Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 99-123).



VII


Le préfet de Bantam présenta le Prince-Régent et le contrôleur au nouveau sous-préfet. Havelaar complimenta gracieusement ces deux fonctionnaires, et, à l’aide de quelques mots aimables, il mit tout de suite le contrôleur à son aise. Il y a toujours quelque chose de pénible dans la première entrevue d’un inférieur avec son nouveau chef. Havelaar agit comme s’il lui plaisait d’introduire, séance tenante, une sorte de familiarité devant faciliter leurs futures relations. Il traîta le Prince-Régent avec les égards dûs au souverain qu’escorte et recouvre le dais d’or, en y mêlant une nuance à l’adresse de son frère cadet. Du ton le plus affable, tout en ne sortant pas de sa dignité officielle, il critiqua doucement l’excès de zèle, qui, d’un temps pareil, l’avait amené aux limites de sa Régence, chose que l’étiquette la plus rigoureuse n’exige pas du Prince-Régent.

— En vérité, Monsieur le Prince-Régent, je suis désolé que vous vous soyez donné cette peine, pour moi. Je ne pensais vous rencontrer qu’à Rangkas-Betoung.

— Je désirais au plus tôt voir monsieur le sous-préfet, répondit le Prince-Régent, pour me lier d’amitié, avec lui.

— À coup sûr, c’est beaucoup d’honneur pour moi. Mais je n’aime pas voir un homme de votre rang et de votre âge se donner tant de fatigue… et venir à cheval, encore !…

— Oui, à cheval, monsieur le sous-préfet. Là, où le service m’appelle, j’arrive toujours prêt, prompt et dispos.

— C’est de la délicatesse exagérée, n’est-ce pas, monsieur le préfet ?

— En effet, Monsieur le Prince-Régent est très… est trop…

— Bon… mais il y a une limite à …

— Zélé !… ajouta le préfet, qui crut devoir adjoindre cette queue à sa phrase.

— Soit, pourtant il y a une limite à tout, dut redire Havelaar pour avoir l’air de laisser passer la queue de la phrase préfectorale. Si vous le trouvez bon, monsieur le préfet, nous lui offrirons une place dans la voiture. Ma servante restera ici. De Rangkas-Betoung nous lui enverrons une chaise à porteurs. Ma femme prendra Max sur ses genoux ; n’est-ce pas, Tine ? et il y aura assez de place pour tout le monde.

— Quant… à… moi…

— Dipanon, nous vous trouverons aussi une petite place. Je ne vois pas…

— J’y… consens !… fit le préfet.

— Je ne vois pas pourquoi vous iriez barboter à cheval, dans la boue !… Nous tiendrons, tous, et nous ferons connaissance en un tour de main. Qu’en dis-tu, Tine ? Cela marchera bien… Max, ici !… Dipanon, regardez moi un peu ça… Ne trouvez-vous pas que c’est un joli petit bout d’homme ? c’est mon garçon… mon fils… c’est Max.

Le préfet monta en voiture, avec le Prince-Régent. Havelaar profita du moment, et s’approchant de Dipanon, il lui demanda à qui appartenait le cheval gris pommelé, à chabraque écarlate ; et le voyant se diriger vers l’entrée de la tente, et chercher des yeux le cheval, il lui mit la main sur l’épaule et lui dit :

— Est-ce que le Prince-Régent est toujours aussi plein de zèle ?

— Il est encore vert, pour son âge, monsieur Havelaar, et vous comprenez qu’il tient à faire bonne impression sur vous.

— Oui, je comprends cela. J’ai entendu dire beaucoup de bien de lui. Il est civilisé, n’est-ce pas ?

— Certes, oui…

— Et il a une nombreuse famille ?

Dipanon, étonné, et pour cause, regarda Havelaar, ne comprenant pas cette brusque transition. Il ne connaissait pas son homme. Souvent l’extrême vivacité d’Havelaar le faisait passer d’une idée à une autre, et bien, que pour lui cette transition fût logique et régulière, on ne pouvait décemment en vouloir à un interlocuteur moins vif, ou peu habitué à sa manière, qui le regardait en ayant sur les lèvres, cette demande prête à s’échapper : êtes-vous fou ? ou bien : que diable est-ce que cela signifie ?

Comme quelque chose de semblable se trouvait sur la physionomie ébahie de Dipanon, Havelaar dut répéter sa question, avant d’obtenir la réponse suivante :

— Oui, sa famille est très nombreuse.

— Et dans cette régence, s’occupe-t-on de construire des mosquées ? continua Havelaar, sur une nouvelle gamme, indiquant qu’il y avait un rapport direct entre ces mosquées et la grande famille du Prince-Régent.

Dipanon répondit, qu’en effet, on travaillait beaucoup à la construction de certaines mosquées.

— Oui, oui, oui, je m’en doutais bien ! s’écria Havelaar. Et, dites moi, maintenant, s’il y a beaucoup d’arrérages, sur l’impôt foncier ?

— Ah ! dame, cela pourrait mieux marcher.

— À coup sûr, et principalement dans le district de Padiglang ! murmura Havelaar, trouvant plus commode de se répondre à lui-même ; puis il reprit : à quelle somme s’élève la répartition de cette année ?

Et comme Dipanon hésitait un peu, cherchant ce qu’il avait à dire, il continua :

— Bon ! Je sais déjà à quoi m’en tenir … Cent soixante quinze mille et quelques centaines de francs… Trente mille de plus que l’année passée… mais douze mille, seulement, au dessus de 1855. Nous n’avons progressé, depuis 1853, que de seize mille… et la population s’accroît bien lentement… Oui, Malthus !… En douze ans, c’est à peine si nous avons augmenté de onze pour cent… et encore, c’est à examiner, les dénombrements étant très inexacts, jadis… Ils doivent l’être encore !… De 1850 à 1851 il y a eu, même, une diminution. Le bétail ne progresse pas non plus. C’est mauvais signe, Dipanon. Diantre… voyez donc ce cheval… comme il se cabre ! C’est le vertigo… pour sûr !… Max, viens regarder ça.

Dipanon s’aperçut qu’il y aurait peu de renseignements à donner au nouveau sous-préfet, et qu’il ne serait pas question de prépondérance pour cause d’ancienneté locale. Après tout, le brave garçon n’y tenait pas autrement.

— Somme toute, c’est bien naturel ! reprit Havelaar, qui tenait Max sur son bras droit ; dans le pays de Tjikan et de Balang, ils ont l’air très content, et dans la régence des Lampongs, les insurgés ne se plaignent pas non plus.

Je me recommande instamment à votre coopération, monsieur Dipanon. Le Prince-Régent est fort âgé… Ainsi, c’est à nous de… Est-ce que son gendre est toujours chef du district ? Tout bien considéré, je le regarde comme digne d’une certaine indulgence… Je parle du Prince-Régent… Je me réjouis de savoir, qu’ici, tout soit dans un état si pauvre et si arrièré… J’espère y rester long-temps.

Sur ce, il tendit la main à Dipanon, et retourna avec lui vers la table où se tenaient assis le préfet et le Prince-Régent.

Ce dernier, qui causait avec Madame Havelaar, sentait mieux, depuis cinq minutes, que ce Havelaar n’était pas aussi fou que le commandant venait de le prétendre.

Dipanon, de son côté n’était pas dépourvu d’intelligence. Il connaissait le district de Lebac, autant qu’il était possible à un fonctionnaire de connaître une si vaste contrée, sans le secours d’une presse périodique. Il commença donc à comprendre que les demandes de Havelaar n’étaient incohérentes qu’en apparence. De prime abord, le nouveau sous-préfet venait de lui prouver, que sans avoir mis le pied dans le district, il en savait long sur ce qui s’y passait. Bien qu’il ne se rendît pas compte de la joie que pouvait lui causer la pauvreté du district, de Lebac, bien qu’il crût tout d’abord s’être mépris en entendant Havelaar revenir sur ce sujet et répéter l’expression de ce même sentiment, il finit par deviner tout ce que cette satisfaction contenait de grandeur et de noblesse.

Havelaar et Dipanon prirent place à table. Tout en prenant le thé, la conversation devint générale, et l’on se mit à parler de choses et d’autres, jusqu’au moment où Dongso vint avertir le préfet que des chevaux frais étaient attelés à la voiture. On s’installa le plus commodément possible, et l’on se mit en route. Il était difficile de parler, à cause des cahots et des soubresauts. On apaisa les cris du petit Max avec des bananes. La mère le tenait sur ses genoux, ne voulant pas convenir que son enfant la fatiguât ; et Havelaar ne put la décider à lui céder ce gros et précieux fardeau.

À un arrêt forcé, causé par la rencontre d’un bourbier profond, Dipanon demanda au préfet s’il avait déjà parlé de Madame Sloterin.

— Monsieur… Havelaar… a… dit…

— Mais, certes ! Dipanon… Pourquoi pas ? Cette Dame peut rester avec nous. Je ne voudrais pour rien au monde…

— Que… cela… était… bien ! termina le préfet, non sans difficulté.

— Je ne voudrais pour rien au monde fermer ma maison à une Dame, dans de telles circonstances. Cela va sans dire n’est-ce pas, Tine ?

Tine pensait aussi que cela allait de soi.

— Vous avez deux maisons à Rangkas-Betoung, ajouta Dipanon. Il y a plus de place qu’il n’en faut pour deux familles.

— Mais, quand même cela ne serait pas ainsi…

— Je… n’ai… pas… osé… le… lui…

— Mais, monsieur le préfet, vous n’aviez pas un doute à avoir là-dessus ! dit madame Havelaar.

— Promettre… car… c’est……

— Fussent-ils dix, en se serrant un peu… Si nous sommes gênés, ils le seront aussi, voilà tout.

— Une… grande… charge… et… elle… est…

— Mais, monsieur le préfet !… une femme, dans sa position, ne peut pas se mettre en voyage !…

La conversation, roulant sur madame Sloterin, fut interrompue par un choc formidable. C’était la voiture qui sortait du bourbier. Chacun des voyageurs poussa le : hé ! d’usage, en cette occasion ; Max, lancé en l’air par la secousse, retrouva dans la robe de sa mère les bananes qu’il avait laissé échapper, et l’on avait déjà fait une grande partie du chemin séparant le bourbier de la mare boueuse, sa voisine, sans que le préfet se fût décidé, à terminer sa phrase, en y ajoutant ces trois mots :

— Une… femme… indigène !…

— Oh ! cela m’est tout-à-fait égal ! repliqua madame Havelaar.

Le préfet baissa la tête, en signe d’assentiment, et vu la difficulté qu’il apportait dans ses explications, l’entretien fut interrompu.

Cette madame Sloterin était depuis deux mois veuve du prédécesseur de Havelaar. Dipanon, à sa mort, se vit chargé de l’intérim de la sous-préfecture. Il était donc en droit d’occuper momentanément la spacieuse demeure, qui, à Rangkas-Betoung, ainsi que dans les autres districts, est construite par l’État, pour le chef de l’administration locale, mais il ne le fit pas, d’abord, par la crainte de devoir trop vite en déloger, ensuite pour en laisser l’usage à cette Dame et à ses enfants. Il y aurait eu pourtant de la place pour lui. Outre la demeure, assez vaste du sous-préfet, sur la même esplanade, il y avait un bâtiment annexe, servant jadis aussi de sous-préfecture, et qui, malgré son état de vétusté, pouvait encore parfaitement s’habiter.

Madame Sloterin avait prié le préfet de parler en sa faveur au successeur de son mari, et de lui demander l’autorisation d’occuper cette vieille maison, jusqu’au jour de ses couches. C’était cette demande qui venait d’être accordée avec tant d’empressement par Havelaar et sa femme, tous deux, généreux et hospitaliers au plus haut degré.

Le préfet les avait prévenus que Madame Sloterin était une femme indigène. Cela demande une explication pour les lecteurs qui ne connaissent pas les Indes. Il ne faut pas qu’ils se figurent avoir affaire ici à une Javanaise, pur sang.

Aux Indes, la société Européenne se divise, ostensiblement, en deux parties bien distinctes. Les Européens véritables, et ceux qui tout en jouissant légalement des mêmes droits, ne sont pas nés en Europe, et ont plus ou moins de sang indigène dans les veines. À l’honneur de l’esprit humanitaire, je m’empresse d’ajouter ici, que dans ces contrées, nonobstant la ligne de démarcation bien tracée entre ces deux classes d’individus, qui, pour les Indiens sont tous des Hollandais, cette division n’a nullement le caractère barbare, prédominant en Amérique, dans la séparation des classes blanche et noire. Je ne nie pas qu’il y ait encore bien de l’injustice dans tout cela, et que le mot : lippu appliqué à certains individus ne prouve pas que le non lippu, ou l’homme blanc, soit le seul et vrai civilisé. Je conviens que le lippu n’est reçu qu’exceptionnellement dans les cercles, qu’ordinairement, si vous voulez me permettre d’employer une expression familière, on le considère comme un être incomplet ; mais, rarement, il adviendra qu’on pose en principe une exclusion ou un mépris pareil. Chacun est libre de se choisir son entourage ; et il semble difficile d’en vouloir à l’Européen qui préfère la conversation avec des compatriotes, à la fréquentation de gens, qui, — sauf leur plus ou moins de valeur personnelle, — ne partagent ni ses impressions ni ses idées ; et c’est du reste, là dedans, qu’il nous faut chercher la cause capitale de tout conflit de civilisation — ou bien, dont les préjugés ont pris une autre direction que les siens propres.

Un Lippu, — pour employer un terme plus poli, il me faudrait dire : un soi-disant enfant indigène ; on me permettra donc de me servir de la première expression à laquelle je désire enlever tout sens blessant, ne voyant pas, après tout, quelle signification blessante peut avoir ce mot là ; — un Lippu a beaucoup de bon ; l’Européen en a tout autant. Tous les deux ont des défauts. Ils se ressemblent donc, en cela. Mais le bon et le mauvais qu’ils possèdent tous les deux se ressemblent si peu, qu’en général leur conversation ne peut leur procurer aucun agrément réciproque. En outre — et voilà qui concerne le Gouvernement — le Lippu manque le plus souvent d’instruction. Il n’est pas question de savoir ce que serait l’Européen, si dès son enfance on l’avait arrêté dans son développement intellectuel ; mais il est certain que l’ignorance primitive du Lippu est le principal obstacle qui l’empêche de marcher de pair avec l’Européen, même là, où comme individu, il mériterait la préférence dans une question de civilisation, de science ou d’art.

En cela, nous autres Hollandais, nous n’avons rien inventé. Ce fut la politique de Guillaume le Conquérant. Il éleva toujours le dernier des Normands au-dessus du premier des Saxons ; et chaque Normand invoquait la prépondérance de tous les Normands, en général, pour faire prévaloir sa personnalité, là, où il se serait trouvé le dernier, sans l’influence de ses compatriotes, dont le parti régnait en Angleterre.

De cette situation surgit fatalement une sorte de contrainte dans toutes les relations sociales. Cette contrainte ne saurait disparaître que grâce à des vues gouvernementales, larges et philosophiques.

Que l’Européen, qui s’est fait la part du lion profite de cette supériorité artificielle, c’est parfait ; néanmoins il est souvent risible d’entendre rire au nez d’un lippu qui dit : „ Une verre d’eau… La Gouvernement… et Le Lune ou Le mer ” par un individu élevé, la plupart du temps, dans les maisons de tolérance de la Hollande.

Un Lippu a beau être civilisé, instruit, savant même, — et il y en a beaucoup, — dès qu’un Européen, qui avait fait le malade à bord pour rester en arrière du navire sur lequel il lavait la vaisselle, dès que cet Européen dont toute la politesse consiste en des : plaît-il ? et des pardon ! vient se mettre à la tête de l’établissement de commerce où, après avoir tenu un bazar de jambons et de fusils de chasse, on a gagné tant d’argent sur l’indigo, dès que cet Européen-là s’aperçoit que le Lippu le plus civilisé a de la peine à ne pas confondre la lettre H avec la lettre G, il se moque de sa stupidité, et le tient en profond mépris parce qu’il ignore la différence qu’il y a entre les deux mots : Hâle et Gale.

Mais lui, pour qu’on ne se moque pas de lui, aussi, il devrait savoir que dans les langues arabes et malaises, le cha et le hha sont écrits avec un seul et même caractère ; que Hieronymus passant par Géronimo devient Jérôme ; que nous faisons de Huano, Guano ; que le mot hollandais Want, qui signifie gant, vient du mot français Gant ; que chausse dérive de l’anglais Hose ; et que pour Guild Heaume, mot anglais, nous disons en hollandais Huillem ou Willem et en français : Guillaume ; mais, quoique ce soit trop exiger de quelqu’un qui a fait sa fortune dans l’indigo, il ne sied pas à un tel individu, Européen, de frayer avec un Lippu, Indien !

Moi, qui comprends comment Willem dérive de Guillaume, j’avoue que, surtout aux Moluques, j’ai fait connaissance avec beaucoup de Lippus qui m’ont étonné par l’étendue de leur instruction. Ils m’ont même donné à penser que nous autres, Européens, tout en ayant à notre disposition une foule de ressources, nous sommes souvent, et de beaucoup, bien plus arriérés que ces pauvres parias, qui, dès le berceau, ont eu à lutter contre une subordination artificielle, calculée, et contre le sot préjugé de la couleur.

Mais, Madame Sloterin, ne courait pas le risque de faire des fautes de Hollandais ; elle parlait malais. Plus tard, nous aurons occasion de faire plus ample connaissance avec elle, en prenant le thé, à Rangkas-Betoung, dans l’avant galerie de la sous-préfecture, avec Havelaar, Tine et le petit Max. Nos voyageurs atteignirent enfin le but de leur voyage, après avoir subi encore nombre de secousses et de cahots.

Le préfet qui ne les avait accompagnés que pour installer le sous-préfet dans ses fonctions, témoigna le désir de retourner le jour même à Serang.

— J’ai… véritablement… beaucoup… commença-t-il,

Havelaar, de son côté, déclara qu’il ne demandait pas mieux que de ne pas perdre une minute.

— à… faire !

À cet effet, on convint de se retrouver, une demi-heure après, dans la grande galerie du Prince-Régent.

En vue de cette installation, Dipanon avait déjà convoqué, depuis plusieurs jours, les principales autorités, politiques et non politiques, de la régence ; Le chef indigène, le commandant du chef-lieu, le juge de paix, le percepteur des contributions, quelques inspecteurs avaient reçu l’ordre, ainsi que tous les employés indigénes, de venir assister à cette cérémonie, et de se réunir au chef-lieu.

Le Prince-Régent fit ses adieux, et monta à cheval pour retourner chez lui. Madame Havelaar visita sa nouvelle demeure qui lui plut beaucoup. Il y avait surtout, un grand jardin admirablement commode pour faire prendre l’air à Max. Le préfet et Havelaar s’étaient retirés pour changer de vètements, la cérémonie prochaine exigeant le costume officiel. Autour de la maison se trouvaient quelques centaines de personnes, faisant partie de la suite du préfet, ou de celle des chefs convoqués. Les agents de police et les commis de bureaux allaient et venaient, ayant l’œil à tout. En un mot, ce coin de terre oublié sortait de sa monotonie de chaque jour, et avait l’air de vivre.

Peu après, le carrosse de gala du Prince-Régent parut sur l’esplanade. Le préfet et Havelaar, brillants, reluisant d’or et d’argent comme deux soleils, mais trébuchant de temps à autre, grâce aux épées qui leur battaient les mollets, y montèrent, et se rendirent au palais. Là, une aubade les attendait. Ils furent reçus par un orchestre composé de tams-tams, de gongs, d’harmonicas, et de toute sorte d’instruments à cordes.

Dipanon, qui, lui aussi avait mis bas son costume crotté, s’y trouvait déjà. Les chefs subalternes, assis, par terre, sur des nattes, formaient un grand cercle. Au fond de la longue galerie, il y avait une table devant laquelle, se placèrent le Prince-Régent, le préfet, le sous-préfet, le contrôleur et deux des chefs principaux. On offrit du thé et des gâteaux ; puis la cérémonie commença dans toute sa simplicité.

Le préfet se leva et lut le décret du Gouverneur-général, en vertu duquel, Monsieur Max Havelaar était nommé sous-préfet de la régence Bantan-Kidoel, ou Sud de Bantam, nom que les indigènes donnent à Lebac.

Cela fait, il prit le numéro du Bulletin des Lois, contenant le serment réglementaire suivant : Le fonctionnaire jure que pour être nommé ou avancé, à l’emploi de… il n’a donné ni promis, ne promettra ni ne donnera rien à personne ; qu’il reconnaît sa majesté, le Roi de Hollande et s’engage à lui être fidèle ; qu’il obéira à son représentant, dans les Indes ; qu’il observera et fera observer les lois et réglements en vigueur, et cela rigoureusement ; qu’il se comportera en tout comme il convient à un bon… (dans le cas présent, c’est d’un bon sous-préfet qu’il s’agit.)

Puis, suivit naturellement la phrase sacramentelle : Que Dieu Tout-Puissant me soit en aide !

Havelaar répéta le tout.

À la grande rigueur, ce serment-là impliquait la promesse de protéger la population indigène contre toute concussion et oppression. En jurant de soutenir les lois et réglements existants, il n’y avait pas de raison pour ne pas faire entrer le sens de la promesse précédente dans la première formule, et partant, il n’y avait aucun motif de prêter un serment spécial à ce sujet, mais, le législateur, paraît-il, n’en jugeait pas ainsi, et pensait qu’après tout abondance de bien ne nuit jamais. En conséquence, on exige, des sous-préfets, un serment authentique par lequel cet engagement obligatoire est constaté sans l’ombre d’ambiguïté.

Havelaar prit encore une fois à partie, le Dieu Tout-Puissant, et promit devant lui de protéger la population indigène contre l’oppression, les mauvais traitements et la concussion.

Un observateur intelligent n’eût pas manqué de faire attention, en cette occurrence, à la différence de maintien et de ton, existant entre le préfet et Havelaar. Tous deux, ils avaient déjà assisté à des solennités du même genre. Cette différence ne provenait donc pas du plus ou moins d’habitude qu’ils pouvaient en avoir, elle n’était causée uniquement que par la divergence de leurs caractères.

Le préfet parla bien un peu plus vite qu’à l’ordinaire ; il n’avait qu’à lire le décret et les serments, ce qui lui évitait la peine de chercher la fin de ses phrases ; mais il ne sortait pas d’un sérieux, qui, aux yeux du vulgaire devait prouver toute l’importance attachée par lui à cette affaire là. Havelaar, au contraire, tout en tenant le doigt levé, et en répétant scrupuleusement les décrets, avait l’air de dire, par l’accentuation de son débit, par le laissez-aller de sa contenance : tout cela va de soi, et je ferais bien tout ceci, sans que le Dieu Tout-Puissant ait besoin de s’en mêler.

En somme, il était évident pour tout homme se connaissant en hommes, que la prétendue nonchalance ou l’insouciance de Havelaar devait inspirer bien plus de confiance que la gravité prudhommesque de monsieur le préfet.

N’est-il pas ridicule en effet de croire que l’homme chargé de rendre la justice, que l’homme aux mains duquel est suspendu le malheur ou le bonheur d’un si grand nombre d’individus, se sentira enchaîné par quelques sons plus ou moins bien articulés, si son propre cœur ne les lui dicte pas dans son for intérieur ? Et dans ce dernier cas a-t-il besoin de les énoncer avec tant d’emphase ?

À notre avis, Havelaar eût protégé les pauvres et les opprimés, partout où il les aurait rencontrés, même, si devant le Dieu tout-puissant, on lui avait fait jurer de ne les pas protéger.

Le serment prêté, le préfet adressa quelque paroles bien senties aux chefs subalternes. Dans cette façon de discours il leur présenta le sous-préfet comme le chef suprême de la régence. Il les invita à lui obéir et à remplir ponctuellement leurs devoirs. Il termina par d’autres lieux communs tout aussi intéressants. Les chefs subalternes furent ensuite présentés à Havelaar, l’un après l’autre, nominativement.

Havelaar leur donna la main, et l’installation accomplie, on dîna chez le Prince-Régent qui avait invité aussi le commandant Declari. Immédiatement après le dîner, le préfet qui désirait être de retour à Serang, le soir même ; parce qu’il… avait… tant… à… faire !… remonta en voiture ; et Rangkas-Betoung retrouva sa tranquillité, comme on devait s’y attendre d’une station à l’intérieur de Java, habitée par un petit nombre d’Européens, et outre cela, éloignée de la grand’route.

Declari et Havelaar firent plus ample connaissance. Le Prince-Régent, de son côté, semblait prévenu en faveur de son nouveau frère aîné. Quant à Dipanon, il raconta plus tard, que le préfet lui-même, auquel il venait de faire un bout de conduite, s’était prononcé très favorablement sur la famille Havelaar, qui à l’occasion de son passage à Lebac avait séjourné plusieurs jours chez lui. Le préfet ajoutait même que Havelaar, bien vu du Gouvernement, avait toutes les chances pour obtenir un emploi plus élevé, ou tout au moins pour être placé à la tête d’une régence plus productive.

Max et sa Tine sortaient d’un voyage en Europe ; ils se sentaient fatigués de la vie que j’ai entendu appeler très caractéristiquement la vie de coffre. Ils s’estimèrent donc heureux, après tant d’allées et de venues, d’habiter chez eux. Avant leur départ pour l’Europe, Havelaar avait été sous-préfet à Amboina ; il avait eu à lutter contre de nombreuses difficultés, la population de cette île étant toujours en insurrection à cause des mauvaises mesures, prises dans les derniers temps. Il avait su réprimer énergiquement cet esprit de révolte ; mais froissé du peu d’assistance que le Gouvernement lui donna en cette occasion, indigné de la mauvaise administration, qui depuis des siècles dépeuple et corrompt les Moluques, ces pays magnifiques… Voir ce que le Baron Van der Capellen a écrit là dessus, en 1825. On trouvera les publications de cet ami de l’humanité dans le Journal Officiel des Indes, même année, et rien ne s’est amélioré, depuis ! Indigné de tout cela, Havelaar était tombé malade ; sa maladie détermina son départ pour l’Europe. À la rigueur, il était en droit de prétendre, en rentrant au service, à une meilleure place que la misérable régence de Lebac, celle d’Amboina étant plus importante et sa gestion ayant été suprême et indépendante.

On avait bien parlé aussi de le nommer préfet, avant son départ pour Amboina ; et plus d’un s’étonnait de le voir chargé d’une régence, donnant si peu d’émoluments ; il y a tant de gens qui ne jugent de l’importance d’un emploi que par les revenus qui y sont attachés.

Il ne s’en plaignait pourtant pas. Son ambition n’allait pas jusqu’à mendier un rang plus élevé, ou de plus larges profits.

Néanmoins, c’eût été une bonne aubaine, et une aubaine venant à propos pour lui. Ses voyages, en Europe, lui avaient coûté le peu qu’il avait mis de côté, pendant les années précédentes. Il avait même fait des dettes. En un mot, il était pauvre. Mais, il ne regarda jamais son emploi, comme une roue de fortune, et lors de sa nomination à Lebac, il fit contre fortune bon cœur, prenant la résolution de rattraper l’arrièré par ses économies ; sa femme, simple dans ses goûts et dans ses besoins, l’assistait, dans cette bonne résolution.

Pourtant, il en coûtait à Havelaar d’être économe. Pour lui-même, il consentait bien à se borner au strict nécessaire ; il se privait, à la rigueur ; mais, avait-il affaire à des malheureux, donner, aider, secourir était pour lui un besoin, une passion.

Il se rendait compte de cette faiblesse, il se raisonnait, avec son bon sens naturel, et se trouvait parfaitement injuste, d’assister les autres, quand il était lui-même besoigneux ; il sentait d’autant plus cette injustice, que souvent sa Tine et son Max, les deux êtres qui lui étaient chers par dessus tout, souffraient de ses libéralités ; il se reprochait sa bonté, la taxant de vanité, de désir de passer pour un prince déguisé, se promettant de ne plus recommencer. Mais, dès que le premier venu se présentait à lui, comme une victime de l’adversité, il perdait tout de vue pour voler à son secours. Pourtant il avait fait une expérience, bien amère, des suites de cette vertu poussée à l’excès par lui. Huit jours avant la naissance de son petit Max, il n’avait pas de quoi acheter le berceau en fer où son chéri devait reposer ; et peu de temps avant, encore, il venait de sacrifier les derniers bijoux de sa femme pour assister quelqu’un qui, certes, était dans une meilleure position que lui.

Or, à son arrivée à Lebac, tout cela était déjà oublié. Ils avaient pris, l’âme tranquille, possession de la demeure où ils espéraient vivre en paix, quelque temps. Ils avaient commandé à Batavia des meubles confortables. Ils se montraient gaîment la salle à manger, la salle de jeux du petit Max, la place de la bibliothèque, le salon où, le soir, il ferait à Tine, la lecture, de ses élucubrations journalières.

Mais oui… Havelaar jetait chaque jour ses idées sur le papier : „ Tout cela sera imprimé un jour, disait Tine, et alors on verra ce que c’est que mon Max ! ” En attendant, jamais il n’avait fait mettre sous presse ce qui se passait en lui, retenu qu’il était par un scrupule touchant à la candeur. Il ne savait pas mieux définir ce scrupule, qu’en demandant à ceux qui l’encourageaient à publier son œuvre :

— „ Laisseriez-vous marcher votre fille, sans chemise, dans la rue ? ”

C’étaient ces boutades-là qui faisaient dire à ceux de son entourage :

— Havelaar est un original.

Je ne dis pas le contraire. Pourtant si l’on s’était donné la peine de traduire cette phrase bizarre, on aurait trouvé dans cette question sur la toilette d’une fille le texte d’un discours sur la chasteté de l’esprit, qui fuit les regards indiscrets du passant, et se cache sous le voile d’une retenue virginale.

Oui, Havelaar et sa Tine se promettaient de vivre heureux à Rangkas-Betoung. Leurs dettes d’Europe étaient leurs seuls soucis. Ces dettes s’étaient augmentées de leurs frais de voyage, et des dépenses causées par leur ameublement. Mais, ils comptaient vivre de la moitié… non… du tiers de ses revenus. Peut-être, allait-il être nommé, sous peu, préfet ! Et alors tout s’arrangerait, au mieux.

— Après cela, je regretterais de quitter Lebac, ma Tine. Il y a ici beaucoup à faire. En attendant, il te faut beaucoup d’économie, ma chère ; nous arriverons à tout payer, peut-être… sans avancement… et alors, je resterai ici, long-temps, très long-temps, tout à mon aise.

Il n’avait pas besoin de lui prêcher l’économie. Ce n’était vraiment pas sa faute, à elle, si l’économie était devenue une nécessité. Du reste, elle s’était tellement identifiée avec son Max, qu’elle ne prit nullement cette recommandation pour un reproche. Ce n’en était pas un, non plus. Havelaar savait fort bien que lui seul s’était mis en défaut, par ses libéralités exagérées. Sa faute à elle, si faute il y avait, n’était qu’un ardent amour pour son Max, amour qui la poussait à approuver tous ses actes.

Oui, Elle l’avait approuvé, le jour où il avait accompagné ces deux pauvres femmes de la rue-neuve, ces deux femmes n’ayant jamais quitté Amsterdam, et n’étant jamais allées à la kermesse de Harlem, sous le prétexte burlesque, que, lui, Havelaar était chargé, de par le Roi, d’amuser deux créatures, qui, toute leur vie, s’étaient si bien conduites.

Elle lui dit qu’il avait bien fait de régaler les orphelins de tous les orphelinats d’Amsterdam, en leur envoyant des gâteaux, de l’orgeat et des joujoux. Elle comprit à merveille qu’il payât les frais d’hôtel d’une famille de pauvres chanteurs ambulants ; ces malheureux, voulant retourner dans leur pays, se désespéraient d’être contraints d’abandonner en paiement, leurs seuls gagne-pain, la harpe, le violon et le violoncelle, toute leur fortune instrumentale. Elle ne le blâma point de lui amener une fille qui, un soir, l’avait accosté au coin de la rue… et de lui donner à manger, chez lui, et de lui avoir fait faire un lit… disant qu’il ne fallait pas lui crier : Allez et ne pêchez plus, avant de lui avoir fourni les moyens de ne plus pêcher.

Elle trouva très bien que son Max fît porter un piano chez un pauvre père, qu’il avait entendu pleurer sur la maudite et fatale banqueroute, à la suite de laquelle ses filles étaient obligées de renoncer à leur musique.

Elle le poussa à racheter la liberté d’une famille d’esclaves, à Menado. Ces malheureux s’arrachaient les cheveux et se lamentaient amèrement en songeant qu’ils allaient : Monter sur la table du crieur !

Elle trouva tout naturel que son Max fît remettre des chevaux aux Alfouriens dans le Minahassa, toutes leurs bêtes ayant succombé, au service des officiers de la Bayonnaise.

Elle ne s’opposa jamais à ce qu’à Menado et à Amboina, il recueillît, dans sa maison, les naufragés des navires américains, sans l’obliger à se croire assez peu : Grand Seigneur, pour envoyer une note d’aubergiste au Gouvernement Américain.

Elle admit toujours que les officiers de tout vaisseau de guerre, mouillant dans son ressort, logeassent chez lui, et que sa demeure fût leur pied-à-terre de prédilection.

N’était-il pas son Max ?

N’était-ce pas trop petit, trop mesquin de l’enfermer, lui, qui pensait en prince, dans les limites étroites d’un ménage économe et bourgeois ! Puis, si parfois les dépenses dépassaient les recettes, Max, son Max n’était-il pas destiné à une brillante carrière ! ne devait-il pas se trouver, sous peu, dans une position lui permettant de donner un libre cours à ses instincts généreux, et cette fois, sans s’en trouver gêné ! Son Max ne devait-il pas devenir Gouverneur-général, de ce beau pays des Indes ! Gouverneur… ou même Roi ! N’était-ce pas étrange qu’il ne fût pas Roi, déjà !

Une faute commise par Elle ! mais sa prévention en faveur de Havelaar en eût seule été la cause ! Et le pardon de cette faute ne serait pas difficile, puisqu’il faut beaucoup pardonner à qui a beaucoup aimé.

Mais qu’on se rassure, il n’y avait rien à lui pardonner. Sans partager ses idées exagérées, à propos de son Max, on peut admettre qu’il avait devant lui une brillante et solide carrière. Cette perspective réalisée, les suites fâcheuses de sa générosité ne tiraient plus à conséquence. Une autre raison aussi doit excuser leur insouciance apparente. Elle avait perdu, très jeune, son père et sa mère, et fut élevée dans sa famille. Lors de son mariage on lui remit la petite fortune qui lui revenait mais, en feuilletant quelques lettres et quelques papiers, contenus dans un coffret qui lui venait de sa mère, Havelaar découvrit que sa famille, tant du côté paternel que du côté maternel, était en possession d’une grande fortune. Il ne put pourtant venir à bout d’expliquer où, comment et quand cette immense richesse avait disparu. Quant à elle, qui ne s’était jamais occupée d’affaires, elle n’en savait pas plus que lui. Il eut beau insister et lui demander quelques renseignements sur les possessions antérieures de ses parents, elle lui répondit vaguement que son grand-père, le baron van Wijnbergen avait émigré, avec Guillaume V, en Angleterre où il avait servi, en qualité de chef d’escadron, dans l’armée du Duc d’York. On raconta, dans le temps, qu’il vivait gaîment avec les membres émigrés de la famille des Stadhouder. Ce fut probablement une des causes de sa ruine. À Waterloo, il tomba, dans une charge faite par les hussards de Boreel. Rien de plus touchant, ajoutait Tine, que les lettres de son père, jeune homme de dix-huit ans, à cette triste occasion. Son père, lieutenant dans le même régiment, reçut dans cette charge, un coup de sabre sur la tête, des suites duquel il mourut huit ans après, en état de démence. Dans ces lettres, écrites à sa mère, la baronne, veuve du chef d’escadron, il se désolait d’avoir cherché vainement le corps de son père, sur le champ de bataille.

Du côté maternel, Tine se rappela que son grand-père menait grand train, et elle crut se souvenir qu’il était propriétaire des postes aux chevaux, en Suisse. Cette propriété, source de revenus considérables, est encore aujourd’hui, en Allemagne et en Italie, l’apanage des Princes de Turn et de Taxis.

Cela leur faisait croire à une grande richesse. Mais, par des causes inconnues, c’est à peine si des bribes de cette richesse arrivèrent à la seconde génération des Van Wijnbergen.

Ce ne fut qu’après son mariage, que Havelaar mit la main sur ces minces détails. Ce qui le frappa, dans ses recherches, fut que le coffret, dans lequel sa femme gardait pieusement ses lettres et ses papiers de famille, — sans se douter que ces pièces fussent importantes au point de vue financier, — avait disparu d’une façon incompréhensible. Tout désintéressé qu’il fût, Havelaar basa sur cette circonstance, l’opinion que sous ce mystère il devait se cacher quelque roman intime. Lui fera-t-on un crime, de ce que, prodigue comme il l’était, il désirât le voir bien finir, ce roman. Ce roman existait-il ? Y avait-il spoliation ? Bien fin qui aurait pu le dire. Toujours est-il que Havelaar rêva de millions, et se monta la tête à ce sujet.

Mais, conséquence de sa nature fantasque, lui qui pour le compte d’autrui, aurait fait des recherches actives, se serait mis en quatre, aurait fouillé jusque dans la poussière de ces vieilles paperasses, pour en faire sortir une matière à chicane, dès qu’il vit qu’il ne s’agissait que de son propre intérêt, il laissa nonchalamment passer le moment opportun d’entamer l’affaire. Il éprouva comme une sorte de honte, à l’idée qu’il n’allait travailler qu’à son profit, et, Dieu me pardonne, je crois que si sa Tine avait été la femme d’un autre, sur la prière de cet autre, il aurait réussi à mettre l’orpheline intéressante en possession des biens qui devaient lui revenir. Mais cette orpheline intéressante était sa femme, ces biens lui revenaient à lui aussi ; il trouva vil et dégradant d’aller demander au nom de sa femme : dites donc, vous autres, est-ce qu’on ne me doit pas encore quelque chose ?

Mais ce rêve doré, ce rêve de millionnaire lui servit de prétexte, toutes les fois qu’il se livra à des dépenses excessives. Ce ne fut qu’au moment de retourner à Java, après avoir beaucoup souffert de sa gêne, après s’être vu forcé de courber sa tête altière devant les conditions humiliantes de maint créancier, qu’il mit le pied sur son indolence ou sur ses scrupules, et qu’il s’occupa de ces millions de famille. Il s’enquit et demanda si on ne lui redevait rien. On lui envoya, pour toute réponse, un solde de tout compte, approuvé et inattaquable.

Enfin ! Ils devaient être si économes à Lebac ! Et pourquoi ne le seraient-ils pas ? Dans un pays, si peu civilisé, il n’y a pas, le soir, de filles qui courent les rues pour vendre un reste d’honneur au prix d’un morceau de pain ; il n’y a pas de chevaliers d’industrie. Les fortunes des commerçants ne sombrent pas contre des écueils invisibles ou contre des tempêtes de misère imprévue.

Ce fut contre ces écueils, dans ces bas fonds, qu’échouèrent autrefois les bonnes intentions de Havelaar. Le nombre des Européens était minime dans la régence de Lebac ; et les Javanais y étaient trop pauvres pour subir une fortune contraire. Ils ne pouvaient devenir intéressants par plus de pauvreté.

Tine ne réfléchit pas à tout cela.

Pour le faire, elle aurait dû se rendre compte exactement, plus exactement que son amour pour Max ne le permettait, des causes premières de leurs ennuis. Mais le nouveau milieu, dans lequel elle venait de mettre le pied, respirait tant de calme ! Les causes plus ou moins romanesques, qui, jadis lui faisaient répondre à Havelaar : oui, mon ami ! quand il lui disait : n’est-ce pas, Tine, que c’est un cas nouveau, une nécessité qu’il faut subir ? Ces causes n’existaient plus.

Nous allons voir comment ce pays de Lebac, si simple et si tranquille, en apparence, coûta plus cher à Havelaar que toutes les extravagances passées de son cœur et de son cerveau mises en bloc.

Mais pouvaient-ils prévoir ce désastre ? Ils regardaient, confiants, l’avenir, en face. Ils se sentaient si heureux, de leur amour et de leur enfant ! — Que de roses, dans ce jardin, s’écria Tine ; tiens ! voilà aussi de la fougère, et du pandanus odorant ! Et ces bosquets de jasmin !… Regarde moi un peu, ces lis ! sont-ils beaux ! sont-ils magnifiques !

Et enfants, tous les deux, ils faisaient joujou avec leur nouvelle demeure.

Aussi, quand, le soir, Dipanon et Declari regagnèrent leurs logis respectifs, ils ne manquèrent pas de constater la gaîté enfantine de la nouvelle famille qui venait d’arriver.

Havelaar, lui, se rendit à son bureau, et y passa la nuit.