Maximes et Réflexions morales/Notice


Ménard et Desenne (p. v-xviii).


NOTICE

SUR LE CARACTÈRE ET LES ÉCRITS
DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD.


François, duc de la Rochefoucauld, auteur des Réflexions morales, naquit en 1613.

Son éducation fut négligée ; mais la nature suppléa à l’instruction.

Il avait, dit madame de Maintenon, une physionomie heureuse, l’air grand, beaucoup d’esprit, et peu de savoir.

Le moment où il entra dans le monde était un temps de crise pour les mœurs nationales : la puissance des grands, abaissée et contenue par l’administration despotique et vigoureuse du cardinal de Richelieu, cherchait encore à lutter contre l’autorité ; mais à l’esprit de faction on avait substitué l’esprit d’intrigue.

L’intrigue n’était pas alors ce qu’elle est aujourd’hui : elle tenait à des mœurs plus fortes, et s’exerçait sur des objets plus importans. On l’employait à se rendre nécessaire ou redoutable ; aujourd’hui elle se borne à flatter et à plaire. Elle donnait de l’activité à l’esprit, au courage, aux talens, aux vertus même ; elle n’exige aujourd’hui que de la souplesse et de la patience. Son but avait quelque chose de noble et d’imposant, c’était la domination et la puissance ; aujourd’hui, petite dans ses vues comme dans ses moyens, la vanité et la fortune en sont le mobile et le terme. Elle tendait à unir les hommes ; aujourd’hui elle les isole. Plus dangereuse alors, elle embarrassait l’administration et arrêtait les progrès d’un bon gouvernement ; aujourd’hui, favorable à l’autorité, elle ne fait que rapetisser les âmes et avilir les mœurs. Alors, comme aujourd’hui, les femmes en étaient les principaux instrumens ; mais l’amour, ou ce qu’on honorait de ce nom, avait une sorte d’éclat qui en impose encore, et s’ennoblissait un peu en se mêlant aux grands intérêts de l’ambition ; au lieu que la galanterie de nos jours, dégradée elle-même par les petits intérêts auxquels elle s’associe, dégrade et l’ambition et les ambitieux.

L’esprit de faction se ranima à la mort de Richelieu. La minorité de Louis XIV parut aux grands un moment favorable pour reprendre quelque influence sur les affaires publiques. M. de la Rochefoucauld fut entraîné par le mouvement général ; et des intérêts de galanterie concoururent à l’engager dans la guerre de la Fronde : guerre ridicule, parce qu’elle se faisait sans objet, sans plan, et sans chef, et qu’elle n’avait pour mobile que l’inquiétude de quelques hommes plus intrigans qu’ambitieux, fatigués seulement de l’inaction et de l’obéissance.

Il était alors l’amant de la duchesse de Longueville. On sait qu’ayant été blessé au combat de Saint-Antoine d’un coup de mousquet qui lui fit perdre quelque temps la vue, il s’appliqua ces deux vers connus de la tragédie d’Alcyonée de Duryer :


Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
J’ai fait la guerre aux rois ; je l’aurais faite aux dieux.


Lorsqu’il se brouilla ensuite avec madame de Longueville, il parodia ainsi ces vers :


Pour ce cœur inconstant, qu’enfin je connais mieux,
J’ai fait la guerre aux rois ; j’en ai perdu les yeux.


On voit par la vie du duc de la Rochefoucauld qu’il s’engageait aisément dans une intrigue, mais que bientôt il montrait pour en sortir autant d’impatience qu’il en avait mis à y entrer. C’est ce que lui reproche le cardinal de Retz, et ce qu’il attribue à une irrésolution naturelle qu’il ne sait comment expliquer.

Il est aisé, ce me semble, de trouver dans le caractère de M. de la Rochefoucauld une cause plus vraisemblable de cette conduite. Avec sa douceur naturelle, sa facilité de mœurs, son goût pour la galanterie, il lui était difficile de ne pas entrer dans quelque parti au milieu d’une cour où tout était parti, et où l’on ne pouvait rester neutre sans être au moins accusé de faiblesse. Mais, avec cette raison supérieure, cette probité sévère, cet esprit juste, conciliant, et observateur, que ses contemporains ont reconnus en lui, comment eût-il pu s’accommoder long-temps de ces intrigues où le bien public n’était tout au plus qu’un prétexte ; où chaque individu ne portait que ses passions et ses vues particulières, sans aucun but d’utilité générale ; où les affaires les plus graves se traitaient sans décence et sans principes ; où les plus grands intérêts étaient sans cesse sacrifiés aux plus petits motifs ; qui étaient enfin le scandale de la raison comme du gouvernement ?

L’esprit de parti tient à la nature des gouvernemens libres : il peut s’y concilier avec la vertu et le véritable patriotisme. Dans une monarchie, il ne peut être suscité que par un sentiment d’indépendance, ou par des vues d’ambition personnelle, également incompatibles avec un bon gouvernement ; il y corrompt le germe de toutes les vertus, quoiqu’il puisse y mettre en activité des qualités brillantes qui ressemblent à des vertus.

C’est ce que M. de la Rochefoucauld ne pouvait manquer de sentir. Ainsi, quoiqu’il eût été une partie de sa vie engagé dans des intrigues de parti, où sa facilité et ses liaisons semblaient l’entretenir malgré lui, on voit que son caractère le ramenait à la vie privée, où il se fixa enfin, et où il sut jouir des charmes de l’amitié et des plaisirs de l’esprit.

On connaît la tendre amitié qui l’unit jusqu’à la fin de sa vie à madame de la Fayette. Les Lettres de madame de Sévigné nous apprennent que sa maison était le rendez-vous de ce qu’il y avait de plus distingué à la cour et à la ville par le nom, l’esprit, les talens, et la politesse. C’est au milieu de cette société choisie qu’il composa ses Mémoires et ses Réflexions morales.

Ses Mémoires sont écrits avec une élégance noble et un grand air de sincérité ; mais les événemens qui en font le sujet ont beaucoup perdu de l’intérêt qu’ils avaient alors. On ne peut trop s’étonner que Bayle[1] ait donné la préférence à ces Mémoires sur les Commentaires de César ; la postérité en a jugé bien autrement. Nous nous en tiendrons à ce mot de M. de Voltaire, dans la Notice des écrivains du siècle de Louis XIV. « Les Mémoires du duc de la Rochefoucauld sont lus, et l’on sait par cœur ses Pensées ». C’est en effet le livre des Pensées qui a fait la réputation de M. de la Rochefoucauld. Nous ne le louerons qu’en citant encore M. de Voltaire : quels éloges pourraient avoir plus de grâce et d’autorité ? « Un des ouvrages, dit ce grand homme[2], qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation, et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le recueil des Maximes de François duc de la Rochefoucauld. Quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amour-propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante : c’est moins un livre que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil : il accoutuma à penser, et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis, et délicat. C’était un mérite que personne n’avait eu avant lui en Europe depuis la renaissance des lettres ». Cet ouvrage parut d’abord anonyme. Il excita une grande curiosité : on le lut avec avidité, et on l’attaqua avec acharnement. On l’a réimprimé souvent, et on l’a traduit dans toutes les langues. Il a fait faire beaucoup d’autres livres ; par-tout enfin, et dans tous les temps, il a trouvé des admirateurs et des censeurs. C’est là, ce me semble, le sceau du plus grand succès pour les productions de l’esprit humain.

On a accusé M. de la Rochefoucauld de calomnier la nature humaine : le cardinal de Retz lui-même lui reproche de ne pas croire assez à la vertu. Cette imputation peut avoir quelque fondement ; mais il nous semble qu’on l’a poussée trop loin.

M. de la Rochefoucauld a peint les hommes comme il les a vus. C’est dans les temps de faction et d’intrigues politiques qu’on a plus d’occasions de connaître les hommes, et plus de motifs pour les observer : c’est dans ce jeu continuel de toutes les passions humaines que les caractères se développent, que les faiblesses échappent, que l’hypocrisie se trahit, que l’intérêt personnel se mêle à tout, gouverne et corrompt tout.

En regardant l’amour-propre comme le mobile de toutes les actions, M. de la Rochefoucauld ne prétendait pas énoncer un axiome rigoureux de métaphysique. Il n’exprimait qu’une vérité d’observation, assez générale pour être présentée sous cette forme absolue et tranchante qui convient à des pensées détachées, et qu’on emploie tous les jours dans la conversation et dans les livres, en généralisant des observations particulières.

Il n’appartenait qu’à un homme d’une réputation bien pure et bien reconnue d’oser flétrir ainsi le principe de toutes les actions humaines. Mais il donnait l’exemple de toutes les vertus dont il paraissait contester même l’existence. Il semblait réduire l’amitié à un échange de bons offices, et jamais il n’y eut d’ami plus tendre, plus fidèle, et plus désintéressé. « La bravoure personnelle, dit madame de Maintenon, lui paraissait une folie, et à peine s’en cachait-il ; il était cependant fort brave ». Il donna des preuves de la plus grande valeur au siége de Bordeaux et au combat de Saint-Antoine.

Sa vieillesse fut éprouvée par les douleurs les plus cruelles de l’âme et du corps. Il montra dans les unes la sensibilité la plus touchante, et dans les autres une fermeté extraordinaire. Son courage ne l’abandonna jamais que dans la perte des personnes qui lui étaient chères. Un de ses fils fut tué au passage du Rhin, et l’autre y fut blessé. « J’ai vu, dit madame de Sévigné, son cœur à découvert dans cette cruelle aventure ; il est au premier rang de tout ce que je connais de courage, de mérite, de tendresse, et de raison : je compte pour rien son esprit et ses agrémens ».

La goutte le tourmenta pendant les dernières années de sa vie, et le fit périr dans des douleurs intolérables. Madame de Sévigné, qu’on ne peut se lasser de relire et de citer, peint d’une manière touchante les derniers momens de cet homme célèbre. « Son état, dit-elle, est une chose digne d’admiration. Il est fort bien disposé pour sa conscience ; voilà qui est fait : mais du reste, c’est la maladie et la mort de son voisin dont il est question ; il n’en est pas effleuré… Ce n’est pas inutilement qu’il a fait des réflexions toute sa vie ; il s’est approché de telle sorte de ces derniers momens, qu’ils n’ont rien de nouveau ni d’étrange pour lui ».

Il mourut en 1680, laissant une famille désolée, et des amis inconsolables.


  1. Dictionnaire critique, article César.
  2. Siècle de Louis XIV, chapitre xxxii, des beaux-arts.