Melænis : conte romain
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 121-176).


CHANT QUATRIÈME


Commodus, à tout prendre, était, sur ma parole,
Un charmant empereur, n’en déplaise à Dion.
Moi, je l’aurais aimé jusqu’à la passion !
Jamais, comme Tibère, il ne joua son rôle !
Il était franc d’allure, et portait à l’épaule,
Non la peau d’un renard, mais celle d’un lion !


Il avait ses défauts ; qui n’en a, dans son âme ?
Il massacrait les gens, mais il tenait sa lame
De la main gauche, et c’est très fort, en vérité !
Il volait, mais cet or au peuple était jeté ;
Il buvait, mais un jour il fit pendre sa femme :
Commodus l’empereur avait son bon côté !

Ce que j’aime, avant tout, c’est la force d’Alcide,
La vie aux mille bonds, le sang tumultueux ;
Les Titus, les Trajan, dans leur calme splendide,
Sont beaux, mais sans relief, probes, mais ennuyeux !
Comme l’Athénien qui chassait Aristide,
Moi, je suis fatigué des héros vertueux !

Les monstres les plus noirs sauvent la tragédie,
Tous les drames bien nés brandissent un couteau ;
J’adore, pour l’effet, Rome qu’on incendie,

Et l’esclave qui brûle, ainsi qu’un grand flambeau ;
Chaque siècle, ô Néron, maudira ton génie,
Mais tu laissas du moins de quoi faire un tableau !

Commodus habitait une maison immense
Sur le mont Cœlius, auprès des escrimeurs ;
Il en avait chez lui le costume et les mœurs ;
Hercule ou Sécutor, selon la circonstance,
Il dédaignait le trône, et son cœur en balance
Flottait entre les dieux et les gladiateurs.

C’est là que vint Paulus. Pour prix de sa victoire
Il vécut au palais, tout couronné de gloire,
Seul, avec Cléander, se partageant César ;
Comme il était habile à jouer du poignard,
On le nomma préfet aux gardes du prétoire,
Devant être fermier de la ville plus tard.


Mais Paulus n’était pas de ces âmes trempées
Dans les ondes du Styx, âmes enveloppées
D’un bouclier d’airain ; toutes les passions
Avaient prise sur lui, de la tête aux talons ;
Et, dans son cœur mobile, ainsi que des épées,
Se heurtaient les amours et les ambitions !

J’en connais qui, montés à ce faîte suprême,
N’auraient plus, dans l’esprit, de place pour aimer ;
Mais Paulus, malgré tout, se laissait consumer,
Tant qu’il dit l’aventure à l’empereur lui-même.
Ô dieux ! que si jamais je viens à m’enflammer,
J’aie un entremetteur coiffé du diadème !

Les choses traînent moins ; c’est le lien fameux
Qu’Alexandre dénoue au tranchant de sa lame.
« Hélas ! pensait Paulus, le père est furieux !

» — Dès demain, dit Commode, elle sera ta femme ;
» Je vais tuer un ours ou quelque hippopotame,
» Pour marquer dignement cet hymen glorieux ! »

Comme en un grand danger de la chose publique,
Marcius au palais fut mandé sans retard ;
Paulus, tout palpitant, se tenait à l’écart,
Les pâles sénateurs, sous leur longue tunique,
Le sourire à la lèvre, encombraient le portique
Et du maître superbe épiaient le regard.

Là, c’était Quintius qu’ennoblit la charrue,
Et, plus loin, Lamia pour son luxe cité ;
Le gros Pomponius qui montre avec fierté,
Sur sa médaille d’or, une tête barbue ;
Sulpice, dont le nom se cache dans la nue,
Et qui de Jupiter descend par un côté !


Après eux, Severus, héritier de l’empire,
Lœtus Emilius qui flatte et qui conspire,
Cléander que demain, dans la boue et l’affront,
Les portefaix jaloux au Tibre traîneront ;
Jusqu’au sage Dion qui mord, pour ne pas rire,
Les feuilles de laurier qu’il arrache à son front !

Commode cependant, le long des galeries
Marchait à pas comptés, laissant les flatteries
Monter autour de lui comme un encens divin.
Un moineau familier sautillait sur sa main ;
Et sa tunique verte, aux riches broderies,
frôlait les grands pavés, quand l’édile soudain

Apparut sur le seuil ; sa taille ramassée
Dans ses contorsions était plaisante à voir ;
Marcius, d’un romain connaissait le devoir :

Saluant, souriant, et la tête baissée,
Il rampa vers César, tandis que sa pensée
S’en allait, tour à tour, de la crainte à l’espoir !

« Un mot ! fit Commodus en quittant son escorte,
» Qu’as-tu sur ton cachet que l’on dit fort ancien ?
» Un port ? Un aqueduc ? car ce point-là m’importe.
» — César, j’ai l’aqueduc et j’ai le port ! — Très bien !
» Est-ce Ancus ou Numa que ta médaille porte ?
» — C’est Ancus et Numa ! dit le patricien.

» — Certes, les Marcius sont de race qui brille,
» Je le savais déjà, dit l’empereur joyeux,
» Et j’ai cherché moi-même un mari pour ta fille,
» Qui fût digne de toi comme de tes aïeux !
» — Un mari pour ma fille ! — Eh ! sans doute ! — Grands dieux !
» Quel astre bienveillant plane sur ma famille ?


» — Vieillard, reprit Commode, accepte cet honneur,
» Et cherche en ton esprit quel gendre on te destine.
» — Un chevalier ? — Non pas. — Un consul, j’imagine ?
» — Avance ! — Un sénateur à l’antique origine ?
» — Monte encor, Marcius. — C’est donc… un empereur ?
» — Plus haut ! — Un dieu ? — Plus haut ! c’est un gladiateur ! »

La foudre au triple dard eût tombé sur notre homme,
Qu’il eût été moins pâle et moins épouvanté :
« C’est Paulus, » ajouta Commode avec gaieté ;
« Jamais ! » hurla le père en se débattant comme
Un taureau furieux que le grand prêtre assomme.
« Jamais ! jamais !… » Ce cri, par l’écho répété,

Fit tressaillir d’effroi les esclaves fidèles ;
Commode souriait ; sur sa main le moineau
Montait de doigts en doigts en agitant ses ailes…

Soudain il arracha son glaive du fourreau,
Et puis, l’écume aux dents, le feu dans les prunelles,
Il abattit d’un coup la tête de l’oiseau.

« À quand, ô Marcius, la fête nuptiale ? »
Demanda gravement l’Ésope au sceptre d’or.
« Dès demain, si tu veux… » dit l’autre avec effort,
Car de cet apologue il comprit la morale,
Et ses yeux agrandis, au pavé de la salle,
Suivaient l’oiseau sans tête, et qui tremblait encor !

Paulus avait du goût, il se tint en arrière ;
Mais à peine l’édile avait quitté les lieux,
Qu’il courut à César, la tête la première,
Et couvrit ses genoux de baisers furieux ;
Son sein était plus large et sa tête plus fière ;
Le bonheur, en rayons, éclatait dans ses yeux !


Les grandes passions sont comme l’incendie,
Enthousiasme, amour, colère, volupté,
Elles vont s’étendant et gagnent à côté.
Des plus vieux sénateurs la poitrine engourdie
Tressaillait sous la toge, et semblait réjouie
Devant tant de jeunesse et de sincérité !

Oh ! sentir qu’on est fort ! connaître sa puissance !
Et, comme Jupiter, s’élancer dans les flots,
Superbe et mugissant, avec sa nymphe au dos !
Être jeune et farouche, et, gonflé d’espérance,
Manquer d’espace et d’air dans la nature immense,
C’est l’amour ! c’est l’amour ! Lorsque les matelots,

Aux premiers jours de mai, tirent dans l’onde amère
La carène au flanc sec, ils dédaignent la terre,
Et sur la rame humide allongeant leurs bras nus,

S’exilent, en chantant, vers des cieux inconnus :
Ainsi font les amants, sans regards en arrière,
Ils s’échappent du monde en appelant Vénus !

Au sortir du palais, notre homme avait dans l’âme,
Comme après le falerne, un vertige divin ;
Ô conquête ! ô bonheur ! de songer que demain
Il aurait ses yeux noirs, son sein, sa lèvre en flamme !
Parfois, croyant rêver, il s’arrêtait soudain,
Et puis, comme un nageur qui divise la lame,

Il séparait la foule et glissait à travers.
Le peuple, ce jour-là, descendait de Bovilles,
Et d’Anna Perenna chantait la gloire en vers ;
Sous l’âge et sous le vin, des vieillards en guenilles
Chancelaient tout courbés aux bras des jeunes filles
Dont le front souriait sous les feuillages verts.


Ce tumulte, ces cris, cette plèbe en délire
Le firent, tout d’abord, se moquer et sourire,
En comparant sa joie à celle qui passait ;
Et comme eux cependant l’ivresse le poussait,
Car il était heureux, car il voulait le dire
À la brise, au soleil ; le cœur est ainsi fait.

Le bonheur, loin de nous, se dégage et s’envole
Comme un parfum léger hors du vase d’airain ;
Et l’homme, dans sa fête, imprudent et frivole,
Par son chant de triomphe éveille le destin !
— Quelqu’un, comme il marchait, le toucha sur l’épaule,
Quelqu’un l’arrêta court en lui prenant la main.

En face de Paulus, silencieuse et pâle,
Une femme attendait ; ses yeux noirs et profonds
Sur ses traits sans couleurs luisaient par intervalle,

Comme un soleil d’hiver sur la neige des monts.
« C’est moi, dit Melænis, et je sais ma rivale !… »
Paulus l’examina de toutes les façons.

« Je ne te connais pas, dit-il ; qui me réclame ?
» Que me demandes-tu ?… » Cet amour d’une nuit,
Sans aller jusqu’au cœur, avait glissé sur lui !
Car l’homme est oublieux ; le baiser d’une femme,
Hélas ! plus promptement s’efface de notre âme
Que nos pas au désert, sur le sable qui fuit !

Quand l’enfant jusqu’au soir, dans la forêt profonde,
A fait voler sa flèche et tournoyer sa fronde,
Le carquois sur l’épaule, il revient tout joyeux,
Il ne sait pas qu’aux bois la biche vagabonde,
Rougissant alentour les buissons épineux,
Meurt, la sagette aux flancs et des pleurs dans les yeux !


« Ce que je veux, dit-elle, écoute : c’est la vie
» Que j’avais autrefois au fond de la cité,
» Tout ce que j’ai perdu, tout ce qu’un soir d’été
» Tu m’as pris en jouant. Ô démence et folie !
» J’ai versé tant de pleurs dans mes nuits d’insomnie
» Qu’il ne me connaît plus et qu’il passe à côté !… »

Les sanglots étouffés soulevaient sa ceinture ;
« Melænis ! » dit Paulus en étendant la main.
Elle reprit : « Je suis la courtisane impure !
» La foule aux mille pieds, comme sur un chemin,
» A marché sur mon cœur ; mais, malgré sa souillure,
» J’en garde assez encor pour en mourir demain !

» Donc, j’ai pleuré longtemps, dans mon oubli perdue,
» Depuis que loin de moi ton amour s’envola ;
» Les hommes, ô Paulus, ne savent pas cela…

» Une fois, tu passais, je te vis dans la rue,
» Tu me parus plus grand !… une force inconnue
» M’étreignit à la gorge, et tout mon corps trembla !…

» De ce jour, j’attachai mes pas aux tiens, sans cesse
» Tournant autour de toi, comme autour des flambeaux
» Le phalène inquiet, et je sentais l’ivresse
» De me brûler le cœur à tes regards si beaux ;
» Mais tu fuyais toujours, et toute ma tendresse
» Fut pareille à ces fleurs que l’on jette aux tombeaux !

» Enfin ; laisse-moi donc continuer, la peine
» Se dissipe en parlant ; enfin, j’appris son nom,
» Qu’elle était jeune et fière, et de noble maison ;
» Puis je la vis… et comme un lion qu’on déchaîne,
» Je sentis dans mon sein rugir toute ma haine,
» Car elle était charmante, et tu l’aimais, dit-on !…


» — Je l’aime ! dit Paulus, malheur à qui la touche ! »
Et dans ses doigts crispés il serrait son poignard ;
Melænis, sans trembler, le couvait du regard,
Tandis qu’un rire amer serpentait sur sa bouche.
« Le lit des morts, dit-elle, est moins froid que ma couche.
» Que veut ton fer, Paulus ? Il arrive trop tard !

» Écoute-moi plutôt, je n’ai plus de colère,
» Je suis douce à présent, et suppliante, voi,
» Tu ne le savais pas, car, par pitié pour moi,
» Tu m’aimerais un peu. Qu’ai-je encor sur la terre,
» Si tu me prends l’amour ?… Dans mon cœur solitaire,
» Le souvenir, c’est toi ! l’espérance, c’est toi !…

» Tu l’aimais, elle était belle, tu la regrettes,
» Et je comprends cela ; mais je sais bien comment
» Tu ne peux plus l’aimer ; étrange empressement

» Des hommes à railler les femmes inquiètes !
» À quoi bon ? je sais tout, oublions maintenant ;
» Viens, nous serons joyeux, au sortir de tes fêtes.

» Sur ton front ruisselant et couronné, ma main
» Essuiera la sueur ; tu m’aimeras peut-être !
» — Laisse-moi ! dit Paulus, j’obéis au destin
» Sans contrainte et sans peur, mon amour va paraître !
» — Mais l’édile est puissant ! — mais César est le maître !
» — Et sa fille oserait ? — Je l’épouse demain ! »

La danseuse, à ces mots, haletante, éperdue,
Se dressa comme un arc dont la corde est rompue :
« Je le défends, dit-elle, et, lui prenant le bras :
» Que me fait ton César ? je ne le connais pas !
» C’est une étrange erreur, si l’on me croit vaincue,
» Et si quelqu’un ici pense arrêter mes pas !…


» Je n’ai point sur mon front semé la perle fine,
» Ni comme elle, au milieu des esclaves tremblants,
» Dans les bains parfumés amolli mes bras blancs ;
» Mais un sang jeune et fort bruit dans ma poitrine,
» Et j’ai sucé le lait dont la louve latine,
» Sous le figuier antique abreuve ses enfants !

» Oh ! si tu l’épousais, ce serait chose affreuse !
» Tu saurais ce que vaut la femme furieuse,
» Et la torche d’hymen, la torche aux cheveux d’or,
» Pourrait prêter sa flamme à ton bûcher de mort !… »
— Elle est, pensa Paulus, plus folle qu’amoureuse ! —
Et, secouant la tête, il reprit son essor.

Melænis du regard le suivit en silence ;
Il disparut bientôt au fond de la cité,
Comme un songe rapide, au réveil emporté…

Et, pliant sous le poids de sa tristesse immense,
Elle écouta partir sa dernière espérance,
Avec le bruit des pas, dans son cœur répété !

Le ciel était tout bleu, comme une mer tranquille,
De lourds rayons tombaient sur les pavés brûlants,
Ou se brisaient aux murs de marbre étincelants,
Et de ses ailes d’or frappant l’air immobile,
L’essaim des moucherons harcelait, par la ville,
Les portefaix couchés sous les portiques blancs.

Triste, elle gravissait le chemin des Carènes,
Devant elle, au hasard, laissant marcher ses pas ;
Et son cœur agité par d’étranges combats
Se gonflait tour à tour de douleurs et de haines !…
Ses pensers s’échappaient en phrases incertaines
Qui tremblaient sur sa lèvre et qu’on n’entendait pas !


La sueur à son front collait sa chevelure,
Ses yeux roulaient perdus dans l’orbite agrandi,
Et les enivrements du soleil de midi
Lui battaient à l’oreille avec un bruit d’armure ;
Ainsi confusément gronde la nue obscure,
Avant que dans les cieux la foudre ait retenti !

Tout à coup, vis-à-vis de la Borne qui sue
Et vomit l’onde à flots, par six bouches d’airain,
Melænis s’arrêta, la tête dans sa main :
« Les dés en sont jetés !… il faut que je le tue ! »
Dit-elle, et promenant ses regards dans la rue,
Elle aperçut un bouge où l’on vendait du vin.

C’était une taverne à l’étroite ouverture,
Dont la porte donnait sur un long corridor ;
La chanson des buveurs, comme un lointain accord,

S’échappait par lambeaux de l’antre qui murmure,
Et, près du seuil antique, on voyait en peinture,
Un grand ours au poil brun, coiffé d’un casque d’or.

Melænis aussitôt, rapide, palpitante,
Se plongea sous la voûte, ainsi qu’en un tombeau,
Et le vieux cabaret à la dalle glissante
Devant la jeune fille ouvrant son noir caveau,
Parut la prendre au vol par sa porte béante,
Comme un serpent qui bâille engloutit un oiseau.

La danseuse tira le loquet de la salle,
Et debout près du seuil, sur les groupes épars,
Pour y trouver son homme, arrêta ses regards.
Parmi les bancs boiteux à la taille inégale,
Des jeunes gens frisés passaient par intervalle,
Versant le vin nouveau ; les cris de toutes parts


Se croisaient, se heurtaient, sous la voûte fumeuse.
Des soldats, dans le fond, sur la table accoudés,
Pour le coup de Vénus faisaient rouler les dés ;
D’autres chantaient César ; puis une voix vineuse,
Dominant par éclats cette rumeur joyeuse,
Mêlait aux bruits confus ses hoquets saccadés.

C’était un muletier qui venait de Capoue :
Large, épais, rutilant, et les yeux effrontés ;
Le vin qu’il avait bu lui colorait la joue,
Un tas de pots à sec roulaient à ses côtés :
« À manger, criait-il, la piquette m’enroue !
» J’ai l’océan au ventre et ses dieux irrités !… »

L’hôte du lieu parut, la toge retroussée,
Et vers l’homme aux mulets il dirigea ses pas ;
Riant dans la fumée, il portait sur deux plats

Un hachis de raisins et de viande pressée,
Plus un morceau de porc, une andouille épicée,
Et des pois gris nageant parmi des cervelas.

L’ivrogne, à cet aspect, se pâma de tendresse :
« Évohé ! cria-t-il, salut à Jupiter ! »
Puis il se mit à l’œuvre avec des dents de fer ;
Il prenait, il mangeait, il reprenait sans cesse,
Jetant tout ce repas par-dessus son ivresse,
Comme ces grands palais qu’on bâtit dans la mer !

La pâle courtisane, immobile à sa place,
Contemplait gravement cette scène vorace :
« Il est perdu, dit-elle, et ne comprendrait pas ! »
Puis vers un jeune esclave elle fit quelques pas ;
C’était un beau garçon, sans barbe et plein de grâce :
« Que m’importe ! dit-elle, il faudrait un bon bras ! »


Elle allait furetant par la taverne humide
Et cherchant sous la toge, avec ses yeux brillants,
Un sein large et velu, des muscles bien saillants ;
Telle, au temps des amours, la cavale numide,
Flairant l’amant sauvage, à la croupe splendide,
Frissonne et sonde au loin les feuillages bruyants !

Elle atteignit enfin le groupe militaire,
Hommes au cœur solide, à la tournure fière,
Et brûlés au soleil de toute nation ;
Elle en vit un surtout, un gros légionnaire,
Dont la voix, en parlant, sonnait comme un clairon ;
Il avait pour coiffure un grand casque, et pour nom

Pantabolus. Debout, superbe, dans sa gloire,
Aux soldats ébahis il contait son histoire
Et haranguait la foule une coupe à la main ;

Son long glaive battait sur sa cuisse ; le vin
De rubis éclatants semait sa barbe noire…
« C’est lui ! » dit Melænis, en s’arrêtant soudain.

Au bruit que fit sa robe en frôlant la muraille,
Pantabolus tourna la tête, et curieux,
L’œil béant, suspendit ses récits de bataille ;
Car notre homme abondait en exploits merveilleux,
Et (mieux que dans Plautus) il eût été de taille
À couper du revers, un éléphant en deux.

« Par la cuisse d’Hercule ! elle est charmante et belle ! »
Cria Pantabolus, en s’abattant sur elle ;
Puis caressant sa barbe et roulant ses regards :
« Vénus est toujours là, quand on parle de Mars !
» Elle aime les grands coups et le sang qui ruisselle,
» Les boucliers luisants, les casques et les chars !… »


Tout en parlant ainsi, sa main large et rugueuse
Sur sa vaste poitrine étreignait la danseuse :
« À moi ! » dit-il ; « À nous ! » hurlèrent les soldats ;
Et les yeux éclataient avides, et les bras
S’étendaient, comme on voit, hors de la roche creuse,
S’allonger les vautours à l’odeur des combats !

Ils quittèrent les bancs, furieux, pêle-mêle,
Et vers Pantabolus la cohue à longs flots
Se roula, culbutant les tables et les pots ;
Lui, saisit au hasard le pied d’une escabelle,
Et devant Melænis, comme une sentinelle,
Se posa largement ; on eût dit que son dos,

Mieux que celui d’Atlas, pouvait porter le monde.
« Au large ! » cria-t-il, et ses yeux pleins de sang
Brillaient sous ses cils noirs, comme un feu rougissant

Sous les branches. Lancée avec un bruit de fronde,
L’escabelle en ses mains tournoyait à la ronde,
Et le cercle indécis allait s’élargissant.

Cette attitude fière et prête à la bataille
Suspendit brusquement l’attaque des soldats,
ils se parlaient entre eux et murmuraient tout bas.
Soudain, Pantabolus, dressant toute sa taille,
S’éloigna, dédaigneux, de cette valetaille,
Et quand il fut s’asseoir, on ne le suivit pas !

Melænis le suivit : une joie inconnue
Éclatait sur son front par la douleur pâli,
Sa bouche demi-close où se creusait un pli
Riait étrangement ; sur son épaule nue
Roulait sa chevelure en boucles répandue,
Comme un flot écumeux sur un rocher poli.


« Bien ! dit-elle, voilà ce que je veux, l’audace ! »
Et lui serrant la main : « J’aime les hommes forts !
» Ton sein large est taillé pour porter la cuirasse,
» Ton bras se gonfle bien quand il tend ses ressorts… »
Et sa voix, en parlant, modulée avec grâce,
Comme des doigts lascifs lui parcourait le corps !

Il ouvrit de grands yeux, haletant et stupide ;
« Bois ! » dit-elle ; et prenant la patère à sa main,
Aux lèvres du soldat elle tendit le vin ;
Puis s’échappant d’un bond, quand la coupe fut vide,
Elle imita pour lui la cordace rapide,
Avec le geste libre et le chant fescennin.

C’était un air étrusque aux paroles hardies,
Un refrain de taverne aimé des carrefours ;
Sa voix brève heurtait les vieilles mélodies,

Ses pieds tombaient d’aplomb et cadencés toujours,
Tandis que ses deux mains sur sa tête arrondies,
De ses bras onduleux dessinaient les contours.

Soudain, elle saisit, entre ses doigts fébriles,
Un sistre tout poudreux qui s’accrochait au mur ;
Sa main blanche courait sur les cordes mobiles,
Et l’instrument antique au son vibrant et dur,
Étincelait parfois en notes juvéniles,
Comme un bois pétillant qui brûle à l’âtre obscur.

Musique, bruit des pas, colliers, toge légère,
Cela tourbillonnait, ailé, joyeux, vermeil ;
Un gai rayon, glissant comme l’aube au réveil,
D’une barre d’azur coupait la salle entière,
Et Melænis, baignée aux flots de la lumière,
Semblait, la lyre en main, danser dans le soleil !


« Viens ! dit Pantabolus. — Non, » répondit la belle,
Et sa pose enivrante était plus molle encor.
Le soldat n’y tint plus, d’un bond il fut près d’elle,
À sa taille glissante attacha son bras fort ;
« Oh ! Je t’aime ! dit-il, que sert d’être rebelle ?… »
Et sa main vers le banc l’entraîna sans effort ;

Elle s’assit sur lui ; son beau col qui se penche,
Tremblait, comme un roseau que le vent fait plier ;
Sa gorge s’écrasait sur l’armure d’acier,
Et les flots gracieux de sa tunique blanche
Inondant le soldat, ainsi qu’une avalanche,
Frôlaient la guêtre noire et le rude soulier.

« Si j’étais homme aussi, j’aimerais les batailles,
» Dit-elle, et sur mon front les panaches mouvants,
» La marche en plein soleil, l’assaut sur les murailles,

» La tente qu’on déploie et qui frissonne aux vents !… »
Le soldat la couvait sous ses yeux éclatants ;
Les mots qu’il entendait le prenaient aux entrailles.

« Tu dis vrai ! cria-t-il en agitant ses mains,
» Du temps de Cassius, j’ai vu de grandes guerres,
» Les Scythes vagabonds aux flèches meurtrières,
» Les Gélons demi-nus, les Sarmates lointains…
» C’était plaisir alors ! des légions entières
» Franchissaient le Danube, au pays des Germains ! »

Et tandis que sa voix s’en allait large et pleine,
Melænis le brûlait du feu de son haleine ;
Puis se dressant, ainsi qu’un enfant curieux,
Dans le casque de cuivre elle mirait ses yeux,
Ou tirait à demi le glaive de sa gaîne,
Pour y passer ses doigts, avec un cri joyeux !


Il se fit tout à coup, un bruit épouvantable :
C’était le muletier qui roulait sous la table,
Et jurait congrûment par tous les noms connus,
Depuis Saturne ancien jusqu’au dieu Crépitus !
On le voyait ramper d’une façon louable
Parmi les pots cassés et les plats répandus.

Il se leva pourtant et se mit en posture ;
Ses pieds, dans le chemin, heurtaient les escabeaux.
Il étendait ses bras ainsi que des rameaux,
Et, balançant la tête avec un sourd murmure,
S’appuyait aux lambris, comme une vigne mûre
Qui se soutient à peine et s’accroche aux ormeaux !

La taverne alentour se vidait ; la nuit sombre
Arrivait par degrés. « Tiens ! dit Pantabolus,
» Je ne sais pas ton nom, mais je ne vivrai plus

» Sans ta danse, et ton rire, et tes chansons sans nombre.
» Parle ! Un seul mot d’amour, embrassons-nous dans l’ombre…
» — Non, dit-elle, en baissant des yeux irrésolus.

» — Tu me détestes donc ? — Non, reprit-elle ; pose
» Ta main, là, sur mon cœur, il en sait quelque chose ! »
Le bon Pantabolus crut trouver le défaut,
Mit l’escarcelle au vent, et la fit sonner haut ;
« Jamais ! » dit Melænis, puis après une pause :
« Soldat, garde ton or, c’est du fer qu’il me faut !

» Tu m’aimes, n’est-ce pas ? eh bien ! il est au monde
» Un homme que je hais, d’une haine profonde,
» Celui-là voit le jour !… — Comment l’appelle-t-on ?
» — Celui-là n’eut pour moi ni pitié ni pardon,
» Celui-là !… je l’aimais !… que le ciel me confonde !…
» Je crois l’aimer encor ! — Son nom ! son nom ! son nom !


» — Cet homme, écoute bien, de mon amour se joue,
» Il en fait un haillon qu’il traîne dans la boue !
» Quand j’ai prié, quand j’ai pleuré, quand j’ai rampé,
» Il a ri ! Par une autre il était occupé !
» Il me le faut, demain, mort ; veux-tu ? Je l’avoue,
» Je t’aime ! Prends ta lame, et qu’il soit bien frappé !

» — Son nom ! dit le soldat. — C’est Paulus qu’on l’appelle.
» — Eh bien ! Mort à Paulus ! — Écoute, reprit-elle,
» C’est Paulus, le préfet du prétoire, celui
» Que l’empereur adore et qui règne après lui.
» — Mais… dit Pantabolus. — Mais ton âme chancelle !
» Je vois bien que sur toi je me trompe aujourd’hui ! »

Elle voulut partir ; comme dans une chaîne,
Pantabolus tremblant la retint dans ses bras.
« Laisse-moi ! lui dit-elle, il me faut son trépas !

» Crois-tu que j’aie un cœur si large ?… cette haine
» Doit en sortir d’abord, pour que l’amour y vienne !
» Tu sais tout : lui vivant, je ne te connais pas !…

» Mais si l’on te disait qu’en baisers de ma bouche
» Je payerai sa blessure et tous ses cris d’effroi !
» Mais si l’on te disait, pour que cela te touche,
» Que cet homme, après tout, est mon maître et mon roi !
» Qu’il veille, gardien sombre, au chevet de ma couche !
» Qu’il faut marcher sur lui pour arriver à moi !

» Que lui mort, nous pouvons nous aimer sans partage,
» Qu’il est de douces nuits, et des jours sans nuage !
» Qu’il serait dur vraiment qu’un autre nous gênât,
» Et que l’amour vaut bien qu’on ose l’attentat !
» — Va, fit Pantabolus, j’accepte le message !
» — Demain ? dit Melænis. — Demain ! » dit le soldat.


Elle tendit sa lèvre au gros légionnaire.
« Nous nous verrons ici, dit-elle, c’est juré ! »
Puis glissant de ses bras, elle bondit à terre ;
L’hôtelier, sur le seuil, paraissait affairé,
Il repassait le gain de la journée entière ;
Il avait le nez rouge et le front balafré.

Quand Melænis reprit le chemin de Suburre,
La lune, au fond du ciel, ébauchait sa figure,
Le soleil descendait, et ses derniers rayons
Jetaient un manteau rouge à l’épaule des monts.
Elle glissait rapide à l’œil, à l’aventure,
Comme pour fuir son cœur. Au faîte des maisons,

Le vent du soir tordait la fumée en spirale,
Et, fixant sur le seuil la barre transversale,
L’échoppe des marchands se fermait à grand bruit ;

Quelques rares flambeaux brillaient par intervalle,
Tandis qu’on entendait, sur la brise qui fuit,
Cet adieu qu’en partant le jour jette à la nuit !…

Comme elle s’engageait dans une voie obscure
Qui serpente et se tord au pied de l’Esquilin,
Une réflexion vint la frapper soudain :
« Si le soldat tremblait, dit-elle, qui m’assure
» Que le fer jusqu’au fond fouillera la blessure,
» Et que Paulus, au cœur, sera percé demain ?… »

Mais elle tressaillit d’une joie inconnue,
Et ses yeux, qui sondaient les maisons de la rue,
Lancèrent tout à coup un regard triomphant ;
Un jeune esclave noir passait en ce moment,
Avec un vase plein sur son épaule nue :
« Staphyla ! cria-t-elle. — En face ! » dit l’enfant.


Staphyla ! Staphyla ! la vieille campanienne,
Qui va hochant la tête et murmure tout bas
Des mots mystérieux que l’on ne comprend pas !…
Melænis y courut, puis, respirant à peine,
Elle frappa trois coups à la porte de chêne,
Et dans la grande salle on entendit des pas.

La sorcière allongea, par un étroit passage,
Son front, qu’avait rayé l’ongle du désespoir,
Sa peau mate tranchait sur son costume noir ;
Ses cheveux longs encor, mais blanchis avant l’âge,
Tombaient plus en désordre autour de son visage
Qu’en cette nuit fameuse, où Paulus vint la voir.

« Qui frappe ? — Ouvre sans peur, dit la danseuse pâle,
» C’est l’amour outragé !… c’est la vengeance aussi !…
» — Qu’ils entrent, fit la vieille, on les connaît ici ! »

Et, dans l’ombre, grinça la porte de la salle,
Et leurs pieds, tour à tour, frappant la froide dalle,
Éveillaient maint écho sous le dôme noirci.

Pour peu que mon lecteur ait la mémoire agile,
Il reverra, d’un trait, la maison de Staphyle,
Tout ce monde effrayant qui se tord sur les murs,
Se suspend aux cloisons, bruit aux coins obscurs ;
Et la lampe de fer, dont le rayon mobile
Fait danser, aux lambris, mille groupes impurs !

Rien n’était donc changé ; seulement, la poussière,
Manteau que l’oubli donne aux choses de la terre,
Couvrait la table antique et le vase sculpté ;
Tandis que, se berçant au plafond solitaire,
L’araignée aux longs bras, partout avait jeté
Sur les squelettes nus, un linceul argenté !


Les lieux prennent leur part de la tristesse humaine,
Et nous laissons au mur l’ombre de notre cœur ;
On jugeait, en entrant, que la magicienne
Courbait son front plus bas, sous le poids du malheur ;
La pierre des pavés semblait suer la peine,
Et tout l’antre gémir d’une immense douleur !

Melænis s’arrêta : « Toi, qui sais tout sur terre
» Et dont l’art souverain marche au niveau des dieux,
» Je l’aimais !… j’étais folle ! il a ri de mes feux !…
» Venge-moi !… » Puis, soudain, pour aider sa prière,
Elle jeta de l’or, luisant dans la poussière ;
La vieille, à cet aspect, crispa ses doigts nerveux ;

Un feu rapide et clair jaillit de sa prunelle :
« Ces philtres, ces onguents, tout est pour toi, dit-elle,
» Parle ! » Et sa main glacée entraînait Melænis ;

» Veux-tu voir, en un jour, ses jeunes ans ternis ?
» Son front chauve, creusé d’une ride éternelle ?
» Et tout son corps tremblant sur ses pieds engourdis ?…

» J’ai le cumin sauvage et l’herbe de Colchide
» Qui font pâlir la face et s’éteindre les yeux.
» Du serpent Sepédon j’ai le venin fameux :
» Quatre gouttes au plus de ce poison fluide
» Changent l’adolescent en un vieillard livide,
» Qui va, le dos courbé, sans barbe et sans cheveux.

» S’il traverse les flots, si son coursier l’entraîne,
» S’il tend, près du foyer, sa coupe à l’échanson,
» Ma fille ! avec trois mots j’arrêterai sans peine
» Son vaisseau sur la mer, son cheval dans la plaine,
» Ou d’un cercle fatal, fermant son horizon,
» J’enchaînerai ses pieds au seuil de sa maison ! »


» — Non ! cria Melænis, ce n’est point mon affaire !
» Avant d’avoir sa mort il me faut son amour !
» — Alors, je puis t’offrir, répliqua la sorcière,
» Dans une peau de grue, un poumon de vautour,
» Ou ce pourpier charnu, cueilli dans l’onde amère,
» Qu’on mêle à l’orge blond et qu’on dessèche au four. »

Puis la vieille, joignant les gestes aux paroles,
De sa torche rougeâtre éclairait les fioles,
Les coupes, les bassins suspendus aux lambris :
« Voici le sang caillé d’une chauve-souris,
» Voici des dents d’aspic avec leurs alvéoles
» (Mais ces charmes ne vont qu’aux femmes) ; tout compris.

» C’est un philtre d’amour ! » demanda la sibylle.
La danseuse reprit : « Qu’il soit aussi de mort !
Et jetant sur la table une autre pièce d’or :

» Je veux qu’il m’aime et puis qu’il meure ! — C’est facile,
» Il faut, dit Staphyla, quelque recette habile,
» Qui le pousse à la tombe en le brûlant d’abord !

» Mais tu dois, avant tout, te guérir de ta peine ;
» Je vais mêler, pour toi, dans une coupe pleine,
» La cendre de vipère à l’huile de cyprès,
» Puis la chèvre brûlée au feu d’un mort, après…
» — Non, reprit l’autre. — Après, » dit la magicienne
Qui, pour toute infortune, avait des philtres prêts,

« Tu prendras la clupée, une pierre assez belle,
» Que cherchent les pêcheurs à la lune nouvelle,
» Et qu’on trouve en fendant la tête d’un poisson ;
» Puis tu regarderas avec attention
» L’oiseau Charadrius, dont la puissance est telle,
» Qu’on guérit, à le voir, de toute passion !…


» — Je ne veux pas guérir ! cria la jeune fille ;
» Commençons !… l’heure échappe !… et le temps est compté !… »
La sorcière fait trêve à sa loquacité
Et plante, sur le banc, la torche qui pétille :
« Quel est son nom d’abord, son âge et sa famille ?…
» — Son nom ?… dit Melænis, je l’ai trop répété !

» Son âge ?… il va mourir !… sa famille ? qu’importe !…
» Qu’il soit esclave ou roi, ma haine est assez forte
» Pour briser, en tombant, sa couronne ou ses fers !
» — Alors, dit la sibylle, agissons d’autre sorte :
» Évoque-le toi-même, et, fût-il aux enfers,
» Il viendra !… sur cette eau reste les yeux ouverts !

» Penche-toi, sans parler, regarde au fond !… » Staphyle,
Tout en disant ces mots, dans un coin ténébreux
Prit un baquet étrange, au ventre spacieux,

Et, gémissant de peine, avec sa main débile,
Elle vida dedans une amphore d’argile
Dont le flot, sous la lampe, étincelait aux yeux !

Ensuite elle plongea dans la cuve profonde
Un miroir argenté, qui rayonna sous l’onde ;
Puis, courant par la salle, elle mit près du bord
Des flambeaux résineux, couverts de poudre encor,
Et l’on eût vu, tandis qu’ils brûlaient à la ronde,
Sur la nappe d’azur trembler des cercles d’or !…

Le reste de la chambre était perdu dans l’ombre,
Quelques tisons fumeux craquaient dans le foyer,
Et le glapissement du renard familier
Troublait seul, par instants, la solitude sombre…
La vieille marmottait des paroles sans nombre,
Et courbée à demi sur des lames d’acier,


Suivait, d’un doigt tremblant, mainte ligne bizarre,
Alphabet monstrueux d’un langage inconnu.
Près d’elle est Melænis — le baquet les sépare —
Elle jette sur l’eau son regard éperdu,
Dans l’immobilité de l’aigle ou de l’avare
Qui fixe le soleil ou contemple un écu !

Les deux têtes, que frappe une flamme incertaine,
Se détachent en plein, sur le fond rembruni ;
Face à face, à deux pas, le sort avait uni
Les deux extrémités de la misère humaine ;
Ce voyage à travers la douleur et la haine,
L’une le commençait, l’autre l’avait fini…

« Que vois-tu ? — Rien encore ! — Il viendra ! » dit Staphyle.
Le silence se fit solennel et profond ;
Et de nouveau la vieille, avec sa voix tranquille :

« Que vois-tu ?… — Je vois l’eau qui tourbillonne au fond…
» — Il viendra ! » Melænis se penchait immobile,
Et le doute à l’espoir se mêlait sur son front.

Mais soudain Staphyla vit pâlir son visage,
Un frisson secoua ses membres, et ses yeux
Brillèrent : « L’eau se trouble !… et c’est comme un nuage
» Qui tourne !… quelque chose a paru dans les feux !…
» Dieux !… c’est lui !… cria-t-elle en se dressant, l’image !…
» Là !… mais tout fuit… le philtre ! il le faut ! je le veux !…

» Sa lèvre dédaigneuse essayait un sourire…
» Je l’ai bien vu, ma mère, il me raillait encor !…
» Allons !… » Puis entraînant la vieille avec effort :
« Plus de grâce, à présent, c’est l’heure qu’il expire ! »
On eût dit à la voir, la bacchante en délire,
Quand sonne le tambour et la cymbale d’or.


La sorcière éteignit les torches. L’âtre antique
Resplendit tout à coup d’une flamme magique,
Que la vieille excita sous son souffle glacé.
Dans un vase d’airain, sur les tisons dressé,
Sang des morts, noirs venins, plante au suc exotique,
Tout bouillonne et frémit, pêle-mêle entassé ;

Et Staphyla, parfois, dans la marmite pleine,
Jette des ossements pris aux dents d’une chienne,
Des cailloux qu’en tombant, la foudre a calcinés,
Et de longs clous ravis aux croix des condamnés,
La nuit, lorsque le vent qui pleure dans la plaine,
Fait craquer du gibet, les grands bras décharnés ;

Puis rêveuse, elle écoute, ainsi que des augures,
Brûler en pétillant des feuilles de laurier,
Et dans la cendre éparse alentour du foyer

— Selon les bruits du feu, variant ses postures —
Elle trace des ronds et d’étranges figures,
Avec un bâton blanc, fait en bois d’olivier.

Melænis à côté, regardait la fumée
Sortir en longs filets du philtre bouillonnant ;
Quand soudain Staphyla, pâle et l’œil rayonnant,
Se leva d’un seul bond, la main d’un fouet armée,
Et tira de sa boîte, à deux crochets fermée,
La toupie au flanc creux, qui bruit en tournant :

« Va ! dit-elle, agitant les sifflantes lanières,
» Dans ton cercle sonore enferme son destin,
» Tourne, tourne toujours !… sur le mont Esquilin,
» La lune aux pieds d’argent, glisse dans les bruyères,
» Et les morts, inquiets sur leurs couches de pierres,
» Se dressent, écoutant ton murmure lointain !


» Qu’il tombe avant le jour ! que dans la nuit glacée,
» Il ait, pour tout linceul, comme un sombre inconnu,
» L’aile du vautour fauve et l’ombre du ciel nu !
» Tourne ! tourne !… » Et sa voix haletante, insensée,
Sa chevelure grise, à son front hérissée,
Ses yeux sanglants, ses doigts crispés, son bras tendu,

Tout passait, tout grinçait, ainsi qu’un rêve étrange,
Devant la courtisane immobile d’effroi…
« Tourne ! tourne plus fort !… C’est l’amour qui se venge !
» Le feu flambe au foyer ! l’air siffle autour de moi !
» À la lèvre du vase écume le mélange !
» Ô cieux, lancez la foudre ! ô terre, entr’ouvre-toi ! »

Mais sa voix s’éteignit, arrêtée au passage,
Une froide sueur sillonna son visage,
Et le fouet, à ses mains échappa brusquement ;

Elle se tint d’abord, droite et sans mouvement,
La lèvre en sang, l’œil fixe, et couvert d’un nuage,
Puis, sur les durs pavés s’affaissa lourdement.

« À l’aide ! à moi ! » cria la danseuse effarée.
L’écho seul répondit, et l’antre spacieux,
Ainsi qu’un grand tombeau, resta silencieux !
Alors, comme ferait une mère éplorée
À son enfant qui meurt, sur son sein gracieux
Elle appuya la tête, âpre et décolorée.

Elle la réchauffait sous son souffle tremblant,
Et de ses doigts légers, soulevait sa paupière :
« Pourquoi dormir toujours ?… Éveille-toi, ma mère !
» — Où suis-je ? dit Staphyle, oh ! j’ai le front brûlant,
» Les pieds glacés ! Enfant de la vieille sorcière,
» Adieu !… je vais mourir ! Fantômes au pas lent,


» Avec vous, sur les monts où le cyprès frissonne,
» Je glisserai demain sous le pâle croissant.
» Ô larves des tombeaux, préparez ma couronne !
» D’un agneau nouveau-né faites couler le sang !
» Terre, adieu ! j’ai vécu ! Durant les nuits d’automne,
» Je ne m’assoirai plus au foyer rougissant !

» Je n’écouterai plus le vent gémir dans l’ombre,
» Je n’irai plus cueillir seule, au fond des grands bois,
» L’herbe qui fait aimer. Adieu, retraite sombre
» Où sur les maux passés j’ai pleuré tant de fois !
» Ô nature ! nature aux mystères sans nombre,
» Je puis fermer mes yeux, ils ont surpris tes lois !

» Je sens un souffle ardent qui m’arrache à la terre !
» Je veux mêler mon âme à l’Océan vermeil !
» J’irai dans les rameaux du cèdre solitaire !

» Dans la brume des nuits, dans les feux du soleil !…
» Terre, adieu ! J’ai vécu ! » La voix de la sorcière
Vibrait étrangement, et son regard, pareil

Au flambeau qui s’éteint, envoyait plus de flamme ;
Quelque chose de grand planait sur cette femme.
Enfin, se roidissant par un dernier effort :
« Ma fille, approche-toi, voici venir la mort !
» Je confie à ta foi le secret de mon âme ;
» Sois discrète !… fit-elle en hésitant encor.

» — Pourquoi, dit Melænis, chasser toute espérance ?…
» J’appellerai, j’irai !… » mais la vieille : « Silence !
» La destinée est sourde, on ne l’arrête pas !
» Ce frisson de mon corps, c’est le froid du trépas.
» C’est l’éternelle nuit qui sur mes yeux s’avance !…
» — Parle ! » dit Melænis, en se penchant si bas


Que ses cheveux bouclés frôlaient la moribonde.
La sorcière reprit : « En quelque lieu du monde
» Qu’il se cache à tes yeux, fût-ce chez l’empereur,
» Tu chercheras demain Paulus gladiateur !…
(Melænis tressaillit d’une angoisse profonde.)
» Tu lui diras : ta mère est morte sur mon cœur !…

» — Toi, sa mère ! » cria la danseuse en démence ;
Le front de Staphyla prit un air soucieux.
« Tu connais donc Paulus ? — Je le connais. — Tant mieux !
» Pour qu’il ne rougît point d’apprendre sa naissance,
» Vingt ans, dis-lui cela, j’ai gardé le silence,
» J’ai refoulé mon cœur, j’ai fait taire mes yeux !

» Dis-lui que son regard, dis-lui que sa parole,
» Quand il venait me voir, poussé par quelque ennui,
» Me faisaient du bonheur pour tout un jour ! Dis-lui

» Que mes pleurs ont lavé ma jeunesse frivole,
» Et que ce dernier cri d’une âme qui s’envole
» N’eut pour témoins que toi, le silence et la nuit ! »

Sa voix s’affaiblissait, et son souffle débile
Râlait, comme le vent dans les feuillages morts !
De longs frémissements lui parcouraient le corps ;
Enfin, elle reprit : « S’il cherche par la ville
» Son père, écoute bien, c’est Marcius l’édile !… »
Melænis se dressa comme avec des ressorts.

« Son père !… Marcius !… grands dieux ! l’ai-je entendu ?… »
La sorcière à sa voix se levait par degrés.
« Oh ! fit-elle en ouvrant des yeux démesurés,
» Achève !… — Je ne puis ! — Parle ! — Je t’ai perdue !
» C’est ton fils que j’aimais !… — C’est mon fils que je tue !… »
Elle heurta son front entre ses poings serrés,


Puis elle retomba, la tête sur la dalle,
Avec un cri si fort qu’il fit trembler la salle !
Et l’on n’entendit plus que le soupir lointain
Du liquide écumant dans son vase d’airain,
Tandis que du foyer la lueur sépulcrale
Jetait sur le cadavre, un reflet incertain.