Maximes et Pensées (Chamfort)/Édition Bever/5
CHAPITRE V
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PENSÉES MORALES
es Philosophes reconnaissent quatre vertus principales, dont ils font dériver toutes les autres. Ces vertus sont la justice, la tempérance, la force et la prudence. On peut dire que cette dernière renferme les deux premières, la justice et la tempérance, et qu’elle supplée, en quelque sorte, à la force, en sauvant à l’homme qui a le malheur d’en manquer, une grande partie des occasions où elle est nécessaire.
Les Moralistes, ainsi que les Philosophes qui ont fait des systèmes en Physique et en Métaphysique, ont trop généralisé, ont trop multiplié les Maximes. Que devient, par exemple, le mot de Tatice : Neque mulier, amissa pudicitia, alia abnerit, après l’exemple de tant de femmes qu’une faiblesse n’a pas empêchées de pratiquer plusieurs vertus ? J’ai vu madame de L…, après une jeunesse peu différente de celle de Manon Lescaut, avoir, dans l’âge mûr, une passion digne d’Héloïse. Mais ces exemples sont d’une morale dangereuse à établir dans les livres. Il faut seulement les observer, afin de n’être pas dupe de la charlatanerie des moralistes.
On a, dans le monde, ôté des mauvaises mœurs tout ce qui choque le bon goût ; c’est une réforme qui date des dix dernières années.
L’âme, lorsqu’elle est malade, fait précisément comme le corps ; elle se tourmente et s’agite en tout sens, mais finit par trouver un peu de calme. Elle s’arrête enfin sur le genre de sentimens et d’idées le plus nécessaire à son repos.
Il y a des hommes à qui les illusions sur les choses qui les intéressent sont aussi nécessaires que la vie. Quelquefois cependant ils ont des aperçus qui feraient croire qu’ils sont près de la vérité ; mais ils s’en éloignent bien vite, et ressemblent aux enfans qui courent après un masque, et qui s’enfuient si le masque vient à se retourner.
Le sentiment qu’on a pour la plupart des bienfaiteurs, ressemble à la reconnaissance qu’on a pour les arracheurs de dents. On se dit qu’ils vous ont fait du bien, qu’il vous ont délivré d’un mal, mais on se rappelle la douleur qu’ils ont causée, et on ne les aime guère avec tendresse.
Un bienfaiteur délicat doit songer qu’il y a dans le bienfait une partie matérielle dont il faut dérober l’idée à celui qui est l’objet de sa bienfaisance. Il faut, pour ainsi dire, que cette idée se perde et s’enveloppe dans le sentiment qui a produit le bienfait, comme entre deux amans, l’idée de la jouissance s’enveloppe et s’[en]noblit dans le charme de l’amour qui l’a fait naître.
Tout bienfait qui n’est pas cher au cœur est odieux. C’est une relique, ou un os de mort. Il faut l’enchâsser ou le fouler aux pieds.
La plupart des bienfaiteurs qui prétendent être cachés, après vous avoir fait du bien, s’enfuient comme la Galatée de Virgile : Et se cupit ante videri.
On dit communément qu’on s’attache par ses bienfaits. C’est une bonté de la Nature. Il est juste que la récompense de bien faire, soit d’aimer.
La calomnie est comme la guêpe qui vous importune, et contre laquelle il ne faut faire aucun mouvement, à moins qu’on ne soit sûr de la tuer, sans quoi elle revient à la charge, plus furieuse que jamais.
Les nouveaux amis que nous faisons après un certain âge, et par lesquels nous cherchons à remplacer ceux que nous avons perdus, sont à nos anciens amis ce que les yeux de verre, les dents postiches et les jambes de bois sont aux véritables yeux, aux dents naturelles et aux jambes de chair et d’os.
Dans les naïvetés d’un enfant bien né, il y a quelquefois une philosophie bien aimable.
La plupart des amitiés sont hérissées de si et de mais, et aboutissent à de simples liaisons, qui subsistent à force de sous-entendus.
Il y a, entre les mœurs anciennes et les nôtres, le même rapport qui se trouve entre Aristide, contrôleur général des Athéniens, et l’abbé Terray.
Le genre humain, mauvais dans sa nature, est devenu plus mauvais par la Société. Chaque homme y porte les défauts : 1°, de l’humanité, 2°, de l’individu, 3°, de la classe dont il fait partie dans l’ordre social. Ces défauts s’accroissent avec le tems ; et chaque homme, en avançant en âge, blessé de tous ces travers d’autrui, et malheureux par les siens mêmes, prend pour l’Humanité et pour la Société un mépris qui ne peut tourner que contre l’une et l’autre.
Il en est du bonheur comme des montres. Les moins compliquées sont celles qui se dérangent le moins. La montre à répétition est plus sujette aux variations. Si elle marque de plus les minutes, nouvelle cause d’inégalité ; puis celle qui marque le jour de la semaine et le mois de l’année, toujours plus prête à se détraquer.
Tout est également vain dans les hommes, leurs joies et leurs chagrins. Mais il vaut mieux que la bulle de savon soit d’or ou d’azur, que noire ou grisâtre.
Celui qui déguise la tyrannie, la protection, ou même les bienfaits, sous l’air et le nom de l’amitié, me rappelle ce prêtre scélérat qui empoisonnait dans une hostie.
Il y a peu de bienfaiteurs qui ne disent comme Satan : Si cadens adoraveris me.
La pauvreté met le crime au rabais.
Les Stoïciens sont des espèces d’inspirés, qui portent dans la morale l’exaltation et l’enthousiasme poétiques.
S’il était possible qu’une personne sans esprit pût sentir la grâce, la finesse, l’étendue et les différentes qualités de l’esprit d’autrui, et montrer qu’elle le sent, la société d’une telle personne, quand même elle ne produirait rien d’elle-même, serait encore très recherchée. Même résultat de la même supposition, à l’égard des qualités de l’âme.
En voyant ou en éprouvant les peines attachées aux sentimens extrêmes, en amour, en amitié, soit par la mort de ce qu’on aime, soit par les accidens de la vie, on est tenté de croire que la dissipation et la frivolité ne sont pas de si grandes sottises, et que la vie ne vaut guère que ce qu’en font les gens du monde.
Dans de certaines amitiés passionnées, on a le bonheur des passions et l’aveu de la raison pardessus le marché.
L’amitié extrême et délicate est souvent blessée du repli d’une rose.
La générosité n’est que la pitié des âmes nobles.
Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne : voilà, je crois, toute la morale.
Pour les hommes vraiment honnêtes, et qui ont de certains principes, les Commandemens de Dieu ont été mis en abrégé sur le frontispice de l’Abbaye de Thélème : Fais ce que tu voudras.
L’Éducation doit porter sur deux bases, la morale et la prudence ; la morale, pour appuyer la vertu ; la prudence, pour vous défendre contre les vices d’autrui. En faisant pencher la balance du côté de la morale, vous ne faites que des dupes ou des martyrs ; en la faisant pencher de l’autre côté, vous faites des calculateurs égoïstes. Le principe de toute société est de se rendre justice à soi-même et aux autres. Si l’on doit aimer son prochain comme soi-même, il est au moins aussi juste de s’aimer comme son prochain.
Il n’y a que l’amitié entière qui développe toutes les qualités de l’âme et de l’esprit de certaines personnes. La société ordinaire ne leur laisse déployer que quelques agrémens. Ce sont de beaux fruits, qui n’arrivent à leur maturité qu’au soleil, et qui, dans la serre chaude, n’eussent produit que quelques feuilles agréables et inutiles.
Quand j’étais jeune, ayant les besoins des passions, et attiré par elles dans le monde, forcé de chercher dans la Société et dans les plaisirs quelques distractions à des peines cruelles, on me prêchait l’amour de la retraite, du travail, et on m’assommait de sermons pédantesques sur ce sujet. Arrivé à quarante ans, ayant perdu les passions qui rendent la Société supportable, n’en voyant plus que la misère et la futilité, n’ayant plus besoin du monde pour échapper à des peines qui n’existaient plus, le goût de la retraite et du travail est devenu très vif chez moi, et a remplacé tout le reste. J’ai cessé d’aller dans le monde. Alors, on n’a cessé de me tourmenter pour que j’y revinsse. J’ai été accusé d’être misanthrope, etc. Que conclure de cette bizarre différence ? Le besoin que les hommes ont de tout blâmer.
Je n’étudie que ce qui me plaît ; je n’occupe mon esprit que des idées qui m’intéressent. Elles seront utiles ou inutiles, soit à moi, soit aux autres. Le tems amènera ou n’amènera pas les circonstances qui me feront faire de mes acquisitions un emploi profitable. Dans tous les cas, j’aurai eu l’avantage inestimable de ne me pas contrarier, et d’avoir obéi à ma pensée et à mon caractère.
J’ai détruit mes passions, à peu près comme un homme violent tue son cheval, ne pouvant le gouverner.
Les premiers sujets de chagrin m’ont servi de cuirasse contre les autres.
Je conserve pour M. de la B[orde] le sentiment qu’un honnête homme éprouve en passant devant le tombeau d’un ami.
J’ai à me plaindre des choses, très certainement, et peut-être des hommes ; mais je me tais sur ceux-ci ; je ne me plains que des choses, et si j’évite les hommes, c’est pour ne pas vivre avec ceux qui me font porter les poids des choses.
La Fortune, pour arriver à moi, passera par les conditions que lui impose mon caractère.
Lorsque mon cœur a besoin d’attendrissement, je me rappelle la perte des amis que je n’ai plus, des femmes que la mort m’a ravies ; j’habite leur cercueil, j’envoie mon âme errer autour des leurs. Hélas ! je possède trois tombeaux.
Quand j’ai fait quelque bien, et qu’on vient à le savoir, je me crois puni, au lieu de me croire récompensé.
En renonçant au monde et à la fortune, j’ai trouvé le bonheur, le calme, la santé, même la richesse ; et, en dépit du proverbe, je m’aperçois que qui quitte la partie la gagne.
La célébrité est le châtiment du mérite et la punition du talent. Le mien, quel qu’il soit, ne me paraît qu’un délateur, né pour troubler mon repos. J’éprouve, en le détruisant, la joie de triompher d’un ennemi. Le sentiment a triomphé chez moi de l’amour-propre même, et la vanité littéraire a péri dans la destruction de l’intérêt que je prenais aux hommes.
L’amitié délicate et vraie ne souffre l’alliage d’aucun autre sentiment. Je regarde comme un grand bonheur que l’amitié fût déjà parfaite entre [M. de] M… et moi, avant que j’eusse occasion de lui rendre le service que je lui ai rendu, et que je pouvais seul lui rendre. Si tout ce qu’il a fait pour moi avait pu être suspect d’avoir été dicté par l’intérêt de me trouver tel qu’il m’a trouvé dans cette circonstance, s’il eût été possible qu’il la prévît, le bonheur de ma vie était empoisonné pour jamais.
Ma vie entière est un tissu de contrastes apparens avec mes principes. Je n’aime point les Princes, et je suis attaché à une Princesse et à un Prince. On me connaît des maximes républicaines, et plusieurs de mes amis sont revêtus de décorations monarchiques. J’aime la pauvreté volontaire, et je vis avec des gens riches. Je fuis les honneurs, et quelques-uns sont venus à moi. Les lettres sont presque ma seule consolation, et je ne vois point de beaux esprits, et ne vais point à l’Académie. Ajoutez que je crois les illusions nécessaires à l’homme, et je vis sans illusion ; que je crois les passions plus utiles que la raison, et je ne sais plus ce que c’est que les passions, etc.
Ce que j’ai appris, je ne le sais plus. Le peu que je sais encore, je l’ai deviné.
Un des grands malheurs de l’homme, c’est que ses bonnes qualités même lui sont quelquefois inutiles, et que l’art de s’en servir et de les bien gouverner n’est souvent qu’un fruit tardif de l’expérience.
L’indécision, l’anxiété est à l’esprit et à l’âme ce que la question est au corps.
L’honnête homme, détrompé de toutes les illusions, est l’homme par excellence. Pour peu qu’il ait d’esprit, sa société est très aimable. Il ne saurait être pédant, ne mettant d’importance à rien. Il est indulgent, parce qu’il se souvient qu’il a eu des illusions, comme ceux qui en sont encore occupés. C’est un effet de son insouciance d’être sûr dans le commerce, de ne se permettre ni redites, ni tracasseries. Si on se les permet à son égard, il les oublie ou les dédaigne. Il doit être plus gai qu’un autre, parce qu’il est constamment en état d’épigramme contre son prochain. Il est dans le vrai et rit des faux pas de ceux qui marchent à tâtons dans le faux. C’est un homme qui, d’un endroit éclairé, voit dans une chambre obscure les gestes ridicules de ceux qui s’y promènent au hasard. Il brise, en riant, les faux poids et les fausses mesures qu’on applique aux hommes et aux choses.
On s’effraie des partis violens, mais ils conviennent aux âmes fortes, et les caractères vigoureux se reposent dans l’extrême.
La vie contemplative est souvent misérable. Il faut agir davantage, penser moins, et ne pas se regarder vivre.
L’homme peut aspirer à la vertu ; il ne peut raisonnablement prétendre de trouver la vérité.
Le Jansénisme des chrétiens, c’est le Stoïcisme des païens, dégradé de figure et mis à la portée d’une populace chrétienne ; et cette secte a eu des Pascal et des Arnaud pour défenseurs !