Maximes et Pensées (Chamfort)/Édition Auguis/7

Maximes et Pensées
Texte établi par P. R. Auguis, Chaumerot jeune (Œuvres complètes, tome Ip. 422-434).


CHAPITRE VII.

Des Savans et des Gens de Lettres.


Il y a une certaine énergie ardente, mère ou compagne nécessaire de telle espèce de talens, laquelle pour l’ordinaire condamne ceux qui les possèdent au malheur, non pas d’être sans morale, de n’avoir pas de très-beaux mouvemens, mais de se livrer fréquemment à des écarts qui supposeraient l’absence de toute morale. C’est une âpreté dévorante dont ils ne sont pas maîtres, et qui les rend très-odieux. On s’afflige, en songeant que Pope et Swift en Angleterre, Voltaire et Rousseau en France, jugés non par la haine, non par la jalousie, mais par l’équité, par la bienveillance, sur la foi des faits attestés ou avoués par leurs amis et par leurs admirateurs, seraient atteints et convaincus d’actions très-condamnables, de sentimens quelquefois très-pervers. O Altitudo !

— On a observé que les écrivains en physique, histoire naturelle, physiologie, chimie, étaient ordinairement des hommes d’un caractère doux, égal, et en général heureux ; qu’au contraire les écrivains de politique, de législation, même de morale, étaient d’une humeur triste, mélancolique, etc. Rien de plus simple : les uns étudient la nature, les autres la société ; les uns contemplent l’ouvrage du grand Être, les autres arrêtent leurs regards sur l’ouvrage de l’homme. Les résultats doivent être différens.

— Si l’on examinait avec soin l’assemblage de qualités rares de l’esprit et de l’âme qu’il faut pour juger, sentir et apprécier les bons vers, le tact, la délicatesse des organes, de l’oreille et de l’intelligence, etc., on se convaincrait que, malgré les prétentions de toutes les classes de la société à juger les ouvrages d’agrément, les poètes ont dans le fait encore moins de vrais juges que les géomètres. Alors les poètes, comptant le public pour rien, et ne s’occupant que des connaisseurs, feraient, à l’égard de leurs ouvrages, ce que le fameux mathématicien Viete faisait à l’égard des siens, dans un temps où l’étude des mathématiques était moins répandue qu’aujourd’hui. Il n’en tirait qu’un petit nombre d’exemplaires, qu’il faisait distribuer à ceux qui pouvaient l’entendre et jouir de son livre ou s’en aider. Quant aux autres, il n’y pensait pas. Mais Viete était riche, et la plupart des poètes sont pauvres. Puis un géomètre a peut-être moins de vanité qu’un poète ; ou, s’il en a autant, il doit la calculer mieux.

— Il y a des hommes chez qui l’esprit (cet instrument applicable à tout) n’est qu’un talent, par lequel ils semblent dominés, qu’ils ne gouvernent pas, et qui n’est point aux ordres de leur raison.

— Je dirais volontiers des métaphysiciens, ce que Scaliger disait des Basques : « On dit qu’ils s’entendent ; mais je n’en crois rien. »

— Le philosophe qui fait tout pour la vanité, a-t-il droit de mépriser le courtisan qui fait tout pour l’intérêt ? Il me semble que l’un emporte les louis d’or, et que l’autre se retire content après en avoir entendu le bruit. D’Alembert, courtisan de Voltaire, par un intérêt de vanité, est-il bien au-dessus de tel ou tel courtisan de Louis xiv, qui voulait une pension ou un gouvernement ?

— Quand un homme aimable ambitionne le petit avantage de plaire à d’autres qu’à ses amis (comme le font tant d’hommes, surtout de gens de lettres, pour qui plaire est comme un métier), il est clair qu’il ne peut y être porté que par un motif d’intérêt ou de vanité. Il faut qu’il choisisse entre le rôle d’une courtisane et celui d’une coquette, ou, si l’on veut, d’un comédien. L’homme qui se rend aimable pour une société, parce qu’il s’y plaît, est le seul qui joue le rôle d’un honnête homme.

— Quelqu’un a dit que de prendre sur les anciens, c’était pirater au-delà de la ligne ; mais que de piller les modernes, c’était filouter au coin des rues.

— Les vers ajoutent de l’esprit à la pensée de l’homme, qui en a quelquefois assez peu ; et c’est ce qu’on appelle talent. Souvent ils ôtent de l’esprit à la pensée de celui qui a beaucoup d’esprit : et c’est la meilleure preuve de l’absence du talent pour les vers.

— La plupart des livres d’à présent ont l’air d’avoir été faits en un jour, avec des livres lus de la veille.

— Le bon goût, le tact et le bon ton, ont plus de rapport que n’affectent de le croire les gens de lettres. Le tact, c’est le bon goût appliqué au maintien et à la conduite ; le bon ton, c’est le bon goût appliqué aux discours et à la conversation.

— C’est une remarque excellente d’Aristote, dans sa rhétorique, que toute métaphore, fondée sur l’analogie, doit être également juste dans le sens renversé. Ainsi, l’on a dit de la vieillesse qu’elle est l’hiver de la vie ; renversez la métaphore et vous la trouverez également juste, en disant que l’hiver est la vieillesse de l’année.

— Pour être un grand homme dans les lettres, ou du moins opérer une révolution sensible, il faut, comme dans l’ordre politique, trouver tout préparé et naître à propos.

— Les grands seigneurs et les beaux-esprits, deux classes qui se recherchent mutuellement, veulent unir deux espèces d’hommes dont les uns font un peu plus de poussière et les autres un peu plus de bruit.

— Les gens de lettres aiment ceux qu’ils amusent, comme les voyageurs aiment ceux qu’ils étonnent.

— Qu’est-ce que c’est qu’un homme de lettres qui n’est pas rehaussé par son caractère, par le mérite de ses amis, et par un peu d’aisance ? Si ce dernier avantage lui manque au point qu’il soit hors d’état de vivre convenablement dans la société où son mérite l’appelle, qu’a-t-il besoin du monde ? Son seul parti n’est-il pas de se choisir une retraite où il puisse cultiver en paix son âme, son caractère et sa raison ? Faut-il qu’il porte le poids de la société, sans recueillir un seul des avantages qu’elle procure aux autres classes de citoyens ? Plus d’un homme de lettres, forcé de prendre ce parti, y a trouvé le bonheur qu’il eût cherché ailleurs vainement. C’est celui-là qui peut dire qu’en lui refusant tout, on lui a tout donné. Dans combien d’occasions ne peut-on pas répéter le mot de Thémistocle : « Hélas ! nous périssions, si nous n’eussions péri ! »

— Ce qui fait le succès de quantité d’ouvrages, est le rapport qui se trouve entre la médiocrité des idées de l’auteur, et la médiocrité des idées du public.

— On dit et on répète, après avoir lu quelque ouvrage qui respire la vertu : C’est dommage que les auteurs ne se peignent pas dans leurs écrits, et qu’on ne puisse pas conclure d’un pareil ouvrage que l’auteur est ce qu’il paraît être. Il est vrai que beaucoup d’exemples autorisent cette pensée ; mais j’ai remarqué qu’on fait souvent cette réflexion, pour se dispenser d’honorer les vertus dont on trouve l’image dans les écrits d’un honnête homme.

— Un auteur, homme de goût, est, parmi ce public blasé, ce qu’une jeune femme est au milieu d’un cercle de vieux libertins.

— Peu de philosophie mène à mépriser l’érudition ; beaucoup de philosophie mène à l’estimer.

— Le travail du poète, et souvent de l’homme de lettres, lui est bien peu fructueux à lui-même ; et, de la part du public, il se trouve placé entre le grand merci et le va te promener. Sa fortune se réduit à jouir de lui-même et du temps,

— Le repos d’un écrivain qui a fait de bons ouvrages, est plus respecté du public que la fécondité active d’un auteur qui multiplie les ouvrages médiocres. C’est ainsi que le silence d’un homme connu pour bien parler, impose beaucoup plus que le bavardage d’un homme qui ne parle pas mal.

— À voir la composition de l’Académie française, on croirait qu’elle a pris pour devise ce vers de Lucrèce :

Certare ingenio, contendere nobilitate.

— L’honneur d’être de l’Académie française est comme la croix de Saint-Louis, qu’on voit également aux soupes de Marly et dans les auberges à vingt-deux sous.

— L’Académie française est comme l’Opéra, qui se soutient par des choses étrangères à lui, les pensions qu’on exige pour lui des Opéras-Comiques de province, la permission d’aller du parterre aux foyers, etc. De même, l’Académie se soutient par tous les avantages qu’elle procure. Elle ressemble à la Cidalise de Gresset :

Ayez-la, c’est d’abord ce que vous lui devez ;
Et vous l’estimerez après, si vous pouvez.

— Il en est un peu des réputations littéraires, et surtout des réputations de théâtre, comme des fortunes qu’on faisait autrefois dans les îles. Il suffisait presque d’y passer, pour parvenir à une grande richesse ; mais ces grandes fortunes même ont nui à celles de la génération suivante : les terres épuisées n’ont plus rendu si abondamment.

— De nos jours, les succès de théâtre et de littérature ne sont guère que des ridicules.

— C’est la philosophie qui découvre les vertus utiles de la morale et de la politique ; c’est l’éloquence qui les rend populaires : c’est la poésie qui les rend pour ainsi dire proverbiales.

— Un sophiste éloquent, mais dénué de logique, est à un orateur philosophe ce qu’un faiseur de tours de passe-passe est à un mathématicien, ce que Pinetti est à Archimède.

— On n’est point un homme d’esprit pour avoir beaucoup d’idées, comme on n’est pas un bon général pour avoir beaucoup de soldats.

— On se fâche souvent contre les gens de lettres qui se retirent du monde ; on veut qu’ils prennent intérêt à la société, dont ils ne tirent presque point d’avantage ; on veut les forcer d’assister éternellement aux tirages d’une loterie où ils n’ont point de billet.

— Ce que j’admire dans les anciens philosophes, c’est le désir de conformer leurs mœurs à leurs écrits : c’est ce que l’on remarque dans Platon, Théophraste et plusieurs autres. La morale-pratique était si bien la partie essentielle de leur philosophie, que plusieurs furent mis à la tête des écoles, sans avoir rien écrit : tels que Xénocrate, Polémon, Xentippe, etc. Socrate, sans avoir donné un seul ouvragée et sans avoir étudié aucune autre science que la morale, n’en fut pas moins le premier philosophe de son siècle.

— Ce qu’on sait le mieux, c’est 1° ce qu’on a deviné ; 2° ce qu’on a appris par l’expérience des hommes et des choses ; 3° ce qu’on a appris, non dans des livres, mais par les livres, c’est-à-dire, par les réflexions qu’ils font faire ; 4° ce qu’on a appris dans les livres ou avec des maîtres.

— Les gens de lettres, surtout les poètes, sont comme les paons, à qui on jette mesquinement quelques graines dans leur loge, et qu’on en tire quelquefois pour les voir étaler leur queue ; tandis que les coqs, les poules, les canards et les dindons se promènent librement dans la basse-cour, et remplissent leur jabot tout à leur aise.

— Les succès produisent les succès, comme l’argent produit l’argent.

— Il a des livres que l’homme qui a le plus d’esprit ne saurait faire sans un carrosse de remise, c’est-à-dire, sans aller consulter les hommes, les choses, les bibliothèques, les manuscrits, etc.

— Il est presque impossible qu’un philosophe, qu’un poète ne soient pas misanthropes, 1° parce que leur goût et leur talent les portent à l’observation de la société, étude qui afflige constamment le cœur ; 2° parce que leur talent n’étant presque jamais récompensé par la société (heureux même s’il n’est pas puni !), ce sujet d’affliction ne fait que redoubler leur penchant à la mélancolie.

— Les mémoires que les gens en place ou les gens de lettres, même ceux qui ont passé pour les plus modestes, laissent pour servir à l’histoire de leur vie, trahissent leur vanité secrète, et rappellent l’histoire de ce saint qui avait laissé cent mille écus pour servir à sa canonisation.

— C’est un grand malheur de perdre, par notre caractère, les droits que nos talens nous donnent sur la société.

— C’est après l’âge des passions que les grands hommes ont produit leurs chef-d’œuvres : comme c’est après les éruptions des volcans que la terre est plus fertile.

— La vanité des gens du monde se sert habilement de la vanité des gens de lettres. Ceux-ci ont fait plus d’une réputation qui a mené à de grandes places. D’abord, de part et d’autre, ce n’est que du vent ; mais les intrigans adroits enflent de ce vent les voiles de leur fortune.

— Les économistes sont des chirurgiens qui ont un excellent scalpel et un bistouri ébréché, opérant à merveille sur le mort et martyrisant le vif.

— Les gens de lettres sont rarement jaloux des réputations quelquefois exagérées qu’ont certains ouvrages de gens de la cour ; ils regardent ces succès comme les honnêtes femmes regardent la fortune des filles.

— Le théâtre renforce les mœurs ou les change. Il faut de nécessité qu’il corrige le ridicule ou qu’il le propage. On l’a vu en France opérer tour à tour ces deux effets.

— Plusieurs gens de lettres croient aimer la gloire et n’aiment que la vanité. Ce sont deux choses bien différentes et même opposées ; car l’une est une petite passion, l’autre en est une grande. Il y a, entre la vanité et la gloire, la différence qu’il y a entre un fat et un amant.

— La postérité ne considère les gens de lettres que par leurs ouvrages, et non par leurs places. Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été, semble être leur devise.

— Spéron-Spéroni explique très-bien comment un auteur qui s’énonce très-clairement pour lui-même, est quelquefois obscur pour son lecteur : « C’est, dit-il, que l’auteur va de la pensée à l’expression, et que le lecteur va de l’expression à la pensée. »

— Les ouvrages qu’un auteur fait avec plaisir, sont souvent les meilleurs ; comme les enfans de l’amour sont les plus beaux.

— En fait de beaux-arts, et même en beaucoup d’autres choses, on ne sait bien que ce que l’on n’a point appris.

— Le peintre donne une âme à une figure, et le poète prête une figure à un sentiment et à une idée.

— Quand La Fontaine est mauvais, c’est qu’il est négligé ; quand Lamothe l’est, c’est qu’il est recherché.

— La perfection d’une comédie de caractère consisterait à disposer l’intrigue, de façon que cette intrigue ne pût servir à aucune autre pièce. Peut-être n’y a-t-il au théâtre que celle du Tartuffe qui pût supporter cette épreuve.

— Il y aurait une manière plaisante de prouver qu’en France les philosophes sont les plus mauvais citoyens du monde. La preuve, la voici : C’est qu’ayant imprimé une grande quantité de vérités importantes dans l’ordre politique et économique, ayant donné plusieurs conseils utiles, consignés dans leurs livres, ces conseils ont été suivis par presque tous les souverains de l’Europe, presque partout, hors en France ; dont il suit que la prospérité des étrangers augmentant leur puissance, tandis que la France reste aux mêmes termes, conserve ses abus, etc., elle finira par être dans l’état d’infériorité, relativement aux autres puissances ; et c’est évidemment la faute des philosophes. On sait, à ce sujet, la réponse du duc de Toscane à un Français, à propos des heureuses innovations faites par lui dans ses états : « Vous me louez trop à cet égard, disait-il ; j’ai pris toutes mes idées dans vos livres français. »

— J’ai vu à Anvers, dans une des principales églises, le tombeau du célèbre imprimeur Plantin, orné de tableaux superbes, ouvrages de Rubens, et consacrés à sa mémoire. Je me suis rappelé, à cette vue, que les Étienne (Henri et Robert) qui, par leur érudition grecque et latine, ont rendu les plus grands services aux lettres, traînèrent en France une vieillesse misérable ; et que Charles Étienne, leur successeur, mourut à l’hôpital, après avoir contribué, presqu’autant qu’eux, aux progrès de la littérature. Je me suis rappelé qu’André Duchêne, qu’on peut regarder comme le père de l’histoire de France, fut chassé de Paris par la misère, et réduit à se réfugier dans une petite ferme qu’il avait en Champagne ; il se tua, en tombant du haut d’une charrette chargée de foin, à une hauteur immense. Adrien de Valois, créateur de l’histoire métallique, n’eut guère une meilleure destinée. Samson, le père de la géographie, allait, à soixante-dix ans, faire des leçons à pied pour vivre. Tout le monde sait la destinée des Duryer, Tristan, Maynard, et de tant d’autres. Corneille manquait de bouillon à sa dernière maladie. La Fontaine n’était guère mieux. Si Racine, Boileau, Molière et Quinault eurent un sort plus heureux, c’est que leurs talens étaient consacrés au roi plus particulièrement. L’abbé de Longuerue, qui rapporte et rapproche plusieurs de ces anecdotes sur le triste sort des hommes de lettres illustres en France, ajoute : « C’est ainsi qu’on en a toujours usé dans ce misérable pays. » Cette liste si célèbre des gens de lettres que le roi voulait pensionner, et qui fut présentée à Colbert, était l’ouvrage de Chapelain, Perrault, Talmand, l’abbé Gallois, qui omirent ceux de leurs confrères qu’ils haïssaient ; tandis qu’ils y placèrent les noms de plusieurs savans étrangers, sachant très-bien que le roi et le ministre seraient plus flattés de se faire louer à quatre cents lieues de Paris.