Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 2-3).
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I.  ►

À GUSTAVE PAPET.


Quoique la mode proscrive peut-être l’usage patriarcal des dédicaces, je te prie, frère et ami, d’accepter celle d’un conte qui n’est pas nouveau pour toi. Je l’ai recueilli en partie dans les chaumières de notre Vallée noire. Puissions-nous vivre et mourir là, en redisant chaque soir notre invocation chérie :

Sancta Simplicitas !
George Sand.

Sur les confins de la Manche et du Berry, dans le pays qu’on appelle la Varenne, et qui n’est qu’une vaste lande coupée de bois de chênes et de châtaigniers, on trouve, au plus fourré et au plus désert de la contrée, un petit château en ruines, tapi dans un ravin, et dont on ne découvre les tourelles ébréchées qu’à environ cent pas de la herse principale. Les arbres séculaires qui l’entourent et les roches éparses qui le dominent l’ensevelissent dans une perpétuelle obscurité, et c’est tout au plus si, en plein midi, on peut franchir le sentier abandonné qui y mène, sans se heurter contre les troncs noueux et les décombres qui l’obstruent à chaque pas. Ce sombre ravin et ce triste castel, c’est la Roche-Mauprat.

Il n’y a pas longtemps que le dernier des Mauprat, à qui cette propriété tomba en héritage, en fit enlever la toiture et vendre tous les bois de charpente ; puis, comme s’il eût voulu donner un soufflet à la mémoire de ses ancêtres, il fit jeter à terre le portail, éventrer la tour du nord, fendre de haut en bas le mur d’enceinte, et partit avec ses ouvriers, secouant la poussière de ses pieds, et abandonnant son domaine aux renards, aux orfraies et aux vipères. Depuis ce temps, quand les bûcherons et les charbonniers qui habitent les huttes éparses aux environs passent dans la journée sur le haut du ravin de la Roche-Mauprat, ils sifflent d’un air arrogant ou envoient à ces ruines quelque énergique malédiction ; mais quand le jour baisse et que l’engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières, bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et de temps en temps font un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits qui règnent sur ces ruines.

J’avoue que moi-même je n’ai jamais côtoyé ce ravin, la nuit, sans éprouver un certain malaise ; et je n’oserais pas affirmer par serment que, dans certaines nuits orageuses, je n’aie pas fait sentir l’éperon à mon cheval pour en finir plus vite avec l’impression désagréable que me causait ce voisinage.

C’est que, dans mon enfance, j’ai placé le nom de Mauprat entre ceux de Cartouche et de la Barbe-Bleue, et qu’il m’est souvent arrivé alors de confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de l’ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des Mauprat.

Souvent, à la chasse, lorsque mes camarades et moi nous quittions l’affût pour aller nous réchauffer au tas de charbons allumés que les ouvriers surveillent toute la nuit, j’ai entendu ce nom fatal expirer sur leurs lèvres à notre approche. Mais, lorsqu’ils nous avaient reconnus, et qu’ils s’étaient bien assurés que le spectre d’aucun de ces brigands n’était caché parmi nous, ils nous racontaient, à demi-voix, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, et que je me garderai bien de vous communiquer, désolé que je suis d’en avoir noirci et endolori ma mémoire.

Ce n’est pas que le récit que j’ai à vous faire soit précisément agréable et riant. Je vous demande pardon, au contraire, de vous envoyer aujourd’hui une narration si noire ; mais, dans l’impression qu’elle m’a faite, il se mêle quelque chose de si consolant, et, si j’ose m’exprimer ainsi, de si sain à l’âme, que vous m’excuserez, j’espère, en faveur des conclusions. D’ailleurs, cette histoire vient de m’être racontée : vous m’en demandez une : l’occasion est trop belle pour ma paresse ou pour ma stérilité.

C’est la semaine dernière que j’ai enfin rencontré Bernard Mauprat, ce dernier de la famille, qui, ayant depuis longtemps fait divorce avec son infâme parenté, a voulu constater, par la démolition de son manoir, l’horreur que lui causaient les souvenirs de son enfance. Ce Bernard est un des hommes les plus estimés du pays ; il habite une jolie maison de campagne vers Châteauroux, en pays de plaine. Me trouvant près de chez lui, avec un de mes amis qui le connaît, j’exprimai le désir de le voir ; et mon ami, me promettant une bonne réception, m’y conduisit sur-le-champ.

Je savais en gros l’histoire remarquable de ce vieillard ; mais j’avais toujours vivement souhaité d’en connaître les détails, et surtout de les tenir de lui-même. C’était pour moi tout un problème philosophique à résoudre que cette étrange destinée. J’observai donc ses traits, ses manières et son intérieur avec un intérêt particulier.

Bernard Mauprat n’a pas moins de quatre-vingt ans, quoique sa santé robuste, sa taille droite, sa démarche ferme et l’absence de toute infirmité annoncent quinze ou vingt ans de moins. Sa figure m’eût semblé extrêmement belle sans une expression de dureté qui faisait passer, malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je crains fort qu’il ne leur ressemble physiquement. C’est ce que lui seul eût pu nous dire, car ni mon ami ni moi n’avons connu aucun des Mauprat ; mais c’est ce que nous nous gardâmes bien de lui demander.

Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec une promptitude et une ponctualité fabuleuses pour des valets berrichons. Néanmoins, à la moindre apparence de retard, il élevait la voix, fronçait un sourcil encore très-noir sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques paroles d’impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J’en fus presque choqué d’abord ; je trouvais que cette manière d’être sentait un peu trop le Mauprat. Mais, à la manière douce et quasi paternelle dont il leur parlait un instant après, et à leur zèle, qui me sembla bien différent de la crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il avait d’ailleurs pour nous une exquise politesse, et s’exprimait dans les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du dîner, une porte qu’on négligeait de fermer, et qui amenait un vent froid sur son vieux crâne, lui arracha un jurement si terrible, que mon ami et moi nous échangeâmes un regard de surprise. Il s’en aperçut. « Pardon, messieurs, nous dit-il ; je vois bien que vous me trouvez un peu inégal ; vous vovez peu de chose ; je suis un vieux rameau heureusement détaché d’un méchant tronc et transplanté dans la bonne terre, mais toujours noueux et rude, comme le houx sauvage de sa souche. J’ai eu encore bien de la peine avant d’en venir à l’état de douceur et de calme où vous me trouvez. Hélas ! je ferais, si je l’osais, un grand reproche à la Providence : c’est de m’avoir mesuré la vie aussi courte qu’aux autres humains. Quand, pour se transformer de loup en homme, il faut une lutte de quarante ou cinquante ans, il faudrait vivre cent ans par delà pour jouir de sa victoire. Mais à quoi cela pourrait-il me servir ? ajouta-t-il avec un accent de tristesse. La fée qui m’a transformé n’est plus là pour jouir de son ouvrage. Bah ! il est bien temps d’en finir ! » Puis, il se tourna vers moi, et, me fixant avec ses grands yeux noirs étrangement animés : « Allons, petit jeune homme, me dit-il, je sais ce qui vous amène : vous êtes curieux de mon histoire. Venez près du feu, et soyez tranquille. Tout Mauprat que je suis, je ne vous y mettrai pas en guise de bûche. Vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de m’écouter. Votre ami vous dira pourtant que je ne parle pas facilement de moi, je crains trop souvent d’avoir affaire à des sots ; mais j’ai entendu parler de vous, je sais votre caractère et votre profession : vous êtes observateur et narrateur, c’est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard. » Il se prit à rire, et je m’efforçai de rire aussi, tout en commençant à craindre qu’il ne se moquât de nous ; et malgré moi je pensai aux mauvais tours que son grand-père s’amusait à jouer aux curieux imprudents qui allaient le voir. Mais il mit amicalement son bras sous le mien, et me faisant asseoir devant un bon feu, auprès d’une table chargée de tasses : « Ne vous fâchez pas, me dit-il ; je ne peux pas à mon âge guérir de l’ironie héréditaire ; la mienne n’a rien de féroce. À parler sérieusement, je suis charmé de vous recevoir et de vous confier l’histoire de ma vie. Un homme aussi infortuné que je l’ai été mérite de trouver un historiographe fidèle, qui lave sa mémoire de tout reproche. Écoutez-moi donc et buvez du café. »

Je lui en offris une tasse en silence ; il la refusa d’un geste et avec un sourire qui semblait dire : « Cela est bon pour votre génération efféminée. » Puis il commença son récit en ces termes.