny radieuse et pure venait, comme une révélation d’en haut, éclairer le néant de ses pensées.

Avant elle, il avait eu des sensations : elle lui apportait des idées ; elle trouvait des noms à toutes ses facultés, un sens à des noms qui n’étaient pour lui jusque-là que des mots ; elle était le livre où il apprenait la vie, le miroir où il découvrait son âme.

Un soir Jenny lui parut plus dangereuse que de coutume ; elle avait parlé secrètement à son père ; elle lui avait avoué que Melchior commençait à lui sembler plus digne d’elle. Le nabab s’en était réjoui.

Jenny croyait tenir le bonheur dans sa main ; elle bénissait la destinée qui s’ouvrait si large et si facile devant elle. La seule chose qu’elle eût regardée comme incertaine, l’amour de Melchior lui était assuré. Le manque d’espoir le retenait encore, mais il n’y avait qu’un mot à dire pour le combler de joie.

Jenny s’amusait comme une enfant de l’impatience qu’elle lui supposait ; elle jouait encore avec ses tourments ; elle était si sûre de les faire cesser ! Elle tenait son aveu en suspens comme un trésor dont elle était orgueilleuse, et se plaisait à le faire briller aux yeux de l’infortuné qui ne devait jamais s’en réjouir.

Melchior, tout éperdu, tout palpitant sous le feu de ses regards, désireux de comprendre ce muet langage, épouvanté lorsqu’il croyait l’avoir compris, fut pendant le souper, en proie à une violente irritation fébrile. Le repas se prolongea plus que de coutume. On fit du punch et du gloria. Jenny prit du thé.

Melchior restait enchaîné sur le divan auprès d’elle ; la lampe suspendue à la voûte n’éclairait plus que faiblement l’intérieur de la salle. Dans cette lueur vague, Jenny apparaissait comme une création si fine et si suave, que Melchior se figura être sous l’empire d’un de ces rêves qui le dévoraient dans l’ardeur des nuits, alors que Jenny surgissait devant lui fugitive et décevante comme ses espérances ; il prit sa main avec un mouvement de fureur, et, protégé par l’ombre qui s’épaississait autour d’eux, il y imprima non pas ses lèvres, mais ses dents. Ce fut une caresse cruelle et terrible comme son amour.

Jenny étouffa un cri et se tourna vers lui d’un air de reproche ; une larme de souffrance coulait sur sa joue ; mais, dans l’incertitude de la lumière, Melchior crut voir dans son œil humide une expression de pardon et de tendresse si passionnée qu’il faillit tomber à ses pieds.

Alors faisant un effort sur lui-même, il s’élança dans l’escalier de l’écoutille sous le prétexte d’aller demander de la lumière ; il courut sur le pont, enjamba les bastingages et se jeta sur un porte-hauban.

Ces banquettes, adossées extérieurement à la coque du navire, sont des sièges fort agréables pour rêver ou pour dormir lorsqu’on est sous le vent, qu’un air vif et pur dilate vos poumons et que dans une belle nuit d’été l’écume vient mollement vous baiser les pieds.

La journée avait été sombre ; le ciel était encore parsemé de nuages longs, étroits, déchirés, lorsque la lune commença à sortir de la mer. Son disque était rouge comme le fer dans la fournaise ; le bord plongeait encore dans les flots noirâtres, l’autre s’enfonçait sous un bandeau d’un bleu sombre qui ceignait l’horizon.

On eût dit un soleil à demi éteint se levant pour la dernière fois sur un monde prêt à rentrer dans le chaos. Cette lune mate et sanglante avait quelque chose d’effrayant pour une âme remplie d’amour et par conséquent de superstitions.

Melchior pensa à Dieu. Il ne se demanda plus s’il existait ; il en avait trop besoin pour en douter ; il le conjura de le protéger, de sauver Jenny…

Un léger bruit lui fit lever la tête ; en se retournant, il vit au-dessus de lui comme une ombre diaphane qui semblait voltiger sur la rampe du navire ; c’était Jenny qui se hasardait, imprudente et folâtre, à rejoindre son fugitif. Le vent faisait claqueter sa robe blanche et collait autour de ses jambes fines et rondes les larges plis de son pantalon.

— Allez-vous-en, Jenny, cria Melchior avec un ton d’autorité. Vous allez tomber à la mer, vous êtes une folle !…

— Si vous me croyez si maladroite, répondit-elle, donnez-moi la main.

— Je ne vous la donnerai point, reprit-il avec humeur ; les femmes ne viennent point ici ; c’est contre ma consigne.

— Vous mentez, Melchior !

— Un coup de vent peut vous jeter à la mer.

— Et si j’y tombais, ne sauriez-vous pas me sauver ?

Et se laissant mollement bercer par toutes les ondulations que la houle imprimait au navire, Jenny, soit par coquetterie, soit pour se divertir de l’effroi de Melchior, restait là comme une jeune mouette perchée dans les cordages.

— Je ne vous sauverais peut-être pas, Jenny ; mais, à coup sûr, je périrais avec vous !

— Puisque c’est pour vous-même que vous tremblez, je vais faire cesser votre anxiété.

En parlant ainsi, elle s’élança comme une blanche levrette, et tomba sur ses pieds, à côté de Melchior ; mais il ouvrit ses bras, et le contre-coup y fit tomber la jeune fille.

En sentant ce beau corps frissonner sur sa poitrine, en respirant cette mousseline de l’Inde, tout imprégnée d’un chaste parfum de jeune fille, tandis que le vent lui jetait au visage les blonds cheveux de Jenny, Melchior sentit aussi s’évanouir sa force.

Un nuage passa devant ses yeux, et son sang bourdonna dans ses oreilles. Il étreignit Jenny contre son cœur ; mais ce fut une joie rapide comme l’éclair. Un froid mortel lui succéda. Il déposa tristement sa cousine auprès de lui, et resta silencieux et sombre, découragé de souffrir.

Mais Jenny, tout enfant qu’elle était, sembla deviner en ce moment les dangers de son imprudence ; elle demeura quelques instants confuse, éprouva je ne sais quel malaise, et regretta d’être descendue dans le porte-hauban ; mais elle était venue là pour réparer ses barbaries, et la conscience du bien qu’elle allait faire lui rendit le courage.

— Tout à l’heure, Melchior, dit-elle, vous n’étiez pas sûr de me sauver si je tombais à la mer. C’est là votre caractère, je crois. Vous doutez de la destinée ; vous avez le courage du malheur ; mais vous n’avez pas de confiance en votre avenir.

— Oh ! dit Melchior avec humeur, chacun son lot. Vous êtes contente du vôtre, je le crois bien ! Moi, je ne me plains pas du mien : ce n’est pas le fait d’un homme.

— Qui donc vous a rendu si différent de vous-même depuis peu ? dit-elle avec une douceur insinuante ; car elle eût bien voulu faire solliciter un peu ses bienfaits. Le malheur, disiez-vous naguère, n’a de prise que sur les cœurs faibles. Qu’avez-vous fait du vôtre Melchior ?

— Et où prenez-vous que j’aie un cœur, Jenny ? qui vous l’a montré ? qui vous l’a vanté ? Ce n’est pas moi, sans doute. Et si, le cherchant, vous ne le trouvez pas, à qui devez-vous vous en prendre !

— Vous êtes amer, mon bon Melchior ; vous avez quelque chagrin ? Pourquoi ne me le pas confier ? Je l’adoucirais peut-être.

— Voulez-vous avoir pitié de moi, Jenny ?

Jenny prit la main de Melchior et promit.

— Eh bien ! laissez-moi, dit-il en la repoussant : c’est tout ce que je vous demande ; car, en vérité, vous êtes bien cruelle envers moi sans le savoir.

— Sans le savoir ! pensa Jenny.

Elle trouva un reproche profondément mérité dans ces trois mots.

— Je ne veux plus l’être, dit-elle avec effusion. Écoutez, Melchior ; vous me croyez coquette ? Oh ! vous avez tort ! C’est vous qui avez été cruel, et bien longtemps ! Mais tout cela est oublié. Mes chagrins sont finis ; que les vôtres s’effacent de même !

Et elle sourit à travers ses larmes.

Mais comme elle vit que Melchior restait immobile et muet, elle fit encore un effort sur cette délicate fierté de femme que Melchior ne savait pas épargner.

— Oui, mon cousin, lui dit-elle en mettant ses petites mains dans les larges mains de Melchior, ayez confiance en moi… Mon Dieu ! comment vous le dirai-je ? comment vous le ferai-je croire ? Vous ne voulez pas comprendre. C’est la faute de votre modestie, et je vous en estime davantage. Eh bien ! je fais une chose contraire à la retenue qui convient à une jeune fille : je vous ouvre mon cœur ; pourquoi vous le tiendrais-je fermé plus longtemps ; n’êtes-vous pas digne de le posséder ?

Melchior ne répondait rien. Il tenait les mains de Jenny étroitement serrées dans les siennes. Il tremblait, et la regardait d’un œil égaré.

Pourtant il y avait de la fascination dans ses yeux, qui étincelaient dans l’ombre comme ceux d’une panthère ; puis il repoussa Jenny si brusquement, qu’il faillit la faire tomber. Il la ressaisit avec effroi et la serra de nouveau contre lui. Le banc était court pour deux personnes ; il attira Jenny à demi sur ses genoux, et meurtrit son cou délicat de baisers rapides et furieux.

Jenny eut peur ; elle voulut fuir, puis elle pleura, et revint en sanglotant se jeter à son cou.

— Parle-moi, Jenny, parle-moi, dit Melchior d’une voix étouffée. Il me semble quand je t’écoute que je suis mieux. Dis-moi que tu m’aimes ; dis-le-moi, afin que j’aie vécu au moins un jour.

— Oui, je t’aimais, dit la jeune fille, et je t’aime encore, méchant ! Pourquoi sembles-tu en douter ? Je t’aimais alors même que tu méprisais cet amour caché dans mon cœur. Je t’aime encore mieux aujourd’hui, que j’ai vu s’ouvrir à moi ton âme virile ; et puis encore, pour ton humble estime de toi-même, pour ta résistance loyale, pour ta fidélité à la foi jurée à mon père, pour le mépris que tu as des richesses, pour l’amour que tu portes à ta mère, pour combien de vertus ignorées de toi, ne t’aimé-je pas, Melchior !

— Ah ! laissez, laissez, Jenny, dit-il en cachant sa tête dans ses mains ; ne me vantez pas ainsi : vous me faites rougir jusqu’au fond de mes entrailles. Ah ! c’est que vous ne savez pas Jenny ; je n’étais pas digne de vous ; vous ne pouvez pas, vous ne devez pas m’aimer. Ce ne sont pas toutes ces vertus qui me forçaient au silence. Je… je ne vous aimais pas ; j’étais une brute, un misérable ; je ne voulais pas vous comprendre ; je me croyais un cœur d’homme au-dessus de ces faiblesses-là. Je vous ai dédaignée, Jenny ; vous devriez vous le rappeler, et ne pas me le pardonner ainsi… Non, Jenny, il ne faut pas me le pardonner…

L’infortuné éludait le motif, le terrible motif de sa résistance. Jenny se plaisait toujours à l’espoir de la vaincre.

— Je sais tout, lui disait-elle ; vous étiez un grand enfant ; vous ne saviez rien de toutes ces choses que l’éducation m’avait apprises. Oh ! moi, je vous avais rêvé depuis longtemps. J’étais de beaucoup moins grande que je ne suis maintenant, et déjà je vous demandais à l’avenir. J’étais si seule, si mélancolique !

« Si vous saviez dans quels ennuis, dans quelles douleurs j’ai vécu ! et puis dans quel isolement affreux je me suis trouvée après que tous mes frères eurent disparu tour à tour ! Comme le désespoir de mon père me navrait, comme ses larmes retombaient sur mon cœur !

« Alors je sentis le besoin d’avoir un appui, un frère qui m’aidât à le consoler ; mais nul de ceux qui s’approchèrent ne répondit à mon attente. Ils ne voyaient en moi, ces hommes à l’âme étroite, que l’héritière du nabab. Aucun ne se mit en peine de comprendre Jenny. Alors, mon ami, je priais chaque soir mon ange gardien de t’amener vers moi. J’appelais un cœur noble, ingénu comme le tien, un cœur où n’eussent pas régné d’autres femmes, et qui m’apportât en dot les mêmes trésors d’amour que je lui gardais.

« Oh ! quand j’ai entendu prononcer ton nom pour la première fois, j’ai tressailli ! comme si cela me rappelait quelque chose.

« Vois-tu, Melchior, j’ai un peu des superstitions du pays où je suis née. Il me semble que nous vivons plus d’une vie sur cette terre, et peut-être que, sous une autre forme, nous nous sommes déjà connus, déjà aimés…

— Que Dieu t’entende, Jenny ! s’écria impétueusement Melchior, et qu’il me donne une autre vie que celle-ci pour te posséder !

Un coup de vent sec et brusque fit péter l’écoute du grand hunier.

Le capitaine s’élança sur le pont, son braillard à la main.

— À la manœuvre, à la manœuvre ! les passagers dans la dunette ! Melchior, veillez à l’artimon !

Melchior saisit Jenny dans ses bras, la porta sur le tillac, et se rendit à son poste par une habitude d’obéissance passive, si forte qu’elle faisait encore taire la passion.

La nuit fut mauvaise, la mer dure et houleuse.

Cependant le vent tomba vers le matin ; le ciel était balayé de tous ses nuages, lorsque le soleil se leva clair et chaud derrière le rocher de Sainte-Hélène. La brise matinale apportait le parfum des géraniums.

Deux seules personnes, Melchior et Jenny, passèrent presque indifféremment en vue de cette île, qui renfermait encore le dernier prestige de la royauté.

Le ciel était d’un bleu si étincelant que les yeux en étaient fatigués. Seulement une légère vapeur troublait un peu la transparence de l’horizon.

Melchior prétendit que c’était là un temps de grain ; de vieux matelots nièrent le fait ; les passagers s’effrayèrent. Melchior, avec une joie cruelle, insista sur ce sinistre présage. Ne jamais revoir la terre, mourir en tenant Jenny embrassée, c’est le seul bonheur possible pour lui désormais, et il invoquait la colère des éléments.

Bientôt la fraîcheur du matin se convertit en brise soutenue ; l’air devint piquant, et les vagues commencèrent à moutonner. Des troupes de marsouins passaient en grondant sous la proue du navire, et des satanites au plumage funèbre s’arrêtaient par intervalles sur le sillage du gouvernail.

Peu à peu les flots se teignirent en noir ; le vent d’ouest augmenta, et cette partie de l’horizon se trouva comme subitement chargée de nuages légers et blanchâtres à leur naissance. On les voyait grandir avec rapidité, prendre du corps et passer à des teintes livides, mornes, cadavéreuses. D’abord ils traversaient les airs sans se dissoudre ; puis, tombant sous le vent, ils disparurent ; mais, à la fin, il s’en forma un plus fixe et plus épais que les autres. Il s’étendit insensiblement jusque sur le navire, sans que sa base eût changé de place.

Peu de temps après, il avait envahi tout le ciel, et la tempête qu’il renfermait éclata avec un bruit semblable au claquement d’un fouet.

Frappé de ses redoutables ailes, le navire touchait les flots du bout de ses grandes vergues. Il fallut descendre les huniers et serrer toutes les voiles.

De gros oiseaux noirs s’abattirent autour de l’équipage avec des cris sinistres. Quelquefois un rayon du soleil se glissait obliquement dans une déchirure du nuage immense ; mais sa lumière pâle et sans chaleur ajoutait encore à l’horreur du tableau.

Melchior avait retrouvé sa joviale insouciance, son énergique vivacité. Quand tout l’équipage était morne et consterné, lui seul touchait à l’accomplissement du seul de ses vœux qui pût être exaucé.

Pour Jenny, elle était profondément abattue. À quinze ans, on ne renonce pas sans regret à un amour qui commence, à un bonheur qui se lève.

La nuit arriva, et les vents ne se calmaient point ; la mer grossissait toujours.

Au milieu des ténèbres, les flots brillaient d’une infinité de phosphores, et le bâtiment semblait voguer sur une mer de feu. Les vagues, en se brisant, faisaient jaillir des gerbes de lumière.

Melchior quitta la manœuvre au plus fort du danger. Ses compagnons crurent qu’une des lames qui franchissaient par instants le tillac avec furie l’avait emporté.

Il était passé dans la dunette. Les passagers, rassemblés dans le salon, ne pouvant se tenir debout, s’étaient couchés pêle-mêle sur le parquet, adossés au divan stationnaire qui environnait le pourtour, les uns tourmentés du mal de mer, les autres terrassés par la frayeur. Ils avaient épuisé toutes les formules de la plainte et de l’exclamation, et gardaient un triste et morne silence.

Le nabab, brisé par la fatigue au point de ne plus sentir la peur, était tombé dans une sorte d’imbécillité. Il s’assoupissait chaque fois que le roulis avait cessé d’imprimer au navire un de ces bonds terribles dont chacun semblait devoir être le dernier. Jenny, agenouillée près de lui, pâle et toute couverte de ses longs cheveux épars, invoquait la Vierge. Jamais elle ne s’était montrée si belle aux yeux de Melchior.

Il posa sa main froide sur le bras de la jeune fille ; elle tressaillit, et, s’attachant à lui avec force :

— Vous venez mourir avec nous ? lui dit-elle.

Melchior ne répondit rien et l’attira vers lui.

Jenny se laissa machinalement entraîner dans une des cabines dont les portes donnaient sur le salon. C’était la chambre de Melchior, et il referma la porte.

— Pourquoi m’amenez-vous ici ? dit Jenny en s’éveillant comme d’un rêve. Ma place est auprès de mon père ; allons lui demander sa bénédiction, Melchior, et qu’il meure entre nous deux.

— Tout à l’heure, Jenny, répondit Melchior d’une voix calme. Avant que ce noble bâtiment soit brisé tout entier, il se passera encore une heure. Une heure ! entendez-vous, Jenny ? c’est tout ce qui nous reste.

— Mais je ne dois pas rester ici, dit Jenny, dont l’effroi changeait de nature ; que pensera-t-on ?…

— Personne n’est en état de s’occuper de vous en ce moment, Jenny, pas même votre père. Moi seul je me rappelle que j’ai ici deux vies à perdre. Écoutez-moi, Jenny. Si nous étions à cette heure libres tous deux, devant un prêtre, me donneriez-vous votre main ?

— Ma main, mon cœur, tout ! répondit-elle.

— Eh bien ! il n’y a point ici de prêtre, mais nous sommes devant Dieu. Il m’est témoin que je vous aime de toutes les forces d’une âme humaine. N’est-ce point là un serment solennel et sacré ?

— Il me suffit pour mourir heureuse, dit Jenny en jetant ses bras au cou du marin.

— Eh bien ! lui dit-il avec un transport qui ressemblait à de la rage, sois donc à moi sur la terre ; car qui sait si comme toi j’ai mérité le ciel ? Tu ne voudrais pas te séparer à jamais de moi sans être ma femme, Jenny ! Quand la Providence me refuse un jour de vie, tu ne voudrais pas te faire sa complice ? Viens ! dans cet instant suprême, tu es plus que le Dieu qui me frappe ; tu lui disputes sa proie, tu annules l’effet de sa colère. Viens et ne crains pas la mort, car je ne regretterai pas la vie.

Il était à ses genoux, il couvrait son sein de larmes brûlantes.

— Oh ! Melchior, dit Jenny éperdue, écoutez le craquement du navire : n’irritons pas le ciel dans ce moment.

— Le ciel ! c’est toi, dit Melchior ; est-ce qu’il y a un autre Dieu que toi, ma Jenny ? Ne me repousse donc plus, si tu ne veux que la mort me soit horrible…

« Oh ! hâtons-nous ! entends-tu cette vague qui vient de tomber au-dessus de nos têtes ? Et cette autre ? c’est comme le bruit du canon. Ô délices célestes ! Jenny, ma Jenny, il ne te reste qu’un instant pour me prouver que tu m’aimes, et tu ne peux me refuser !…