Maxime Gorky - L’œuvre et l’homme

MAXIME GORKY
L’ŒUVRE ET L’HOMME


M. Gorky : Razskazy (Œuvre complètes), 4 vol., édition de la Société Znanie, Saint-Pétersbourg, 1901. — V. Th. Botsianovsky : Maxime Gorky, étude biographique et critique, 1 vol., typographie Souvorine. Saint-Pétersbourg, 1901.


Je voudrais rentrer aujourd’hui dans l’obscure, l’innombrable forêt russe. Je l’entends qui me rappelle, tout au bout de la longue route parcourue depuis que je l’ai quittée. Les brumes des ans accumulés l’interceptent. Que disent-ils, que pensent-ils, dans ces fonds de sourdes ténèbres ? Ont-ils mis de nouvelles paroles sur les vieux airs, si tristes, que tant de millions de voix répètent chaque nuit, sur les fleuves et dans la steppe, avec l’accent déchirant d’une passion sans joie ? Respiration du géant endormi, seul indice qui révèle les battemens de ce cœur silencieux.

L’Occident croit savoir quelque chose de la Russie, depuis que nous allons plus vite, et plus souvent, rôder sur la lisière de la forêt. Des bruits nous arrivent de la surface, un peu plus que par le passé : bruits de la petite poignée d’hommes qui parlent et remuent au-dessus de ces multitudes taciturnes, immobiles ; oracles de la presse, consignes officielles, faits divers de la politique, dialogues des fonctionnaires d’en haut et des conspirateurs d’en bas, ceux dont parlait Job, « qui maudissent le jour et s’apprêtent à susciter Léviathan… Penses-tu, ajoutait le sage, que tu soulèveras Léviathan avec un hameçon ? Béhémoth dort sous l’ombre, dans le secret des roseaux et dans des lieuxhu inities… Il absorbera le fleuve, et il n’en sera pas étonné. » — Tous ils sont si peu, les Russes dont le bruit parvient jusqu’à nous ; moins que rien. C’est Léviathan que nous voudrions connaître ; et de lui, nous ne savons guère plus qu’il y a cinquante ans.

Au début d’une de ses nouvelles, l’auteur que je me propose d’étudier raconte comment il apprit par un journal la mort de son ami, le moujik Konovalof, suicidé en prison ; et il fait cette remarque suggestive : « La brève notice était imprimée en petit texte ; c’est l’usage d’imprimer en petits caractères les communications relatives aux catastrophes des petites gens. » - Toute l’histoire de l’énorme peuple russe est écrite au jour le jour, quand on l’écrit, dans les lignes que les journaux impriment en menu texte : les informateurs de la presse européenne n’y vont jamais voir.

Seuls, quelques rares écrivains peuvent nous renseigner : ceux que l’adoption populaire consacre, parce qu’ils ont su donner une voix aux aspirations inconscientes d’un grand nombre de leurs concitoyens. Or, depuis tantôt vingt ans, le tableau de la Russie littéraire ne nous offrait aucune figure de cet ordre, — Tolstoï mis à part, bien entendu. Les Russes ne se formaliseront pas d’une constatation qui revient sans cesse dans les articles de leurs critiques, dans leurs doléances sur une époque qu’ils appellent « le grisâtre mauvais temps. » Des fleurs agréables, éphémères, masquent la stérilité d’un sol en jachère ; sur cette terre qui a retiré dans son sein les grands morts, un vieux chêne s’élève seul, il la couvre encore de son magnifique ombrage.

Ces jours derniers, sur la foi de nouvelles affligeantes, le monde civilisé a craint de perdre l’homme dont il s’enorgueillit, alors même que cet homme le condamne. On nous fait espérer que la fatale échéance est remise. Léon Tolstoï continue de produire. L’âge n’a pas affaibli l’acuité de ce regard qui voit une âme dans un geste ; elle se fait reconnaître dans maintes pages de Résurrection. Pourquoi faut-il que l’apôtre réformateur mette si souvent l’artiste en pénitence ? Tolstoï, de plus en plus semblable à notre Rousseau, s’épuise à chercher la formule religieuse et sociale de la révélation nouvelle qu’il se flatte d’apporter aux hommes. Son influence est considérable, dit-on ; je veux le croire ; mais, par cela même qu’il endoctrine de très haut, il n’est plus témoin aux écoutes dont la déposition nous révèle les tendances d’une société ; et, puisqu’il fut le miroir très fidèle des générations précédentes, on peut douter qu’il reflète les nouvelles avec la même fidélité. Rappelez-vous Victor Hugo : on l’encensait avec respect, dans son vieil âge, on lui maintenait au sommet la place d’honneur ; il continuait de représenter la France littéraire devant le monde il ne représentait plus les esprits qui cherchaient ailleurs d’autres voies, un autre idéal. L’usure imprescriptible du temps n’épargne aucune souveraineté ; et les souverains de la pensée, sujette changeante, justifient plus que tous les autres le propos du fabuliste : leur établissement vient tard et dure peu. Une juste admiration leur conserve l’honorariat du rang suprême, le pouvoir d’exprimer les temps nouveaux leur échappe.

Parmi ceux qui briguaient le grand héritage, on a vu briller un instant ces jeunes talens, Potapenko, Korolenko : comme ces noms l’indiquent, il semblait que la Petite-Russie voulût imposer à sa sœur aînée les nouvelles dynasties littéraires. Présentement, M. Tchekhof désole, mieux que tout autre, un public qui veut être désolé par d’âpres et mornes représentations de la vie. C’est surtout au théâtre qu’il les fait applaudir : je n’ai pas eu le plaisir de voir ses pièces, il m’est donc interdit d’en parler.

Un rival vient de surgir, qui lui dispute la vogue. Soudaine comme la pousse des feuilles dans le rapide printemps russe, la réputation de Maxime Gorky s’est fortement établie, moins de trois ans après l’apparition de son premier volume. Il a des adeptes enthousiastes en Russie, on commence à traduire ses nouvelles au dehors. Des critiques rebelles à l’engouement général, comme M. Menchikof, ont prétendu qu’il devait ses succès à la singularité de son cas. Gorky est le pur autodidacte, l’homme qui n’a rien reçu des écoles et s’est donné péniblement sa propre culture, dans les intervalles du travail manuel. Il a émergé subitement des bas-fonds populaires qu’il décrit. Ces talens affranchis de la formation classique ont parfois une rude saveur, ils s’imposent avec la force élémentaire du peuple qui les envoie : un Veuillot, un Proudhon, nous en ont montré de mémorables exemples. Le phénomène est plus fréquent en Russie que chez nous ; dans l’aventure littéraire de Gorky, il se manifeste avec un caractère d’étrangeté, presque de gageure, bien fait pour piquer la curiosité publique.

Je viens de lire les quatre volumes où l’on a réuni l’œuvre de ce travailleur précoce et fécond : petits récits, nouvelles de plus longue haleine, tout ce qu’il publiait depuis quelques années dans les revues russes. L’étude critique et biographique de M. Botsianovsky, — Gorky a déjà des biographes, — nous fait connaître l’homme et sa vie. Je laisse à mon excellent guide la -responsabilité des éclaircissemens qu’il donne sur cette vie agitée. Le contrôle des informations n’est pas chose aisée en Russie ; on s’apitoyait naguère sur la disparition de Gorky, on le disait en butte aux persécutions, exilé, emprisonné… Il était simplement malade à Nijni ; un journal annonce qu’il est heureusement rétabli, tout à son travail.

Quelle est la valeur de l’écrivain auquel ses admirateurs font un si large crédit ? Par où se rattache-t-il à la lignée de ses grands devanciers et par quoi diffère-t-il d’eux ? Qu’apporte-t-il de nouveau, et comment dépose-t-il sur ce peuple dont on veut qu’il soit le truchement ? C’est là surtout ce qui nous intéresse et ce que j’essaierai de démêler ici.


I

Il s’appelle de son vrai nom Alexis Maximovitch Pechkof. Nom mort-né, qui restera à jamais enseveli dans un registre paroissial. La Russie ne connaît son jeune favori que sous le nom de guerre qu’il s’est choisi : Maxime Gorky, littéralement « Maxime l’Amer. » Amère, en vérité, fut son enfance. Il naquit en 1869, à Nijni-Novgorod, dans la boutique d’un teinturier. Ses origines renseigneront peut-être les psychologues hasardeux qui cherchent dans une intelligence les composantes obscures de l’atavisme. Son grand-père paternel, officier dans un corps de troupes en Sibérie, y exerça de tels sévices sur les soldats qu’il fut cassé par l’empereur Nicolas. Le tyran intraitable mit en fuite son propre fils, un adolescent qui s’échappa de Tobolsk, à pied, et gagna Nijni, où il vécut d’une chétive industrie. Le père de Gorky épousa « à la dérobée, » contre le gré de la famille, la fille d’un riche marchand. Ce grand-père maternel, à ses débuts simple bourlak, ou haleur de barques sur le fleuve, avait fait fortune à force d’intelligence et de volonté. Le romancier s’est souvenu de lui dans son Thomas Gordiéef, il lui a emprunté quelques-uns des traits de mœurs qui caractérisent les vieux marchands moscovites.

Le richard se ruina, le père et la mère d’Alexis moururent, laissant leur enfant en bas âge. Abandonné de tous ses proches, l’orphelin fut retiré de l’école, où il n’avait passé que cinq mois et mis en apprentissage chez un cordonnier. Il n’y tint guère. Bientôt l’instinct du vagabondage et le mauvais vent de la misère emportent la petite graine au fil de la Volga.

À partir de ce jour, on peut dire que l’imagination de Gorky s’empare de ces eaux vraiment maternelles et qu’elle y puise la riche substance de ses rêves. Il a trouvé sa patrie d’élection, la seule avec laquelle il ne rompra jamais ses attaches d’âme. Il l’a trouvée entre les rives où coule l`immense nappe d’eau échappée des immenses forêts, l’eau russe par excellence, majestueuse et sauvage, libre et triste, hospitalière à tous ceux qui n’ont pas de foyer, rebelle au pouvoir de l’homme qui asservit les fleuves ; refuge des bannis, domaine mobile des grands révoltés, des Stenko Razine et des Pougatchef ; route par où l’on se dérobe au joug des lois, chemin complice des milliers de corps errans et de cœurs inquiets qui fuient avec ses flots vers la liberté, vers l’Asie aventureuse. La plupart des récits que je viens de lire flottent sur la Volga, baignent dans ses brumes, s’emplissent de ses murmures ; les personnages vivent sur ses bords ou naviguent sur ses vapeurs, ses barges, ses radeaux. Jamais une indication précise de lieu : à quoi bon ? Gorky peint des vagabonds qui n’ont ni feu ni lieu. Il les croque au passage sur un point de l’espace qu’il ne prend pas la peine de nommer ; une esquisse de paysage, une coutume, un accent local suffisent pour situer la scène entre Astrakan et Nijni. Il ne quitte le fleuve que pour aller à la mer, son autre amour ; il ne se lasse pas de la décrire, il nous la montre fascinatrice, conseillère d’audace et d’indépendance pour tous ces êtres de proie ou de peine dont il nous conte l’histoire, sur les grèves où il s’attarde avec eux. La Volga et la mer, ces deux éducatrices, lui ont donné de bonne heure un vif sentiment de la nature ; elles ont fait jaillir en lui la source de poésie où il vient se retremper, au sortir de la fange humaine dans laquelle se complaît son cruel réalisme.

Engagé comme marmiton sur un des vapeurs fluviaux, le gamin tomba sous la coupe d’un instituteur imprévu, le cuisinier du bord. Ce Michel Smoury, ancien sous-officier, colosse d’une force prodigieuse et mauvais coucheur, avait la passion de la lecture. Il possédait une vieille malle remplie de livres bibliothèque éclectique où Gogol et Nékrassof fraternisaient avec les Vies des Saints, la Pierre de la Foi, des romans populaires et des épisodes de l’histoire de Russie. Smoury communiqua ses goûts à son gâte-sauces : une ardente curiosité pour la lettre imprimée s’éveilla chez celui-ci. Son imagination partit à tire d’ailes dans l’univers enchanté qui sortait de la vieille malle : un monde nouveau se révélait, qui devait être le vrai, puisqu’il était le désirable et le beau, monde où les saints faisaient des miracles, où les héros historiques et les personnages romanesques accomplissaient de fabuleux exploits.

Romantique et lyrique de par l’initiation du cuisinier, le futur écrivain était instruit au réalisme par l’enseignement de la vie. Elle se chargeait de lui montrer durement que l’action n’est pas la sœur du rêve. L’originalité de Gorky s’est forgée dans ces contrastes violens, douloureux, entre les aspirations développées par ses premières lectures et les conditions d’existence qui lui étaient faites. Le sort l’avait enrôlé de bonne heure, et pour longtemps, dans l’armée des gueux, des va-nu-pieds, des réfractaires, de tous ces déchets sociaux dont il devait être le chantre et le porte-drapeau. Tout jeune, il est en contact avec la lie du peuple russe, il ne connaît d’autres guides et d’autres modèles que les compagnons de la belle étoile : avec eux, il tâte la misère par tous les bouts, il apprend les métiers de raccroc qui donnent rarement le toit et l’habit, quelquefois, pas toujours, un morceau de pain de seigle et un verre d’eau-de-vie. Sa destinée paraît alors fixée à jamais ; il sera l’un de ces rouleurs de la Volga, légers de scrupules, bons à tout faire pour quelques kopeks, piliers de cabaret et gibiers de prison.

Mais, tandis que son corps cherche la pitance quotidienne, avec les ruses rapprises de l’animal sauvage, son esprit éveillé par la lecture a faim de connaissances. À seize ans, il revient à Kazan, ville d’université ; « un désir, furieux, » a-t-il dit, le poussait à pénétrer plus avant dans le monde des idées, entrevu à la dérobée. Il s’imaginait naïvement qu’il suffit de demander la science, et qu’on la distribue aux affamés. Renseigné promptement, et voyant que « cela n’était point dans l’ordre établi, » il entra en qualité de second aide chez un boulanger : plus exactement un « craquelinier, » fabricant de ces anneaux de pâte dure dont le menu peuple est très friand.

Les souvenirs qu’il a gardés de cette époque ont pris corps dans une de ses meilleures nouvelles, Konovalof. Le caractère autobiographique du récit se reconnaît à un accent de vérité sur lequel il est impossible de se méprendre. Konovalof, le garçon boulanger qui travaille la pâte avec lui, est un de ces types de moujik déraciné que Gorky peindra à la douzaine : grand philosophe et grand saoulard, aventureux, inquiet, toujours arraché à sa condition présente par l’appel irrésistible d’autres horizons, incapable de se plier à un joug et de persévérer dans une place, alors même qu’elle est bonne. — « Pourquoi suis-je né avec une échine sur laquelle aucun harnais ne va ? » s’écrie-t-il tristement. — Aux heures de relâche, lorsqu’ils ont enfourné les craquelins, et parfois bien avant dans la nuit, le mitron fait la lecture à son camarade. Il analyse l’éveil de la curiosité dans cette intelligence en friche ; on sent bien qu’il transpose et décrit ici sa propre initiation, quand le cuisinier Smoury lui ouvrait le monde imaginaire. Aux passages qui l’émeuvent le plus fortement, — en particulier dans l’histoire de Stenko Razine, le rassembleur d’insurgés en qui Konovalof et ses pareils révèrent un ancêtre épique, — l’illettré redemande vingt fois la même lecture, il fixe des yeux ardens sur le livre, se fait montrer la place où c’est imprimé ; il demande, — et ce trait est pris sur le vif : — « Est-il possible que ces lettres soient les mêmes que toutes les autres lettres ? » - Ainsi, au fond de cette cave où la boulangerie est enterrée, dans le silence de la nuit et aux premières clartés de l’aube, la Russie populaire naît à la pensée.


J’étais couché sur les sacs de farine et je contemplais, de haut en bas, cette puissante figure barbue, ce corps de géant étendu sur la natte qui couvrait le pétrin. Les odeurs du pain chaud, du ferment aigri et de la vapeur de charbon se mêlaient dans l’air… Le ciel s’éclairait des premières lueurs, un ciel gris qui regardait à travers les vitres des soupiraux, obscurcies par un enduit de poussière farineuse. On entendait le grincement des roues d’une télègue, le chalumeau d’un berger qui rassemblait son troupeau…


Aux jours de chômage, les deux compagnons emportaient leur livre dans les champs, sur les berges de la rivière. Mais là, étendus sur l’herbe, ils cessaient bientôt de lire. — « Maxime, laisse-moi regarder le ciel ! — Maxime, viens, partons, allons au Kouban ! » disait Konovalof. Ressaisis par la nature, ils se perdaient en de vagues rêveries. Ces promenades les conduisaient souvent à une grande maison d’aspect sinistre, abandonnée en rase campagne, à demi ruinée, envahie par les eaux. Elle servait de refuge à une société très mêlée, rôdeurs, chemineaux, pouilleux qui n’avaient pas d’autre abri en ville, particuliers en délicatesse avec la police. Les garçons boulangers payaient une tournée de vodka, les vagabonds s’acquittaient en racontant les aventures de leur vie, histoires plus fantastiques et plus navrantes que celles des livres. Gorky recueillait là des matériaux qu’il devait utiliser par la suite dans un de ses récits les plus vantés : Les ci-devant hommes. Un jour, la narration fut interrompue par une rafle de police ; narrateurs et auditeurs allèrent de compagnie passer la nuit au poste.

Le jeune homme avait des fréquentations plus relevées, plus dangereuses peut-être pour son repos. Introduit dans quelques cercles d’étudians, il y entendait bruire les idées qui fermentent dans ces milieux pauvres, effervescens. Tourguénef et Dostoïevsky nous l’ont dépeint, l’effrayant malaise de cette jeunesse rongée de pensée, sevrée de toute gaîté, fiévreuse de privations physiques et de souffrances morales, bouillante et grondante comme le samovar autour duquel ils s’assemblent pour tromper leur faim avec des verres de thé, pour reconstruire un monde chimérique dans le nuage de vapeur et de fumée. Cerveaux vierges, vidés de tout le lest traditionnel, et où la science brusquement infusée agit à la façon d’un explosif. Gorky contracta leur mal dans l’asile des gueux on l’avait grisé d’eau-de-vie ; ici on l’enivrait d’abstractions. Nous imaginons sans peine les affres et les révoltes de sa vive intelligence, quand il redescendait du cénacle philosophique dans la cave du boulanger.

Il les a confessées plus tard, sous une forme où la raillerie déguise mal l’amertume du souvenir, dans le récit intitulé Un jour d’automne. Il y raconte une de ses journées de misère, à dix-huit ans. Ce soir-là, il errait sur le port du fleuve, affamé, en quête d’un morceau de pain. Une échoppe de revendeur se dresse à l’écart, close, mais abandonnée. S’il y avait là quelque chose à manger ? Voici qu’une rôdeuse sort de l’ombre, une fille des rues torturée comme lui par le besoin. Elle lui propose de forcer la boutique. Il arrache un volet, elle se glisse dans l’ouverture, rapporte une vieille croûte de pain ; et tous deux de la dévorer, sous une barque renversée, qui les abrite jusqu’au matin contre la pluie glaciale. Le jeune homme grelotte la fièvre, et la fille se serre contre lui pour le réchauffer. N’allez pas imaginer quelque dénoûment égrillard : rien de plus chaste que la description de cette nuit : deux créatures rapprochées par la misère souffrent côté à côte, avec les sentimens d’un loup et d’une louve pris au piège.


Pour une ironie du sort, c’en était une. Pensez ! En ce temps-là, j’étais très sérieusement occupé des destinées de l’humanité. Je rêvais des révolutions politiques, une réorganisation de la machine sociale ; je lisais divers auteurs diaboliquement difficiles, penseurs si profonds que leur pensée selon toute vraisemblance, n’était pas même intelligible pour eux. En ce temps-là, je m’efforçais de préparer en ma personne « une force active et puissante pour la collectivité. » Il me semblait même que j’avais partiellement accompli cette tâche ; du moins l’idée que je me faisais de moi-même allait-elle alors jusqu’à la reconnaissance de mon droit exclusif à l’existence, en tant que grand personnage indispensable à la vie générale et parfaitement qualifié pour y jouer un rôle historique de premier plan. — Et voilà qu’une prostituée me réchauffait de son corps ; j’étais l’obligé d’une misérable créature de rebut, honnie, mise au ban de la société où il n’y avait pas de place pour elle ; elle qui m’avait secouru avant que je n’eusse songé moi-même à la secourir, ce que j’aurais été d’ailleurs fort embarrassé de faire pratiquement, si même j’y avais songé…


L’activité fébrile de la pensée, dans un organisme épuisé par les jeûnes, eut pour résultat une de ces tentatives de suicide si fréquentes en Russie chez les adolescens. À dix-neuf ans, ayant estimé que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, Gorky se logea une balle dans le corps. — « J’en réchappai, dit-il avec bonne humeur, pour m’initier à la vente des pommes. » - Sollicité par son irrésistible instinct de vagabondage, et sentant, comme il le dit lui-même, « que sa place n’était pas dans les milieux de l’intelligence, » il repartit sur la Volga, tira pays jusqu’au Kouban, séjourna au Caucase, parcourut ensuite le littoral de la Mer-Noire. . Gardien sur la voie ferrée, haleur, débardeur, manœuvre loué aux pêcheries, aux salines, dans les docks et sur les chantiers maritimes, il acquit une expérience encyclopédique des métiers où l’on engage les forains ; il y noua de précieuses amitiés avec des gens peu recommandables, mais pittoresques et originaux, qui allaient lui fournir une inépuisable galerie de modèles ; il emmagasina d’autre part ces visions poétiques de la nature où il devait encadrer des sujets triviaux. Ce furent là ses années d’université : le haut enseignement qu’il n’avait pas pu recevoir au pied des chaires de Kazan, Gorky le demanda aux professeurs qui font leur cours sur les grands chemins,

Le démon littéraire commençait à parer en lui. Il écrivit ses premiers essais en 1892 et les fit accepter dans quelques gazettes de province. L’année suivante, Korolenko le rencontra à Nijni et s’intéressa vivement à ce débutant. — « Dites, répondra-t-il plus tard aux biographes qui le questionneront, — dites que le premier maître de Gorky a été le soldat-cuisinier Smoury ; le second, l’avocat Lanine ; le troisième, Alexandre Kalioujny, personnage « au ban de la société ; » le quatrième, Korolenko. »

Grâce à ce protecteur, les revues de Pétersbourg ouvrirent leurs colonnes au jeune inconnu. Inconnu il y a six ans ; déjà discuté par toute la critique lorsque parut en librairie le premier recueil des Récits, en 1898. La critique hésitait, faisait des réserves, se demandait si le nouveau venu n’était pas un de ces météores trompeurs qui traversent une nuit le ciel russe et s’éteignent, laissant tout penauds les astronomes trop prompts à signaler une étoile. Le public se donna plus franchement : comme il est de règle, son suffrage enthousiaste entraîna la critique, et ce fut bientôt un concert d’éloges où les plus exaltés étaient naturellement ceux qui avaient d’abord malmené l’écrivain. Il vint à Pétersbourg dans l’hiver de 1899 ; on organisa une soirée le lecture en son honneur, la jeunesse prit d’assaut la vaste salle, et lorsque Gorky parut sur l’estrade, les ovations tumultueuses allèrent jusqu’au délire. Depuis lors, quand des conférenciers,nu des lecteurs donnent en son absence des réunions semblables, elles s’achèvent dans la même apothéose, des télégrammes d’adhésion passionnée en transmettent l’écho à Nijni. Mon exemplaire des Récits porte cette mention : 20e mille, — chiffre de tirage fabuleux en Russie.

L’homme a cette séduction, si puissante sur les foules, de leur présenter dans sa personne une image sensible de son œuvre. La figure volontaire, énergique, la chevelure négligemment rejetée en arrière, la blouse paysanne qui flotte sur un torse musculeux, — Gorky ne porte jamais d’autre vêtement, — tout en lui incarne le type du jeune moujik intelligent, audacieux, tel qu’on l’a rencontré cent fois sur les routes où il va chercher fortune. Au printemps de l’an dernier, M. Riépine, le peintre à la mode, exposa un portrait de l’écrivain. Il y avait de secrètes affinités entre l’artiste et son modèle ; il n’eût fallu qu’un hasard pour que ce dernier posât devant le peintre quinze ans plus tôt, à l’époque où M. Riépine fondait sa réputation avec une toile d’un réalisme douloureux : les Bourlaki de la Volga, attelés à la corde de halage, pieds nus dans le sable, accablés sous un soleil torride. — Le portrait de Gorky fit fureur à l’Exposition : les jeunes visiteurs, étudians et étudiantes, n’avaient d’yeux que pour lui.

Comment a-t-il capté ces âmes ? Leur a-t-il ouvert un nouveau paradis de beauté, de vérité ? Leur a-t-il seulement donné la triste satisfaction de mieux connaître leurs peines et leurs laideurs ? — Interrogeons ses livres.


II

Pour qui s’en tiendrait aux apparences, les premiers essais de ce talent ne faisaient guère présager son emploi futur : si l’on y regarde de plus près, ils déterminaient à jamais sa nature et sa direction. Elles sont déconcertantes d’anachronisme, ces pages qui semblent écrites en pleine fièvre romantique, par un disciple de Pouchkine et de Lermontof : Makar Tchoudra. La vieille Izerquil, Le Khân et son fils… J’ai dit ici comment les émules russes de lord Byron avaient découvert, au Caucase et en Crimée, les terres sacrées de la poésie romantique. Depuis lors, ces portes de l’Orient sont gardées par les deux magiciens : dès qu’on en franchit le seuil, leurs vers chantent dans la mémoire, il n’y a plus de liberté pour l’impression personnelle ; un prisme interposé colore tous les objets. À la splendeur naturelle du pays s’ajoute l’auréole dont les poètes l’ont nimbé. Les grands créateurs littéraires ont ce pouvoir de laisser sur certaines contrées une atmosphère invariable, où la forme des visions et la pente des sentimens sont commandées d’avance ; le paysage est vraiment leur état d’âme, conservé et transmis aux générations successives ; ainsi la baie de Naples pour les lecteurs de Lamartine. Tolstoï lui-même, quand il servait dans un régiment du Térek, a subi la tyrannie de ses devanciers : les Cosaques en font foi.

Le jeune Gorky arrive au Caucase tout chaud de la lecture des poètes ; il voit par leurs yeux, il sent avec leur sensibilité aspects et figures, traits de mœurs et légendes, élans de passion fougueuse et cris de sauvage orgueil, tout dans ses histoires nous ramène au pur byronisme des Tsiganes et du Démon. Le pâtre Makar Tchoudra développe sa philosophie fataliste, il dit la férocité de l’amour chez les belles filles du Kouban, la beauté le la vie libre, et combien pourtant la vie est vaine, lourde sur le cœur qui n’en devine pas le sens… « Tu ne trouveras pas de cheval sur lequel tu puisses t’échapper de toi-même… » Nous entendons dans ce récit l’écho d’une voix connue, celle du Petchorine de Lermontof. De même Izerguil est authentiquement une fille de Pouchkine ; l’Aleko des Tsiganes a rêvé, gémi, crié tous les sentimens effrénés qui flambent dans les histoires de la vieille tatare de Crimée. Très belle est la légende de Larra, l’enfant de la fille enlevée par un aigle ; il rapporte les instincts paternels parmi les hommes de sa tribu, ses mains déchirent comme des serres la poitrine de la femme qu’il aime, rien ne peut abattre en lui l’orgueil satanique dont héritent les fils des sigles, surtout quand ils sont nés aux environs de 1830.

Il y a peu d’originalité dans l’invention de ces personnages, peu de vérité dans les âmes conventionnelles que Gorky recrée en eux sur les patrons du romantisme ; mais les esquisses orientales du jeune prosateur révèlent le don de sentir et de peindre. Le genre des tableaux a vieilli : tout est jeune et fort dans leur facture, éclat de la couleur, richesse et propriété des images, intensité d’une émotion contenue chez le narrateur. Elle est d’un vrai poète, la description de cette fin de jour, sur la côte de Crimée, alors qu’Izerguil remémore ses anciennes amours : les chants des vendangeuses qui s’en vont vers la mer font au récit mélancolique une sourdine joyeuse, décroissante dans la nuit comme les souvenirs de la vieille femme.


Sa voix sèche sonnait sans vibrations, elle craquait, comme si la vieille parlait avec ses os… On eût dit que son récit était susurré par des siècles oubliés, accumulés dans son sein à l’ombre des souvenirs. Et la mer accompagnait lentement le début d’une de ces anciennes légendes, qui, peut-être, naquirent sur ses rivages.


L’auteur prête à Izerguil des réflexions d’une éloquence simple et juste.


Dans la vie, vois-tu, il y a toujours une place pour les exploits ; ceux qui ne la trouvent pas sont des fainéans et des poltrons ; ou bien ils ne comprennent rien à la vie : parce que, si les hommes comprenaient la vie, chacun d’eux voudrait laisser après lui son ombre sur elle. — J’ai eu cette chance de ne plus jamais me rencontrer avec les hommes que j’avais aimés dans le temps : ce sont de mauvaises rencontres, comme si l’on rencontrait des morts…

Ce n’est pas un imbécile qui a écrit cela.

Gorki ne s’arrêta pas à ces réminiscences ; son attention se transporta bientôt sur les compagnons de misère qu’il coudoyait. L’évolution qui se fit alors chez l’écrivain reproduisit exactement celle de Gogol, son véritable ancêtre. Lui aussi, le chantre de Tarass Boulba avait débuté par le romantisme historique : une intuition de génie l’avertit qu’il y avait un nouveau monde à explorer autour de lui, dans les mœurs des gens de province ; et, s’il ne créa point, dès 1840, le réalisme proprement dit, — l’art ne fait pas plus que la nature de ces sauts brusques, — il inaugura le réalisme lyrique : on me pardonnera cette alliance de mots, si l’on veut bien penser aux nombreuses pages de Balzac, et plus encore de Flaubert, qu’il serait difficile de définir autrement. Cet admirable Gogol, — qui n’a pas encore la place dont il est digne sur les sommets de la littérature européenne, — embrassa d’un vaste coup d’œil toutes les classes de la société. Plus restreint est le champ d’observation où se cantonne Gorky ; sauf en de rares occasions, il ne regarde guère les hommes au-dessus des travailleurs manuels ; encore ne distingue-t-il volontiers que les irréguliers ou les déserteurs de cette armée du travail.

Les « va-nu-pieds, » les « gens inquiets, » les « ci-devant hommes[1], » ces trois expressions reviennent sans cesse sous sa plume, dans les titres de ses récits ; et caractérisent le milieu social, ou plutôt anti-social, auquel il s’intéresse de préférence. Nappe souterraine d’eau trouble, alimentée par des sources très diverses, qui fait songer à ces prairies marécageuses de la Russie où la tourbe tremble sous les pieds du chasseur. Vous n’y rencontrerez pas le paysan attaché à la terre qu’il cultive, ce moujik étudié de si près, avec tant d’amour, par Tourguénef et par d’autres romanciers modernes : celui-là ne retient l’attention de Gorky que du jour où il se déracine et va flotter à l’état d’épave. La malchance, la misère, la paresse recrutent dans toutes les conditions ceux qui viennent grossir ce monde interlope et y prennent bientôt une physionomie commune ; là se confondent et s’égalisent l’étudiant raté, le marchand en ribote, l’ex-fonctionnaire, l’ex-officier. Par le choix des sujets, par la manière dont il les traite, Gorky rappelle souvent notre Jules Vallès et ses Réfractaires.

Il a trouvé sa veine ; il déroule sous nos yeux, avec une abondance parfois monotone, le cinématographe où passent et repassent les claquepatins qui lui ont fourni plus de trente nouvelles. Son procédé de composition ne varie pas ; ne lui demandez point ce qu’on nommait jadis une intrigue, une action romanesque : jamais vous n’en trouverez trace ; pas même dans Thomas Gordiéef, qui a les proportions d’un long roman. Il saisit brusquement ses modèles dans le train de leur vie quotidienne ; il dessine leur silhouette, il les fait gesticuler, parler, philosopher ; leur psychologie, dévoilée par leurs discours, remplit un certain nombre de pages ; il les abandonne soudain, comme il les a pris. Esquisses fragmentaires, semble-t-il, amassées pour servir plus tard à quelque grande fresque : c’est le secret de son art que chacune d’elles compose un petit tableau achevé.

Cet art se manifeste d’abord dans le choix et dans l’excellent travail du cadre où il nous présente ses personnages. Plus ils sont vulgaires et bas, plus Gorky sent le besoin de les relever par une forte opposition avec les beautés et les puissances de la nature. Heureusement servi par son romantisme initial, le lyrique se retrouve alors sous le réaliste. Je ne crois pas qu’Aïvasovsky lui-même, le peintre attitré et justement célèbre de la Mer-Noire, ait mieux vu et mieux aimé les spectacles changeans de cette mer, à toutes les heures, sous toutes les lumières quelques citations sont ici nécessaires ; elles ne donneront qu’une idée approximative de l’original : je traduis, et notre veille langue aux contours si nets est désespérante, lorsqu’on veut lui faire rendre la richesse désordonnée, la liberté primesautière, les nuances et le flou de l’idiome en formation que chaque écrivain russe pétrit à sa guise.

Tchelkach est un écumeur de la côte, un maraudeur qui a débauché un jeune gars et l’entraîne dans une expédition nocturne ; ils vont quelque part voler quelque chose ; tout est pesant et sinistre dans la vie de ces hommes, les projets du vieux, l’épouvante du plus jeune, les pensées qu’on devine chez eux et les propos énigmatiques qu’ils échangent. La mer et le ciel doivent être à l’unisson de leurs âmes. Les deux compagnons poussent leur embarcation hors du havre.


La nuit était obscure ; au ciel roulaient de larges convois de nuages déchirés ; la mer, dans la darse, était calme, noire, épaisse comme de l’huile. Sa respiration moite apportait une odeur saumâtre ; caressante, elle berçait le canot de Tchelkach, et le ressac bruissait contre les carènes des bateaux contre le rivage… Le canot s’échappa du fouillis des barques, et la mer, — illimitée, puissante, luisante, — se déroula devant eux, fuyant dans le lointain bleu où des montagnes de nuées se levaient de ses eaux vers le ciel : nuées violacées, ourlées sur les bords de lisérés cotonneux, tirant sur le jaune ; nuées verdâtres, couleur de l’eau de mer ; nuées plombées et chagrines, de celles qui jettent des ombres lourdes, ennuyées, — qui accablent l’esprit et le cœur. Elles rampaient lentement l’une après l’autre, se pourchassaient, se mêlaient, confondaient leurs nuances et leurs formes, s’engloutissaient en elles-mêmes, se reformaient avec de nouvelles figures, majestueuses et moroses… Il y avait quelque chose de fatal dans le lent mouvement de ces masses inanimées. Il semblait que là-bas, aux confins de la mer, leur multitude innombrable ramperait toujours dans le ciel, et qu’elles se donnaient stupidement un méchant but : empêcher à jamais ce ciel de briller de nouveau sur la mer endormie, offusquer les rais d’or de ses millions d’yeux, les étoiles multicolores, vivantes, radieusement pensives, qui éveillent chez les hommes de hauts désirs, qui font chérir leur sainte et pure lumière… La barque se balançait doucement aux jeux de la vague, les ais gémissaient avec un bruit plaintif, une pluie molle tombait sur le pont, les flots clapotaient contre le bordage. Tout cela était triste : murmures pareil aux chansons que chante sur le berceau une mère, quand elle n’espère aucun bonheur pour son enfant qui dort là.


Gorky retrouve sur le littoral son ancien camarade Konovalof, embauché par les constructeurs d’une digue maritime. Il décrit le pénible labeur de cette fourmilière humaine, de « tous ces petits hommes grisâtres » qui débitent la montagne voisine pour en faire une barrière contre les vagues. L’heure du repos sonne : Konovalof partage avec lui son gîte, une des excavations forées dans le flanc de la montagne. De cet observatoire, ils regardent longuement la mer.


Elle s’étendait au-dessous de nous, aveuglant les yeux de son éclat, grande, forte et bonne ; son haleine puissante soufflait sur la grève, rafraîchissait ces hommes harassés qui peinaient pour la contrarier, pour restreindre la liberté de ses flots : de ses flots qui maintenant caressaient, débonnaires et harmonieux, le rivage défiguré. Il semblait qu’elle nous prît en pitié ; instruite par tant de siècles d’existence, elle comprend que ces pauvres maçons ne portent point la responsabilité des mauvais desseins formés contre elle ; depuis longtemps elle sait qu’ils sont seulement des esclaves, que leur rôle est de lutter face à face avec les élémens, et qu’ils préparent dans cette lutte la vengeance des élémens. Ils ne cessent pas de bâtir, ils peinent perpétuellement, leur sueur et leur sang font le ciment de toutes les constructions ; mais ils ne reçoivent rien pour cela ; ils dépensent toute leur vigueur dans cet éternel effort de bâtir ; effort qui édifie des merveilles sur la terre et ne procure pas à ces hommes un toit, — à peine un peu, trop peu de pain. Eux aussi, ils sont un élément ; et c’est pourquoi la mer n’a pas colère, pourquoi elle regarde avec indulgence ce travail dont ils ne tireront aucun profit, les petits vers grisâtres qui ont miné la montagne… Souriante du sourire tranquille d’un titan qui connaît sa force, la mer ranimait de son haleine vivifiante cet autre titan, encore aveugle d’esprit, enchaîné sur la terre qu’il fouille misérablement, au lieu de s’élancer vers le ciel…


Alors même qu’il n’est pas soulevé par ces souffles lyriques, le style de Gorky atteste partout le premier don de l’écrivain, le jaillissement perpétuel de l’image. Elle est toujours neuve et singulière, empruntée aux habitudes, aux métiers de ses personnages. L’autodidacte recueille ici le bénéfice de son éducation Technique, de la leçon de choses reçue directement, en dehors des écoles et de la tradition classique. Il doit à cette dure éducation une autre supériorité littéraire : la poignante vérité des sensations cruelles qu’il décrit par expérience, la fatigue, le froid, la faim… La faim, surtout ; dans Un jour d’automne, dans La steppe, les tortures de l’homme qui tombe d’inanition sont analysées avec une précision médicale. Impossible d’oublier la nuitée des trois chemineaux, égarés dans la solitude de la steppe, et leur rencontre avec le pauvre hère à qui ils arrachent son bissac : la tension de toutes les forces vitales vers la conquête d’un morceau de pain, fallût-il l’acheter par un crime, donne une grandeur tragique à cette vulgaire aventure.

Jusque dans les outrances de son réalisme, Gorky demeure un romantique impénitent. Par la forme, d’abord, par la qualité de ses rêveries devant la nature : les morceaux que j’ai cités plus haut le font assez voir ; mais surtout par sa prédilection pour un certain type de héros. Tchelkach ou Konovalof, le Sériojka de Malva et Malva elle-même, ce type revient dans la plupart des récits, toujours pareil à quelques nuances près, toujours flatté par l’auteur, qui lui prodigue d’autant plus de sympathie que le personnage en mérite moins, au jugement de la morale bourgeoise. C’est le gaillard aux muscles puissans, au cœur intrépide, fainéant et vicieux, mais capable d’un effort soudain ; largement approvisionné d’une énergie qu’il noie dans l’alcool, faute de savoir qu’en faire : philosophe et fataliste, rebelle à tout assujettissement, insurgé contre toute loi. Vous reconnaissez le Sublime, tel que l’a décrit et baptisé chez nous M. Denis Poulot. Qu’il soit de plus un vagabond fieffé, vagabond avec délices, c’est sa vertu essentielle aux yeux, du conteur russe. La glèbe, la bonne terre arable, le village natal, le foyer, voilà les ennemis, les geôliers dont il n’est jamais parlé qu’avec mépris ; on leur oppose ces libératrices, la steppe, la rivière, la mer. Toujours chassés par l’atavisme nomade hors du lieu où ils se posent un instant, les « va-nu-pieds » de Gorky sont les continuateurs inconsciens de ces cosaques, évadés de la vie régulière, dont l’émigration sporadique fut jusqu’à nos jours un des phénomènes caractéristiques de l’histoire russe : frange d’écume que l’océan slave rejette sans cesse sur ses bords, et qui lui gagne des terres nouvelles tout en le fuyant.

Un aiguillon douloureux stimule tous ces errans ; comme l’Anglais a son spleen, le Russe a sa toska, variété nationale du plus vieux mal humain, l’ennui et la désespérance de vivre. Elle peut être froide et morne comme sa mère la neige, ou jaillir soudain, bouillonnante et furieuse, comme l’eau de cette neige fondue. Elle pousse l’instinctif à toutes les dépenses vitales où l’on trouve l’oubli dans le risque, à toutes les folies, — et plus habituellement au cabaret. Dans une nouvelle de Tourguénef, Le Désespéré, un oncle questionne son ivrogne de neveu : « Mais d’où te vient, cette toska ? — Comment ? Vous le demandez ? On rentre en soi, on se sent, on se repense, on se met à ratiociner sur la pauvreté, sur l’injustice, sur la Russie… Paf ! Fini ! Tout de suite la toska, comme une balle dans le front. Et l’on recommence à boire, malgré soi. — Que vient faire ici la Russie". Tout cela, c’est l’effet de ta fainéantise. — Mais puisque je ne sais rien faire, mon bon oncle ! Enseignez-moi ce que je dois faire, à quoi et pour quoi je pourrais bien risquer ma vie : je suis prêt, tout de suite… »

La toska, c’est le dernier mot de la psychologie de Gorki, celui qui revient à tout bout de champ dans ses livres. Il l’a mis en tête d’un récit qui porte ce sous-titre : Une page de la vie d’un meunier. Ce meunier est pris dans son moulin d’un accès de la maladie commune : il part pour la ville, flâne au hasard dans les rues, poursuivi par l’ennemi invisible qu’il s’efforce de dépister ; il ramasse des demoiselles et des parasites qui lui font horreur, s’enferme en leur compagnie dans une taverne ; on chante des chansons tristes, tristes… il pleure, confesse son incurable chagrin aux inconnus qui bâfrent avec ses roubles, il s’enivre à mort, pendant trois jours, et revient au moulin, plus malheureux qu’avant… C’est tout. Ce n’est pas neuf. L’oncle du bon Tourguénef voyait et disait juste, quand il coupait court d’un mot aux explications de son neveu, reprises et délayées à perte d’haleine par les créatures de Gorky : « C’est de la fainéantise. » - Notre auteur ne l’admet pas : pour lui, c’est le mal sacré, fatal. Nous sommes revenus de ces enfantillages ; mais ils forment le fonds et le tréfonds de l’œuvre que j’examine ; nous verrons en concluant qu’il est peut-être gros de conséquences littéraires et sociales, ce romantisme en haillons qui retourne chercher, plaindre, glorifier Manfred et Rolla dans l’assommoir où ils ont dégringolé.

Depuis qu’il fait ou croit faire des peintures réalistes de la plèbe, le conteur n’y accorde aux femmes qu’une place secondaire ; ses cliens habituels parlent d’elles avec une ironie méprisante et les traitent à l’avenant. Ils pensent tous comme Konovalof : la femme est l’ennemie-née de cette liberté que le vagabond doit chérir par-dessus tout. Le garçon boulanger raconte à son ami comment, du temps qu’il était palefrenier dans un cirque, une riche marchande le remarqua, l’attira chez elle, lui fit la vie douce ; et comment il la quitta, quoiqu’elle fût fort à son goût, parce qu’il ne pouvait pas tenir en place : « quelque chose le tirait quelque part… » Konovalof ajoute :


Je t’ai rapporté la pure vérité, ce fut comme je t’ai dit. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? La femme vit, elle s’ennuie… Je n’étais qu’un cocher, possible ; mais c’est bien égal pour la femme : un cocher, un seigneur, un officier, c’est tous des hommes… Et tous sont devant elle des cochons, tous ne cherchent qu’une seule et même chose, chacun vise au même but : prendre le plus, payer le moins possible. L’homme simple est encore le meilleur, le plus consciencieux. Moi, je suis un simple : les femmes devinent très bien cela en moi, elles voient que je ne les offenserai pas, c’est-à-dire.., enfin… que je ne me moquerai pas d’elles. La femme, vois-tu, elle pèche, et elle ne craint rien tant que la moquerie, les affronts qu’on lui fait. Elle est plus honteuse que nous…


Les compagnes de hasard que Gorky donne à ses « va-nu-pieds » ne l’intéressent un instant que par des méfaits hors de pair : par exemple, lorsqu’elles enjôlent simultanément un père et un fils, jettent les deux fauves l’un contre l’autre, choisissent celui qui a manifesté dans ce duel le plus de « force vitale. » Tel est le sujet de Malva et de Sur le radeau. Si l’artiste a dessiné avec une complaisance exceptionnelle la figure de sa halva, c’est qu’elle incarne aussi bien qu’un homme le type du bel animal nomade, indomptable, pour qui tout est proie sur la terre et qu’aucune proie ne satisfait. — « Tu ne ressembles pas à une femme ! » lui dit Sériojka. Ce n’en est pas moins la seule à qui le conteur ait su donner toutes les coquetteries, toutes les séductions de la femme. On comprend qu’elle ensorcelle, la sirène des pêcheries de Crimée : l’âme de la mer joue dans ses yeux verts, dans son rire qui défie les hommes. Un fluide magnétique émane de son être, se communique aux paysages marins nulle part Gorky ne les a prodigués avec autant de magnificence ; nulle part il n’a fouillé plus avant dans la souffrance de ces cœurs farouches. Je crois bien que Malva est son chef-d’œuvre.

Presque toujours, les pâles créatures qui passent à l’arrière-plan des Récits sont des filles de la dernière catégorie. Leur rôle se borne à chanter indéfiniment ces mélopées où les paroles enfantines traînent sur un long sanglot, comme un cri de bête blessée, et qui exaspèrent jusqu’aux larmes l’humeur chagrine des buveurs. Rien ne dépayserait plus un lecteur français que la description de ces orgies taciturnes, lugubres, — et parfaitement décentes, au moins sous la plume du narrateur.

Nous retrouvons ici la différence essentielle que j’ai souvent signalée entre les réalistes russes et la plupart des nôtres. Leurs tableaux peuvent être bas, répugnans, ignobles à tous autres égards ; ils n’apportent jamais une suggestion sensuelle. Dans la situation la plus scabreuse, selon nos idées, ces philosophes imperturbables ne voient que les victimes d’une affliction particulière ; le phénomène psychologique retient exclusivement leur attention : pour le reste, leurs descriptions de mauvais lieux sont aussi réservées qu’une tragédie de Racine. On peut à peine indiquer le sujet de Vaska Krasny : ce Vaska, un garçon de taverne bizarre et cruel, a la charge de fouetter les filles incorrigibles dans toutes les maisons publiques d’une grande ville. Sur ce thème, où nos spécialistes rivaliseraient d’évocations obscènes, Gorky a écrit une étude amère, impassible comme un rapport de police. En pareille matière, les commentaires éclaircissent mal la différence d’intentions qu’une heure de lecture et de comparaison rendrait sensible à tout homme de bonne foi : cette même chair qui s’exhibe chez nous vivante et tentatrice, à la seule fin d’émoustiller le lecteur, on la lui montre là-bas refroidie dans un amphithéâtre d’anatomie, pour qu’il y étudie sur des cadavres moraux comment souffrent et meurent des âmes.

Dirai-je maintenant l’impression qui se dégage de l’ensemble des Récits ? Pris à part, chacun d’eux intéresse : on se laisse séduire au relief des figures, à la justesse de l’observation, au vif mouvement d’une pensée où l’émotion lyrique alterne avec les saillies d’une verve railleuse. Mais, à mesure qu’on avance dans cette galerie d’eaux-fortes, leur variété, — il serait injuste de la méconnaître, — se fond dans une sensation uniforme d’accablante tristesse ; un lourd cauchemar angoisse l’esprit, devient intolérable en se prolongeant. C’est en vain que Gorky a jeté sur les grands chemins et dispersé dans des cadres pittoresques les lamentables enfans de son imagination : la mémoire qu’ils obsèdent finit par les confondre et les rassembler tous, avec leurs chefs de file, dans le bouge tenu par l’ex-capitaine Kouvalda, l’asile de nuit où se retrouvent chaque soir Les ci-devant hommes. L’auteur a réuni dans cet enfer social les plus typiques de ses modèles ordinaires ; ils y viennent divaguer entre deux hoquets d’ivrognes, ils tournent là, damnés monomanes, dans ace cercle fastidieux : raisonner et boire, boire et raisonner. L’analyse lucide qu’ils font de leur misère morale s’achève dans le broc d’eau-de-vie où ils noient leur conscience.

On peut dire de leur historiographe qu’il peint à l’eau-de-vie : cette humanité spéciale baigne littéralement dans l’alcool, il ruisselle le long des pages, ses vapeurs enveloppent toute l’œuvre de Gorky d’un nuage blafard, morose, pareil à ceux que l’écrivain accumule dans les ciels gris qui pèsent d’habitude sur ses paysages. À le lire, il semblerait que la Russie ne soit qu’un vaste cabaret dans un caveau ténébreux, puant de sueur, de graisse, de pétrole, où des malandrins en haillons paressent, geignent, maudissent, se crachent mutuellement au visage leurs vérités et sombrent dans un océan de vodka. C’en est trop. Le lecteur écœuré demande grâce ; il ferme avec un sentiment de dégoût et de lassitude le volume commencé avec plaisir. La répétition de ces noires et troubles images lui laisse la nausée des lendemains d’ivresse, le malaise pour lequel la langue russe a tout un riche vocabulaire, — substantifs, adjectifs, verbes, — et que nous appelons plus vulgairement « le mal aux cheveux. »

1) Buivchie lioudt, littéralement « ceux qui furent des hommes.


III

Thomas Gordiéef, publié en 1899, donne à croire que le nouvelliste veut élargir son genre et aborder le grand roman de mœurs. L’observateur se hausse de quelques degrés sur l’échelle sociale ; il met en scène la classe des marchands, la plus originale à coup sûr, la plus résistante aux transformations de la Russie moderne. Depuis Gogol, elle sert de cible aux romanciers et aux dramaturges : leur verve s’exerce sur le riche koupetz, sur sa fourberie légendaire, sa bigoterie, son costume suranné. Il n’en demeure pas moins fier, et à juste titre, de concentrer dans ses mains le pouvoir de l’argent, dans sa maison le culte des antiques traditions.

Le roman de Gorky reproduit au naturel les physionomies des marchands qu’il a pratiqués à Nijni : bons portraits, d’une vie intense, en particulier celui de ce vieux finaud de Maïakine. Le livre part bien : Tolstoï ne désavouerait,pas certains épisodes, traités dans sa manière, avec un choix ingénieux de détails expressifs : les couches de Nathalie, agonisante sur l’oreiller « où se tordaient, comme des serpens morts, les boucles sombres de ses cheveux, »- tandis que son mari attend l’événement dans la pièce voisine et se remonte le cœur en buvant, — toujours, — des rasades d’eau-de-vie ; la mort du père Gordiéef, l’ancien bourlak enrichi, qui a longtemps ployé la vie et les hommes sous son rude commandement, jusqu’au jour où, foudroyé dans le jardin, « ce corps puissant glissa lentement du fauteuil sur le sol, comme si la terre le retirait impérieusement dans son sein ; » - enfin et surtout la première expérience amoureuse du jeune Thomas, la glu de la femme sur ce cœur de vingt ans, la transformation subite de l’être juvénile par la première caresse féminine.

La suite du roman ne tient pas les promesses du début. Thomas est comblé de tous les dons : intelligent, pourvu d’une santé à toute épreuve, colossalement riche, fêté dans l’honorable corporation des marchands, désiré par leurs filles, libre de conduire, à son gré les grandes affaires que son père lui a laissées, comment va-t-il vivre sa vie ? — Il ne la vivra pas : il en cherchera le sens. Le mal inexorable, la toska, empoisonne son cœur et son cerveau. Tout l’ennuie et l’irrite, car le monde est mal fait, le monde russe en particulier. — « Que faut-il faire ? s’écrie Gordiéef, chto diélat ? » - Soixante ans après Tchernichevsky, lequel donnait ce titre à un livre fameux, quarante ans après le Roudine de Tourguénef et ses innombrables frères, l’indéfectible cri russe retentit comme par le passé, avec la même angoisse, avec la même naïveté. Semblable à un petit enfant, le bon Thomas va posant sa question à tous ceux qu’il rencontre. Ses richesses lui pèsent, il envie les « va-nu-pieds, » qui savent apparemment le secret dont il poursuit la découverte ; il se rapproche d’eux, coule dans la crapule, et il boit, il boit, tout en cherchant le sens de la vie, durant trois cents pages. Nous pataugeons de nouveau dans un ruisseau d’alcool, les gueux parasites s’y abreuvent aux dépens du jeune marchand. Grâce à l’heureux privilège des héros romantiques, cet or qu’il méprise et prodigue ne tarit jamais dans sa bourse. Pauvre Thomas ! Votre père littéraire vous tient pour un esprit en avance, un allumeur des fanaux, de l’avenir : et quoique - ou parce que - schopenhauérien, nietzschéen, et le reste, vous datez tout bonnement de 1830.


Jamais dans les tavernes,
Sous les rayons tremblans des blafardes lanternes.
Plus indocile enfant ne s’était accoudé…


J’en demande bien pardon à Maxime Gorky, mais la trame de son roman tenait déjà tout entière dans ces vieux vers.

N’allez pas croire qu’il blâme son fainéant de Thomas. Il l’approuve et l’oppose aux autres marchands, ces ineptes travailleurs, ces ignobles ramasseurs d’argent. Gordiéef se signale par des actions chevaleresques, telles qu’une gifle administrée au gendre du gouverneur, « un homme qui a un cordon. » Il est supérieur à ses congénères, parce que, du fond des bouges où l’on me permettra de dire qu’il fait la basse noce, il « proteste » et il « démasque. » Ce sont les deux mots à la mode dans certains milieux, en Russie. — « Quand je vois un cochon triomphant, je proteste, » - dit fièrement un des héros de M. Tchékhof. Thomas proteste contre tout et contre tous, puisque, sauf votre respect, ils en sont tous. Grâce à lui, « le saint esprit du mécontentement de la vie est descendu déjà jusque sur le lit des marchands. » Il démasque les turpitudes de ses pairs et de l’état social dont ils forment le meilleur étai. Au dénouement du récit, le riche Ilia Kononof a réuni les sommités de la ville dans un banquet, à bord du nouveau bâtiment qu’il lance sur la Volga. On échange des toasts, les vieux marchands se congratulent mutuellement de tout ce qu’a fait leur corporation pour développer la vie économique sur le fleuve. Tout à coup, le jeune Gordiéef se lève, — tel Ruy Blas au conseil des ministres, — et il « démasque » chacun des respectables convives ; à chacun d’eux il rappelle le péché caché, absous après fortune faite, que leurs envieux se racontent à l’oreille, sur les degrés de la Bourse : à celui-ci, la canaillerie sur laquelle il édifia sa banque ; à celui-là, une sale affaire de mœurs ; à d’autres, un dol, un faux, un héritage volé à des orphelins. La grêle cingle sur tous, un scandaleux tumulte s’ensuit, on se précipite sur le justicier, cet ivrogne notoire, — qui pour une fois n’est pas saoul, — on l’emmène dans une maison de santé ; son tuteur, le rusé Maïakine, se fait attribuer du coup l’administration des biens de Gordiéef, et Thomas retourne boire, avec les nobles va-nu-pieds.

Nulle action ne se dessine, nul sentiment n’aboutit, dans ce roman qui fait regretter les brèves et sobres esquisses du nouvelliste ; une suite de renverses psychologiques mal expliquées, d’interminables bavardages… On a traduit chez nous Thomas Gordiéef : malgré le talent réel et gaspillé auquel j’ai rendu hommage, il me paraît douteux qu’une œuvre aussi confuse puisse plaire à des étrangers, peu familiers avec les mœurs des marchands de Nijni. En outre, il faut un grand courage pour traduire Gorky. Je n’ai pas eu occasion de voir la version française ; mais je me demande comment l’on peut rendre la saveur des dialogues populaires et populaciers - qui tiennent une large place dans les Récits. L’argot russe n’est autre chose que le parler des paysans ; de ce fait même, il a une vaste extension, il garde une certaine bonhomie, je ne sais quoi de fraternel et de cordial, jusque dans les apostrophes salées qu’échangent ces compagnons forts en gueule. Il n’a d’équivalent ni dans notre langue usuelle, plus purgée des trivialités populaires que ne l’est la russe, ni dans notre argot, plus artificiel, plus « voyou, puisqu’il est chez nous une création de la basse pègre urbaine.

En Russie, Thomas Gordiéef devait gagner beaucoup de suffrages où l’attrait littéraire a peu de part ; on y a vu un livre « protestataire, » et presque un traité philosophique : deux sortes d’articles dont on raffole. Gorky a développé dans ce roman la philosophie sommaire, contradictoire et un peu déclamatoire, qui se cherchait elle-même dans tous ses écrits antérieurs.

La vie apparaît à cet imaginatif comme un être en soi, une sorte de courant torrentiel, extérieur à nous-mêmes : tantôt il faut lui résister, et tantôt il convient de s’abandonner passivement, de se laisser rouler par elle. Sur toutes choses, appliquons-nous à en extraire « la force vitale, » l’élixir des forts, qui dominent la vie et les hommes. Le monde actuel est misérable, parce que tous ces pleutres ne connaissent pas le prix de la liberté ; ils s’enlizent dans leurs maisons, leurs villes, leur travail, leurs richesses ; ils ne savent pas créer, risquer les glorieuses aventures, nourrir et satisfaire les belles passions par quoi nous méritons de vivre. Gorky publiait naguère un apologue intitulé : Le Diable. Un homme se plaignait de ne pouvoir vaincre ses passions. Le diable entre par la fenêtre, son chemin habituel, et propose ses services : il va guérir le malade, c’est l’affaire d’une petite opération chirurgicale. Comme s’il extirpait des échardes, l’opérateur arrache du cœur endolori ces maudites passions, l’une après l’autre : quand la dernière est sortie, l’homme guéri sonne creux comme une barrique vide ; il ne reste plus de lui qu’un mannequin insubstantiel, un visage crétinisé où rayonne « cette indicible béatitude qui caractérise les idiots de naissance. »

Dans la boulangerie, quand l’honnête Konovalof déplorait ses faiblesses, son camarade l’exhortait à ne pas se troubler et lui démontrait qu’il était une victime irresponsable de la vie, du milieu, des circonstances. À quoi Konovalof répondait, avec un sens très louable de son libre arbitre :


Chaque homme est son propre maître, et ce n’est la faute de personne, si je suis un saligaud. À qui la faute, si je bois ? C’est nous qui sommes coupables devant la vie et devant nous-mêmes.


Le plus récent porte-parole de Gorky, l’architecte Chébouief, — dans un roman en cours de publication, Le Moujik, — ressasse à nouveau les plaintes et les objurgations de Gordiéef :


Qu’est-ce que la vie pour nous ? Un banquet ? Non. Un travail ? Non. Une bataille ? Oh ! non !… La vie est pour nous quelque chose d’ennuyeux, de lourd, de gris, une espèce de fardeau. Nous la portons en soupirant de lassitude et en nous plaignant de son poids. Aimons-nous à vivre ? L’amour de la vie ! Ces mots même sonnent étrangement à nos oreilles. Nous aimons à lire, à discuter, nous aimons nos rêves d’avenir,… et encore d’un amour platonique, infécond…


On pourrait faire des centaines d’extraits pareils, identiques pour le fond, variés dans l’expression par une verve inépuisable. Éloquente est la page sur laquelle s’achève le conte, Le Diable :

Aussitôt après que le médecin aura dit à vos proches : — Il est mort ! — vous entrerez dans une région sans limites, brillamment éclairée, et ce sera la région de la connaissance de vos fautes. — Vous gisez dans le sépulcre, dans un étroit cercueil, et devant vous repasse, en tournant comme une roue, votre pauvre vie. Elle se meut avec une lenteur martyrisante, elle repasse toute, depuis votre premier pas conscient jusqu’à la dernière minute. Vous revoyez tout ce qu’on se cache à soi-même durant la vie, tout le mensonge et toute l’infamie de votre existence, vous repensez toutes vos pensées, vous apercevez chacun de vos faux pas ; toute votre vie se renouvelle, seconde par seconde. Et, pour accroître votre tourment, vous savez que, sur ce même chemin étroit et stupide où vous avez marché, d’autres viennent, se pressent, se poussent les uns les autres, et mentent… Vous comprenez alors qu’ils ne font tout cela qu’afin d’apprendre combien il est honteux de vivre d’une vie si basse, si dépourvue d’âme.


Bien habile, qui débrouillera la philosophie de Gorky ; l’auteur lui-même s’en déclare incapable, dans l’expansion de sincérité qui lui a dicté un de ses récits, Le Lecteur. Il sortait d’une réunion où des amis venaient d’applaudir sa dernière œuvre : un sardonique et mystérieux individu l’aborde. Tout porte à croire que ce personnage symbolise la conscience. L’inconnu lui demande de quel droit il enseigne les hommes, au nom de quel principe, et quelle vérité il leur apporte. L’écrivain ne trouve rien à répondre. Le trouble-fête continue à le torturer jusqu’au matin.


Tu es trop pauvre pour donner aux hommes quelque chose de précieux ; et ce que tu leur donnes, tu ne le donnes point pour la haute satisfaction d’enrichir la vie de belles pensées et de belles paroles, mais bien plutôt pour que le fait accidentel de ton existence devienne un phénomène nécessaire à la société. Tu donnes afin de prendre davantage à la vie et aux hommes… Sais-tu seulement aimer les hommes ?


L’écrivain s’interroge, et, tout bien réfléchi, avoue qu’il n’en sait rien. Plus explicites encore sont les aveux qu’il fait à son confesseur de rencontre.


Je découvre en moi beaucoup de bons sentimens et d’aspirations saines, une quantité suffisante de ce qu’on nomme communément le bien ; mais le sentiment qui réunirait tous les autres, la pensée claire et constructive qui ordonne tous les phénomènes de la vie, je ne les trouve pas en moi… Que puis-je dire aux hommes ? Ce qu’on leur a toujours dit et ce qu’on leur dira toujours, ce : qui rassemble des auditeurs, mais ne fait pas les hommes meilleurs. Ai-je le droit de leur prêcher mes idées, alors que moi-même, tout pénétré que j’en suis, je fais souvent le contraire de ce qu’elles commandent ?

Thomas Gordiéef, quand on l’exhorte à lire, manifeste le même scepticisme sur le pouvoir enseignant de l’écrivain : — « Apprendre dans les livres comment il faut vivre ! Voilà un non-sens ! Mais c’est un homme qui a écrit ton livre, ce n’est pas un dieu ; quelles règles, quels exemples l’homme peut-il se donner à lui-même ? » Aussi Gorky ne prêche-t-il pas une doctrine, lui qui les raille toutes : comme son Thomas, il cherche, à tâtons, le sens de la vie. Ses bordées métaphysiques font souvent penser à la curieuse hallucination qu’il décrit dans Une erreur.


Cyrille Ivanovitch sentait en lui la tentation de répéter chaque mot plusieurs fois, et une crainte vague de le faire. Les mots lui apparaissaient comme des taches diversement colorées, pareilles à de légers nuages, épars dans l’espace illimité. Il vole à leur poursuite, les saisit, les choque l’un contre l’autre : alors se forme une zone d’arc-en-ciel, qui est la pensée. On l’aspire dans la poitrine avec l’air, puis on l’expire, elle résonne, et cela fait le discours.


Notre philosophe n’est conséquent et intransigeant que sur ces points : l’horreur de tout frein, les appels à la liberté des passions, l’admiration de la force. Dans tous les fragmens que j’ai cités, vous voyez venir le « sur-homme, » ou revenir le romantique, ce qui est tout un.

Au fond, l’œuvre de Gorky n’est qu’une longue et fougueuse protestation contre les conditions de l’existence dans son pays. Il s’efforce de secouer ce pays en lui faisant honte du marasme, des plaies sociales, des vilenies qu’il dénonce. Il peint pour que sa peinture fasse horreur. C’est un Gogol moins joyeux, moins équilibré, un Gogol enragé. Je n’apprendrai rien à personne en disant qu’il est révolutionnaire ; j’ajouterais nihiliste, si je ne répugnais à qualifier un écrivain russe de cette épithète équivoque. On l’a sottement détournée de son sens philosophique pour l’appliquer aux crimes de quelques conspirateurs politiques. C’est pourtant le mot juste. Aucun principe ne trouve grâce devant le nihilisme radical de Gorky, les bons doctrinaires libéraux en savent quelque chose. Ils avaient d’abord applaudi aux charges virulentes de cet enfant perdu ; et le voilà qui brise leurs idoles, pêle-mêle- avec les anciens dieux. À ’ses yeux, tous les théoriciens se valent, l’orviétan des nouveaux empiriques ne lui inspire pas plus de confiance que la vieille médecine légale. Il refuse de se laisser enchaîner « dans les menottes de la libre pensée et les fers des différens ismes. » De la presse, de services et de ses lumières, il ne parle qu’avec une dérision féroce. Ejof, un bohème du journalisme provincial, se charge d’éclairer Gordiéef sur sa profession.


En compagnie de Thomas, il traînait toute la nuit dans les clubs, les auberges, les cabarets, colligeant partout des matériaux pour ses écrits. Il les appelait « des balais pour le rappropriement de la conscience publique. » Le censeur était dénommé « un préposé à la diffusion de la vérité et de la justice dans la vie. » Quant à la gazette, c’était, suivant Ejof, « une entremetteuse qui se charge d’aboucher le lecteur avec les idées nuisibles ; » et son propre travail dans cette gazette, « la vente de son âme au détail, » ou encore « une incitation à mépriser les institutions sacro-saintes. »


La table rase, du nouveau à tout prix, n’en fût-il plus au monde, des actes virils et splendides au lieu de la bouillie idéologique dont les professeurs d’amélioration sociale emplissent l’estomac russe, voilà ce qu’il faut à Gorky. Mais comment se figure-t-il la révolution, et qu’en espère-t-il ? — Ici, je vous prie d’écouter attentivement le vieux marchand Maïakine, le raisonneur qui nous est présenté dans Thomas Gordiéef comme un parangon d’intelligence avisée et pratique. Dans son langage familier, un peu cru, Maïakine expose ses idées sur l’avenir de la Russie. Je traduis intégralement le morceau, il est instructif.


La Russie bouge, et rien en elle n’est solide ; tout est sens dessus dessous. Tous vivent de guingois, penchent d’un côté ; aucune harmonie dans la vie. Ils braillent tous sur des tons discordans ; et ce dont chacun a besoin, personne ne le discerne. Tout est noyé dans un brouillard : de là ce refroidissement du sang chez les hommes, de là ces abcès… On leur a donné une grande liberté de penser, et on ne leur permet pas d’agir : c’est pourquoi l’homme ne vit pas, mais pourrit et empeste.

— Que faut-il donc faire ? demanda Lioubof.

— Tout ! s’écria rageusement le vieillard. Faites ce que vous voudrez ! Allez chacun où le cœur vous dit ! Mais pour cela, il faut donner la liberté aux hommes, — une entière liberté. Puisque le temps est venu où chaque myrmidon s’estime propre à tout et se croit né pour disposer souverainement de sa vie, qu’on la lui donne, à cette carogne, sa liberté ! Là, vis, fils de chienne ! Mais vis donc ! Ha ! ha ! Alors on verra cette comédie : sentant qu’on lui a enlevé le mors, l’homme hurlera plus haut que ses oreilles, il volera comme une plume, de-ci, de-là… Il se croira un faiseur de miracles et commencera à cracher tout ce qu’il a d’esprit…

Le vieillard fit une pause ; avec un sourire malicieux, d’une voix plus basse, il continua

— Mais, du véritable esprit constructeur, il n’y a pas un atome en lui. Un jour ou l’autre, notre oiseau hérissera ses plumes, prendra son vol, ira se cogner à tous les murs ; bientôt les forces lui manqueront, le pauvret ! Il n’y a en lui que de la moelle pourrie… Hé ! hé ! Alors, mon petit pigeon, ils mettront la main sur toi, les vrais hommes, les hommes capables, ceux qui peuvent.., qui peuvent être les maîtres d’état actuels de la vie</ref>Jeu de mots sur le titre honorifique des fonctionnaires civils assimilés aux généraux : conseiller d’État actuel.<ref> ; ceux qui régiront la vie, non plus avec un bâton, non plus avec une plume, mais du bout des doigts, avec leur jugeotte. Eh quoi ! diront-ils, vous êtes déjà fatigués, messieurs ? Votre rate ne supporte pas quelques degrés de chaleur ? Très bien ! — Et relevant la voix, d’un ton de maître, le vieillard conclut — Puisque c’est ainsi, tas d’espèces, silence, maintenant ! Assez piaillé ! Sinon, nous vous secouerons de la face de la terre comme les vers d’un arbre. Motus, mes petits amis ! Hé ! hé ! — Voilà comment ça finira, ma fillette. Hé ! hé ! Et alors, ceux qui prendront le dessus dans cette pétaudière, ceux-là construiront la vie à leur idée, intelligemment. Les choses n’iront plus cahin-caha, tout sera réglé comme du papier de musique. Hélas ! je ne vivrai pas jusque-là !


Eh ! mais, si je ne m’abuse, c’est la pure théorie jacobine celle que les fins renards n’exposent pas et qu’ils appliquent avec succès. Ce Maïakine aurait tort de mourir : il connaît à merveille la cuisine des révolutions, l’art de faire bouillir,la marmite populaire pour l’écrémer au bon moment. — Les « bourgeois » qui se délectent dans l’ceuvre de Gorky n’ont qu’à se bien tenir : il les abhorre doublement, en tant que romantique, à la façon de Flaubert, et en tant que révolutionnaire socialiste.

Nous faisons ces remarques, parce qu’il est impossible de ne pas les faire : elles ne mettent point en cause la sincérité de Gorky. Tout la déclare dans l’âme passionnée de ce jeune Alceste. Son Gordiéef est un exemplaire sauvage de l’homme aux rubans verts, qui « protestait et démasquait » lui aussi :


J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.


Ce scandaleux Thomas personnifie l’un des traits les plus honorables de la nature russe. Les historiens et les diplomates ont fait aux négociateurs de ce pays une réputation de duplicité byzantine ; c’est, en tout cas, une faculté professionnelle, qui vient se greffer sur un fond de sincérité expansive commun à toutes les classes de la société. L’enfant aussi sait mentir : pourtant son esprit limpide exige en tout la vérité, il s’étonne et se courrouce dès qu’on la lui déguise. Rien de plus droit, de plus ouvert que le cœur russe, lorsqu’une déformation accidentelle ne l’a pas dévié. Quel voyageur n’a été surpris, en Russie, par la franchise ingénue, parfois comique, de l’inconnu qui lie conversation avec lui dans un wagon ? Intime en moins d’une heure, le bavard se débonde, comme les discoureurs de Gorky, sur les sujets qu’on tait d’ordinaire avec pudeur : ses affaires, sa famille, son caractère, ses maladies les plus cachées.

Avide de vérité, foncièrement idéaliste, et très ignorant, ce peuple enfant s’indigne vite lorsqu’on lui dessille les yeux, lorsqu’on lui découvre l’échafaudage de mensonges conventionnels sur lequel porte fatalement toute construction sociale. Mensonges ridicules, ignobles, cruels, selon l’angle du regard critique. Du premier bond, le cceur révolté se réfugie dans la négation radicale. Il a quelque chose de touchant, ce premier émoi de l’esprit révolutionnaire, durant la courte période de virginité où il est parfaitement sincère et désintéressé ; jusqu’au jour où, le révolutionnaire ayant un peu réussi, il entre à son tour dans le mensonge conventionnel, s’en accommode progressivement, et s’y carre enfin, après la victoire, par la force des choses, avec la même aisance que les devanciers dont il a triomphé. La Russie en est encore à la phase idéaliste, celle où l’on applaudit les Beaumarchais. Mais notre Figaro sonnait l’assaut avec de joyeuses épigrammes ; les gueux de Maxime « l’Amer » s’entraînent à la protestation avec des chansons dolentes et des images de désolation. Différence de race.

C’est encore au sérieux des petits enfans qu’on est forcé de comparer les graves rabâchages des héros de Gorky sur le sens de la vie, les non moins graves discussions du public et de la critique sur les idées de l’écrivain. La masse de ses lecteurs s’intéresse à ses idées plus qu’à son talent. Le tourment des questions morales leur laisse peu de loisir pour les jouissances du goût ; et ces longueurs qui nous rebutent, ils s’y complaisent, tant le sujet les passionne. — J’ai conté l’histoire de cet inventeur, un paysan russe, qui exposait chez nous, en 1889, toute sorte d’appareils ingénieux ; il y avait du génie dans ses découvertes et dans les applications qu’il en avait faites tout seul ; par malheur, les engins dont il s’enchantait n’étaient que les gauches rudimens de machines depuis longtemps inventées ailleurs, perfectionnées par la grande industrie. — Ainsi des romans russes et de leurs lecteurs : ils abordent et reprennent naïvement tous les problèmes que - l’humanité a provisoirement résolus, au moins en pratique ; ils refont les vieux calculs des géomètres qui cherchaient la quadrature du cercle. Nous en sourions tout d’abord ; mais, lorsqu’un Tolstoï s’en mêle, lorsqu’il se met à intégrer les quantités imaginaires avec sa froide audace, nous finissons par y prendre intérêt : ces diables d’enfans nous font souvenir que nos solutions les plus généralement acceptées ne sont que provisoires. — Le vieillard sourit de la question puérile à laquelle il ne peut pas répondre : mais elle le laisse rêveur.


IV

À l’heure présente, quel est l’apport social de Maxime Gorky ? Autant et plus que les remueurs d’écus, les remueurs d’idées sont comptables à une société : ils nous demandent et nous leur abandonnons nos esprits, ils ont le devoir de les enrichir.

Le talent mis à part, — et il est incontestable, assez souple, assez vivace pour faire espérer des renouvellemens, — le bilan de l’écrivain est trop facile à établir : il n’a apporté que des négations. Ses devanciers avaient doté leur pays d’un patrimoine d’idées et de sentimens sur lequel vivait la, pensée russe : on voit bien par où Gorky l’entame, on ne voit pas ce qu’il y ajoute.

Je n’ai pas rencontré dans les Récits une seule page qui trahisse une préoccupation morale et religieuse, ou simplement quelque intérêt pour cet ordre d’idées. Jadis, tout livre russe était par définition un livre orthodoxe ; il témoignait d’une foi indiscutée, lien national de cet énorme faisceau d’hommes. Puis sont venues des âmes inquiètes, vacillantes, mais encore toutes pénétrées du sens religieux. L’œuvre de Tolstoï est une longue interrogation devant le mystère de l’univers, une minutieuse enquête sur le premier besoin de l’homme. Qui ne se rappelle le monologue intérieur du prince André sous le ciel d’Austerlitz ? Bézouchof et Liévine, eux aussi, cherchaient anxieusement le sens de la vie ; mais ils le cherchaient avec un souci constant de leur perfectionnement moral ; quand ils se mettaient à l’école des simples, c’était pour y retrouver un commentaire vivant de la doctrine évangélique, telle que la comprend Tolstoï. — Tourguénef s’était déjà penché sur le peuple, il en avait donné une image ennoblie par les plus touchantes vertus, courage et renoncement ; sa plume avait limé les fers qui retenaient ce peuple en servage. — Dostoïevsky fit passer sur la Russie un souffle brûlant de tendresse et, de fraternité : le sentiment générateur de, son couvre fut la pitié. Avant Gorky et non moins assidûment que celui-ci, il fréquenta les « va-nu-pieds, » il les connut même au bagne ils y lisaient l’Évangile. Le pochard Marmeladof et la Sonia de Crime et Châtiment frayaient la route aux ivrognes et aux filles qui grouillent dans les Récits ; mais combien ils différaient de ces congénères par l’humilité, la douceur, la secrète beauté de l’âme ! On a pu plaisanter la « religion de la souffrance humaine ; » elle n’éveillait du moins que de bons instincts.

Gorky nous transporte dans une autre Russie : plus sèche, plus individualiste, toute ramassée sur la terre. Il paraît indifférent à la plupart des sentimens qui ont ému « les hommes des années Quarante. » C’est un parfait agnostique. Ses livres ignorent volontairement la place prépondérante que tient encore la tradition orthodoxe ; çà et là, il s’en souvient comme d’un magasin de bric-à-brac, pour y emprunter un cadre approprié aux portraits des vieux marchands. Dans le perpétuel discours où ses personnages exposent leur mentalité, rien ne laisse soupçonner le mysticisme qui travaille le peuple russe, la source profonde d’où jaillissent tant de courans divergens. Quelques paroles dites par un pieux pèlerin à Thomas Gordiéef, qui n’en a cure, sont l’unique rappel d’un fait si considérable dans, la vie populaire, si fréquent dans tes milieux où l’écrivain nous conduit. Avec lui, les agneaux de Dostoïevsky deviennent des louveteaux ; ils ont de loin en loin un mouvement pitoyable et fraternel, juste ce qu’il en faut pour les distinguer de l’animal instinctif auquel ils ressemblent à tant d’égards ; mais le plus souvent, leur cœur s’endurcit, ensauvagé par l’intérêt ou la passion ; le lien social est rompu. Un individualisme effréné, qui souffre de ne pouvoir se satisfaire et cherche ses satisfactions dans les jouissances matérielles ; des aspirations plus hautes, très vagues, au développement d’une force vaniteuse qui voudrait s’employer à de grandes actions, — et ne sait pas lesquelles, — tel est le dernier mot de l’œuvre de Gorky.

Je n’oublie pas qu’il « démasque » et ne peint la société si vilaine que pour exciter les vaillans à la détruire ; mais il ne dit nulle part sur quel plan idéal il entend la réédifier. Il s’avoue lui-même dépourvu de cet « esprit constructif » dont parlent volontiers ses philosophes. Il invoque et prédit le règne de la raison, — mais ce sera la raison du plus fort. Ses préférences déclarées nous instruisent : de quelque façon que le monde se réforme, elles iront toujours au beau bandit qui le brave et y terrasse le plus faible.

C’est un recul, par delà ses prédécesseurs immédiats, jusqu’à l’idéal aristocratique du romantisme. Gorky a démocratisé cet idéal, voilà tout. Les gentilshommes de Pouchkine et de Lermontof souffraient du mal de vivre dans les salons de Pétersbourg ; ces nobles incompris y protestaient contre la platitude du beau monde ; leur ennui héroïque allait quérir au loin l’indépendance, l’aventure, la liberté des passions. Oniéguine et Petchorine revivent dans leurs petits-fils plébéiens, Tehelkach, Sériojka, Konovalof. Ils ont perdu leur élégance native, échangé le manteau byronien contre la chemise rouge du moujik ; ils vont nu-pieds, parlent argot, boivent de l’eau-de-vie au lieu de vin de Champagne ; pour le reste, ils nous reviennent et ressortent par en bas avec leur même cœur infirme et enflé. Le « lion » romantique demeure ce qu’il était jadis, tel que notre raison le voit au naturel, à travers les prestiges littéraires qui séduisirent nos imaginations : — un jeune animal égoïste, orgueilleux, débridé.

Ah ! qu’il est étroit, le cercle où ; tournent dans le temps nos esprits avides de renouveau ! — Dans le temps et dans l’espace. Si j’insiste sur cette résurrection d’un romantisme mal déguisé, c’est que le phénomène passe par-dessus la tête de Gorky, pardessus la Russie, et caractérise dans toute l’Europe les écrivains qui ont l’audience des jeunes générations.

La science des électriciens nous ouvre un horizon illimité avec les merveilles de la télégraphie sans fils. Il semble en vérité que ces mystérieuses transmissions aient leur équivalent dans le monde de l’intelligence. Là aussi, sans conducteurs apparens, des communications soudaines s’établissent entre des esprits fort éloignés les uns des autres, façonnés par des cultures différentes, et qui rendent le même son au même instant. Rapprochez par la pensée trois écrivains d’imagination que nous devons tenir pour très représentatifs, puisqu’ils sont en ce moment, dans leurs pays respectifs, les plus, portés par le succès, les plus goûtés par la jeunesse c’est vraisemblablement qu’ils expriment et flattent ses tendances, visibles dans leurs écrits, manifestées par ailleurs dans l’évolution sociale. La Russie nous donne Maxime Gorky ; l’Italie, Gabriel d’Annunzio ; la nouvelle Angleterre, Rudyard Kipling.

Le premier vit sur la Volga, il s’est fait à bâtons rompus son instruction, il n’a aucun contact avec la pensée étrangère et ne connaît certainement pas une page des deux autres. L’Anglais, élevé aux Indes, n’a pu lire une ligne du Russe, et je doute qu’il se soit enquis de l’Italien. Ce dernier écrivait avant d’avoir lu Kipling ; si le nom de Gorky est arrivé jusqu’à lui, c’est d’hier. Il est probablement le seul à connaître Nietzsche, leur commun père spirituel. Cependant les trois conteurs se ressemblent par certains traits qui leur donnent un air de famille ; et c’est l’air romantique. Romantiques, ils le sont par le lyrisme, par la qualité de leur émotion devant la nature, par le goût de l’exotisme et de la singularité ; mais surtout par leur conception de l’homme et de sa destinée, par leur culte de l’individualisme, de la force, de la passion, et, pour tout dire, par leur amoralité. Tel récit de Gorky sort de la même veine qu’une nouvelle de Kipling : les personnages qui leur sont également chers ont les mêmes instincts impétueux et grossiers, la même joie à courir le monde, la même ambition brutale de le conquérir, la même insouciance des scrupules qu’il faut laisser aux vieux civilisés. D’Annunzio, moins démocratique, demande à un sang plus raffiné l’énergie vicieuse des Borgia ; mais il aurait pu signer certaines descriptions de Gorky, et aussi les protestations contre la société bourgeoise, les tirades sur le besoin de vivre « en beauté » : c’est à croire que le Russe a écrit sous la dictée de l’Italien, dont il ignorait peut-être le nom, un article publié dans la Gazette de Samara, en 1895.

Il serait facile d’élargir le cercle de ces rapprochemens l’Allemand Hauptmann y rentrerait, sans peine ; et Sienkiévicz n’est-il pas l’Alexandre Dumas du néo-romantisme ? Je ne parle point de la France : l’atelier littéraire est chez nous si vaste et si rempli, les diverses doctrines et les différentes formes d’art y ont tant d’habiles défenseurs, qu’on n’ose décider lesquels représentent le mieux la tendance nationale, si tant est qu’il y ait en France une tendance nationale ; un Français est mal placé pour en juger. Aussi bien, il faut se garder des généralisations trop étendues, qui deviennent vite arbitraires. J’ai choisi, aux trois extrémités de l’Europe, les écrivains en vedette dont les œuvres me sont familières : je ne prétends certes point que des talens si fortement marqués aient une physionomie uniforme ; mais on m’accordera qu’ils célèbrent de concert le même type humain, — ou inhumain, — celui qu’on pourrait nommer le jeune barbare.

C’est la négation de l’idéal péniblement élaboré par les moralistes de l’âge précédent. Pauvre XIXe siècle ! Il a cru travailler au perfectionnement de la civilisation ; il s’imaginait qu’il la laisserait en mourant plus rationnelle, plus douce, plus protectrice des faibles. Mais l’enseignement de ses doctrinaires a pâli auprès des leçons pratiques de ses hommes d’action. Les enfans qui viennent lisent très peu et très mal les écrits humanitaires ; ils regardent les images hors texte, ces figures conseillères d’audace et d’ambition : les grands révolutionnaires, les remueurs de nations, les durs pétrisseurs de la pâte humaine ; un Napoléon, un Bismarck. Ces prédicateurs du droit de la force continuent à séduire les esprits ; la suggestion de leurs exemples contre-balance le pouvoir persuasif de tous les idéologues réunis. Le premier, plus théâtral, avait contribué pour une bonne part à la formation des anciens romantiques ; ils brûlaient tous du désir de se hausser jusqu’à sa taille ; d’où leur tour d’imagination pompeux et outrancier. Le second, plus réaliste, a suscité des imitateurs déclarés ou honteux parmi les hommes qui mènent les affaires du monde ; leur succès influence l’imaginatif et le philosophe ; ces modèles dans l’art de réussir deviennent indirectement les vrais maîtres de la pensée et du style.

Les néo-romantiques n’ont ni les illusions ni la naïveté de leurs aînés Ceux-là se pavaient de mots et croyaient voler très haut, alors qu’ils assouvissaient les convoitises des sens, les fantaisies de l’orgueil révolté. Leurs successeurs, nourris de science, ferrés sur l’analyse, savent où ils vont et pourquoi ils y vont. Autoritaires ou révolutionnaires, et le plus souvent les deux ensemble, ils commentent froidement le paucis humanum vivit genus du vieux poète latin. Ils nous disent que les faibles sont une argile négligeable, créée pour servir aux beaux travaux des forts ; et ils avancent des argumens plausibles, dans le tragique conflit qui divise les intelligences. Droit et morale, répètent les philosophes retardataires, altruisme et solidarité, intérêts de la civilisation… — Intérêt de la race, répliquent les nouveaux théoriciens. Ne voyez-vous pas que les races s’étiolent, que la volonté languit, et toutes les puissances de la vie avec elle ? Le remède est dans l’action ; or, l’action vigoureuse est presque toujours impulsive, immorale. Ne savez-vous pas que toutes les grandes choses ont été faites par de grands individus, et qu’il ne faut point leur marchander les moyens d’accomplir leurs destinées ?

Ces enfans terribles ont d’autant plus beau jeu qu’ils déchaînent les instincts de nature contre des barrières artificielles, de création récente et de solidité douteuse ; parfois contre des mots creux, simples épouvantails à moineaux. Les sages du XIXe siècle ont souvent bâti sur des fondemens précaires, sur des principes qu’ils proclamaient immortels parce qu’ils en tiraient bon profit. Les rudes gaillards de Kipling et de Gorky, embauchés indifféremment pour les couvres de -force, impérialisme ou révolution, culbutent ces bâtisses d’un coup de pied ; ils disent en ricanant aux sages doctrinaires : — Arrière, les anciens ! A nous le monde Nous le prendrons comme vous l’avez pris. Il y aura parmi nous des Dantons et des Robespierres, peut-être des Bonapartes et des Bismarcks : ne seraient-ils plus les fondateurs du droit, au même titre que les vôtres ? — Voir la théorie de Maïakine.

Ainsi, au couchant d’un siècle si fier des clartés dont il s’illumina, au moment qu’il meurt en léguant aux hommes son testament de fraternité et de solidarité, voici qu’un vol de jeunes éperviers monte et tournoie dans le crépuscule ; leurs cris aigus couvrent les paroles pacifiques du mourant, leurs serres s’apprêtent à dépecer des proies, ils appellent les vents d’orage où ils essaieront leurs ailes. On n’entend plus que leur bruit dans le ciel littéraire ; et les regards se lèvent vers eux, avec une espérance inquiète. Ne disent-ils pas qu’ils possèdent le secret de la vie, qui est dans la force ? L’humanité se persuade que ses anciens maîtres intellectuels l’ont affaiblie, tout en l’éclairant ; elle prend en dégoût sa faiblesse et se tourne vers le nouveau leurre.

Rêveries de poètes, sans effet appréciable sur le- train des choses, diront les gens de sens rassis, ou qui se croient tels. C’est possible. Ce serait pourtant la première fois que la conspiration involontaire d’écrivains nombreux, écoutés, traducteurs d’un sentiment vivace, resterait sans influence sur l’évolution sociale, sur les faits concrets qui la signifient.

Maxime Gorky est en Russie l’un des promoteurs et le plus notoire, représentant d’un état d’esprit si répandu. Il m’a paru que cette situation du jeune romancier justifiait une étude approfondie, de son couvre. Ai-je été dupe d.e ces prestiges. du talent contre lesquels la défense est malaisée ? Je ne le regretterais pas, c’est encore la meilleure façon d’être dupe. J’ai abordé cette étude sans parti pris, cédant à l’émotion quand l’art du conteur la faisait naître, réagissant contre elle quand la raison m’ordonnait de juger mon plaisir. Il serait plus vif, si le pessimisme voulu de l’écrivain n’avait pas noirci l’image que je garde de la Russie et de son peuple.

— « Kouzma, dit le meunier de Toska à son éclusier, — un vagabond comme les autres, qui veut quitter le moulin parce que ça lui démange d’aller plus loin, au hasard, vers la liberté… — Kouzma, tu n’es qu’une bulle ; une bulle comme celles que mon petit Mitka souffle au bout d’une paille, qui s’irisent, volètent un instant, et crèvent… » Gorky voudrait nous persuader que lui-même, ses idées, les gens dont il parle et ceux qui l’écoutent ne sont pas autre chose : bulles de gaz qui montent et crèvent par milliers à la surface du marais stagnant, endormi sous la forêt russe ; émanations méphitiques de ces eaux croupissantes, comprimées sous la tourbe, corrompues par la décomposition séculaire de la vie dans leurs profondeurs. — Nous ne l’en croirons pas. Qu’il soit éminemment représentatif d’une multitude de frères, de toutes les intelligences séduites à sa parole, j’en demeure convaincu. Si les écrivains russes, même du second ordre, excitent vivement notre curiosité, c’est qu’ils expriment plus que d’autres et plus exactement un plus grand nombre d’âmes. Dans cette humanité collective, encore peu différenciée, une bulle bien éclairée reflète les images de beaucoup d’autres. Mais celle qui nous occupe est colorée de nuances brillantes, le Créateur l’a soufflée dans une de ses heures de largesses : souhaitons qu’elle dure, s’élargisse et s’élève. Gorky doit monter plus haut, s’il veut recueillir l’héritage des grands aînés.

J’imagine Léon Tolstoï écrivant au jeune homme, de son lit de souffrances, l’admirable lettre qu’il reçut lui-même du vieux Tourguénef, comme une transmission du pouvoir sur les esprits. — « Mon ami, votre don vous est venu de là d’où tout nous vient… » — Ou la Russie est bien changée, ou Gorky doit quelquefois entendre, de la bouche même de ses plus fanatiques admirateurs, la prière que lui adressait jadis son camarade Konovalof : — Maxime ! laisse-moi voir le ciel !


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE. !

  1. Buivchie lioudi, littéralement « ceux qui furent des homes. »