Maximes et Pensées (Chamfort)/Édition Auguis/3

Maximes et Pensées
Texte établi par P. R. Auguis, Chaumerot jeune (Œuvres complètes, tome Ip. 373-395).


CHAPITRE III.

De la Société, des Grands, des Riches, des Gens du Monde.


Jamais le monde n’est connu par les livres ; on l’a dit autrefois ; mais ce qu’on n’a pas dit, c’est la raison ; la voici : c’est que cette connaissance est un résultat de mille observations fines, dont l’amour-propre n’ose faire confidence à personne, pas même au meilleur ami. On craint de se montrer comme un homme occupé de petites choses, quoique ces petites choses soient très-importantes au succès des plus grandes affaires.

— En parcourant les mémoires et monumens du siècle de Louis xiv, on trouve, même dans la mauvaise compagnie de ce temps-là, quelque chose qui manque à la bonne d’aujourd’hui.

— Qu’est-ce que la société, quand la raison n’en forme pas les nœuds, quand le sentiment n’y jette pas d’intérêt, quand elle n’est pas un échange de pensées agréables et de vraie bienveillance ? Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites-maisons ; c’est tout ce qu’elle est tour à tour pour la plupart de ceux qui la composent.

— On peut considérer l’édifice métaphysique de la société, comme un édifice matériel qui serait composé de différentes niches ou compartimens, d’une grandeur plus ou moins considérable. Les places avec leurs prérogatives, leurs droits, etc., forment ces divers compartimens, ces différentes niches. Elles sont durables, et les hommes passent. Ceux qui les occupent, sont tantôt grands, tantôt petits ; et aucun ou presque aucun n’est fait pour sa place. Là, c’est un géant courbé ou accroupi dans sa niche ; là, c’est un nain sous une arcade : rarement la niche est faite pour la statue. Autour de l’édifice, circule une foule d’hommes de différentes tailles. Ils attendent tous qu’il y ait une niche de vide, afin de s’y placer, quelle qu’elle soit. Chacun fait valoir ses droits, c’est-à-dire, sa naissance ou ses protections, pour y être admis. On sifflerait celui qui, pour avoir la préférence, ferait valoir la proportion qui existe entre la niche et l’homme, entre l’instrument et l’étui. Les concurrens même s’abstiennent d’objecter à leurs adversaires cette disproportion.

— On ne peut vivre, dans la société, après l’âge des passions. Elle n’est tolérable que dans l’époque où l’on se sert de son estomac pour s’amuser, et de sa personne pour tuer le temps.

— Les gens de robe, les magistrats, connaissent la cour, les intérêts du moment, à peu près comme les écoliers qui ont obtenu un exeat, et qui ont dîné hors du collège, connaissent le monde.

— Ce qui se dit dans les cercles, dans les salons, dans les soupes, dans les assemblées publiques, dans les livres, même ceux qui ont pour objet de faire connaître la société, tout cela est faux ou insuffisant. On peut dire sur cela le mot italien per la predica, ou le mot latin ad populum phaleras. Ce qui est vrai, ce qui est instructif, c’est ce que la conscience d’un honnête homme qui a beaucoup vu et bien vu, dit à son ami au coin du feu : quelques-unes de ces conversations-là m’ont plus instruit que tous les livres et le commerce ordinaire de la société. C’est qu’elles me mettaient mieux sur la voie, et me faisaient réfléchir davantage.

— L’influence qu’exerce sur notre âme une idée morale, contrastante avec des objets physiques et matériels, se montre dans bien des occasions ; mais on ne la voit jamais mieux que quand le passage est rapide et imprévu. Promenez-vous sur le boulevard, le soir : vous voyez un jardin charmant, au bout duquel est un salon illuminé avec goût ; vous entrevoyez des groupes de jolies femmes, des bosquets, entr’autres une allée fuyante où vous entendez rire ; ce sont des nymphes ; vous en jugez par leur taille svelte, etc ; vous demandez quelle est cette femme, et on vous répond ; c’est madame de B…, la maîtresse de la maison : il se trouve par malheur que vous la connaissez, et le charme a disparu.

— Vous rencontrez le baron de Breteuil ; il vous entretient de ses bonnes fortunes, de ses amours grossières, etc. ; il finit par vous montrer le portrait de la reine au milieu d’une rose garnie de diamans.

— Un sot, fier de quelque cordon, me paraît au-dessous de cet homme ridicule qui, dans ses plaisirs, se faisait mettre des plumes de paon au derrière par ses maîtresses. Au moins, il y gagnait le plaisir de… Mais l’autre !… Le baron de Breteuil est fort au-dessous de Peixoto.

— On voit, par l’exemple de Breteuil, qu’on peut balloter dans ses poches les portraits en diamans de douze ou quinze souverains, et n’être qu’un sot.

— C’est un sot, c’est un sot, c’est bientôt dit : voilà comme vous êtes extrême en tout. À quoi cela se réduit-il ? Il prend sa place pour sa personne, son importance pour du mérite, et son crédit pour une vertu. Tout le monde n’est-il pas comme cela ? Y a-t-il là de quoi tant crier ?

— Quand les sots sortent de place, soit qu’ils aient été ministres ou premiers commis, ils conservent une morgue ou une importance ridicule.

— Ceux qui ont de l’esprit ont mille bons contes à faire sur les sottises et les valetages dont ils ont été témoins : et c’est ce qu’on peut voir par cent exemples. Comme c’est un mal aussi ancien que la monarchie, rien ne prouve mieux combien il est irrémédiable. De mille traits que j’ai entendu raconter, je conclurais que si les singes avaient le talent des perroquets, on en ferait volontiers des ministres.

— Rien de si difficile à faire tomber, qu’une idée triviale ou un proverbe accrédité. Louis xv a fait banqueroute en détail trois ou quatre fois, et on n’en jure pas moins foi de gentilhomme. Celle de M. de Guimenée n’y réussira pas mieux.

— Les gens du monde ne sont pas plutôt attroupés, qu’ils se croient en société.

— J’ai vu des hommes trahir leur conscience, pour complaire à un homme qui a un mortier ou une simare : étonnez-vous ensuite de ceux qui l’échangent pour le mortier, ou pour la simare même. Tous également vils, et les premiers absurdes plus que les autres.

— La société est composée de deux grandes classes : ceux qui ont plus de dînés que d’appétit, et ceux qui ont plus d’appétit que de dînés.

— On donne des repas de dix louis ou de vingt à des gens en faveur de chacun desquels on ne donnerait pas un petit écu, pour qu’ils fissent une bonne digestion de ce même dîné de vingt louis.

— C’est une règle excellente à adopter sur l’art de la raillerie et de la plaisanterie, que le plaisant et le railleur doivent être garans du succès de leur plaisanterie à l’égard de la personne plaisantée, et que, quand celle-ci se fâche, l’autre a tort.

— M*** me disait que j’avais un grand malheur ; c’était de ne pas me faire à la toute-puissance des sots. Il avait raison : et j’ai vu qu’en entrant dans le monde, un sot avait de grands avantages, celui de se trouver parmi ses pairs. C’est comme frère Lourdis dans le temple de la sottise :

Tout lui plaisait, et même en arrivant,
Il crut encore être dans son couvent.

— En voyant quelquefois les friponneries des petits et les brigandages des hommes en place, on est tenté de regarder la société comme un bois rempli de voleurs, dont les plus dangereux sont les archers préposés pour arrêter les autres.

— Les gens du monde et de la cour donnent aux hommes et aux choses une valeur conventionnelle, dont ils s’étonnent de se trouver dupes. Ils ressemblent à des calculateurs qui, en faisant un compte, donneraient aux chiffres une valeur variable et arbitraire, et qui, ensuite, dans l’addition, leur rendant leur valeur réelle et réglée, seraient tout surpris de ne pas trouver leur compte.

— Il y a des momens où le monde paraît s’apprécier lui-même ce qu’il vaut. J’ai souvent démêlé qu’il estimait ceux qui n’en faisaient aucun cas ; et il arrive souvent que c’est une recommandation auprès de lui, que de le mépriser souverainement, pourvu que ce mépris soit vrai, sincère, naïf, sans affectation, sans jactance.

— Le monde est si méprisable que le peu de gens honnêtes qui s’y trouvent, estiment ceux qui le méprisent, et y sont déterminés par ce mépris même.

— Amitié de cour, foi de renards, et société de loups.

— Je conseillerais à quelqu’un qui veut obtenir une grâce d’un ministre, de l’aborder d’un air triste, plutôt que d’un air riant. On n’aime pas à voir plus heureux que soi.

— Une vérité cruelle, mais dont il faut convenir, c’est que, dans le monde, et surtout dans un monde choisi, tout est art, science, calcul, même l’apparence de la simplicité, de la facilité la plus aimable. J’ai vu des hommes dans lesquels ce qui paraissait la grâce d’un premier mouvement, était une combinaison, à la vérité très-prompte, mais très-fine et très-savante. J’en ai vu associer le calcul le plus réfléchi à la naïveté apparente de l’abandon le plus étourdi. C’est le négligé savant d’une coquette, d’où l’art a banni tout ce qui ressemble à l’art. Cela est fâcheux, mais nécessaire. En général, malheur à l’homme qui, même dans l’amitié la plus intime, laisse découvrir son faible et sa prise ! J’ai vu les plus intimes amis faire des blessures à l’amour-propre de ceux dont ils avaient surpris le secret. Il paraît impossible que, dans l’état actuel de la société (je parle de la société du grand monde), il y ait un seul homme qui puisse montrer le fond de son âme et les détails de son caractère, et surtout de ses faiblesses à son meilleur ami. Mais, encore une fois, il faut porter (dans ce monde-là) le raffinement si loin, qu’il ne puisse pas même y être suspect, ne fût-ce que pour ne pas être méprisé comme acteur dans une troupe d’excellens comédiens.

— Les gens qui croient aimer un prince dans l’instant où ils viennent d’en être bien traités, me rappellent les enfans qui veulent être prêtres le lendemain d’une belle procession, ou soldats le lendemain d’une revue à laquelle ils ont assisté.

— Les favoris, les hommes en place mettent quelquefois de l’intérêt à s’attacher des hommes de mérite ; mais ils en exigent un avilissement préliminaire, qui repousse loin d’eux tous ceux qui ont quelque pudeur. J’ai vu des hommes dont un favori ou un ministre aurait eu bon marché, aussi indignés de cette disposition, qu’auraient pu l’être des hommes d’une vertu parfaite. L’un d’eux me disait : Les grands veulent qu’on se dégrade, non pour un bienfait, mais pour une espérance ; ils prétendent vous acheter, non par un lot, mais par un billet de loterie ; et je sais des fripons, en apparence bien traités par eux, qui, dans le fait, n’en ont pas tiré meilleur parti, que ne l’auraient fait les plus honnêtes gens du monde.

— Les actions utiles, même avec éclat, les services réels et les plus grands qu’on puisse rendre à la nation et même à la cour, ne sont, quand on n’a point la faveur de la cour, que des péchés splendides, comme disent les théologiens.

— On n’imagine pas combien il faut d’esprit pour n’être pas ridicule.

— Tout homme qui vit beaucoup dans le monde, me persuade qu’il est peu sensible ; car je ne vois presque rien qui puisse y intéresser le cœur, ou plutôt rien qui ne l’endurcisse ; ne fût-ce que le spectacle de l’insensibilité, de la frivolité et de la vanité qui y règnent.

— Quand les princes sortent de leurs misérables étiquettes, ce n’est jamais en faveur d’un homme de mérite, mais d’une fille ou d’un bouffon. Quand les femmes s’affichent, ce n’est presque jamais pour un honnête homme, c’est pour une espèce. En tout, lorsque l’on brise le joug de l’opinion, c’est rarement pour s’élever au-dessus, mais presque toujours pour descendre au-dessous.

— Il y a des fautes de conduite que, de nos jours, on ne fait plus guère, ou qu’on fait beaucoup moins. On est tellement raffiné que, mettant l’esprit à la place de l’âme, un homme vil, pour peu qu’il ait réfléchi, s’abstient de certaines platitudes, qui autrefois pouvaient réussir. J’ai vu des hommes malhonnêtes avoir quelquefois une conduite fière et décente avec un prince, un ministre, ne point fléchir, etc. Cela trompe les jeunes gens et les novices qui ne savent pas, ou bien qui oublient qu’il faut juger un homme par l’ensemble de ses principes et de son caractère.

— À voir le soin que les conventions sociales paraissent avoir pris d’écarter le mérite de toutes les places où il pourrait être utile à la société, en examinant la ligue des sots contre les gens d’esprit, on croirait voir une conjuration de valets pour écarter les maîtres.

— Que trouve un jeune homme, en entrant dans le monde ? Des gens qui veulent le protéger, prétendent l’honorer, le gouverner, le conseiller. Je ne parle point de ceux qui veulent l’écarter, lui nuire, le perdre ou le tromper. S’il est d’un caractère assez élevé pour vouloir n’être protégé que par ses mœurs, ne s’honorer de rien ni de personne, se gouverner par ses principes, se conseiller par ses lumières, par son caractère et d’après sa position qu’il connaît mieux que personne, on ne manque pas de dire qu’il est original, singulier, indomptable. Mais, s’il a peu d’esprit, peu d’élévation, peu de principes, s’il ne s’aperçoit pas qu’on le protège, qu’on veut le gouverner, s’il est l’instrument des gens qui s’en emparent, on le trouve charmant, et c’est, comme on dit, le meilleur enfant du monde.

— La société, ce qu’on appelle le monde, n’est que la lutte de mille petits intérêts opposés, une lutte éternelle de toutes les vanités qui se croisent, se choquent, tour à tour blessées, humiliées l’une par l’autre, qui expient le lendemain, dans le dégoût d’une défaite, le triomphe de la veille. Vivre solitaire, ne point être froissé dans ce choc misérable où l’on attire un instant les yeux pour être écrasé l’instant d’après, c’est ce qu’on appelle n’être rien, n’avoir pas d’existence. Pauvre humanité !

— Il y a une profonde insensibilité aux vertus, qui surprend et scandalise beaucoup plus que le vice. Ceux que la bassesse publique appelle grands seigneurs, ou grands, les hommes en place paraissent, pour la plupart, doués de cette insensibilité odieuse. Cela ne viendrait-il pas de l’idée vague et peu développée dans leur tête, que les hommes, doués de ces vertus, ne sont pas propres à être des instrumens d’intrigue ? Ils les négligent, ces hommes, comme inutiles à eux-mêmes et aux autres, dans un pays où, sans l’intrigue, la fausseté et la ruse, on n’arrive à rien !

— Que voit-on dans le monde ? Partout un respect naïf et sincère pour des conventions absurdes, pour une sottise (les sots saluent leur reine), ou bien des ménagemens forcés pour cette même sottise (les gens d’esprit craignent leur tyran).

— Les bourgeois, par une vanité ridicule, font de leur fille un fumier pour les terres des gens de qualité.

— Supposez vingt hommes, même honnêtes, qui tous connaissent et estiment un homme d’un mérite reconnu, Dorilas, par exemple ; louez, vantez ses talens et ses vertus ; que tous conviennent de ses vertus et de ses talens ; l’un des assistans ajoute : C’est dommage qu’il soit si peu favorisé de la fortune. Que dites-vous ? reprend un autre, c’est que sa modestie l’oblige à vivre sans luxe. Savez-vous qu’il a vingt-cinq mille livres de rente ? — Vraiment ! — Soyez-en sûr, j’en ai la preuve. Qu’alors cet homme de mérite paraisse, et qu’il compare l’accueil de la société et la manière plus ou moins froide, quoique distinguée, dont il était reçu précédemment. C’est ce qu’il a fait : il a comparé, et il a gémi. Mais, dans cette société, il s’est trouvé un homme dont le maintien a été le même à son égard. Un sur vingt, dit notre philosophe, je suis content.

— Quelle vie que celle de la plupart des gens de la cour ! Ils se laissent ennuyer, excéder, asservir, tourmenter pour des intérêts misérables. Ils attendent pour vivre, pour être heureux, la mort de leurs ennemis, de leurs rivaux d’ambition, de ceux même qu’ils appellent leurs amis ; et pendant que leurs vœux appellent cette mort, ils sèchent, ils dépérissent, meurent eux-mêmes, en demandant des nouvelles de la santé de monsieur tel, de madame telle, qui s’obstinent à ne pas mourir.

— Quelques folies qu’aient écrites certains physionomistes de nos jours, il est certain que l’habitude de nos pensées peut déterminer quelques traits de notre physionomie. Nombre de courtisans ont l’œil faux, par la même raison que la plupart des tailleurs sont cagneux.

— Il n’est peut-être pas vrai que les grandes fortunes supposent toujours de l’esprit, comme je l’ai souvent ouï dire même à des gens d’esprit : mais il est bien plus vrai qu’il y a des choses d’esprit et d’habileté, à qui la fortune ne saurait échapper, quand bien même celui qui les a posséderait l’honnêteté la plus pure, obstacle qui, comme on sait, est le plus grand de tous pour la fortune.

— Lorsque Montaigne a dit, à propos de la grandeur : « Puisque nous ne pouvons y atteindre, vengeons-nous en à en médire », il a dit une chose plaisante, souvent vraie, mais scandaleuse, et qui donne des armes aux sots que la fortune a favorisés. Souvent, c’est par petitesse qu’on hait l’inégalité des conditions ; mais un vrai sage et un honnête homme pourraient la haïr comme la barrière qui sépare des âmes faites pour se rapprocher. Il est peu d’hommes d’un caractère distingué qui ne se soient refusés aux sentimens que leur inspirait tel ou tel homme d’un rang supérieur ; qui n’aient repoussé, en s’affligeant eux-mêmes, telle ou telle amitié qui pouvait être pour eux une source de douceurs et de consolations. Chacun d’eux, au lieu de répéter le mot de Montaigne, peut dire : Je hais la grandeur qui m’a fait fuir ce que j’aimais, ou ce que j’aurais aimé.

— Qui est-ce qui n’a que des liaisons entièrement honorables ? Qui est-ce qui ne voit pas quelqu’un dont il demande pardon à ses amis ? Quelle est la femme qui ne s’est pas vue forcée d’expliquer à sa société, la visite de telle ou telle femme qu’on a été surpris de voir chez elle ?

— Êtes-vous l’ami d’un homme de la cour, d’un homme de qualité, comme on dit ; et souhaitez-vous lui inspirer le plus vif attachement dont le cœur humain soit susceptible ? Ne vous bornez pas à lui prodiguer les soins de la plus tendre amitié, à le soulager dans ses maux, à le consoler dans ses peines, à lui consacrer tous vos momens, à lui sauver dans l’occasion la vie ou l’honneur ; ne perdez point votre temps à ces bagatelles : faites plus, faites mieux, faites sa généalogie.

— Vous croyez qu’un ministre, un homme en place, a tel ou tel principe ; et vous le croyez parce que vous le lui avez entendu dire. En conséquence, vous vous abstenez de lui demander telle ou telle chose qui le mettrait en contradiction avec sa maxime favorite. Vous apprenez bientôt que vous avez été dupe, et vous lui voyez faire des choses qui vous prouvent qu’un ministre n’a point de principes, mais seulement l’habitude, le tic de dire telle ou telle chose.

— Plusieurs courtisans sont haïs sans profit, et pour le plaisir de l’être. Ce sont des lézards, qui, à ramper, n’ont gagné que de perdre leur queue.

— Cet homme n’est pas propre à avoir jamais de la considération : il faut qu’il fasse fortune, et vive avec de la canaille.

— Les corps (parlemens, académies, assemblées) ont beau se dégrader, ils se soutiennent par leur masse, et on ne peut rien contre eux. Le déshonneur, le ridicule glissent sur eux, comme les balles de fusil sur un sanglier, sur un crocodile.

— En voyant ce qui se passe dans le monde, l’homme le plus misanthrope finirait par s’égayer, et Héraclite par mourir de rire.

— Il me semble qu’à égalité d’esprit et de lumières, l’homme né riche ne doit jamais connaître aussi bien que le pauvre, la nature, le cœur humain et la société. C’est que, dans le moment où l’autre plaçait une jouissance, le second se consolait par une réflexion.

— En voyant les princes faire, de leur propre mouvement, certaines choses honnêtes, on est tenté de reprocher à ceux qui les entourent la plus grande partie de leurs torts ou de leurs faiblesses ; on se dit ; quel malheur que ce prince ait pour amis Damis ou Aramont ! On ne songe pas que, si Damis ou Aramont avaient été des personnages qui eussent de la noblesse ou du caractère, ils n’auraient pas été les amis de ce prince.

— À mesure que la philosophie fait des progrès, la sottise redouble ses efforts pour établir l’empire des préjugés. Voyez la faveur que le gouvernement donne aux idées de la gentilhommerie. Cela est venu au point qu’il n’y a plus que deux états pour les femmes : femmes de qualité, ou filles ; le reste n’est rien. Nulle vertu n’élève une femme au-dessus de son état ; elle n’en sort que par le vice.

— Parvenir à la fortune, à la considération, malgré le désavantage d’être sans ayeux, et cela à travers de tant de gens qui ont tout apporté en naissant, c’est gagner ou remettre une partie d’échecs, ayant donné la tour à son adversaire. Souvent aussi les autres ont sur vous trop d’avantages conventionnels, et alors il faut renoncer à la partie. On peut bien céder une tour, mais non la dame.

— Les gens qui élèvent les princes et qui prétendent leur donner une bonne éducation, après s’être soumis à leurs formalités et à leurs avilissantes étiquettes, ressemblent à des maîtres d’arithmétique qui voudraient former de grands calculateurs, après avoir accordé à leurs élèves que trois et trois font huit.

— Quel est l’être le plus étranger à ceux qui l’environnent ? est-ce un Français à Pékin ou à Macao ? est-ce un Lapon au Sénégal ? ou ne serait-ce pas par hasard un homme de mérite sans or et sans parchemin, au milieu de ceux qui possèdent l’un de ces deux avantages, ou tous les deux réunis ? n’est-ce pas une merveille que la société subsiste avec la convention tacite d’exclure du partage de ses droits les dix-neuf vingtièmes de la société ?

— Le monde et la société ressemblent à une bibliothèque où au premier coup-d’œil tout paraît en règle, parce que les livres y sont placés suivant le format et la grandeur des volumes ; mais où dans le fond tout est en désordre, parce que rien n’y est rangé suivant l’ordre des sciences, des matières ni des auteurs.

— Avoir des liaisons considérables, ou même illustres, ne peut plus être un mérite pour personne, dans un pays où l’on plaît souvent par ses vices, et où l’on est quelquefois recherché pour ses ridicules.

— Il y a des hommes qui ne sont point aimables, mais qui n’empêchent pas les autres de l’être : leur commerce est quelquefois supportable. Il y en a d’autres qui n’étant point aimables, nuisent encore par leur seule présence au développement de l’amabilité d’autrui ; ceux-là sont insupportables : c’est le grand inconvénient de la pédanterie.

— L’expérience, qui éclaire les particuliers, corrompt les princes et les gens en place.

— Le public de ce moment-ci est, comme la tragédie moderne, absurde, atroce et plat.

— L’état de courtisan est un métier dont on il voulu faire une science. Chacun cherche à se hausser.

— La plupart des liaisons de société, la camaraderie, etc., tout cela est à l’amitié ce que le sigisbéisme est à l’amour.

— L’art de la parenthèse est un des grands secrets de l’éloquence dans la société.

— À la cour tout est courtisan : le prince du sang, le chapelain de semaine, le chirurgien de quartier, l’apothicaire.

— Les magistrats chargés de veiller sur l’ordre public, tels que le lieutenant-criminel, le lieutenant-civil, le lieutenant de police, et tant d’autres, finissent presque toujours par avoir une opinion horrible de la société. Ils croient connaître les hommes et n’en connaissent que le rebut. On ne juge pas d’une ville par ses égouts, et d’une maison par ses latrines. La plupart de ces magistrats me rappellent toujours le collège où les correcteurs ont une cabane auprès des commodités, et n’en sortent que pour donner le fouet.

— C’est la plaisanterie qui doit faire justice de tous les travers des hommes et de la société ; c’est par elle qu’on évite de se compromettre ; c’est par elle qu’on met tout en place sans sortir de la sienne ; c’est elle qui atteste notre supériorité sur les choses et sur les personnes dont nous nous moquons, sans que les personnes puissent s’en offenser, à moins qu’elles ne manquent de gaîté ou de mœurs. La réputation de savoir bien manier cette arme donne à l’homme d’un rang inférieur, dans le monde et dans la meilleure compagnie, cette sorte de considération que les militaires ont pour ceux qui manient supérieurement l’épée. J’ai entendu dire à un homme d’esprit : Ôtez à la plaisanterie son empire, et je quitte demain la société. C’est une sorte de duel où il n’y a pas de sang versé, et qui, comme l’autre, rend les hommes plus mesurés et plus polis.

— On ne se doute pas, au premier coup d’œil, du mal que fait l’ambition de mériter cet éloge si commun : Monsieur un tel est très-aimable. Il arrive, je ne sais comment, qu’il a un genre de facilité, d’insouciance, de faiblesse, de déraison, qui plaît beaucoup, quand ces qualités se trouvent mêlées avec de l’esprit ; que l’homme, dont on fait ce qu’on veut, qui appartient au moment, est plus agréable que celui qui a de la suite, du caractère, des principes, qui n’oublie pas son ami malade ou absent, qui sait quitter une partie de plaisir pour lui rendre service, etc. Ce serait une liste ennuyeuse que celle des défauts, des torts et des travers qui plaisent. Aussi, les gens du monde, qui ont réfléchi sur l’art de plaire plus qu’on ne croit et qu’ils ne croient eux-mêmes, ont la plupart de ces défauts, et cela vient de la nécessité de faire dire de soi : Monsieur un tel est très-aimable.

— Il y a des choses indevinables pour un jeune homme bien né. Comment se défierait-on, à vingt ans, d’un espion de police qui a le cordon rouge ?

— Les coutumes les plus absurdes, les étiquettes les plus ridicules, sont en France et ailleurs sous la protection de ce mot : C’est l’usage. C’est précisément ce même mot que répondent les Hottentots, quand les Européens leur demandent pourquoi ils mangent des sauterelles ; pourquoi ils dévorent la vermine dont ils sont couverts. Ils disent aussi : C’est l’usage.

— La prétention la plus absurde et la plus injuste, qui serait sifflée dans une assemblée d’honnêtes gens, peut devenir la matière d’un procès, et dès-lors être déclarée légitime ; car tout procès peut se perdre ou se gagner : de même que, dans les corps, l’opinion la plus folle et la plus ridicule peut être admise, et l’avis le plus sage rejeté avec mépris. Il ne s’agit que de faire regarder l’un ou l’autre comme une affaire de parti, et rien n’est si facile entre les deux partis opposés qui divisent presque tous les corps.

— Qu’est-ce que c’est qu’un fat sans sa fatuité ? Ôtez les ailes à un papillon, c’est une chenille.

— Les courtisans sont des pauvres enrichis par la mendicité.

— Il est aisé de réduire à des termes simples la valeur précise de la célébrité : celui qui se fait connaître par quelque talent ou quelque vertu, se dénonce à la bienveillance inactive de quelques honnêtes gens, et à l’active malveillance de tous les hommes malhonnêtes. Comptez les deux classes, et pesez les deux forces.

— Peu de personnes peuvent aimer un philosophe. C’est presque un ennemi public qu’un homme qui, dans les différentes prétentions des hommes, et dans le mensonge des choses, dit à chaque homme et à chaque chose : « Je ne te prends que pour ce que tu es ; je ne t’apprécie que ce que tu vaux. » Et ce n’est pas une petite entreprise, de se faire aimer et estimer, avec l’annonce de ce ferme propos.

— Quand on est trop frappé des maux de la société universelle et des horreurs que présentent la capitale ou les grandes villes, il faut se dire : Il pouvait naître de plus grands malheurs encore de la suite des combinaisons qui a soumis vingt-cinq millions d’hommes à un seul, et qui a réuni sept cent mille hommes sur une espace de deux lieues carrées.

— Des qualités trop supérieures rendent souvent un homme moins propre à la société. On ne va pas au marché avec des lingots ; on y va avec de l’argent ou de la petite monnaie.

— La société, les cercles, les salons, ce qu’on appelle le monde, est une pièce misérable, un mauvais opéra, sans intérêt, qui se soutient un peu par les machines et les décorations.

— Pour avoir une idée juste des choses, il faut prendre les mots dans la signification opposée à celle qu’on leur donne dans le monde. Misanthrope, par exemple, cela veut dire philanthrope ; mauvais Français, cela veut dire bon citoyen qui indique certains abus monstrueux ; philosophe, homme simple, qui sait que deux et deux font quatre, etc.

— De nos jours, un peintre fait votre portrait en sept minutes ; un autre vous apprend à peindre en trois jours ; un troisième vous enseigne l’anglais en quatre leçons. On veut vous apprendre huit langues, avec des gravures qui représentent les choses et leurs noms au-dessous, en huit langues. Enfin, si on pouvait mettre ensemble les plaisirs, les sentimens, ou les idées de la vie entière, et les réunir dans l’espace de vingt-quatre heures, on le ferait ; on vous ferait avaler cette pilule, et on vous dirait : « allez-vous en. »

— Il ne faut pas regarder Burrhus comme un homme vertueux absolument : il ne l’est qu’en opposition avec Narcisse. Sénèque et Burrhus sont les honnêtes gens d’un siècle où il n’y en avait pas.

— Quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses qu’on sait, par des gens qui les ignorent.

— Les hommes qu’on ne connaît qu’à moitié, on ne les connaît pas ; les choses qu’on ne sait qu’aux trois-quarts, on ne les sait pas du tout. Ces deux réflexions suffisent pour faire apprécier presque tous les discours qui se tiennent dans le monde.

— Dans un pays où tout le monde cherche à paraître, beaucoup de gens doivent croire, et croient en effet qu’il vaut mieux être banqueroutier que de n’être rien.

— La menace du rhume négligé est pour les médecins ce que le purgatoire est pour les prêtres, un Pérou.

— Les conversations ressemblent aux voyages qu’on fait sur l’eau : on s’écarte de la terre sans presque le sentir, et l’on ne s’aperçoit qu’on a quitté le bord que quand on est déjà bien loin.

— Un homme d’esprit prétendait, devant des millionnaires, qu’on pouvait être heureux avec deux mille écus de rente. Ils soutinrent le contraire avec aigreur, et même avec emportement. Au sortir de chez eux, il cherchait la cause de cette aigreur, de la part de gens qui avaient de l’amitié pour lui ; il la trouva enfin. C’est que, par là, il leur faisait entrevoir qu’il n’était pas dans leur dépendance. Tout homme qui a peu de besoins, semble menacer les riches d’être toujours prêt à leur échapper. Les tyrans voient par là qu’ils perdent un esclave. On peut appliquer cette réflexion à toutes les passions en général. L’homme qui a vaincu le penchant à l’amour, montre une indifférence toujours odieuse aux femmes : elles cessent aussitôt de s’intéresser à lui. C’est peut-être pour cela que personne ne s’intéresse à la fortune d’un philosophe : il n’a pas les passions qui émeuvent la société. On voit qu’on ne peut presque rien faire pour son bonheur, et on le laisse là.

— Il est dangereux, pour un philosophe attaché à un grand (si jamais les grands ont eu auprès d’eux un philosophe), de montrer tout son désintéressement ; on le prendrait au mot. Il se trouve dans la nécessité de cacher ses vrais sentimens : et c’est, pour ainsi dire, un hypocrite d’ambition.