Maurice de Saxe (Taillandier)/02

Maurice de Saxe (Taillandier)
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 638-677).
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MAURICE DE SAXE

II.
MAURICE DUC DE COURLANDE.


I.

Nous avons raconté les singulières aventures qui se rattachent au mariage et au divorce de Maurice de Saxe avec Johanna-Victoria de Loeben[1]. Quelques mois avant le dénoûment de ce drame, le comte était venu à Paris pour y sonder le terrain et offrir ses services au régent. Les archives de Dresde nous procurent ici l’occasion de rectifier une des erreurs qui abondent dans les biographies du maréchal de Saxe. Si Maurice, à vingt-quatre ans, s’est décidé à chercher fortune en France, c’est qu’il y a été poussé, selon les uns, par les persécutions jalouses de sa femme, selon les autres, par l’hostilité du comte de Flemming; tous affirment que le roi de Pologne s’était opposé à ce projet. Or nous voyons au contraire dans les lettres récemment publiées que l’idée d’ouvrir cette carrière à Maurice appartient à Frédéric-Auguste. Le 27 avril 1720, un des conseillers du roi écrivait de la part de son maître au général de Flemming : « Le roi m’a chargé de demander à votre excellence si elle n’approuvait pas que le comte Maurice de Saxe tâchât de s’engager dans le service de la France, où il pourrait apprendre le métier de guerre, au lieu que chez nous, qui n’avons pas de guerre et qui ne souhaitons pas d’en avoir, il n’apprendrait jamais rien. » Flemming répondit : « La pensée qui est venue au roi touchant M. le comte Maurice est très bonne et juste, pourvu qu’il s’y applique, car comme il y a bon moyen d’y apprendre quelque chose, il y en a de même d’oublier ce que l’on a appris. » Pendant que Frédéric-Auguste songeait à établir Maurice à la cour de France, Maurice était déjà installé à Paris, plus occupé de ses plaisirs que de sa carrière, engagé dans le tourbillon de la régence, si bien que le ministre de Saxe à Paris, M. le comte de Watzdorf, demandait secrètement à Frédéric-Auguste s’il ne serait pas sage de le faire partir pour Dresde au plus tôt. Le roi fut d’un autre avis; il se contenta d’envoyer ses ordres à Maurice, « lui défendant de se livrer au jeu, de fréquenter les petits maîtres, s’il voulait conserver ses bonnes grâces,» et l’autorisant d’ailleurs à séjourner en France. Quelques mois après, le colonel saxon, fils du roi de Pologne, recevait du régent le titre de maréchal de camp dans l’armée française avec un traitement de dix mille livres. Le brevet porte la date du 9 août 1720.

Ce titre, dans l’organisation militaire de l’ancienne France, n’empêchait pas de remplir les fonctions de colonel. Les officiers-généraux aimaient à conserver en tout temps des bataillons sous leurs ordres, et l’on voit encore la trace de cet usage dans les armées allemandes, où des souverains même commandent des régimens. Maurice voulait occuper ses loisirs et s’entretenir la main; il lui fallait un régiment comme au cavalier sa monture. Seulement une monture comme celle-là coûtait fort cher. Les archives de Dresde nous donnent quelques détails assez curieux sur l’acquisition du régiment de Greder[2] par le jeune maréchal de camp. Un des actes conservés aux archives parle d’une somme de trente-cinq mille thalers, environ cent quinze mille francs de notre monnaie; mais d’autres pièces du temps indiquent un prix bien plus élevé, un prix fabuleux vraiment, et qui montre bien chez Maurice l’ardeur impatiente du soldat non moins que la prodigalité du fils de roi. « Il achète en grand seigneur, » écrit un des correspondans du comte de Flemming, et Flemming, scandalisé de cette folie, répond avec aigreur : « Ce sera apparemment de la bourse du roi que le comte de Saxe entend payer ledit régiment; passe si l’écu est compté à trois livres de France, mais si ce sont de nos bons écus, je dirai : à ce prix-là, nous aurions pu le faire ici lieutenant-général et lui donner même deux régimens. » A qui Flemming tient-t-il ce langage? Voilà des paroles menaçantes pour Maurice. Il faut pourtant que le comte de Saxe obtienne du roi le prix qu’il a offert, car si la somme n’est pas payée avant le 1er mars 1721, le marché est rompu. Maurice se décide à implorer Frédéric-Auguste; mais avant de se rendre à Dresde, il va saluer sa mère à l’abbaye de Quedlinbourg et lui demande son intercession auprès du roi. C’est évidemment à cette affaire que se rapportent deux lettres de la comtesse de Kœnigsmark, l’une datée du 30 septembre 1720, l’autre un peu postérieure. On lit dans la première : « Le comte de Saxe ayant passé par ici à son retour de Paris, je le crois à présent arrivé auprès de votre majesté. Il a mille raisons de se louer de la France... Ce qui me console effectivement, c’est qu’il n’a pas oublié un moment les ordres de votre majesté, n’ayant ni joué, ni pratiqué les petits maîtres. Comme Paris est une assez grande épreuve pour un jeune homme, j’espère que votre majesté sera contente de sa conduite et lui accordera désormais ses grâces. » La seconde lettre, également remplie des prières les plus vives, les plus pressantes, en faveur de son cher Maurice, contient ces mots : « J’ai pris la liberté, sire, de vous donner autrefois en vers les noms de roi généreux, père adorable. Des expressions plus touchantes ne seraient peut-être pas reçues et ne siéraient plus à ma bouche ; si pourtant votre majesté faisait quelque estime d’un cœur rempli de vénération, attaché sincèrement au mérite éminent de sa seule personne, elle m’accorderait facilement ce que je viens de lui demander. » Le roi consentit à tout et donna l’ordre de payer le régiment du comte de Saxe sur sa cassette particulière. Malheureusement la cassette était vide ou peu s’en faut. Comme on était pressé par le temps, Frédéric-Auguste n’eut d’autre ressource que d’autoriser la vente d’un domaine constitué en apanage à Maurice, et qui devait faire retour à la couronne dans le cas où le comte de Saxe mourrait sans héritier.

Maurice de Saxe revint à Paris au commencement de l’année 1721. C’était le moment où le grand agitateur financier inoculait à la France la fièvre des spéculations. Aventureux et irréfléchi comme il était, on est surpris de ne pas le voir parmi les victimes du système de Law; il ne fit heureusement que s’y brûler les doigts. Nous en dirons autant de ses rapports avec le monde de la régence; s’il mena trop souvent une vie folle pendant ces folles journées, il avait du moins un préservatif qui le mettait à l’abri des débauches meurtrières où le corps et l’âme s’anéantissent. Les conseils de Schulenbourg ne s’étaient pas entièrement effacés de son esprit; il avait conservé le goût de l’action, le désir et le pressentiment de la gloire. Il étudiait les mathématiques, la mécanique, l’art des fortifications, toutes les branches du génie militaire. Il inventait de nouvelles manœuvres pour ses soldats, il perfectionnait le maniement du fusil ; un tacticien célèbre, le chevalier de Folard, assistant aux exercices du régiment de Saxe, était tellement frappé de l’esprit inventif du jeune chef qu’il devinait en lui le grand capitaine et l’annonçait à la France. Ouvrez le Polybe du chevalier Folard, parcourez ce long commentaire, qui n’est pas seulement l’explication du texte, mais une causerie sans fin sur l’art de la guerre; vous trouverez ces paroles à propos du fusil : « Il faut exercer les troupes à tirer selon la méthode que le comte de Saxe a introduite dans son régiment, méthode dont je fais un très grand cas, ainsi que de son inventeur, qui est un des plus beaux génies pour la guerre que j’aie connus, et l’on verra à la première guerre que je ne me trompe pas dans ce que j’en pense. » Folard parlait ainsi vers 1725; ne fallait-il pas que le génie de l’action éclatât singulièrement chez le jeune comte au milieu des dissipations de la régence pour qu’un tel juge, un juge si habile, mais encore plus prudent qu’avisé, saluât ainsi d’avance l’homme de Prague et de Fontenoy? Un trait curieux de cette prédiction, si complètement réalisée plus tard, c’est la certitude de l’accent sur les lèvres du tacticien diplomate.

Elles étaient bien vives pourtant, et parfois bien étranges, les dissipations du comte Maurice. Comme on voit que l’inaction lui pèse! Presque toutes les lettres envoyées de Paris à Dresde par les correspondans du roi ou de ses ministres font allusion à ses escapades. Un jour, à l’une de ces lettres, signée du nom de Hoym, M. de Manteuffel répond par ces mots : « Je vous prie de faire mes complimens à M. le comte de Saxe et de le féliciter sur ses heureuses aventures. Je reçois de temps en temps une espèce de gazette, souvent assez curieuse, où j’ai trouvé plusieurs jolis traits sur son sujet. » Ces gazettes n’étaient pas toujours très exactes. La chronique parisienne, à laquelle il fournissait tant de matière, lui attribuait volontiers des événemens où il n’avait aucune part. Un soir, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1721, le prince de Conti, qui était fort jaloux de la princesse, bien que le point d’honneur en pareille matière parût un préjugé gothique aux raffinés de ce temps-là, entra subitement dans la chambre de la princesse, tenant d’une main son épée, de l’autre un pistolet. La dame, répondant à l’outrage par un outrage plus sanglant encore : « Pourquoi ce bruit? dit-elle avec une froideur méprisante. Si vous aviez pensé qu’il y eût un homme chez moi, vous vous seriez bien gardé d’y paraître. » Le lendemain, elle quittait l’hôtel du prince, et ce scandale occupait tout Paris. Or les gazettes mystérieuses dont parle M. de Manteuffel voulaient absolument que Maurice de Saxe eût joué un rôle dans cette histoire. Le bruit courut qu’il avait été surpris chez la princesse : le prince l’avait tué, disaient les uns; il n’était que blessé, mais blessé grièvement, disaient les autres. Par une coïncidence singulière qui sembla d’abord plus que suspecte, il se trouva que le jeune comte, cette nuit-là même, avait fait un faux pas dans l’escalier du Palais-Royal, en sortant de chez le régent, et s’était donné une entorse. Le lendemain, tous ses amis, alarmés des rumeurs qui circulent, courent s’informer de ses nouvelles et apprennent qu’il est retenu au fit par une blessure insignifiante. Il n’en fallait pas tant pour accréditer le récit déjà colporté par la ville, et qui bientôt, grâce aux chroniques secrètes, alla retentir jusqu’à la cour de Dresde.

Les chargés d’affaires du roi de Pologne avaient mission, à ce qu’il paraît, de lui raconter fort en détail cette partie de l’histoire contemporaine. Telles étaient les notes diplomatiques auxquelles se plaisaient ces cours galantes du XVIIIe siècle, et nous verrons Maurice lui-même, le futur vainqueur de Fontenoy, faire à ses heures perdues ce métier de chroniqueur. Nous sera-t-il permis de citer ici un échantillon de ces correspondances édifiantes? M. le comte de Hoym, représentant de Frédéric-Auguste auprès du régent, après avoir rapporté au roi l’aventure du 24 décembre, complète son récit par des détails où se reconnaissent les commentaires et les enjolivemens des on dit parisiens. La princesse de Conti, dans ses explications avec le prince, lui aurait confié, « sous le sceau du secret, » qu’elle avait sept moyens de le tromper. Les six premiers, elle les indique franchement, loyalement, avec toute la précision désirable. « Quant au septième, ajoute-t-elle en vraie fille de la régence, je ne vous le dirai pas, car c’est celui dont je me sers. » Nous voyons par les archives de Dresde que le roi de Pologne conçut un vif désir de connaître ces six moyens, et aussi le septième, s’il était possible. Il chargea le comte de Manteuffel, son ministre des affaires étrangères, d’envoyer à ce sujet des instructions spéciales au comte de Hoym. L’ambassadeur eut beau se mettre en campagne, il ne put satisfaire la curiosité du roi. « Il serait difficile, écrit-il au ministre, d’en savoir davantage là-dessus, à moins d’avoir été, comme on dit, dans la bouteille. » Noble style, et bien digne du sujet! En voyant un personnage officiel publier de telles misères, sans crainte de blesser le souverain dont les ancêtres sont ici en cause, on ne peut s’empêcher de remarquer combien la moralité publique s’est élevée, car ce n’est point sans doute par indifférence que cette publication a été autorisée, c’est par un sentiment très digne de la responsabilité personnelle et un respect scrupuleux de la vérité historique. L’auguste maison de Saxe sait bien que le jugement des choses présentes, en ce qui la concerne, ne dépend pas du jugement des choses passées. A chacun selon ses œuvres, c’est la loi du monde nouveau. Il faut estimer ce fier sentiment de soi-même joint au respect des droits de l’histoire, mais il faut ajouter en même temps : Heureux les règnes dont les documens secrets, livrés plus tard à la critique, ne révèlent chez le souverain ou ses ministres que préoccupations nobles, activité sérieuse, souci du bien public et de la grandeur nationale!

On nous dispensera de répéter ici les dépêches des ministres saxons à Paris. Nous aimons mieux emprunter à la chronique de cette période une lettre de Maurice lui-même, trouvée à Dresde par M. de Weber, et qui nous présente un épisode intéressant au milieu des dévergondages de la régence. On sait ce qu’avait été la princesse palatine, duchesse d’Orléans, dans la société française du temps de Louis XIV. « Elle était Allemande au dernier point, » dit Saint-Simon. Simple, sensée, loyale, animée d’une horreur profonde pour tout ce qui était ruse et duplicité, en un mot femme de l’esprit le plus franc et d’une moralité sans reproche, elle avait eu cette singulière fortune d’assister aux tartuferies des dernières années du grand règne et de voir à nu, quand les voiles tombèrent, la corruption des mœurs publiques. Il y avait du Saint-Simon, et quelque chose de plus, chez cette singulière personne. Chrétienne avec principes, âpre et hautaine par un double sentiment d’aristocratie germanique et de sévérité protestante, sans nulle grâce, mais non sans finesse, l’œil ouvert sur toutes choses, humiliée souvent, souvent irritée, sarcastique jusqu’à emporter la pièce, elle était, comme le célèbre duc et pair, un témoin redoutable de son temps, sans compter que ses douleurs maternelles ajoutaient à l’amertume de ses observations quelque chose de plus intime et de plus poignant encore. Que de fois, révoltée par le spectacle de la cour sous Mme de Maintenon, elle s’enfermait des jours entiers dans ses appartemens! Là, pour soulager son âme, elle écrivait à ses amies, à ses parentes des cours d’Allemagne, à l’électrice de Hanovre, à la comtesse palatine, à son institutrice, Mme de Harling! Elle peignait les hommes, elle décrivait les mœurs, elle montrait, sous l’hypocrisie générale, l’athéisme, le libertinage, la dissolution de la société. Quand elle parlait de Mme de Maintenon, c’étaient des violences de style véritablement tudesques ; une plume française ne saurait reproduire les termes qu’elle emploie pour la désigner. Fut-elle plus plus calme après la mort du roi et le départ de Mme de Maintenon? Fut-elle plus heureuse quand elle vit le régent, son fils, avec son cœur si humain et ses qualités d’esprit si brillantes, devenir la proie du vice? A son christianisme naturel se joignit une sorte de stoïcisme singulier. Tantôt savourant l’amertume de la destinée humaine, tantôt riant du spectacle de cette destinée pour ne pas être obligée d’en pleurer, elle trouvait son refuge dans une sérénité que soutenait un continuel effort. En relisant la Bible, selon sa vieille habitude, elle y cherchait surtout ce qui pouvait affermir en elle le stoïque mépris des misères d’ici-bas. Tous ces traits sont réunis, ce me semble, dans la lettre qu’on va lire. La duchesse d’Orléans était morte le 8 décembre 1722; huit jours après, Maurice écrivait au roi de Pologne :


« Madame est morte comme elle a vécu, c’est-à-dire avec toute la grandeur d’âme d’un héros et la philosophie d’un stoïcien. Elle a reçu tout le monde avec son air riant, dans son fauteuil, et a plaisanté jusqu’au dernier moment. Je l’allai voir la veille qu’elle expira, et elle me dit : Mein Vetter, wenn ihr den Könich in Pohlen sehn wert, grässt in von meinetwegen[3]. Je fis une très profonde révérence sans rien dire. Elle me dit : « Vous êtes bien triste. « Puis, continuant en riant : « Lest ir in der Bibel[4] ? » Je répondis que cela m’était permis. « Habt ir wohl das drile Capilel in Prediger Salomonis gelesen[5]» me dit-elle. «Vous pouvez pourtant me regretter, car j’ai toujours été de vos amis. » D’autres entrèrent, et je sortis le cœur serré, me mis dans ma chaise de poste et m’en retournai à la ville. Je songeais à ce qu’elle m’avait dit; en arrivant, je cherchai parmi mes livres une Bible; je trouvai le chapitre, qui est curieux. Je ne sais entre les mains de qui mon livre a été, et qui l’a paragraphé d’un bout à l’autre avec des notes laconiques. »


Cette main mystérieuse qui avait paragraphé la bible de Maurice de Saxe, qui l’avait semée d’annotations sans doute aussi expressives que brèves, comment Maurice ne le devine-t-il pas? C’était la main de la vieille princesse allemande essayant de guider son jeune cousin. «Toutes choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit. Il y a temps de naître et temps de mourir, temps de planter et temps d’arracher ce qui a été planté. Il y a temps de tuer et temps de guérir, temps d’abattre et temps de bâtir. Il y a temps de pleurer et temps de rire; il y a temps pour l’amour et temps pour la haine... » Ainsi commence ce troisième chapitre de l’Ecclésiaste, chapitre curieux, comme dit le comte de Saxe, car le sage d’Orient, désabusé du monde, y étale avec une singulière indifférence la vanité des œuvres humaines. Rire ou pleurer, haine ou amour, les occupations des enfans des hommes n’ont-elles pas toujours même durée et même but malgré leur diversité apparente? La mort n’est-elle pas le terme de tout? « Et que retire l’homme de tout son travail? » L’Ecclésiaste va jusqu’à en conclure que l’homme n’a rien de plus que la bête, que leur sort est égal, qu’ils naissent de même les uns et les autres, qu’ils respirent de même, qu’ils meurent de même, que tout enfin « est soumis à la vanité. » Il faut croire pourtant que la stoïcienne biblique avait proposé au jeune comte d’autres méditations que celles-là. Au milieu de ces décourageantes pensées du sage d’Orient, il y a un cri soudain qui éclate : « J’ai vu sous le soleil l’impiété dans le lieu du jugement et l’iniquité dans le lieu de la justice, et j’ai dit en mon cœur : Dieu jugera le juste et l’injuste, et alors ce sera le temps de toutes choses. » Le temps de toutes choses, c’est-à-dire l’éternité, voilà ce que l’Ecclésiaste oppose à ce temps limité que remplissent successivement nos travaux périssables, et telle est aussi l’image que la mère du régent essayait sans doute de faire apparaître à l’esprit du libertin. Le caractère étrange de la duchesse d’Orléans est tout entier, ce me semble, dans cette méditation de l’Ecclésiaste. Mêmes contradictions apparentes, mêmes sentimens amers, violens, heurtés, la force sous le découragement, la foi sous le scepticisme, l’homme confondu avec la bête et cité une heure après devant le juge éternel. Ah ! qu’est-elle devenue, la bible du comte Maurice? Au moment où l’on publie tant de lettres de la duchesse d’Orléans, lettres allemandes ou françaises qui ressemblent parfois à un grimoire sauvage, qui retrouvera ce commentaire des saints livres écrit en pleine régence?

Pendant les trois années qui suivent (1722-1725), études et plaisirs, voyages et projets de toute sorte se succèdent dans la vie du comte de Saxe, vie décousue, inquiète, que tourmente l’oisiveté. On voit par la correspondance du comte de Flemming, et ce fait a échappé jusqu’ici à tous les biographes, que le roi de Pologne avait conçu ou agréé la pensée de marier Maurice avec une princesse de Holstein-Sonderbourg. Il lui avait fait écrire à ce sujet : « Conduisez-vous bien, et je vous viendrai en aide; je ferai de vous un prince. » La même correspondance nous apprend peu de temps après que Maurice jouait un jeu d’enfer, et qu’il avait perdu dans une soirée une somme considérable avec un général français. «Vous le voyez, ajoute le confident du ministre saxon, il n’y a pas lieu d’espérer qu’il s’amende. » Il ne paraît pas d’ailleurs que Maurice ait été fort séduit par l’idée de ce mariage; si l’insuccès de ce plan doit être attribué à l’hostilité toujours persistante du comte de Flemming contre les Kœnigsmark, Maurice ne se mit guère en peine de déjouer sa malveillance. Quant à Frédéric-Auguste, placé entre l’influence de son ministre et les sollicitations d’Aurore de Kœnigsmark, on le voit, dans ses rapports avec son fils, passer tour à tour de la froideur à la sympathie. C’est pourtant ce dernier sentiment qui l’emporte pendant la période que nous traversons. Maurice étant venu à Dresde au mois de décembre 1723, le roi le chargea d’une négociation auprès du régent. Quelle négociation? Il serait intéressant de le savoir; malheureusement les archives saxonnes n’en disent rien. Nous apprenons seulement par les effusions inaccoutumées du roi, par la vivacité de ses félicitations et de ses remercîmens, combien l’affaire lui tenait à cœur. Voici ce qu’il écrit au comte de Saxe le 24 avril 1724 : « Je ne puis vous exprimer combien je suis satisfait de la manière dont vous vous êtes acquitté de la commission que je vous avais donnée. Vous vous y êtes conduit avec toute l’adresse et toute l’habileté imaginables. Soyez sûr aussi que je vous tiendrai compte du zèle que vous m’avez témoigné dans cette rencontre et que je vous donnerai des preuves de ma reconnaissance. »

Quelques semaines après, Maurice est à Londres, où il est descendu incognito chez un gentilhomme piémontais de ses amis, M. le marquis des Marches. Encore un voyage mystérieux. Il écrit au roi de Pologne qu’il est allé en Angleterre pour y acheter des chevaux; au ministre saxon, M. Lecoq, il dit simplement que, se trouvant à Amiens avec son régiment, il n’a pu résister au désir de passer quelques jours à Londres, mais qu’il compte bien ne voir personne de la cour, n’ayant d’autre costume que ses habits de voyage. Lecoq insiste pour le présenter au roi : il est admis en effet, le 23 mai, dans le cabinet du prince, qui s’entretient une demi-heure avec lui. C’était ce même George Ier, ancien électeur de Hanovre, dans le palais duquel avait été assassiné, trente ans auparavant, l’oncle de Maurice, Philippe de Kœnigsmark. Qu’on ne s’étonne pas trop de voir le comte de Saxe rendre visite au souverain dont le nom seul devait évoquer chez lui de si tragiques souvenirs. Outre que le souvenir, en bien des cas, est interdit aux personnages de cour, surtout à ceux qui, comme le brillant et léger Maurice, ont leur fortune à faire, le fils d’Aurore de Kœnigsmark a toujours vu dans l’électeur de Hanovre, devenu roi d’Angleterre, un prince doux, inoffensif, fatalement mêlé à un crime dont il ne pouvait être responsable. L’époux de Sophie-Dorothée n’était pas encore prince régnant de Hanovre en 1694, à l’époque de l’assassinat de Philippe de Kœnigsmark; c’était surtout son père, le duc Ernest-Auguste, qui, enveloppé dans les intrigues de l’altière comtesse de Platen, était devenu bon gré, mal gré, le complice de ses fureurs. Maurice de Saxe vit donc le roi d’Angleterre; il parut plusieurs fois à la cour, fut invité aux chasses de Windsor, et produisit partout la plus heureuse impression. Quand il partit le 1er juin, le ministre saxon à Londres, Lecoq, écrivait à ses chefs : « On lui a trouvé une politesse infinie jointe à un naturel admirable, une figure aimable, un sens juste, une conversation déliée sans affectation et sans envie marquée de plaire. Ceux qui connaissent le roi notre maître ne pouvaient se lasser d’indiquer des ressemblances. » M. de Fabrice, représentant du Hanovre, écrivait de son côté au comte de Flemming : « Je puis dire que tout le monde, hommes et femmes, s’est empressé de lui faire honnêteté, les uns à cause de sa naissance et des agrémens de sa personne, les autres sur sa réputation... »

Revenu en France, le comte de Saxe se plonge de nouveau dans le tourbillon parisien pour tromper l’activité de son esprit; il est manifeste pourtant que ces dissipations ne sauraient remplir sa vie. Soit que les dernières paroles de la mère du régent lui aient laissé un aiguillon dans le cœur, soit que, par un effet naturel, il ressente enfin l’ennui et le dégoût des plaisirs, il a parfois des cris de l’âme que n’ont pas connus ses historiens, et qui nous sont révélés aujourd’hui par ses lettres. Le 15 septembre 1724, étant à Fontainebleau avec la cour, il écrit à un gentilhomme saxon, M. de Lagnasco, qui venait d’arriver en Italie : « Comment vous trouvez-vous à Rome? J’espère qu’une fois en votre vie vous aurez chaud, chose que vous souhaitiez toujours

Dans nos climats glacés où la nature expire.


Mais non, ce n’est pas la nature qui expire ici : ce sont les sentimens, la vérité, la reconnaissance et toutes les autres qualités qui rendent la vie agréable et honorable. » Où est-elle pour lui cette vie complète, la vie agréable et honorable tout ensemble? Bans les camps, parmi les soldats, au milieu de ces combinaisons de la stratégie qui fournissent à l’esprit et au corps un exercice perpétuel. Ah! vienne donc enfin le jour de l’action ! Si l’heure tarde trop à sonner, il ira de Paris à Dresde et de Dresde à Paris, mêlé à toute sorte d’affaires, d’intrigues, tantôt entraîné à de folles dépenses pour éblouir la cour de Louis XV et de Marie Leczinska, tantôt essayant de disputer au comte de Flemming une part de l’autorité qu’il a prise sur le roi de Pologne, tantôt enfin écrivant ses mémoires (1725) et se vengeant de ses déconvenues à Dresde par ce portrait si ferme, si net, si vivant, du comte de Flemming, portrait à la Saint-Simon, c’est-à-dire impartial et terrible : « Il est homme de condition et brave, très laborieux, d’une ambition démesurée, le plus méchant homme qu’il y ait sous le ciel, aimant peu les honnêtes gens, implacable ennemi, ne se souciant point par quelle voie il arrive à ses fins, pourvu qu’il arrive, brutal comme un cheval de carrosse, pillant à prendre cent ducats, sans être naturellement avare, un peu fou, donnant dans la chimère... »

Quelles étaient donc ces chimères où pouvait donner, selon l’expression de Maurice, l’esprit si positif et si âpre du comte de Flemming? Je crois saisir ici une allusion à une rivalité nouvelle qui va diviser une fois de plus le ministre et le fils illégitime du roi de Pologne, mais où l’homme d’action, cette fois du moins, l’emportera sur le diplomate. Maurice vient d’arriver le 10 décembre 1725 à Varsovie, où se trouve le roi son père. Il a eu, comme l’exigeaient les convenances, une entrevue avec le ministre son ennemi, et à la suite de cet entretien Flemming écrit à un confident : « Le comte de Saxe m’a paru très rebuté de la France; il sent bien qu’à la longue il n’y saurait tenir, l’ayant pris sur un ton de dépense dont il ne saurait rabattre et qui ne saurait aller loin. » Maurice en effet, à ce moment-là même, entame des négociations pour vendre son régiment, soit à un neveu de Flemming, soit au comte Rutowski, son demi-frère, comme l’appellent nos documens (halbbruder), c’est-à-dire bâtard, comme lui, du roi de Pologne; mais ni Flemming ni le roi de Pologne ne se prêtent à cette combinaison. D’autre part, le comte de Hoym, représentant du roi à Paris et consulté sans doute sur le projet de Maurice, répond en ces termes : « Mon avis est que le comte de Saxe serait fort mal conseillé, s’il quittait ici un établissement certain, agréable, et qui lui convient à tous égards. » Qu’est-ce donc? que se passe-t-il? Pourquoi Flemming, tout en décriant la conduite de Maurice à Paris, veut-il le retenir sur un théâtre où son oisiveté tumultueuse et ses dépenses insensées ne lui permettront pas d’aller loin? Pourquoi Maurice veut-il quitter, non pas seulement Paris, mais ce régiment qu’il aime, qu’il a formé, dont il a fait un modèle et un type, ce régiment illustre qui est déjà son titre auprès des tacticiens et le gage de sa gloire future? C’est que l’heure désirée, l’heure des grandes aventures, vient de sonner enfin pour l’homme qui écrira un jour Mes Rêveries en tête d’un traité stratégique; c’est qu’il y a une couronne à prendre dans le duché de Courlande, et que Maurice de Saxe, pour la saisir, est décidé à culbuter ses rivaux, dût-il rencontrer parmi eux son éternel adversaire, le maréchal comte de Flemming.


II.

Le duché de Courlande avait été constitué au milieu du XVIe siècle en principauté héréditaire sous le protectorat du royaume de Pologne. On sait quels services ont été rendus par les chevaliers de l’ordre teutonique dans les contrées sauvages qui séparaient l’Allemagne de la Moscovie. Dans une partie de la Prusse actuelle, en Livonie, en Esthonie, en Courlande, en Lithuanie, des rivages sud-est de la Baltique jusqu’aux frontières indécises de la barbarie moscovite, ces templiers du nord ont porté le christianisme et la civilisation. Or après des luttes qui remplissent tout le moyen âge les chevaliers étaient menacés de voir tomber en des mains étrangères le fruit de tant de labeurs héroïques. Espèce de féodalité sacerdotale et guerrière, ce qui manquait à l’ordre teutonique, c’était l’unité de direction. Il était temps que cette république patricienne, avec les privilèges qui la morcelaient, fît place à un gouvernement mieux armé pour la défense commune ; sinon, elle allait se disperser en lambeaux, entamée de jour en jour par des voisins redoutables, les Moscovites d’un côté, de l’autre les Scandinaves. Déjà en 1525 la Prusse s’était constituée sous un chef héréditaire, dégageant ainsi ses intérêts propres des intérêts de la communauté teutonique, compromis à la fois au dedans et au dehors. L’heure suprême était venue pour cette grande association chevaleresque, si forte et si glorieuse au moyen âge. Il y eut un moment, vers le milieu du XVIe siècle, où tous ces petits seigneurs, évêques et chevaliers, s’empressèrent de vendre au plus offrant, celui-ci son château, celui-là son abbaye. C’étaient les princes russes, danois, suédois, qui faisaient l’enchère. On vit alors un homme plus fier maintenir au moins le drapeau des ancêtres, le planter au centre du pays, rallier ses compagnons, éveiller en eux le sentiment de la patrie et fonder comme la Prusse une principauté tutélaire. C’était le dernier grand-maître de l’ordre teutonique, Gotthard de Kettler. La Courlande, la Sémigalle, augmentées de certaines portions de la Livonie, de l’Esthonie, de la Lithuanie, formèrent l’état nouveau, et le duc Gotthard, obligé de se chercher un appui, obtint pour son œuvre patriotique le protectorat de la Pologne. Après de longues négociations, ratifiées par la chancellerie de l’empire d’Allemagne, la consécration solennelle du pacte eut lieu à Mi tau le 5 mars 1562. Ainsi fut établi le duché de Courlande et de Sémigalle, issu des mêmes circonstances d’où est sortie la Prusse, mais destiné à un avenir bien différent. Le duc Gotthard a eu du moins l’honneur de retarder de deux siècles la chute de son pays et l’invasion de la Russie dans le domaine des chevaliers teutoniques.

À l’époque où nous sommes parvenus dans la vie de Maurice de Saxe, les descendans de Gotthard de Kettler étaient sur le point de s’éteindre. Le duc Frédéric-Guillaume était mort en 1711, laissant une jeune veuve sans enfans, Anna Ivanovna, nièce du tsar, qui devait occuper par la suite le trône de Pierre le Grand. La couronne de Courlande, d’après la loi de l’état, fut déférée à l’oncle de Frédéric-Guillaume, au vieux duc Ferdinand, dernier représentant des Kettler. C’était un vieillard chagrin et faible, si faible que le sceptre ducal lui eût été un fardeau trop lourd, alors même que la situation précaire de sa maison et les convoitises des prétendans n’eussent pas entretenu dans le pays de continuelles agitations. À qui appartiendrait la Courlande après la mort de Ferdinand ? La Russie, la Prusse, la Pologne, avaient les yeux fixés sur cette proie. La Suède avec Charles XII ne pouvait être indifférente à une question si grave. Le Danemark était prêt à entrer dans une coalition, selon la marche que suivraient les événemens. La chancellerie impériale veillait de son côté. Cette succession mettait en émoi toutes les cours du nord. L’électeur de Saxe, investi du protectorat de la Courlande, à titre de roi de Pologne, avait dû songer l’un des premiers à ne pas laisser briser des liens qui pouvaient être un jour si précieux ; pourquoi ne pas les resserrer au contraire? Nous voyons en effet dès l’année 1711, c’est-à-dire au lendemain de la mort du duc Frédéric-Guillaume, quand le dernier des Kettler monte sur le trône sans avoir l’espérance de laisser d’héritiers, nous voyons un diplomate saxon, M. de Vitzthum d’Eckstadt, envoyé auprès du tsar pour une mission toute différente, profiter de son passage en Courlande et sonder à ce sujet les dispositions des états.


« Ayant traversé dernièrement la Courlande, écrit-il de Riga au roi de Pologne le 10 décembre 1711, j’ai mis l’occasion à profit pour interroger quelques membres des états sur l’avenir du duché. Quelles seraient leurs intentions, quelles mesures comptaient-ils prendre, dans le cas où le duc aujourd’hui régnant mourrait sans héritiers? Voilà ce que j’ai tâché de savoir. J’ai appris alors que leurs privilèges, en pareil cas, leur donnaient le droit d’élire un successeur au trône, du vivant même du prince régnant, pourvu qu’ils eussent à la fois et le consentement du prince et l’approbation de votre majesté. Ils étaient donc résolus à provoquer cette élection avant la mort du duc Ferdinand, car ce droit des états, pour avoir sa valeur, devait être exercé du vivant même du prince ; sinon, d’après la loi constitutive, le duché de Courlande serait incorporé à la Pologne et divisé en voïvodies. J’ai essayé de savoir à quels candidats ils avaient songé ; la question les embarrassa, et je vis bien qu’ils n’avaient pas encore réussi à se mettre d’accord. Je finis cependant par apprendre qu’il avait été question déjà de deux compétiteurs, le prince héréditaire de Hesse-Cassel et le margrave Albert. Le premier est proposé par le duc Ferdinand en personne; mais on ne croit pas que les états puissent le nommer, puisqu’il appartient à la religion réformée et non à l’église luthérienne, comme l’exige le pacte fondamental. Le second plairait à un certain nombre des seigneurs, à ceux dont le chef est M. de Keyserling, et ce qui le recommande à ces messieurs, c’est qu’il est marié à une princesse de la maison de Courlande, Marie-Dorothée, fille du duc Frédéric-Casimir ; seulement on paraît croire que les états seront d’un autre avis, craignant ajuste titre qu’un margrave de Brandebourg ne soit complètement sous la dépendance du roi de Prusse, et que le nouveau duc, avec l’aide du roi, ne détruise leurs privilèges. Quelques autres, en petit nombre il est vrai, dont le chef de file est le général de Renne, se montrent favorables au prince Menschikof, qui depuis longtemps déjà travaille sous main à cette affaire; mais n’est-il pas évident qu’ils auront contre eux tous les électeurs fidèles au sentiment de la patrie? Élire le prince Menschikof, ne serait-ce pas se mettre sous le joug moscovite? Quelques seigneurs, entre autres le colonel de Brink, dont la famille est puissante en ce pays, m’ayant prié de leur ouvrir toute ma pensée, je leur donnai à entendre qu’aucun des personnages dont on venait de prononcer les noms n’était en mesure de protéger efficacement les intérêts de la Courlande; je leur insinuai enfin que le meilleur choix qu’ils pussent faire était d’élire pour duc le prince royal de Saxe, fils de votre majesté. Cet avis fut très goûté, non-seulement du colonel de Brink, mais de plusieurs autres encore, tels que les Firxe, les Korffe, etc. Ils me promirent de prendre l’affaire à cœur et de ne rien négliger pour obtenir l’adhésion des états. Votre majesté daignera sans doute, de son côté, ordonner les mesures nécessaires; bien que je ne puisse dès à présent affirmer la certitude du succès, je crois pourtant qu’il y a de grandes chances de réussite, pour peu qu’on agisse sous main et avec le duc et avec les états. Le prince Menschikof se donne beaucoup de mouvement pour s’assurer ce duché; il y a ici certains Courlandais, par exemple M. de Renne, qui a été autrefois maréchal-général, et plusieurs autres, mécontens aussi du duc Ferdinand, qui cherchent protection auprès de lui. L’ex-conseiller Lœvwnwolde m’a dit en confidence que le prince Menschikof l’avait entretenu de cette affaire et s’était laissé aller jusqu’à lui annoncer ses projets à l’égard du roi de Pologne; son projet est de faire offrir à votre majesté une somme de 200,000 roubles, pour qu’elle veuille bien appuyer sa candidature en temps utile. »


Le ministre de Frédéric-Auguste répondit à M. de Vitzthum que le roi ne prendrait aucune mesure en ce qui le concernait. Les instructions ajoutaient : « Continuez néanmoins de traiter l’affaire en votre nom chaque fois que l’occasion s’en présentera, car si le projet de faire élire le prince royal ne paraît point praticable, sa majesté verrait avec plaisir que les bonnes dispositions de la diète se reportassent sur un prince de sa maison. » Quel était ce prince auquel pensait le roi de Pologne? S’agissait-il de Maurice, alors âgé de quinze ans, de ce Maurice héroïque et incommode que nous avons vu tour à tour en disgrâce ou en faveur auprès du roi, mais que soutenait sans cesse l’ambition inquiète de sa mère? Il faudrait bien un jour lui faire sa place dans le monde; le roi, sans avoir aucun plan arrêté, voulait-il simplement ménager les chances qui s’offraient et se réserver une ressource pour l’avenir? C’est une idée qui se présente tout d’abord à l’esprit quand on se rappelle les démarches, les instances passionnées d’Aurore de Kœnigsmark; mais le comte de Flemming était là, toujours prêt à contrecarrer ses desseins, ayant d’ailleurs pour lui-même des visées fort singulières qui se dévoileront plus tard, et il est certain que, si le roi de Pologne pensa un instant à Maurice, il dut songer bientôt à un autre candidat, à un candidat moins jeune et mieux en mesure de mettre à profit les circonstances. On ne savait pas en effet que l’ouverture de la succession de Courlande serait ajournée encore d’une quinzaine d’années. Quoi qu’il en soit, la lettre du comte de Vitzthum est un curieux document, puisqu’elle nous montre dès 1711 les convoitises du prince Menschikof et le travail de la diplomatie saxonne, c’est-à-dire la Russie et la Saxe en face l’une de l’autre autour du trône de Courlande.

A partir de ce moment, les intrigues diplomatiques se croisent, se confondent et forment un véritable imbroglio. Bien adroit qui pourrait en démêler tous les fils. Un des expédions les plus naturels était de laisser subsister le duché de Courlande en donnant un mari à la jeune veuve du feu duc, à la nièce du duc régnant, à Anna Ivanovna. Quel mari? Les luttes allaient recommencer de plus belle sur ce terrain. Chaque puissance avait son candidat à la main de la duchesse. Au mois de décembre 1717, un traité est conclu entre le roi de Pologne et Pierre le Grand, qui s’entendent pour marier la duchesse Anna Ivanovna au prince de Saxe-Weissenfels et faire attribuer à ce dernier la couronne ducale de Courlande. Le plan imaginé en vue de cette combinaison est indiqué de la façon la plus précise dans le traité conservé aux archives de Dresde; c’est presque une révolution, révolution d’un nouveau genre, à laquelle prendront part les acteurs les plus divers, et dont chaque incident est prévu, dont chaque phase doit arriver à son heure, comme les péripéties d’un drame. Les états de Courlande, qui ont bien des griefs contre le duc Ferdinand, iront porter leurs plaintes devant le protecteur du duché, le roi de Pologne, Frédéric-Auguste; le roi de Pologne jugera la cause, donnera raison aux états, prononcera la déchéance du duc Ferdinand, et conformément au vœu des députés, qui auront dû être gagnés d’avance à ce projet, le prince de Saxe-Weissenfels sera investi de la souveraineté en Courlande, avec droit de transmission à ses descendans. Si le plan réussit, le tsar Pierre consent à ce que le prince de Saxe-Weissenfels épouse sa nièce Anna Ivanovna. Dans le cas où il serait impossible de prononcer purement et simplement la déchéance du vieux duc, on s’efforcerait d’obtenir son abdication en lui assurant une pension viagère conforme à sa dignité. Il était expressément entendu que le mariage projeté n’aurait lieu et ne serait même annoncé, officiellement ou non, qu’après la complète réussite de cette affaire, lorsque le prince de Saxe-Weissenfels serait en possession de son duché[6].

Voilà un plan très nettement conçu, et puisqu’il satisfait à la fois la Russie, la Saxe et les états de Courlande, on ne voit pas ce qui pourrait mettre obstacle au dénoûment de la comédie. Quelques mois après, tout a changé de face. Le prince de Saxe-Weissenfels est subitement éconduit, et le roi de Pologne, qui se croyait maître de la situation en Courlande grâce à l’appui du tsar, se trouve seul désormais en face de la Russie, de la Suède et de la Prusse coalisées. C’était l’époque où le téméraire ministre de Charles XII, le baron de Goertz, avait imaginé d’unir la Suède et la Russie, le vainqueur et le vaincu de Pultava, pour bouleverser l’Europe. Voltaire nous a fait connaître exactement les conditions préliminaires de cette alliance. « Le tsar, retenant pour lui toute la Livonie et une partie de l’Ingrie et de la Carélie, rendait à la Suède tout le reste; il s’unissait avec Charles XII dans le dessein de rétablir le roi Stanislas sur le trône de Pologne, et s’engageait à rentrer dans ce pays avec quatre-vingt mille Moscovites, pour détrôner ce même roi Auguste, en faveur duquel il avait fait dix ans la guerre. Il fournissait au roi de Suède les vaisseaux nécessaires pour transporter dix mille Suédois en Angleterre et trente mille en Allemagne ; les forces réunies de Pierre et de Charles devaient attaquer le roi d’Angleterre dans ses états de Hanovre, et surtout dans Brème et Verden; les mêmes troupes auraient servi à rétablir le duc de Holstein, et forcé le roi de Prusse à accepter un traité par lequel on lui ôterait une partie de ce qu’il avait pris[7]. » Mais ce que Voltaire ne savait pas et ce que nous révèlent aujourd’hui les archives des cabinets du nord, c’est l’étrange ballottement de la couronne de Courlande dans ce scrutin que dominent tant de combinaisons diverses. Le roi de Prusse s’était fait représenter aux conférences d’Aland, où se préparait entre les plénipotentiaires suédois et moscovites l’exécution des plans grandioses du baron de Goertz. Obligé de consentir à tout, il voulut au moins, comme on dit, tirer son épingle du jeu, et demanda que le duché de Courlande, ainsi que la main d’Anna Ivanovna, fût donné à un prince de sa maison, le margrave Frédéric-Guillaume de Brunswick-Schwedt. C’est alors que le tsar, oubliant le traité signé trois mois auparavant avec le roi de Pologne, substitua sans plus de façon le margrave de Brunswick au prince de Weissenfels. Le 5 mars 1718, le comte Golovkin, au nom du tsar Pierre, et le baron de Mordefeld, au nom du roi de Prusse, signaient à Saint-Pétersbourg une convention relative au mariage de la duchesse Anna Ivanovna et du margrave de Brandebourg. Voltaire nous montre encore ici combien il était sûrement informé de ces affaires du nord; toutes les pièces officielles publiées de nos jours confirment son récit en le complétant. « Le roi de Pologne, dit-il, vit l’orage qui grossissait de tous côtés... Flemming, le plus défiant de tous les hommes, et celui dont les puissances voisines devaient le plus se défier, soupçonna le premier les desseins du tsar et ceux du roi de Suède en faveur de Stanislas. » Nous voyons en effet le roi de Pologne, au mois de décembre 1718, répondre sur un ton vraiment inattendu à ces plaintes de la noblesse courlandaise qu’il avait excitées lui-même une année auparavant. Singulière péripétie dans cette comédie politique où chacun avait si bien appris son rôle ! Il est convenu que le roi de Pologne accueillera les réclamations des seigneurs courlandais et leur donnera toute liberté d’élire un duc. Est-ce là le langage qu’il leur tient? Nullement; il leur parle des combinaisons que des influences étrangères auraient pu leur suggérer, et leur déclare, au nom des intérêts dont la garde lui appartient, que tout projet de ce genre est mis à néant, que tout ce qui a été résolu dans ce sens est considéré comme non résolu, que tout ce qui a été écrit est considéré comme non écrit; das belossene fur nicht beschlossen, das geschriebene fur mcht geschrieben, geachtet. Flemming avait bien deviné, comme nous l’apprend Voltaire; Frédéric-Auguste savait tout.

Nouveau coup de théâtre. C’était pour faciliter l’exécution des plans du baron de Goertz que Pierre le Grand consentait au mariage de sa nièce Anna Ivanovna avec le neveu du roi de Prusse; mais Charles XII est tué sous les murs de Frederickshall le 30 novembre 1718, et voilà tous les projets de son ministre emportés avec lui. Depuis longtemps en butte à la haine de l’aristocratie suédoise, le baron de Goertz est arrêté par ordre du sénat immédiatement après la mort du roi; il est jugé, condamné à mort, et on lui tranche la tête au pied de la potence de la ville. Ces tragiques événemens ont leur contre-coup jusque sur le théâtre obscur de la Courlande. L’alliance projetée se trouvant rompue, ni la Russie ni la Suède n’ont intérêt à soutenir la candidature du margrave de Brandebourg, et le roi de Prusse, abandonné de ceux qui l’ont poussé malgré lui à mettre son neveu sur les rangs, est contraint de rédiger un mémoire pour se justifier des reproches d’ingérence que lui adresse le gouvernement de Pologne[8].

Malgré le secret de la diplomatie, ces projets de mariage avaient transpiré en Allemagne et les ambitions s’éveillaient de toutes parts. Pendant quelques années, les prétendans à la main d’Anna Ivanovna vont être aussi nombreux que les prétendans de Pénélope. C’est d’abord le comte Flemming, ministre absolu du roi de Pologne, personnage aussi effronté qu’intelligent, celui dont Maurice de Saxe nous a peint en termes si vifs l’ambition sans frein et la cupidité insatiable; il avait fait annuler en 1715 son mariage avec la princesse Sapiéha, et il était tout prêt à se remarier pour gagner une couronne. «Nous trouvons dans nos archives, dit M. de Weber, un mémoire qui présente l’allaire comme ayant des chances de succès, à la condition que le secret soit bien gardé, et qu’on trouve le moyen d’y intéresser le tsar Pierre et ses favoris. » Obtenir la faveur du tsar, c’eût été pour Flemming trahir le roi son maître ; mais le comte de Saxe nous a dit que toutes les voies étaient bonnes à l’ami de Frédéric-Auguste, pourvu qu’elles le menassent à ses fins. Les chances diminuèrent, à ce qu’il parait; Flemming n’était pas homme à perdre son temps et sa peine en des intrigues qui deviennent périlleuses dès qu’elles sont inutiles; il demeura fidèle à son bienfaiteur.

Cette campagne du comte de Flemming ou du moins ces préparatifs d’une entrée en campagne sont de l’année 1720; précisément à cette date, les candidatures se multiplient : princes, ducs, margraves, cadets de familles souveraines, ils sont tous amoureux d’Anna Ivanovna. On pourrait en faire un dénombrement homérique. Voici le prince Charles de Prusse, appuyé par le cabinet de Berlin ; voici le prince Charles-Alexandre de Wurtemberg qui tâche d’intéresser à sa cause le comte Iagushinski, ministre de Russie à la cour de Vienne : le comte lagushinski reçoit les présens du prince, mais c’est tout ce qu’il peut faire pour son service. Que de scènes du même genre, si on avait les secrets de toutes ces intrigues! Voici le jeune landgrave de Hesse-Hombourg, celui-là même que le tsar Pierre fit venir à Saint-Pétersbourg en 1723 pour l’examiner, et, si l’examen était satisfaisant, lui donner en mariage sa propre fille, Anna Petrovna; on sait que l’examen tourna contre le jeune prince, et qu’il ne fut pas plus heureux auprès d’Anna Petrovna en 1723 qu’il ne l’avait été en 1721 auprès d’Anna Ivanovna. Voici encore un prince d’Anhalt-Zerbst, Jean-Frédéric, qui fait demander au roi de Pologne en 1724 s’il peut se mettre sur les rangs sans déplaire à sa majesté, et qui, découragé par la réponse du roi, se résigne à garder le silence. Enfin en 1725, au moment où Pierre le Grand vient de mourir, soit que la disparition d’un tel personnage laisse un jeu plus libre aux diplomates, soit que des circonstances fortuites aient déterminé leur action, un représentant de Frédéric-Auguste à la cour de Russie, Lefort, jette un appel soudain à Maurice de Saxe, et Maurice, qui attend les aventures, va s’y précipiter à corps perdu.

Anna Ivanovna se trouvait à Saint-Pétersbourg au mois de septembre 1725. Un jour, dans une conversation intime, comme il était question de son mariage et de ses prétendans, une dame de ses amies lui parla de Maurice de Saxe. Anna répondit par un grand éloge de la maison de Saxe et des paroles fort dures pour la famille de Prusse : « plutôt que d’épouser un prince de Brandebourg, elle aimerait mieux, disait-elle s’enfermer dans un cloître. » Elle ajoutait : « Ou je recevrai un mari des mains du roi Auguste, ou bien je ne me remarierai jamais. » L’amie lui dit alors, car nous avons ses paroles mêmes transcrites par le diplomate saxon dans une dépêche du 29 septembre 1725 : « Des princes de Saxe, je ne sais pas qui pût vous convenir; mais des comtes de Saxe, j’en sais un qui serait votre fait à tous égards; il ne serait pas difficile d’en faire un prince de l’empire. » Là-dessus s’engagea une conversation où le portrait de Maurice fut si vivement tracé que la grande-princesse, selon l’expression de Lefort, « avait déjà son jawort (son oui) tout prêt. » Par une coïncidence trop singulière pour que les hommes, c’est-à-dire les femmes, n’y aient point quelque part, les seigneurs courlandais jetèrent aussi les yeux sur Maurice peu de temps après l’entretien que nous venons de rapporter. Quatre délégués de la noblesse, MM. de Makel, de Karp, de Korff et de Keyserling, conçurent, dit-on, la pensée de faire donner le duché de Courlande au comte de Saxe, et, Maurice étant arrivé à Varsovie au mois de décembre, ils se rendirent auprès de lui pour traiter l’affaire immédiatement. On s’entendit au mieux de part et d’autre; Maurice, engagé d’honneur auprès des seigneurs courlandais, promit de braver tous les périls pour réaliser leur espérance et d’entrer sur l’heure en campagne.

Il y entra peut-être un peu trop vivement. Son mariage avec Anna Ivanovna lui aurait assuré la couronne qu’il convoitait; un autre mariage, qui lui promettait mieux encore, donna bientôt un nouveau cours à son ambition. La princesse Elisabeth, une des filles de Pierre le Grand, entrait alors dans sa seizième année, et le diplomate Lefort, avec sa verve de combinaisons et d’intrigues, avait eu l’idée de la substituer à celle-là même dont le oui disait-il, était déjà tout prêt. Il y voyait mille avantages. Nul doute que le comte de Saxe ne préférât cette vive et belle fille à la duchesse de Courlande, déjà veuve et plus âgée que lui de quelques années. L’amour pourrait bien se mettre de la partie et faire marcher les choses plus lestement. Il envoya donc à Maurice ce portrait de la princesse Elisabeth.


« C’est une blonde qui n’est pas aussi grande que sa sœur[9] et qui incline à devenir plus puissante. Elle est d’ailleurs bien faite et d’une belle moyenne taille: un visage rond fort gracieux, des yeux bleus remplis de jus de moineau[10], le teint beau et belle gorge. Pour l’humeur et les inclinations, elles sont bien différentes de son aînée; c’est un esprit extrêmement enjoué, qui se soucie peu de la pluie et du beau temps, d’une grande vivacité qui tire assez sur l’étourderie, toujours un pied en l’air et ne songeant à rien de solide, ayant d’ailleurs l’admirable talent de savoir contrefaire la démarche et les traits d’un chacun. Elle n’épargne pas même ses proches, par exemple le duc[11]. Possédant très bien le français, l’allemand passablement, elle semble qu’elle soit née pour la France, n’aimant que le brillant. Certain malicieux disait un jour qu’elle n’aurait jamais le cœur de se poignarder, si elle donnait par occasion un coup de canif au parchemin conjugal. »


Ce singulier portrait dont la ressemblance a été justifiée plus tard, — car on devine déjà dans cette enfant de seize ans celle qui sera un jour l’impératrice Elisabeth, celle que sa tête légère ne pourra pas défendre contre les périls de la toute-puissance, la femme vaine et sensuelle que la débauche rendra féroce, — ce singulier portrait avait bien quelque chose d’inquiétant. Le diplomate saxon devait être persuadé cependant qu’il ne déplairait pas à Maurice, puisqu’il le lui envoyait précisément afin de stimuler son ambition. Que de choses en effet dans ce mariage ! Sans parler des chances possibles en Russie, quel moyen d’assurer sa souveraineté de Courlande! L’impératrice Catherine, en mariant sa fille au comte de Saxe, n’aurait plus d’autre candidat que son gendre à cette couronne si convoitée; au besoin, elle lui prêterait l’appui de ses armes. Lefort, encouragé par Maurice, commença donc le siège de la place; il s’agissait d’enlever le cœur et l’imagination de la princesse Elisabeth, car on savait bien qu’une fois amoureuse du héros parisien elle avait assez d’audace et de persévérance pour surmonter tous les obstacles.

Le siège fut si bien mené, la place si habilement investie, que l’ennemi se rendit au premier feu. Elisabeth était folle de Maurice; elle appelait avec impatience, avec démangeaison, c’est le mot employé par Lefort, l’occasion de le voir, de le connaître, de le comparer à l’idéal qu’elle s’en faisait. Ne viendrait-il pas bientôt à Saint-Pétersbourg? « Un désir russe, a dit Mme de Staël, suffirait pour faire sauter une ville. » Il y a quelque chose de cela dans l’impatience d’Elisabeth. Lefort nous raconte une conversation dans laquelle un de ses amis (un seigneur ou une dame de la cour, on ne sait lequel) recueillit à ce sujet des confidences assez expressives. Elisabeth lui disait avec feu : « Je ne veux pas imiter les princesses, qui d’ordinaire sont victimes des raisons d’état; je veux me marier suivant mon goût et épouser celui qui me plaira. Je serai pourtant toujours qui je suis et aurai la satisfaction d’aimer celui que j’épouserai[12]. » Sur quoi mon ami lui repartit : « J’en sais bien un que vous aimez de tout votre cœur. — Oui, dit-elle, je sais ce que vous voulez dire; je le crois comme vous, mais je ne l’ai pas encore vu. Dites-moi ce qu’il est. — Il suffit, dit mon ami, qu’il mérite une couronne. »

On ne peut s’empêcher de faire de curieuses réflexions quand on songe que le comte de Saxe, ce soldat à la recherche d’un trône, a courtisé à la fois deux princesses qui l’ont aimé toutes les deux, et toutes les deux ont gouverné plus tard l’empire de Russie. Anna Ivanovna ou Elisabeth Petrovna, la nièce ou la fille de Pierre le Grand, pourquoi n’a-t-il pas épousé l’une ou l’autre en 1726? Il n’avait, ce semble, qu’à se décider et à choisir. Aimait-il mieux ne devoir son trône qu’à son mérite personnel, à son nom et à son épée? Pensait-il déjà ce qu’il dira vingt ans après à Mme de Pompadour : qu’une femme n’est pas un meuble propre à un soldat? Le souvenir de son premier mariage, le goût de l’indépendance, un certain sentiment de loyauté qu’il garda toujours au milieu de ses désordres, ce scrupule, si rare au XVIIIe siècle, qui l’empêcha plus tard de se marier avec une femme qu’il appelait divine, par cette raison qu’il était trop léger, trop libertin, pour n’avoir qu’une seule passion dans le cœur, et que la divine Ourchulla méritait une affection sans partage[13], — tous ces motifs ont-ils contribué à ralentir son ardeur et à faire échouer les combinaisons de Lefort? Ne faut-il pas se dire aussi qu’un bon chasseur ne court pas deux lièvres à la fois? Un de ces deux projets d’alliance dont on s’occupe pour lui à cette date lui sourira un jour, mais trop tard. En attendant, les événemens se précipitent en Courlande; Maurice laisse agir Lefort et sa diplomatie galante : il a un autre rôle à remplir.

Les projets de Maurice sur la Courlande avaient eu l’approbation du roi son père. Le comte de Flemming lui-même, l’adversaire jusque-là si obstiné du jeune prince, avait donné un avis favorable, II conseillait seulement, en homme pratique, de ne pas afficher des prétentions trop hautes. Maurice devait viser d’abord à un titre modeste, à une charge provisoire, que les événemens ne tarderaient pas à rendre définitive. Il fallait se contenter, disait le ministre, d’être nommé coadjuteur du vieux duc, coadjuteur pour le temps que celui-ci avait encore à vivre, coadjuteur sans ambition personnelle, sans visées ultérieures, uniquement dans l’intérêt public. On pourrait, sur ce terrain, obtenir le consentement de la tsarine et celui des états de Pologne. Un conseil des ministres saxons, tenu le 25 avril 1726, sous la présidence du prince-royal Frédéric-Auguste, celui qui fut plus tard le roi de Pologne Auguste III, approuva cette politique. Il est vrai que plusieurs mois après, dans cette même année 1726, le comte de Flemming écrivait ces mots : « L’affaire de Courlande a été entreprise à l’insu du ministre polonais et contre le sentiment du ministère allemand, tant catholique que protestant; » mais M. de Weber, qui a sous les yeux tous les papiers des archives de Dresde, les registres et les procès-verbaux du ministère, n’hésite pas à donner un démenti à Flemming. « Cette lettre, dit-il, prouve seulement qu’on ne peut pas toujours se fier aux affirmations diplomatiques. » Le roi et ses ministres favorisaient donc au mois d’avril 1726 les projets du comte de Saxe. On résolut de l’envoyer en Courlande et à Saint-Pétersbourg, sans éveiller toutefois les soupçons. Une occasion se présentait. La comtesse de Kœnigsmark était depuis longtemps en instance auprès du gouvernement russe pour obtenir la restitution des îles Moën et de quelques domaines en Esthonie, comme héritière de son frère Otto-Wilhelm de Kœnigsmark. Fatiguée de cette poursuite inutile, sans doute aussi pour fournir un prétexte au voyage de son fils, elle lui transmit ses droits sur les îles Moën, et dans une lettre pressante lui exprima le désir de le voir bientôt en possession de ce domaine. C’était presque un devoir de famille, un devoir d’honneur qu’elle lui imposait, se déclarant elle-même impuissante à le remplir. Tout était prêt pour le départ de Maurice; la lettre royale que le jeune comte devait présenter à la tsarine était déjà signée, quand tout à coup, soit que les états de Pologne eussent soupçonné ce qui se passait, soit que la tsarine eût été informée de son côté, soit que Flemming eût commis sous main quelque trahison pour empêcher le succès de l’affaire, le roi changea d’avis et défendit à Maurice de se mettre en route.

La scène se passe le 21 mai, dans la soirée. Maurice est en habit de voyage, botté, éperonné, la cravache à la main. Le comte de Manteuffel lui apporte le message du roi son père. « Est-ce un ordre? dit Maurice. — Je le crois, répond le ministre. — Je n’aurais garde de désobéir au roi en toute autre chose; mais si je ne pars pas, tout est perdu pour moi, et je songerai à ce que je dois faire. » Là-dessus, il sort subitement, laissant le ministre un peu étourdi de ce langage. Il était clair que Maurice ne se soumettrait pas. Avait-il même délibéré bien longtemps? Pendant que M. de Manteuffel attend le résultat de ses méditations et la réponse définitive qu’il doit porter au roi, il apprend que le comte a déjà pris congé de plusieurs dames et leur a dit : «Ce sera un bon coureur, celui qui me rattrapera. » Le ministre retourne au palais en toute hâte; mais impossible de parler au roi, qui venait de se mettre au lit, n’imaginant pas sans doute que le comte pût résister à ses ordres, ou peut-être voulant laisser au hardi jeune homme le temps de lui désobéir. On s’adresse alors au prince royal, qui, dans un billet à Maurice, le supplie de ne pas gâter ses affaires par une précipitation imprudente et de respecter la volonté du roi. C’était trop tard. Maurice venait de partir à franc étrier, et galopait vers la Courlande. Un agent du comte de Flemming, le major de Glasenapp, qui se trouvait là au moment de ce brusque départ, lui en rapporte quelques circonstances curieuses : « Il m’a demandé des livres pour s’amuser en chemin; je n’avais sous la main que l’Histoire du Duc de Monmouth ; il l’a prise et y trouvera quelque avis au lecteur. » C’est le même personnage qui traite de flibustiers les compagnons de Maurice; on voit que Flemming et ses amis n’avaient pas cessé de se montrer hostiles au fils d’Aurore de Kœnigsmark. « Il est parti au galop, dit le major, avec sa bande de flibustiers. » Ces flibustiers étaient une escorte de gentilshommes lithuaniens que le comte Pociey, grand-maréchal de Lithuanie et l’un des principaux personnages de Courlande, avait mis à ses ordres en prévision des événemens prochains.

A la première station où ils laissent souffler les chevaux, Maurice écrit au prince royal et le charge de l’excuser auprès du roi : « il était engagé, il ne pouvait agir autrement; ne vaut-il pas mieux d’ailleurs exposer noblement sa vie que de se traîner dans la honte de l’oisiveté? » Le billet est daté du 26 mai, jour même de son départ; le 28, le prince royal lui répond par d’affectueux conseils : « Vous retourneriez volontiers, si votre engagement ne vous avait mené si avant... On m’a dit que votre intention était de vous mettre à la tête d’une partie de la noblesse pour engager le reste, par cette démarche, à prendre les armes; c’est à quoi je n’ajoute pas foi, et je ne balance pas un moment à vous assurer d’avance que le roi ne vous saurait approuver dans ce cas. Moi, je suis toujours du sentiment conforme au vôtre, qu’une belle mort est préférable à une honteuse vie. Je vous donne à penser si vous sauriez rencontrer une belle mort par une pareille entreprise. » Sages paroles, mais bien inutiles! Ces grandes aventures, tant appelées par Maurice, lui ouvraient enfin la carrière. L’ivresse de l’action lui montait au cerveau. Vivre ou mourir, qu’importe, pourvu qu’il agisse? Il n’est pas question de succès ou de revers; l’honneur parle, il suffit. L’Europe, le monde, il le croit du moins, a les yeux fixés sur lui. Voici sa réponse au prince royal :


« Cauen, le 30 de mai 1726.

« Le sacrifice est prêt en Courlande, et l’on n’attend que la victime. Je ne manquerai de l’être, si le roi me condamne, mais je ne puis trahir des gens à qui ma parole me lie et me déshonorer chez une nation entière qui a mis sa confiance en moi ; j’espère que l’univers ne me condamnera pas quand il saura que j’ai toujours été soumis et obéissant aux ordres du roi, même dans mon engagement avec les Courlandais.

« Je vous représente ces choses pour vous persuader, monseigneur, que ma fermeté ne peut que m’être honorable, si malheureusement il en fallait venir à ces extrémités que vous me faites redouter ; et quand j’ai eu l’honneur d’écrire à votre altesse royale que je préférerais toujours une mort honorable à une honteuse vie, j’ai voulu dire que si le cœur de sa majesté me désavouait, je me remettrais entre les mains de ceux à qui il voudrait bien me livrer après avoir mis mon parti à couvert. Votre altesse royale a les sentimens trop élevés pour ne pas approuver cette conduite ; après quoi, monseigneur, je ne crains pas les événemens ni la guerre, et s’il ne faut que combattre les Polonais, vous me verrez bientôt une armée à leur opposer… Mais, sans m’engager dans de vains propos, je continuerai de rendre compte à votre altesse royale de la situation des choses. Le grand-général, que j’ai vu ici, est plus ferme que jamais ; il m’a dit qu’il fallait tenir bon, que l’affaire était avantageuse pour le roi et qu’il ne pouvait pas manquer d’y revenir dès que la situation le permettrait, qu’il fallait attendre ce moment avec constance et se conduire, en attendant, avec prudence, qu’il me promettait de ne jamais m’abandonner, dût-il y perdre la vie… Au reste, les Moscovites donnent les mains, et la garnison de Riga a ordre de me soutenir en cas de besoin. La diète est convoquée en Courlande et se tiendra le 26 juin. On m’assure que je serai unanimement élu. Mon dessein cependant est, pour ne choquer personne, de ne prendre que le titre de régent pour un an, mais de successeur pour moi et ma postérité après la mort du duc Ferdinand. Je crois, monseigneur, que l’on ne peut en user avec plus de modestie, et je souhaite plus que la vie que cette conduite plaise à sa majesté et à votre altesse royale. J’ai mis sur le papier ci-joint les droits des Courlandais au sujet de l’élection d’un duc, et je vous prie, monseigneur, de le lire avec attention. Quand il s’agira de faire la guerre sur le papier, je vous en ferai voir d’autres, et je vous assure, monseigneur, que je ne crains la république ni de l’une ni de l’autre façon[14] . »


Ainsi le sort en est jeté : voilà Maurice en Courlande. Il resta quelque temps à Mitau, faisant sa cour à la grande-princesse Anna Ivanovna. La princesse, qui ne le connaissait encore que de réputation, fut charmée de sa bonne grâce. « J’ai le bonheur de ne pas lui déplaire, écrit Maurice à la comtesse de Kœnigsmark ; elle a exprimé à la tsarine elle-même le désir de redevenir duchesse de Courlande en partageant mon sort. » Tout marchait au gré de ses vœux. Le roi de Pologne, nous l’apprenons encore par une lettre de Maurice à sa mère, s’était opposé, par politique seulement, à son expédition; au fond du cœur, il applaudissait à cette juvénile audace et en désirait le triomphe. Quant aux Courlandais, ils raffolaient de lui. « Ils sont inébranlables, écrit-il encore à sa mère; ils ont juré de renouveler à mes côtés l’héroïsme de leurs ancêtres, les chevaliers de l’ordre teutonique. Ah ! soyez assurée qu’il y a ici de braves gens qui m’aiment de toute leur âme. » Le comte Pociey, grand-maréchal de Lithuanie, rassemblait à Kodveno, sur la frontière, plusieurs centaines de gentilshommes pour les lui envoyer au premier signal. Un des compagnons de Maurice, M. de Fontenay, dans une lettre adressée à un ami, et qui se trouve aux archives de Dresde, fournit des renseignemens sur ces préparatifs de Lithuanie et les fêtes qui les accompagnaient. Maurice vint trouver le comte Pociey à Kodveno ; il fut accueilli par cinq cents seigneurs et plus, entre autres les Sapiéha ; on convint de la marche à suivre, on conspira le verre à la main, et je ne sais quel souffle d’enthousiasme faisait déjà flotter les étendards. La réussite paraissait infaillible. « Les jésuites, dit M. de Fontenay, et autres gentilshommes, qui avaient des affaires en Courlande, ont demandé notre protection. » Mais c’est en Courlande surtout, et parmi les seigneurs les plus indifférens d’abord à cette candidature, que l’enthousiasme se propageait d’heure en heure. « Ma physionomie leur a plu, » écrivait Maurice à un ami d’Angleterre. M. de Fontenay, dans la lettre que nous citions plus haut, donne ce curieux détail : « A Mitau, on nous a donné une escorte de dragons et de houlans, qui seront à nos ordres tant que nous en aurons besoin. » La délibération de la diète, fixée au 26 juin, se préparait ainsi au milieu d’un immense élan de joie et d’espérance qui promettait à Maurice, non pas une élection seulement, mais une acclamation. Quel autre que le jeune héros de Stralsund pouvait assurer l’indépendance du pays contre tant de voisins redoutables et faire revivre les grands jours de l’ordre teutonique ?

Pendant ce temps-là, Lefort continuait de plaider la cause de Maurice auprès de l’impératrice Catherine, et Catherine subissait le charme, entraînée peut-être par les sympathies de sa fille non moins que par les raisons du diplomate. Nous lisons ces mots dans une lettre de Lefort en date du 11 juin ; « Si le comte de Saxe est élu duc de Courlande, on pourrait hardiment tenter un mariage avec la princesse Elisabeth. » Il ajoute que plusieurs seigneurs moscovites, « hommes de crédit et dignes de foi, » lui ont signalé la chose comme « faisable. » Maurice avait pourtant des adversaires fort sérieux à la cour de Russie. Le duc de Holstein-Gottorp, gendre de l’impératrice, qui avait des prétentions sur la Courlande, avait jeté feu et flamme dès l’arrivée du comte de Saxe au milieu des Courlandais. Le prince Menschikof était très irrité pour les mêmes motifs. Lefort croyait pourtant qu’il serait facile d’écarter cette dernière opposition en donnant au prince « un os à ronger. » On savait que la France et l’Angleterre avaient certaines vues sur cette affaire, et qu’elles proposaient de donner la Courlande au duc de Holstein- Gottorp, à la condition qu’il abandonnerait le Slesvig au Danemark; or Menschikof aimerait cent fois mieux avoir affaire au roi de Pologne que de voir deux puissances, comme la France et l’Angleterre, intervenir dans ce débat, et fonder quelque chose de définitif. Informé de la situation, Maurice fait demander au roi son père de vouloir bien écrire directement au prince Menschikof. C’est par l’entremise du comte de Manteuffel qu’il adresse cette prière au roi, et il profite de l’occasion pour ajouter : «Comme j’ai appris que le titre de comte choque la duchesse de Courlande, faites en sorte, je vous supplie, monseigneur, que dans cette lettre sa majesté me nomme simplement : mon fils légitime Maurice de Saxe. » Est-ce légitime qu’il a dit, ou bien légitimé? Le terme exact serait légitimé; mais il en coûte si peu d’oublier un accent! Le comte de Manteuffel répond à Maurice (15 juin) que le roi a daigné consentir à sa demande. Sa majesté a écrit au prince Menschikof au sujet des intérêts de son fils, « et cela, ajoute-t-il, en termes généraux, sans que votre excellence soit qualifiée de comte. » A partir de ce moment, Maurice lui-même va renoncer, pour quelque temps au moins, à ce titre de comte qui choque les oreilles des princesses russes; il signera simplement Maurice de Saxe.

Tandis que soldats et diplomates sont ainsi en campagne pour l’élection de Maurice, ce serait un singulier oubli que de ne pas mentionner leurs auxiliaires. On voit paraître ici toute une légion de femmes qui, d’un bout de l’Europe à l’autre, s’intéressent avec passion au succès du héros. Étrange assemblage où se retrouve l’immorale et brillante mêlée du XVIIIe siècle! Tous les rangs sont confondus, et non-seulement tous les rangs, mais tous les genres d’affection : une mère, une comédienne, une fille d’empereur, de grandes dames de Dresde, de Varsovie, de Mitau, de Riga, — mille e tre, comme dit Leporello. Il faut d’abord nommer Aurore de Kœnigsmark, la doyenne de Quedlinbourg, qui, du fond de son abbaye, s’occupe de vendre ses bijoux pour fournir à son fils le nerf de la guerre. Adrienne Lecouvreur, qui l’ignore? a précisément la même pensée pour venir au secours de son amant. Les joyaux de l’actrice parisienne, hélas! fournirent une somme bien autrement élevée que les joyaux de l’abbesse protestante. Parmi les femmes qui, de leur bourse, de leur influence, de leurs prières, directement ou par leur famille, servirent à l’envi les intérêts de Maurice de Saxe, l’histoire doit citer : à Saint-Pétersbourg Elisabeth Petrovna, à Mitau Anna Ivanovna, à Varsovie la maréchale Viélinska, à Riga la belle comtesse Pociey, qui poussa le comte son mari à se jeter si ardemment, comme on l’a vu, dans cette audacieuse échauffourée. C’est du moins ce que nous apprend cette mauvaise langue de Flemming, toujours d’après les lettres des archives de Dresde. « Le comte Pociey, dit-il, s’est engagé dans cette affaire, comme Adam dans le péché, séduit par sa femme. »

Cependant le grand jour approchait. Le 26 juin, malgré une protestation en latin au nom du roi de Pologne, ou plutôt malgré un décret prohibitif (inhibitorium) qui défendait à la diète de s’assembler, les députés, au nombre de trente-deux, tinrent séance à Mitau. M. de Brakel, un des plus ardens soutiens de la candidature de Maurice, fut chargé de faire le rapport, et la réunion fut ajournée au surlendemain. Le soir, la princesse Anna Ivanovna offrait un festin à la noblesse courlandaise. Maurice y assistait, et on y fêta d’avance le vainqueur par des libations septentrionales. Enfin le 28 l’assemblée écoute le rapport de son délégué : vainement le représentant du roi de Pologne renouvelle son veto, vainement l’organe du duc Ferdinand proteste contre l’élection qui va se faire, à moins que les suffrages ne se portent sur le landgrave George de Hesse-Cassel; l’assemblée maintient son droit et procède au vote. Maurice de Saxe est élu duc de Courlande et de Sémigalle à l’unanimité des suffrages. Le maréchal du pays, Eberhard Philippe de Brüggen, qui d’abord avait refusé de prendre part à cet acte hardi, finit par donner sa signature. On leva aussitôt la séance, et tous les députés allèrent ensemble offrir leurs félicitations au prince Maurice. Trois jours après, le prince Maurice adressait à l’un de ses plus intimes amis, le comte de Friesen, la curieuse lettre que voici :


« Mitau, le 1er de juillet.

«Je vous aime trop, mon cher comte, pour ne vous pas faire part de ce qui vient de m’arriver : j’ai été élu duc-successeur de Courlande, et l’on m’a déféré le gouvernement jusqu’à ce que le duc Ferdinand puisse être investi par le roi[15]. J’ai eu des concurrens tout plein, mais les Courlandais ont été inébranlables; ni les promesses ni les menaces n’ont rien pu sur eux, et j’ai été élu unanimement. Vous verrez par les copies ci-jointes la situation où je me trouve et les droits des Courlandais. Faites-moi la grâce de m’écrire si le factum est bien raisonné et s’il est de votre goût. Je suis encore novice en ces sortes d’ouvrages, et votre suffrage me flatterait beaucoup. Ce n’est pas que je l’exige, mais je m’adresse à vous parce que je sais que vous me direz naturellement ce que vous en pensez. Mais il faut auparavant que je vous mette un peu au fait de ce qui s’est passé. « Le roi m’a permis de prendre des engagemens avec les Courlandais, d’y envoyer, d’engager Pociey, qui s’y est mis jusqu’au cou, de la manière du monde la plus généreuse, sans que je lui en aie rien promis, ni que le roi lui on ait parlé seulement. Celui-ci en a engagé d’autres en Lithuanie, de façon que je me suis fait un parti assez considérable. D’ailleurs il m’a fallu des gens en Courlande pour porter la noblesse à une action hardie; tout cela fait un procès d’inquisition, quand la chance tourne[16]. Mon projet était que le roi, après avoir écouté les raisons des Courlandais, pût décider en leur faveur comme juge naturel. Il me pressait toujours sur mon départ, mais je me récusais sur ce que l’affaire n’était pas encore mûre, et que je craignais qu’à l’arrivée du grand-chancelier et du primat il ne signât quelque chose contre moi, sur quoi il m’assurait toujours qu’il tiendrait bon et qu’il me donnerait le temps de faire mon coup. Enfin ce maudit grand-chancelier arriva, il parla, et je reçus ordre de rester à Varsovie. C’était le moment que j’avais bien prévu et que je pris pour me déterminer. Je partis sur-le-champ, et j’écrivis au roi ce que je pus de plus persuasif; il me fit répondre que la raison l’emportait sur l’inclination, que je devais abandonner mon projet, m’en aller à Dantzig, et de là m’embarquer, pour attendre, sous des climats plus heureux, des conjonctures plus favorables. Tout cela était dit fort élégamment. Depuis ce temps-là, je suis resté en relations avec le prince, qui m’a toujours exhorté à abandonner mon parti. Le roi a continué comme il a commencé, et il a envoyé ici M. le staroste de Chicanof avec un rescrit fulminant qui défend de tenir la diète avec des menaces horribles, et lui est un personnage très impertinent : il parle de confédération, de faire couper des têtes... Tout cela a produit un effet tout contraire à celui que messieurs les Polonais en attendaient, et j’ai vu les Courlandais prêts à tenir une conduite sans bornes et à jeter M. le staroste dans la rivière avec le rescrit pendu au cou, ce que j’ai heureusement empêché. Les Courlandais ont la tête aussi près du bonnet que les Français, et ils me paraissent très braves gens. Je ne sais comment tout cela finira; ce qu’il y a de très sûr, c’est que je n’en démordrai pas, et, si les Polonais m’attaquent, j’espère que ou les Moscovites ou les Prussiens voudront bien me prêter douze ou quinze mille hommes, sauf à moi à les entretenir aux frais et dépens de la république. Le parti des dissidens est assez fort en Pologne et se joindra bientôt à moi. Enfin l’affaire de Thorn n’est pas encore tout à fait assoupie[17]. Que sait-on? Je pourrai peut-tre me soutenir et les obliger à m’accorder la paix.

«Voilà ma situation, mon cher comte. J’ai trop d’opinion de votre amitié et de vos lumières pour ne vous pas prier de m’accorder vos avis. Je vais à présent au plus pressé, et je suis occupé à faire une milice pour mettre le pays hors d’insulte, qui doit toujours y rester. Elle pourra bien aller à dix mille ou vingt mille hommes. Les officiers ne me manqueront pas, tout en fourmille ici. Je n’y mettrai que des Courlandais, et si je puis avoir d’autres troupes, soit de la Prusse ou de l’Allemagne, je pousserai en avant tout cela en cas d’attaque. Les Moscovites pourraient bien m’en donner aussi, si j’épouse la princesse; mais ces messieurs se plaisent quelquefois dans les entrées, et c’est un opéra pour les faire démarrer : c’est pourquoi je n’aime pas à avoir affaire à eux. Enfin je verrai. Si cela commence et que vous vouliez être de la partie, vous me ferez grand plaisir et honneur. Peut-être que le roi vous le permettra; je vous propose ceci comme un amusement digne de vous. Adieu, mon cher comte; honorez-moi de votre amitié, et soyez persuadé que vous n’aurez jamais personne qui vous soit aussi sincèrement attaché.

« MAURICE DE SAXE. »

«Raisonnez, je vous prie, de tout ceci un peu avec le prince de Wurtemberg; il m’honore de ses bontés et il est de très bon conseil. Assurez-le, je vous prie, en même temps de mes obéissances. Mes complimens à ma chère sœur[18]. Vous ne croirez peut-être pas que j’ai entrepris cette expédition sans un sou et que l’on m’a refusé de l’argent avant que le grand-chancelier fût arrivé. »


Ainsi c’est de la Pologne principalement que Maurice s’attend à une attaque; les Russes au besoin lui prêteraient leur appui. Étrange illusion! l’orage éclate, et il vient de la Russie. Il est vrai qu’il ne s’agit point ici du gouvernement russe, mais d’un homme, d’un favori du hasard, accoutumé à voir triompher ses caprices, et qui va essayer de défaire par la violence tout ce qui vient de se faire à Mitau. Cette fois seulement le fastueux et hardi personnage, celui devant lequel se courbent les têtes les plus hautes à Saint-Pétersbourg, aura trouvé son maître. Aventurier contre aventurier, Menschikof en face de Maurice de Saxe, le spectacle est curieux. Ce duel, qui ne dure pas moins de quinze jours, est le dernier acte de cette tragi-comédie, l’élection d’un duc de Courlande.


III.

Le lendemain même du jour où Maurice avait été élu duc de Courlande, le général russe Sentrovicz, accompagné de l’adjudant Liéven, arrivait à Mitau, et, apprenant l’élection du comte de Saxe, il annonçait d’une voix menaçante l’arrivée imminente du prince Menschikof avec un corps de douze mille Russes. Au même moment, et sans se troubler de ces menaces, Maurice notifiait son élection aux puissances voisines, aux dignitaires de la république de Pologne, au roi de Prusse, à l’impératrice Catherine. Les dignitaires de Pologne, c’est-à-dire l’archevêque-primat, Théodore, comte Potocki, le grand-chancelier, comte Szembeck, et les magnats, répondirent dans les mêmes termes, ne menaçant point, mais protestant. « L’élection, disaient-ils, était contraire à la volonté de sa majesté et à ses droits, comme aussi à ceux de la république. » Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume, grand formaliste, comme on sait, excepté dans sa tabagie nocturne, fut scandalisé de voir ce jouvenceau lui écrire sans plus de cérémonie, « demandant l’amitié du roi et l’assurant d’un bon voisinage. » Quant à Saint-Pétersbourg, la nouvelle du succès de Maurice y produisit des impressions très diverses. « Mardefeld, écrit Lefort, est presque tombé en apoplexie. » Et il ajoute dans ce langage salé qui sent le diplomate du XVIIIe siècle : « Nos amis et surtout les femelles n’en dorment pas de joie… S’il ne vient pas bientôt, j’appréhende qu’elles ne lui courent au-devant. Autant de mille écus que notre héros va faire d’Actéons m’accommoderaient fort. » Le diplomate saxon eût désiré en effet que Maurice battît le fer pendant qu’il était chaud, et enlevât lestement la conclusion de son mariage avec la princesse Elisabeth. Impossible cependant de quitter la Courlande en cette heure décisive. Il y avait encore une formalité à remplir pour la consécration du vote accompli le 28 juin : une charte devait fixer les obligations réciproques des électeurs et du nouveau duc, et tant que cette convention n’existait pas, les ennemis de Maurice avaient quelque chance de lui couper l’herbe sous le pied. Les agens de Menschikof se remuaient comme des Tartares ; l’or à la main, la menace à la bouche, c’étaient des diables déchaînés. Toutes les séductions furent vaines, les Courlandais, en vrais fils des chevaliers, se montrèrent incorruptibles ; mais ils avaient le culte de leur patrie, ils étaient passionnés pour leur indépendance, et comment n’eussent-ils pas éprouvé des scrupules, comment ne se seraient-ils pas demandé avec angoisse si leur résolution du 28 juin n’était pas une folie au moment où chaque courrier arrivant de Saint-Pétersbourg leur montrait la Russie entière prête à les écraser ? Le péril croissait d’heure en heure. Le 3 juillet, Maurice les mande auprès de lui, leur rappelle les engagemens pris de part et d’autre ; il leur a consacré sa vie, il saura maintenir leur indépendance ; vont-ils donc s’abandonner eux-mêmes ? L’heure presse, il faut se décider. Si le 5 juillet la charte n’est pas signée, il part. Cette fierté, cette certitude de vaincre relève les courages chancelans. Le 5 juillet, la charte est signée par les députés et le prince de Saxe, duc-successeur de Courlande. Le 6, la diète se sépare, ayant fini sa tâche ; Maurice va commencer la sienne. Il était temps que le nouveau duc eût le droit de parler et d’agir. Un jour, après la clôture des travaux de la diète, on vit arriver à Mitau le prince Vassili Dolgorouki, se disant ambassadeur de l’impératrice Catherine, et muni en effet d’un écrit impérial qui lui ordonnait de faire « des représentations » aux conseillers et capitaines de la noblesse « sur des événemens qui concernaient la prospérité, le salut même des duchés de Courlande et de Sémigalle. » Le 8 juillet, les conseillers étant rassemblés, le prince leur enjoignit de faire notifier dans toutes les paroisses aux membres de la diète récemment tenue à Mitau l’ordre de revenir au plus tôt dans la capitale pour casser l’élection du comte de Saxe et se choisir un duc parmi les candidats que leur proposait l’impératrice. À ces conditions, sa majesté leur promettait de ne pas leur retirer sa faveur, toute résistance au contraire entraînerait des suites funestes; la Courlande, partagée entre les états voisins, serait rayée de la carte. Les candidats proposés par Catherine étaient le duc Adolphe-Frédéric de Holstein-Glucksbourg, le landgrave George de Hesse, et surtout, au premier rang, le prince Menschikof.

À ces incroyables insolences les conseillers courlandais, d’accord avec Maurice, se contentèrent d’opposer une impassibilité dédaigneuse. Irrité d’avoir déployé en vain tout cet appareil, Dolgorouki court à Riga, où Menschikof l’attend. Anna Ivanovna s’y rend de son côté, accompagné d’un seul serviteur et n’ayant que trois dragons pour escorte. Elle pense que le rapport de Dolgorouki va déterminer Menschikof à envahir immédiatement la Courlande, et elle espère le fléchir par ses prières. Vain espoir! dès le premier mot, elle comprend qu’il n’y a rien à tenter auprès de l’arrogant favori de Catherine, et elle se hâte de revenir à Mitau pour y protéger Maurice par sa présence. Menschikof la suit de près; il arrive le soir du 10 juillet avec une suite d’environ trois cents cavaliers. Il descend chez l’ambassadeur russe, M. de Bestuchef, et soixante dragons montent la garde à la porte de l’hôtel. Ces trois cents hommes étaient comme l’avant-garde de l’armée annoncée par Sentrovicz; mais Maurice ne s’émeut pas, il a aussi ses troupes sous la main, cette aventure lui plaît, et en vrai gentilhomme il demande l’honneur d’aller saluer le prince en son hôtel. L’entrevue des deux rivaux eut lieu le 11 juillet. Douze carrosses, car les chefs de la noblesse courlandaise avaient tenu à lui faire cortège, — douze carrosses de gala conduisirent Maurice et ses amis à l’hôtel Bestuchef. Maurice fut reçu au pied de l’escalier par les aides de camp et conduit auprès du prince, avec lequel il eut un long entretien. Le résumé de ce qui fut dit entre eux, nous le trouvons dans les lettres mêmes de Maurice. Voici ce qu’il écrit au comte de Manteuffel : « Il me serait difficile de vous exprimer tout ce que j’ai trouvé d’obstination, de folie et d’ignorance dans le prince de Menschikof. La vanité inséparable de ces qualités est chez lui dans son plus haut degré. » D’après une autre lettre, Menschikof lui aurait dit que la volonté expresse de l’impératrice était que l’élection fût cassée et que le choix de la noblesse courlandaise se portât sur lui, Menschikof, ou sur le duc de Holstein, ou sur l’un des deux landgraves de Hesse qui étaient alors en visite à la cour de Russie. « Il me demanda ensuite comment je prétendais me soutenir. Je lui répondis que je savais bien n’être pas en état de me soutenir, mais que l’affaire se soutenait d’elle-même. » Maurice est déjà Français, comme on voit; où trouver plus de grâce unie à plus d’intrépidité? Quel gentilhomme de Versailles eût déconcerté avec une ironie plus courtoise la fastueuse arrogance du Moscovite? Un billet de Maurice au comte de Rabutin, ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg, contient des détails plus piquans encore :


« Menschikof a paru ici comme l’arbitre des humains. Il a été très surpris que de chétives créatures fussent assez inconsidérées et connussent assez peu leurs intérêts pour refuser l’honneur qu’il veut leur faire de les régir et de réparer par là la honte de leur choix. Elles ont beau lui représenter le plus respectueusement du monde qu’elles ne peuvent recevoir ses ordres; il leur répond qu’elles ne savent ce qu’elles disent et veut le leur prouver à coups de bâton. Comme je n’avais point du tout envie d’être persuadé de cette façon, et qu’il était question de le renvoyer à Riga, j’ai cherché tous les biais imaginables pour cela, et, ne sachant comment lui offrir honnêtement 100,000 roubles, je lui ai dit que celui de nous deux qui serait duc de Courlande, confirmé par le roi de Pologne, les donnerait à l’autre. Il a topé et m’a demandé une lettre de recommandation pour le roi. Je vous avoue, monsieur, que je ne m’attendais nullement à la proposition; elle m’a paru singulière et trop plaisante pour la refuser. On m’a dit qu’il en tirait un grand avantage et qu’il regardait cette lettre comme un désistement absolu de ma part. »


Il fallait vraiment la folie de Menschikof pour voir un désistement dans cette lettre. Aveuglé par son orgueil, le favori ne s’aperçut pas que Maurice se moquait de lui de la meilleure grâce du monde. Le lecteur en jugera lui-même, la scène est assez piquante pour qu’on y assiste jusqu’au bout. Menschikof a topé dans la main de Maurice, il est sûr désormais d’avoir une couronne ou 100,000 roubles, il aime mieux pourtant la couronne, et, s’imaginant que le jeune comte n’a vu là qu’une occasion de battre monnaie, il est persuadé qu’il vient de faire un coup de maître en intéressant Maurice au succès de sa cause. Ni le duc de Holstein ni le landgrave de Hesse ne sont en mesure de payer 100,000 roubles au comte de Saxe. Déjà fort de l’appui de l’impératrice, Menschikof aura aussi pour lui le roi de Pologne, grâce à la recommandation de Maurice. L’habile homme en vérité! Maurice sourit, et, séance tenante, il écrit au roi de Pologne cette recommandation plus malicieuse sans doute que magnanime :


« Le prince de Menschikof présume assez des bontés dont votre majesté m’honore pour croire qu’elle accordera quelque chose à mes très humbles prières. Il a souhaité, sire, que je vous recommande ses intérêts, et comme je désire lui témoigner combien ils me touchent, je supplie votre majesté d’y avoir une attention particulière. »


A l’issue de cet entretien, Menschikof, plus fier que jamais, et se croyant déjà l’arbitre, sinon des humains, au moins des Courlandais, fait venir chez lui le maréchal de la noblesse, M. de Brüggen, le chancelier de l’état, M. de Keyserling, et leur enjoint d’exécuter ses ordres, sous peine de la déportation en Sibérie : dix jours leur sont accordés pour faire annuler l’élection du comte de Saxe; ce délai expiré, 20,000 Russes occuperont la Courlande. Le maréchal et le chancelier, avec une fermeté indomptable, répondent qu’ils n’ont aucune fonction de ce genre à remplir, que leur mandat de député a fini à la clôture de la diète, que l’élection de Maurice ayant eu lieu régulièrement, ils n’y peuvent rien changer, et ils se retirent la tête haute. Cependant, Menschikof leur ayant dit pour les persuader qu’il se débarrasserait du comte de Saxe (allusion aux 100,000 roubles et à la lettre de Maurice), ils crurent que le prince avait de mauvais desseins. Le bruit se répand bientôt que Menschikof a fait faire dans la ville des provisions d’armes, de plomb, de poudre, et que Maurice va être attaqué la nuit suivante. Les gentilshommes qui se trouvent encore à Mitau réunissent aussitôt les gens de leur maison et se rendent, armés jusqu’aux dents, auprès du chef qu’ils ont élu. On se barricade derrière les portes de l’hôtel; si les dragons de Menschikof se présentent, ils trouveront à qui parler.

Les dragons ne vinrent pas. Soit que le prince Menschikof n’ait pas eu les desseins que lui attribuait la clameur publique, soit que l’attitude de Maurice et de ses amis l’ait fait reculer, le duc élu de Courlande n’eut pas à soutenir ce siège, qui aurait fourni une page de plus à ses héroïques aventures. Cette page, les chroniqueurs du XVIIIe siècle n’ont pas voulu la perdre. Il y a sur Maurice de Saxe toute une tradition légendaire à laquelle cette nuit du 11 juillet ne pouvait pas échapper. Lisez Néel, qui a jeté une broderie si vulgaire sur les confidences suspectes de M. d’Alençon; lisez le baron d’Espagnac, bon soldat, homme d’esprit, élégamment loué par Voltaire, mais aussi crédule que léger pour tout ce qui ne concerne pas l’histoire militaire de son héros, le baron d’Espagnac, qui s’embrouille çà et là dans les souvenirs directement recueillis de Maurice de Saxe, et qui se fourvoie tout à fait quand il copie Néel ou d’Alençon; lisez même le travail beaucoup plus sobre, et fort estimable au point de vue technique, de notre contemporain M. de La Barre-Duparcq : vous verrez dans ces ouvrages si divers le récit très circonstancié du siège soutenu par Maurice contre les troupes de Menschikof.

Maurice, c’est Néel qui parle, était occupé à lire la lettre où le primat de Pologne protestait contre son élection, lorsqu’il entendit dans la rue un bruit extraordinaire. « Comme il était toujours sur la méfiance, il mit la tête à la fenêtre... Quoique le jour commençât à tomber, il reconnut pourtant que c’était à lui qu’on en voulait et que sa maison était investie de tous côtés par des gens armés. » Point de doute, ce sont les Russes. Aussitôt il arme ses compagnons, environ soixante hommes, et les place chacun à son poste. Les planchers sont enfoncés, les cloisons abattues, pour que l’on puisse communiquer d’une chambre à l’autre, et une lutte terrible s’engage. Déjà les Russes ont seize hommes tués et plus de soixante blessés. Deux hommes seulement dans la petite troupe de Maurice sont atteints de blessures légères ; mais que peut la valeur contre le nombre? Les assiégeans réparent sans cesse leurs pertes; ils entrent par en bas, par en haut, ils occupent les portes, les fenêtres, les toits, ils sont partout; Maurice va succomber... Il eût succombé infailliblement, si la princesse Anna Ivanovna, informée à temps, n’eût envoyé toute sa garde à son secours. « L’officier qui commandait les Russes ne jugea point à propos de passer outre : dès qu’il reconnut la garde du palais et qu’il vit que la princesse s’en mêlait, il rassembla tout son monde le plus promptement qu’il put, abandonna la partie et sortit de la ville le soir même[19] . »

Tel est le récit que Néel a imprimé en 1760 et qui a été répété jusqu’à nos jours par tous les biographes de Maurice de Saxe. On en trouve même la trace dans une Histoire de Russie fort estimée en Allemagne, et dont l’auteur est M. Ernest Hermann, professeur à l’université d’Iéna[20]. Ne semble-t-il pas que le conteur, si plat écrivain qu’il soit, a parlé ici sur pièces authentiques? Comment se défier d’une histoire dont les détails sont donnés avec cette précision? Aux combats imaginaires il se garderait bien de ne pas mêler une romanesque aventure. La fille d’un bourgeois de Mitau, il l’affirme, se trouvait alors chez Maurice, et de là un épisode dont pas un détail n’est omis : confusion de la malheureuse fille, son effroi, ses larmes, son déguisement sous les habits de Maurice, son évasion par une fenêtre, la joie des assaillans qui mettent la main sur elle croyant tenir le duc de Courlande, enfin l’attendrissement de l’officier moscovite qui garde pour lui sa captive et finit par l’épouser. Nous avons bien des fois rencontré Néel sur notre route avec ses insipides légendes que tous les biographes ont répétées; si nous nous arrêtons un instant pour signaler ici ces mensonges, c’est que nous le prenons en flagrant délit. Tout cela en effet, surprise, attaque nocturne, combat terrible, salut inespéré du comte de Saxe, et l’histoire de la Courlandaise, autant d’inventions du plus ancien biographe de Maurice, de celui qui dit solennellement dans sa préface : « La vérité perce toujours d’elle-même; l’imposture peut bien l’éclipser pour quelque temps, mais tôt ou tard elle triomphe de son obscurité, et pour lors elle n’en devient que plus brillante et plus respectable! » Nous nous bornerons à mettre en regard de ces niaiseries romanesques le simple tableau de la réalité. Maurice vient de raconter au comte de Friesen son entrevue du 11 juillet avec le prince Menschikof, et il ajoute :


« Le soir du même jour il me vient des avis de différens endroits qui me confirment qu’il ne veut pas traiter l’affaire dans les règles. N’ayant envie ni de me laisser surprendre, ni de lui abandonner la place, je me prépare d’être alerte la nuit avec le peu de monde que j’ai. La noblesse, qui est encore en ville, vient me joindre de la meilleure grâce du monde; la bourgeoisie, de son côté, m’avertit de tout ce qu’elle peut découvrir, et je sais que les dragons russes ont ordre de mettre leurs armes en état et de se tenir prêts à monter à cheval. Ma petite troupe n’en est point effarouchée; quelques dispositions que je fais, et la fermeté qu’elle me témoigne, me font juger à raison que je ne serai pas attaqué impunément. Nous passons enfin la nuit assez gaiement pour des gens qui sont menacés. Vraisemblablement l’ordre donné aux dragons n’était que pour leur sûreté et celle de leur chef. »


Une lettre du major de Glasenapp, conservée aussi aux archives de Dresde, prouve que le prétendu siège du 11 juillet n’a pas eu lieu plus tard, le 17, par exemple, comme le disent quelques historiens. Cette lettre est du 20 juillet; elle mentionne le bruit qui a couru d’un projet d’attaque attribué aux Russes pendant que Menschikof était encore à Mitau. Or Menschikof, irrité de la résistance des deux hauts dignitaires courlandais et très peu rassuré par l’attitude de Maurice, s’était empressé de quitter Mitau dès le 12 juillet. La réalité n’est-elle pas plus vive que le roman? Ici, Maurice se bat comme un lion, il est vrai, mais il se laisse surprendre comme un conscrit; là, Maurice voit le péril, l’attend, le provoque, passe la nuit gaîment avec ses compagnons, si bien qu’au lever du jour le péril s’est évanoui, et Menschikof a décampé. Est-il vrai que Menschikof, arrivé précipitamment à Riga, se soit vengé de sa déconvenue en distribuant coups de pied et soufflets à ses conseillers intimes? M. de Weber l’affirme sans fournir ses textes[21]. Un détail plus certain, c’est la perplexité du prince Dolgorouki, resté à Mitau comme représentant de l’orgueilleux favori, et ne sachant quelle conduite tenir au milieu des dépêches contradictoires qui lui arrivaient de Saint-Pétersbourg. « De l’énergie! » disait l’une, envoyée sans doute par Menschikof; l’autre, qui pouvait bien venir de l’impératrice, et tout à l’heure on verra pourquoi, lui disait expressément : « N’allez pas brouiller les affaires. » Dolgorouki faisait donc peu de tapage; il agissait pourtant sous main et surtout il entretenait habilement les alarmes publiques en donnant à entendre que les menaces de la Russie ne tarderaient pas à se réaliser. Il voyait Maurice d’ailleurs qu’il connaissait personnellement, et avec lequel il affectait une certaine sécurité insouciante. Un jour qu’ils chassaient ensemble, il lui dit : « Je serais désolé, mon cher comte, si je recevais l’ordre de vous faire quitter la Courlande au plus tôt. » Maurice répondit sur le même ton : « Ces sortes de proposition ne se font ordinairement que la baïonnette au bout du fusil. » Il ajouta cavalièrement « qu’il s’ennuyait fort à Mitau, » exprimant par là d’une façon assez claire qu’il attendait avec impatience le moment de dégainer. La lettre suivante, adressée par Maurice au comte de Friesen le 27 juillet 1726, résume l’état des choses avec une verve militaire. On dirait un zouave du XVIIIe siècle :


« Je continue, mon cher comte, à vous informer de ce qui se passe ici. Vous verrez que ma situation devient de jour en jour plus gaillarde, mais je vais toujours le même train. Hier je dis à Dolgorouki sur quelque remontrance qu’il me fit de me retirer, comme Pharasmane dans Rhadamiste : Ces superbes Romains ne combattent plus que par ambassadeurs[22]. Toute la compagnie se mit à rire, et Dolgorouki ne sut où se fourrer. Quelque extravagance que vous trouviez dans ma conduite, je vous réponds que je la rendrai mémorable. Menschikof s’en est retourné hier de Riga à Pétersbourg avec tanto di naso[23] . Il a joué à Riga positivement la comédie de Arlequin Prichippe.

« P. S. Le Dolgorouki dont je parle est celui qui a été ambassadeur en France et en Pologne. Je lui ai demandé s’il n’était pas honteux du métier qu’il faisait ici, et s’il convenait à un ministre du premier ordre de travailler par des voies obscures à séduire les peuples, que cela allait donner un beau lustre dans le monde à l’empire de Russie et à son ministère, s’il croyait en bonne foi que quelqu’un voulût traiter après cela avec eux, que la honte de l’artifice qu’ils avaient employé avec moi retomberait sur eux, puisqu’ils en avaient été la dupe. J’ai retranché beaucoup du journal, pour le rendre modeste, mais j’ai vu le moment que la nuit du 11 au 12 allait être bien chaude, La princesse a fait des choses admirables et a ordonné à ses gardes de se ranger de mon côté au premier coup donné de part ou d’autre. On rend son grand-maître responsable de tout ce qui s’est passé ici, et il fut emmené hier sans éclat à Saint-Pétersbourg, où on dit qu’il ne fera que passer pour aller en Sibérie. La princesse l’a devancé de quelques heures. Je ne sais si elle a fait bien ou mal ; on pourrait bien lui faire épouser une quille. »


Ce grand-maître d’Anna Ivanovna (je ne sais pourquoi Maurice lui donne ce titre) était le diplomate russe Bestuchef, que Menschikof en effet regardait comme un traître, et qui, mandé subitement à Saint-Pétersbourg, fut arrêté dès qu’il eut passé la frontière de Livonie. La situation n’était pourtant pas aussi mauvaise en Russie que Maurice paraissait le croire. Le chancelier et le maréchal de Courlande avaient écrit au roi de Pologne, leur protecteur naturel, pour se plaindre des violences du prince Menschikof. Le roi, dont les secrets désirs avaient été contrariés jusque-là par l’opposition des magnats polonais, saisit avidement l’occasion de défendre la cause de son fils, en ne paraissant élever la voix que pour l’honneur de sa couronne. Il chargea Lefort d’exprimer à l’impératrice l’étonnement que lui avaient causé les procédés du prince Menschikof et du prince Dolgorouki. Sans doute, la diète de Courlande avait eu tort d’élire un duc malgré sa défense expresse; mais de quel droit Menschikof avait-il paru en maître dans un pays soumis au protectorat de la Pologne? De quel droit était-il venu lui-même se porter candidat avec une escorte menaçante? Cette violation du territoire courlandais n’était-elle pas une atteinte à l’alliance des cours de Pologne et de Russie? Le roi espérait donc que les princes Menschikof et Dolgorouki avaient agi sans le consentement de l’impératrice, et il priait sa majesté « de désavouer authentiquement lesdits princes en leur enjoignant de cesser de s’intriguer en des affaires qui, étant uniquement du ressort de la couronne de Pologne, ne regardent ni la tsarine ni encore moins eux en particulier. » Catherine reconnut la justesse de ce langage; elle désavoua les deux princes et abandonna la candidature de Menschikof. Si Maurice de Saxe n’était pas encore assuré de son trône, il était débarrassé du plus redoutable de ses rivaux.

Ce résultat était dû aux deux femmes dont nous avons parlé tout à l’heure, Anna Ivanovna et Elisabeth Petrovna. Toutes les deux, sans soupçonner leur rivalité, avaient plaidé la cause de Maurice auprès de Catherine. Anna, tout heureuse de sa victoire, reprenait le chemin de la Courlande, et déjà elle se voyait souveraine pour la seconde fois. Ingratitude de la diplomatie! Lefort, à ce moment-là même, insistait auprès du roi de Pologne pour que Maurice vînt à Saint-Pétersbourg achever la conquête, si bien commencée, du cœur d’Elisabeth. Il demandait un portrait de Maurice, afin de le montrer à l’occasion. Le roi n’avait qu’un grand portrait du comte de Saxe dans son cabinet de Dresde; il aurait préféré une miniature, et de là le retard de l’envoi. Il se décida pourtant : le tableau fut expédié de Dresde à Varsovie et de Varsovie à Saint-Pétersbourg, où Lefort le reçut avec l’ordre de le placer chez lui sans affectation; mais c’était surtout l’original que Lefort réclame avec instance pendant les mois d’août et de septembre. « Qu’il vienne donc, écrit-il au comte de Manteuffel. Il faut qu’il fasse belle figure, grande table, fêtes, cadeaux, car les femelles aiment la joie, et le parti russien demande cela. » Étrange tableau de cette cour moscovite tracé par un ambassadeur! Manteuffel a parfaitement compris. « Dites-moi à l’oreille combien il faudrait au comte de Saxe pour gagner des amis en vos cantons. » Ce grave dialogue continuant par l’entremise des courriers, Lefort répond aussitôt : « La chose n’est pas facile à déterminer; il s’agit de savoir si c’est pour Nan (Anna) ou Lise (Elisabeth); l’un diffère de l’autre... Moi, si j’avais une telle affaire à mener, je tiendrais ici une vingtaine de mille écus pour les sacrifier à propos, sans pourtant faire le généreux sans fondement. » Le comte de Flemming se mêle à la conversation, et les paroles qu’il adresse à Lefort prouvent combien le roi tenait à ce mariage. «Vous pouvez bien croire, et vous pouvez même l’insinuer là où vous êtes, que, si l’affaire peut se conclure, on en serait bien aise chez nous. A l’égard de ce que vous dites, qu’il serait bon de gagner les matadors à la cour de Pétersbourg, je crois aussi que notre cour y donnera volontiers les mains; mais il faudra que vous spécifiiez ceux que vous comptez de ce nombre, et la somme que vous croyez qui devrait y être employée pour qu’on puisse s’y préparer. » On commença d’agir auprès des matadors, car il y eut une conférence entre Lefort et le ministre Ostermann au sujet du mariage de Maurice avec une des princesses russes; mais laquelle des deux? Grande perplexité! on les marchandait, ces nobles dames! Pour obtenir l’une ou l’autre, il faudra récompenser telle influence, écarter telle opposition. Celle-ci coûtera plus, celle-là moins. Fatigué de cette indécision qui a fait échouer la conférence, Lefort jette les yeux sur une fille de Menschikof, et voici les édifiantes révélations que nous apportent les archives de Dresde ; ce sont quelques lignes de l’ambassadeur saxon à Flemming : « La princesse Elisabeth est une place forte à emporter non impossible, car à l’aide du coffre-fort la place se rendra. La duchesse de Courlande coûtera, mais pas tant. Pour ces deux, l’on a en chef à gagner Menschikof, Tolstoï, Ostermann, et les gens de la cour. On juge ici que, si la princesse Elisabeth manque, on ferait mieux de s’attacher à la fille de Menschikof qu’à la duchesse de Courlande : elle aura des espèces, sera bien fournie, et l’on est d’opinion qu’en ce cas la tsarine soutiendra tout aussi bien le nouvel élu. »

Heureux Maurice ! les fils des chevaliers teutoniques bravent pour lui les tempêtes, deux princesses de la famille de Pierre le Grand soutiennent sa cause avec passion, et voilà les diplomates saxons, ses ennemis de la veille, qui se mettent en campagne pour lui acheter l’aristocratie moscovite! Parlons sérieusement : Maurice est supérieur aux diplomates qui le soutiennent et digne des gentilshommes qui ont mis en lui leur confiance. Au milieu de ces misérables intrigues, il est occupé des pensées les plus nobles. Singulier contraste qui achève bien ce tableau ! voici ce qu’il écrit de Mitau le 25 septembre 1726 au comte de Friesen :


« Mon cher comte, c’est quelque chose de bien singulier que le bonheur que j’ai de me rencontrer avec vous. J’en suis très flatté, et je m’applaudis toujours quand je me trouve avoir pensé comme vous. Je me suis proposé de tenir absolument la même conduite que vous me conseillez : des cadets pour avoir une pépinière d’officiers et pour soulager la noblesse, une milice employée à d’utiles usages, des écoles pour instruire, ma reconnaissance envers le pays, tout sera conforme à vos idées. Je me propose avec cela de vivre fort simplement; les domaines sont endettés et ruinés par la peste et par la guerre. Ce n’est pas qu’avec de l’industrie et de l’économie ils ne se remettent en peu d’années, et j’y emploierai toute mon attention; mais quelque sujet que puisse avoir mon application, je ne donnerai jamais dans le faste : j’ai toujours abhorré celui des petites cours, et en effet il me semble qu’il n’y a rien de plus ridicule que cette sotte grandeur qui attire la raillerie des petits et le mépris des grands. Beaucoup de fusils et de baïonnettes dans mes salles d’armes, et peu de kammer-junker[24] dans mes antichambres. Avec cela j’établirai quelques amusemens publics pour attirer la noblesse dans la ville, ce qui la polira et lui ôtera le sauvage qu’une perpétuelle vie à la campagne augmente, — ce qui en même temps fera fleurir le commerce, augmenter la dépense et par conséquent l’industrie. Vous qui aimez la vie retirée, vous désapprouverez peut-être ce dernier article; mais il est absolument de la politique d’amuser le public. J’avoue que les délices corrompent les mœurs, mais elles augmentent la puissance du souverain. Personne ne se révolte contre cette maxime; elle attire les étrangers, la richesse, et ne cause aucune envie. Mais en vous écrivant tout ceci je rêve, ma foi, mon cher comte! Je n’y suis pas encore, et l’on peut appeler cela faire des châteaux en Espagne. Je pars dans peu de jours pour Grodno, avec une bonne provision de coton à mettre dans mes oreilles. Mes Courlandais cependant sont fermes comme roche. J’ai reçu des lettres de tous les kirchspiel[25], où petits et grands se sont signés; ces lettres sont remplies de fermeté. Ils me conjurent de ne les point abandonner, et qu’ils courront ma fortune au prix de leurs biens et de leur vie, qu’ils sont de trop bonne race pour se laisser anéantir sans faire payer la perte de leur liberté à ceux qui veulent la ravir, et quantité d’autres belles choses... Enfin nous verrons. Adieu, mon cher comte, aimez-moi toujours un peu et soyez persuadé que l’on ne saurait être plus parfaitement votre très humble et très obéissant serviteur.

« MAURICE DE SAXE. »


On peut dire ici ce que disait Frédéric le Grand lorsqu’il faisait taire autour de lui le bourdonnement des esprits licencieux : Silence! voici le roi. Sauf quelques mots fâcheux sur la corruption des mœurs dont profite le pouvoir, n’est-ce pas là le langage d’un souverain? L’aventurier a disparu, le chef d’état se révèle. On s’étonne moins, en lisant cette page, que le léger, le voluptueux Maurice ait été poursuivi pendant vingt-cinq ans par le désir de fonder un royaume en quelque coin du monde. Dans un siècle où il y eut si peu de rois, il était roi par vocation. La destinée lui réservait une autre gloire; mais s’il n’avait pas si bien tenu le drapeau de la France à Fontenoy, à Raucoux, à Lawfeld, nous serions tenté de regretter que cette souveraineté de Courlande, dont il a joui quelques mois à peine, cette souveraineté (on le verra) aussi héroïquement perdue que brillamment acquise, ne lui ait pas fourni l’occasion de déployer ses royales vertus. Maurice de Saxe, maréchal de France, est une glorieuse figure dans l’histoire militaire; qui sait ce qu’aurait pu être dans l’histoire politique le duc de Courlande et de Sémigalle?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. C’était un régiment d’infanterie allemande illustré en plus d’une bataille par l’audace et la tactique de son chef; Maurice, au premier chapitre des Rêveries, signale les charges victorieuses de M. de Greder. On répugne à croire que ce vaillant soldat ait négocié lui-même avec Maurice de Saxe. Ne seraient-ce pas plutôt ses héritiers qui auraient cherché à tirer parti de l’impatience du jeune comte? Quoi qu’il en soit, l’âpreté du vendeur est manifeste.
  3. « Mon cousin, quand vous verrez le roi de Pologne, saluez-le de ma part. »
  4. « Lisez-vous la Bible? »
  5. « Avez-vous lu le troisième chapitre de l’Ecclésiaste de Salomon? » — Nous avons laissé dans les phrases allemandes l’orthographe particulière à Maurice de Saxe, nous l’avons rectifiée dans la partie française du texte, sans rien changer au style. Bien que Maurice estropiât aussi intrépidement les deux langues, son orthographe française est plus barbare encore que son orthographe allemande. Si on ne prenait soin de la rectifier, ses lettres seraient souvent inintelligibles.
  6. Telle est la teneur du projet de traité qui existe aux archives de Dresde, projet incomplet, dit M. de Weber. D’après le texte plus développé qui se trouve à Saint-Pétersbourg, il est stipulé en outre que la grande-princesse Anna Ivanovna, veuve du feu duc de Courlande, abandonnera au prince de Saxe-Weissenfels non-seulement ses droits sur la Courlande, mais tous ses biens de Courlande et de Russie. Voyez le curieux ouvrage de M. Karl Wilhelm Kruse : Curland unter den Herzögen, 2 vol., Mitau, 1833, tome II, p. 279.
  7. Voltaire, Histoire de Charles XII, liv. VIII.
  8. Voyez Curland unter den Herzögen, t. Ier, p. 282.
  9. Anna Petrovna.
  10. Il est bon de rappeler ici que nous ne faisons pas une traduction ; nous citons le texte de Lefort, dont les dépêches sont souvent rédigées en français.
  11. Le duc de Holstein-Gottorp, mari de la grande-princesse Anna Petrovna.
  12. La phrase est obscure par suite d’une construction plus allemande que française; le mot pourtant, employé de cette façon, est tout à fait germanique. Ich werde doch immer sein was ich bin... Il faut dire en français, pour être clair : « Je ne cesserai pas d’être ce que je suis, et de plus j’aurai la satisfaction, etc. »
  13. Nous citerons plus tard la lettre si curieuse, et entièrement inédite, où le comte de Saxe se peint ainsi lui-même. Elle se rapporte aux dernières années de sa vie. Nous devons la communication de ce document à l’obligeance de M. Anquez, professeur d’histoire au lycée Saint-Louis, qui en possède l’original.
  14. La république, c’est-à-dire les seigneurs de Pologne. On sait que la Pologne, bien que placée sous l’autorité d’un roi, avait conservé les institutions d’une république aristocratique. Or cette république surveillait d’un œil jaloux toutes les affaires de Courlande. Maurice dit ici qu’il ne craint la Pologne ni dans la guerre à coups de fusil, ni dans la guerre sur le papier.
  15. Y a-t-il bien investi par le roi? Ne serait-ce pas plutôt averti? L’orthographe du comte de Saxe est si barbare, si singulièrement barbare, qu’elle rend le texte parfois inintelligible. M. de Weber, dans les explications qu’il joint à ce grimoire, a commis, on le verra, plus d’un contre-sens.
  16. La phrase n’est pas claire; on est exposé à des méprises quand on rectifie l’orthographe de Maurice. Nous reproduirons ici le texte même, tel que l’a donné M. de Weber : « Dalieurs il ma falus des gants en Courlande pour portes la noblesse a une axion hardy, tout selas fait un prossais d’einquisition, cant la change tourne. Mon projet aitait et... »
  17. A Thorn, où catholiques et protestans se trouvaient en présence, le collège des jésuites avait été saccagé dans une émeute en 1724. Un tribunal exceptionnel composé de catholiques condamna les magistrats de la ville à la peine de mort. Le roi de Pologne eut beau agir par la persuasion ou la menace, il ne put empêcher ce jugement d’être exécuté. De là des ressentimens et des haines dont Maurice comptait profiter pour diviser l’ennemi.
  18. Une des filles naturelles du roi de Pologne, sans doute la comtesse Rutowska, si cordialement dévouée à la cause de Maurice.
  19. Histoire de Maurice, comte de Saxe, maréchal-général des camps et armées de sa majesté très chrétienne, duc-élu de Courlande et de Sémigalle, chevalier des ordres de Pologne et de Saxe; contenant toutes les particularités de sa vie depuis sa naissance jusqu’à sa mort, avec des anecdotes curieuses et intéressantes... 2 vol., Dresde 1760. — Voyez t. Ier, p. 156-157.
  20. Geschichte des russischen Staates, von Ernst Hermann. Voyez le quatrième volume, page 485. — Hambourg, 1849.
  21. Il se publie en ce moment même à Riga une étude d’un écrivain russe intitulée le Prince Menschikof et le comte Maurice de Saxe. L’auteur, M. Schtschebatski, aura sans doute traité cet épisode avec les documens moscovites.
  22. Maurice de Saxe avait vu jouer à Paris la tragédie de Crébillon Rhadamiste et Zénobie, dont la première représentation eut lieu le 14 décembre 1711; mais en citant de mémoire il estropie les vers. Voici les paroles que Pharasmane adresse à Rhadamiste, quand celui-ci vient combattre sa politique au nom de la politique de Rome:

    Que font vos légions? Ces superbes vainqueurs
    Ne combattent-ils plus que par ambassadeurs?

    M. de Weber, qui a souvent beaucoup de peine à déchiffrer le texte de Maurice, écrit ici Torosmanne au lieu de Pharasmane.

  23. Bien que la pensée fût assez claire, Maurice a cru devoir l’illustrer par un dessin de sa façon. Il y a en cet endroit, sur l’original, un véritable pied de nez, image de l’état moral de Menschikof. Décidément nous avons là sous toutes les formes les gaîtés du jeune duc de Courlande.
  24. Chambellans.
  25. Littéralement paroisses; c’était le nom des divisions administratives du pays qui correspondaient aux divisions ecclésiastiques.