Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 17

Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 61-66).
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XVII.

Un immense changement s’était opéré en moi dans le cours de six années. J’étais un homme à peu près semblable aux autres ; les instincts étaient parvenus à s’équilibrer presque avec les affections, et les impressions avec le raisonnement. Cette éducation sociale s’était faite naturellement. Je n’avais eu qu’à accepter les leçons de l’expérience et les conseils de l’amitié. Il s’en fallait de beaucoup que je fusse un homme instruit, mais j’étais arrivé à pouvoir acquérir rapidement une instruction solide. J’avais sur toutes choses des notions aussi claires qu’on pouvait les avoir de mon temps. Je sais que, depuis cette époque, la science de l’homme a fait des progrès réels ; je les ai suivis de loin, et je n’ai jamais songé à les nier. Or, comme je ne vois pas tous les hommes de mon âge se montrer aussi raisonnables, j’aime à croire que j’ai été mis de bonne heure dans une voie assez droite, puisque je ne me suis pas arrêté dans l’impasse des erreurs et des préjugés.

Les progrès de mon esprit et de ma raison parurent satisfaire Édmée. « Je n’en suis pas étonnée, me dit-elle ; vos lettres me l’avaient appris ; mais j’en jouis avec un orgueil maternel. »

Mon bon oncle n’avait plus la force de se livrer, comme autrefois, à d’orageuses discussions, et je crois vraiment que, s’il eût conservé cette force, il eût un peu regretté de ne plus retrouver en moi l’antagoniste infatigable qui l’avait tant contrarié jadis. Il fit même quelques essais de contradiction pour m’éprouver ; mais j’eusse regardé alors comme un crime de lui donner ce dangereux plaisir. Il eut un peu d’humeur et trouva que je le traitais trop en vieillard. Pour le consoler, je détournai la conversation vers l’histoire du passé qu’il avait traversé, et je l’interrogeai sur beaucoup de points où son expérience le servait mieux que mes lumières. De cette manière, j’acquis de bonnes notions sur l’esprit de conduite dans les affaires personnelles ; et je satisfis pleinement son légitime amour-propre. Il me prit en amitié par sympathie comme il m’avait adopté par générosité naturelle et par esprit de famille. Il ne me cacha pas que son plus grand désir, avant de s’endormir du sommeil éternel, était de me voir devenir l’époux d’Edmée ; et, lorsque je lui répondis que c’était l’unique pensée de ma vie, l’unique vœu de mon âme : « Je le sais, je le sais, me dit-il ; tout dépend d’elle, et je crois qu’elle n’a plus de motifs d’hésitation. Je ne vois pas, ajouta-t-il après un instant de silence et avec un peu d’humeur, ceux qu’elle pourrait alléguer à présent. »

D’après cette parole, la première qui lui fût échappée sur le sujet qui m’intéressait le plus, je vis que depuis longtemps il était favorable à mes désirs, et que l’obstacle, s’il en existait encore un, venait d’Edmée. La dernière réflexion de mon oncle impliquait un doute que je n’osai pas chercher à éclaircir et qui me laissa beaucoup d’inquiétude. La fierté chatouilleuse d’Edmée m’inspirait tant de crainte, sa bonté ineffable m’imposait tant de respect, que je n’osai lui demander ouvertement de se prononcer sur mon sort. Je pris le parti d’agir comme si je n’eusse pas entretenu d’autre espérance que celle d’être à jamais son frère et son ami.

Un événement qui fut longtemps inexplicable vint faire diversion pendant quelques jours à mes pensées. Je m’étais d’abord refusé à aller prendre possession de la Roche-Mauprat. « Il faut absolument, m’avait dit mon oncle, que vous alliez voir les améliorations que j’ai faites à votre domaine, les terres qu’on a mises en bon état de culture, le cheptel que j’ai recomposé dans chacune de vos métairies. Vous devez enfin vous mettre au courant de vos affaires, montrer à vos paysans que vous vous intéressez à leurs travaux ; autrement, après ma mort, tout ira de mal en pis, vous serez forcé d’affermer, ce qui vous rapportera peut-être davantage, mais diminuera la valeur de votre fonds. Je suis trop vieux maintenant pour aller surveiller votre bien. Il y a deux ans que je n’ai pu quitter cette misérable robe de chambre ; l’abbé n’y entend rien ; Edmée est une excellente tête, mais elle ne peut pas se décider à aller dans cet endroit-là ; elle dit qu’elle y a eu trop peur, ce qui est un enfantillage. — Je sens que je dois montrer plus de courage, lui répondis-je ; et pourtant, mon bon oncle, ce que vous me prescrivez est pour moi la chose la plus rude qui soit au monde. Je n’ai pas mis le pied sur cette terre maudite depuis le jour où j’en suis sorti arrachant Edmée à ses ravisseurs. Il me semble que vous me chassez du ciel pour m’envoyer visiter l’enfer. » Le chevalier haussa les épaules ; l’abbé me conjura de prendre sur moi de le satisfaire ; c’était une véritable contrariété pour mon bon oncle que ma résistance. Je me soumis, et, résolu à me vaincre, je pris congé d’Edmée pour deux jours. L’abbé voulait m’accompagner pour me distraire des tristes pensées qui allaient m’assiéger ; mais je me fis scrupule de l’éloigner d’Edmée pendant ce court espace de temps ; je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle l’était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée, que le plus petit événement s’y faisait sentir. Chaque année avait augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et les bons mots, enfants joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays. Longtemps les cours avaient retenti des hurlements de la meute ; longtemps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux fringants entre leurs stalles luisantes, longtemps la voix du cor avait plané sur les grands bois d’alentour ou sonné la fanfare sous les fenêtres de la grande salle, à chaque toast de la brillante compagnie. Mais ces beaux jours avaient disparu depuis longtemps ; le chevalier ne chassait plus, et l’espoir d’obtenir la main de sa fille ne retenait plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse, de ses attaques de goutte et des histoires qu’il redisait le soir, ne se souvenant plus de les avoir dites le matin. Le refus obstiné d’Edmée et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme amoureux d’elle, éconduit comme les autres et poussé par un sot et lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe, qui, selon lui, eût osé le repousser, découvrit qu’Edmée avait été enlevée par les coupe-jarrets, et fit courir le bruit qu’elle avait passé une nuit d’orgie à la Roche-Mauprat. C’est tout au plus s’il daigna dire qu’elle n’avait cédé qu’à la violence. Edmée imposait trop de respect et d’estime pour qu’on l’accusât de complaisance avec les brigands ; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur brutalité. Marquée d’une tache ineffaçable, elle ne fut plus recherchée de personne. Mon absence ne servit qu’à confirmer cette opinion. Je l’avais sauvée de la mort, disait-on, mais non pas de la honte, et je ne pouvais en faire ma femme ; j’en étais amoureux, et je la fuyais pour ne pas succomber à la tentation de l’épouser. Tout cela avait tant de vraisemblance qu’il eût été difficile de faire accepter au public la véritable version. Elle le fut d’autant moins qu’Edmée n’avait pas voulu agir en conséquence, et faire cesser les méchants bruits en donnant sa main à un homme qu’elle ne pouvait pas aimer. Telles étaient les causes de son isolement ; je ne les sus bien que plus tard. Mais voyant l’intérieur si austère du chevalier et la sérénité si mélancolique d’Edmée, je craignis de faire tomber une feuille sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l’abbé de rester auprès d’elle jusqu’à mon retour. Je ne pris avec moi que mon fidèle sergent Marcasse, qu’Edmée n’avait pas voulu laisser s’éloigner de moi, et qui partageait désormais la cabane élégante et la vie administrative de Patience.

J’arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse, aux premiers jours de l’automne ; le soleil était voilé, la nature s’assoupissait dans le silence et dans la brume ; les plaines étaient désertes, l’air seul était rempli du mouvement et du bruit des grandes phalanges d’oiseaux de passage ; les grues dessinaient dans le ciel des triangles gigantesques, et les cigognes, passant à une hauteur incommensurable, remplissaient les nuées de cris mélancoliquesqui planaient sur les campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la première fois de l’année je sentis le froid de l’atmosphère, et je crois que tous les hommes sont saisis d’une tristesse instinctive à l’approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimas quelque chose qui rappelle à l’homme la prochaine dispersion des éléments de son être.

Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi, sans nous dire une seule parole ; nous avions fait un long détour pour éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée, le pont ne se levait plus et ne donnait plus passage qu’à de paisibles troupeaux et à leurs insouciants patours. Les fossés étaient à demi comblés, et déjà l’oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux ; l’ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtiments de ferme étaient tous renouvelés et la basse-cour, pleine de bétail, de volailles, d’enfants, de chiens de berger et d’instruments aratoires, contrastait avec cette sombre enceinte, où je croyais encore voir monter la flamme rouge des assaillants et couler le sang noir des Mauprat.

Je fus reçu aec la cordialité tranquille et un peu froide des paysans du Berry. On n’essaya pas de me plaire, mais on ne me laissa manquer de rien. Je fus installé dans le seul des anciens bâtiments qui n’eût pas été endommagé lors du siège du donjon, ou abandonné depuis cette époque à l’action du temps. C’était un corps de logis dont l’architecture massive remontait au dixième siècle ; la porte était plus petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient si peu de jour qu’il fallut allumer des flambeaux pour y pénétrer, quoique le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment avait été restauré provisoirement pour servir de pied-à-terre au nouveau seigneur ou à ses mandataires. Mon oncle Hubert y était venu souvent surveiller mes intérêts tant que ses forces le lui avaient permis, et on me conduisit à la chambre qu’il s’était réservée et qui s’appelait désormais la chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu’on avait sauvé de mieux de l’ancien ameublement ; et comme elle était froide et humide malgré tous les soins qu’on avait pris pour la rendre habitable, la servante du métayer me précéda, un tison dans une main et un fagot dans l’autre.

Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage autour de moi, trompé par la nouvelle porte qu’on avait percée sur un autre point de la cour et par certains corridors qu’on avait murés pour se dispenser de les entretenir, je parvins jusqu’à cette chambre sans rien reconnaître ; il m’eût même été impossible de dire dans quelle partie des anciens bâtiments je me trouvais, tant le nouvel aspect de la cour déroutait mes souvenirs, tant mon âme assombrie et troublée était peu frappée des objets extérieurs.

On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise et cachant ma tête dans mes mains, je me laissais aller à de tristes rêveries. Cette situation n’était pourtant pas sans charme, tant le passé se revêt naturellement de formes embellies ou adoucies dans le cerveau des jeunes gens, maîtres présomptueux de l’avenir. Quand, à force de souffler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d’une épaisse fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise et me laissa seul. Marcasse était resté à l’écurie pour soigner nos chevaux. Blaireau m’avait suivi ; couché devant l’âtre, il me regardait de temps en temps d’un air mécontent, comme pour me demander raison d’un si méchant gîte et d’un si pauvre feu.

Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert, envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut éclairée d’une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au feu, et s’assit entre mes jambes, comme s’il se fût attendu à quelque chose d’étrange et d’imprévu.

Je reconnus alors que ce lieu n’était autre que la chambre à coucher de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années, par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le plus fourbe et le plus lâche des Coupe-jarrets. Je fus saisi d’un mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et jusqu’au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à Dieu son âme criminelle dans les tortures d’une lente agonie. Le fauteuil sur lequel j’étais assis était celui où Jean le Tors (comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer lui-même) s’asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés par le vin. Je me levai, et j’allais céder à l’horreur que j’éprouvais en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d’être assiégé, que je retombai sur mon siège, tout baigné d’une sueur froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d’en sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr’ouvert. Il me sembla le même qu’autrefois ; seulement il était encore plus maigre, plus pâle et plus hideux ; sa tête était rasée et son corps enveloppé d’un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal ; un sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait tout prêt à m’adresser la parole. J’étais convaincu, en cet instant, que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d’os ; il est donc incroyable que je me sentisse glacé d’une terreur aussi puérile. Mais je le nierais en vain, et je n’ai jamais pu ensuite me l’expliquer à moi-même, j’étais enchaîné par la peur. Son regard me pétrifiait, ma langue était paralysée. Blaireau s’élança sur lui ; alors il agita les plis de son lugubre vêtement, semblable à un linceul souillé de l’humidité du sépulcre, et je m’évanouis.

Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès de moi et me relevait avec inquiétude. J’étais étendu à terre et raide comme un cadavre. J’eus beaucoup de peine à rassembler mes idées ; mais, aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je saisis Marcasse par le corps, et je l’entraînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je faillis tomber plusieurs fois en descendant l’escalier à vis, et ce ne fut qu’en respirant dans la cour l’air du soir et la saine odeur des étables que je recouvrai l’usage de ma raison.

Je n’hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer à une hallucination de mon cerveau. J’avais fait mes preuves de courage à la guerre, en présence de mon brave sergent ; je ne rougissais pas devant lui d’avouer la vérité. Je répondis sincèrement à ses questions, et je lui peignis mon horrible vision avec de tels détails qu’il en fut frappé à son tour comme d’une chose réelle, et répéta plusieurs fois d’un air pensif, en se promenant avec moi dans la cour : « Singulier, singulier !… étonnant !

— Non, cela n’est pas étonnant, lui dis-je quand je me sentis tout à fait remis. J’ai éprouvé la sensation la plus douloureuse en venant ici ; depuis plusieurs jours je luttais pour surmonter la répugnance que j’éprouvais à revoir la Roche-Mauprat. J’ai eu le cauchemar la nuit dernière et j’étais si fatigué et si triste en m’éveillant que, si je n’eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon oncle, j’aurais encore différé ce voyage désagréable. En entrant ici, j’ai senti le froid me gagner ; ma poitrine était oppressée, je ne respirais pas. Peut-être aussi l’âcre fumée dont la chambre était remplie m’a-t-elle troublé le cerveau. Enfin, après les fatigues et les périls de notre malheureuse traversée, dont nous sommes à peine remis l’un et l’autre, est-il étonnant que j’aie éprouvé une crise nerveuse à la première émotion pénible ?

— Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-vous remarqué Blaireau dans ce moment-là ? Qu’a fait Blaireau ? — J’ai cru voir Blaireau s’élancer sur le fantôme au moment où il a disparu ; mais j’ai rêvé cela comme le reste.

— Hum ! dit le sergent, quand je suis entré, Blaireau était tout en feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa manière, allait du côté du lit, grattait le mur, venait à moi, allait à vous. Singulier, cela ! Étonnant, capitaine, étonnant, cela ! »

Après quelques instants de silence : « Pas de revenants, s’écria-t-il en secouant la tête, jamais de revenants ; d’ailleurs, pourquoi mort, Jean ? pas mort ! Deux Mauprat encore. Qui le sait ? Où diable ? Pas de revenants ; et mon maître fou ? jamais. Malade ? non. »

Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lumière, tira du fourreau son inséparable épée, siffla Blaireau, et reprit bravement la corde qui servait de rampe à l’escalier, m’engageant à rester en bas. Quelle que fût ma répugnance à remonter dans cette chambre, je n’hésitai pas à suivre Marcasse, malgré ses recommandations, et notre premier soin fut de visiter le lit : mais, pendant que nous causions dans la cour, la servante avait mis des draps blancs et elle achevait de lisser les couvertures.

« Qui donc avait couché là ? lui dit Marcasse avec sa prudence accoutumée. — Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier ou M. l’abbé Aubert, du temps qu’ils y venaient. — Mais aujourd’hui ou hier, par exemple ? reprit Marcasse. — Oh ! hier et aujourd’hui, personne, monsieur ; car il y a bien deux ans que M. le chevalier n’est venu, et, pour M. l’abbé, il n’y couche jamais depuis qu’il y vient tout seul. Il arrive le matin, déjeune chez nous, et s’en retourne le soir. — Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant fixement. — Ah, dame ! monsieur, répondit-elle, ça se peut, je ne sais comment on l’a laissé la dernière fois qu’on y a couché ; je n’y ai pas fait attention en mettant les draps ; tout ce que je sais, c’est qu’il y avait le manteau à M. Bernard, qu’il avait jeté dessus. — Mon manteau ? m’écriai-je, il est resté à l’écurie. — Et le mien aussi, dit Marcasse ; je viens de les rouler tous les deux et de les placer sur le coffre à l’avoine.

— Vous en aviez donc deux ? reprit la servante ; car je suis sûre d’en avoir ôté un de dessus le lit, un manteau tout noir et pas neuf ! » Le mien était précisément doublé de rouge et bordé d’un galon d’or. Celui de Marcasse était gris-clair. Ce n’était donc pas un de nos manteaux apportés un instant et rapportés à l’écurie par le garçon. « Mais qu’en avez-vous fait ? dit le sergent. — Ma foi, monsieur, je l’ai mis là sur le fauteuil, répondit la grosse fille ; mais vous l’avez donc repris pendant que j’allais chercher de la chandelle ? car je ne le vois plus. »

Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau fut introuvable. Nous feignîmes d’en avoir besoin, ne niant pas qu’il fut le nôtre. La servante défit le lit, retourna les matelas en notre présence, alla demander au garçon ce qu’il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le lit ni dans la chambre ; le garçon n’était pas même monté. Toute la ferme fut en émoi, craignant que quelqu’un ne fût accusé de vol. Nous demandâmes si un étranger n’était pas venu à la Roche-Mauprat et n’y était pas encore. Quand nous nous fûmes assurés que ces braves gens n’avaient logé ni vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau perdu en leur disant que Marcasse l’avait roulé par mégarde dans les deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre, afin de l’explorer à notre aise ; car il était à peu près évident, dès lors, que je n’avais point vu un spectre, mais Jean Mauprat lui-même ou un homme qui lui ressemblait et que j’avais pris pour lui.

Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste, observa tous ses mouvements.

« Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil ; le vieux chien n’a pas oublié le vieux métier ; s’il y a un trou, un trou grand comme la main, n’ayez peur. À toi, vieux chien ! n’ayez peur ! »

Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s’obstina à gratter la muraille à l’endroit où j’avais vu l’apparition ; il tressaillait chaque fois que son nez pointu rencontrait une certaine partie du lambris ; puis il agitait sa queue de renard d’un air satisfait, revenait vers son maître et semblait lui dire de fixer là son attention. Le sergent se mit alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya d’insinuer son épée dans quelque fente ; rien ne céda. Néanmoins une porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de la boiserie sculptée pouvaient cacher un coulisse adroitement pratiquée. Il fallait trouver le ressort qui faisait jouer cette coulisse ; mais cela nous fut impossible, malgré tous les efforts que nous fîmes pendant deux grandes heures. Nous essayâmes vainement d’ébranler le panneau, il rendait le même son que les autres ; tous étaient sonores, et indiquaient que la boiserie n’était pas posée immédiatement sur la maçonnerie ; mais elle pouvait n’en être éloignée que de quelques lignes. Enfin, Marcasse, baigné de sueur, s’arrêta et me dit : « Nous sommes bien fous ; quand nous chercherions jusqu’à demain, nous ne trouverions pas un ressort, s’il n’y en pas ; et quand nous cognerions, nous n’enfoncerions pas la porte, s’il y a derrière de grosses barres de fer, comme j’en ai vu déjà dans d’autres vieux manoirs.

— Nous pourrions, lui dis-je, trouver l’issue, s’il en existe une, en nous servant de la cognée ; mais pourquoi, sur la simple indication de ton chien qui gratte le mur, t’obstiner à croire que Jean Mauprat, ou l’homme qui lui ressemble, n’est pas entré et sorti par la porte ? — Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse, mais sorti ! non, sur mon honneur ! car, comme la servante descendait, j’étais sur l’escalier, brossant mes souliers ; quand j’entendis tomber quelque chose ici, je montai vite trois marches, voilà tout, et me voilà près de vous. Vous mort, allongé sur le carreau et bien malade ; personne dedans ni dehors, sur mon honneur ! — En ce cas, j’ai rêvé de mon diable d’oncle, et la servante a rêvé d’un manteau noir ; car, à coup sûr, il n’y a pas ici de porte secrète ; et quand il y en aurait une, et que tous les Mauprat, vivants et morts, en auraient la clef, que nous fait cela ? Sommes-nous attachés à la police pour nous enquérir de ces misérables ? et si nous les trouvions cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir plutôt que de les livrer à la justice ? Nous avons nos armes, nous ne craignons pas qu’ils nous assassinent cette nuit ; et s’ils s’amusent à nous faire peur, ma foi, malheur à eux ! je ne connais ni parents ni alliés quand on me réveille en sursaut. Ainsi donc, faisons-nous servir l’omelette que les braves gens du domaine nous préparent ; car si nous continuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous croire fous. »

Marcasse se rendit par obéissance plutôt que par conviction ; je ne sais quelle importance il attachait à découvrir ce mystère, ni quelle inquiétude le tourmentait, car il ne voulait pas me laisser seul dans la chambre enchantée. Il prétendait que je pouvais encore me trouver malade et tomber en convulsion.

« Oh ! cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron. Le manteau m’a guéri de la peur des revenants, et je ne conseille à personne de se frotter à moi. »

L’hidalgo fut forcé de me laisser seul. J’amorçai mes pistolets et je les plaçai à portée de ma main sur la table ; mais ces précautions furent en pure perte ; rien ne troubla le silence de la chambre, et les lourds rideaux de soie rouge, aux coins armoriés d’argent noirci, ne furent pas agités par le plus léger souffle. Marcasse revint, et, joyeux de me trouver aussi gai qu’il m’avait laissé, prépara notre souper avec autant de soins que si nous fussions venus à la Roche-Mauprat avec la seule intention de faire un bon repas. Il plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la broche, et sur le vin qui faisait l’effet d’une brosse dans le gosier. Mais le métayer vint augmenter sa bonne humeur en nous apportant quelques bouteilles d’excellent madère que le chevalier lui avait confiées autrefois, et dont il aimait à boire un verre ou deux lorsqu’il mettait le pied à l’étrier. Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à souper avec nous, pour causer d’affaires le moins ennuyeusement possible. « À la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme autrefois ; les manants mangeaient à la table des seigneurs de la Roche-Mauprat, vous faites de même, monsieur Bernard, et c’est bien. — Oui, monsieur, lui répondis-je très-froidement ; mais je le fais avec ceux qui me doivent de l’argent, et non avec ceux à qui j’en dois. » Cette réponse et le mot de monsieur l’intimidèrent tellement qu’il fit beaucoup de façons pour se mettre à table ; mais j’insistai, voulant sur-le-champ lui donner la mesure de mon caractère. Je le traitai comme un homme que j’élevais à moi, non comme un homme vers qui je voulais descendre. Je le forçai d’être chaste dans ses plaisanteries, et je lui permis d’être expansif et facétieux dans les limites d’une honnête gaieté. C’était un homme jovial et franc. Je l’examinais avec attention pour voir s’il n’aurait pas quelque accointance avec le fantôme qui laissait traîner son manteau sur les lits ; mais cela n’était aucunement probable, et il avait au fond tant d’aversion pour les Coupe-jarrets que, sans son respect pour ma parenté, il les eut de bon cœur habillés, en ma présence, comme ils méritaient de l’être. Mais je ne pus souffrir aucune liberté de sa part sur ce sujet, et je l’engageai à me rendre compte de mes affaires, ce qu’il fit avec intelligence, exactitude et loyauté.



Marcasse était évanoui. (Page 58.)

Quand il se retira, je m’aperçus que le madère lui avait fait beaucoup d’effet, car ses jambes étaient avinées et s’accrochaient à tous les meubles ; néanmoins il avait eu assez d’empire sur son cerveau pour raisonner juste. J’ai toujours remarqué que le vin agissait beaucoup plus sur les muscles des paysans que sur leurs nerfs ; qu’ils divaguaient difficilement, et qu’au contraire les excitants produisaient en eux une béatitude que nous ne connaissons pas, et qui fait de leur ivresse un plaisir tout différent du nôtre et très-supérieur à notre exaltation fébrile.

Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi, quoique nous ne fussions pas gris, nous nous aperçûmes que le vin nous avait donné une gaieté, une insouciance que nous n’aurions pas eues à la Roche-Mauprat, même sans l’aventure du fantôme. Habitués à une franchise mutuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que nous étions beaucoup mieux disposés qu’avant souper à recevoir tous les loups-garous de la Varenne.

Ce mot de loup-garou me rappela l’aventure qui m’avait mis en relation très-peu sympathique avec Patience, à l’âge de treize ans. Marcasse la connaissait, mais il ne connaissait guère le caractère que j’avais à cette époque, et je m’amusai à lui raconter ma course effarée à travers champs, après avoir été fustigé par le sorcier. « Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j’ai l’imagination facile à exalter et que je ne suis pas inaccessible à la peur des choses surnaturelles. Ainsi le fantôme de tantôt… — N’importe, n’importe, dit Marcasse en examinant l’amorce de mes pistolets et en les posant sur ma table de nuit ; n’oubliez pas que tous les Coupe-jarrets ne sont pas morts ; que si Jean est de ce monde, il fera du mal jusqu’à ce qu’il soit enterré, enfermé à triple tour chez le diable. »



Le chevalier dormait et ne s’éveilla pas. (Page 60.)

Le vin déliait la langue de l’hidalgo, qui ne manquait pas d’esprit lorsqu’il se permettait ces rares infractions à sa sobriété habituelle. Il ne voulut pas me quitter et fit son lit à côté du mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions de la journée ; je me laissai donc aller à parler d’Edmée, non de manière à mériter de sa part l’ombre d’un reproche si elle eût entendu mes paroles, mais cependant plus que je n’aurais dû me le permettre avec un homme qui n’était encore que mon subalterne et non mon ami, comme il le devint plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui dis de mes chagrins, de mes espérances et de mes inquiétudes ; toutefois ces confidences eurent un effet terrible, ainsi que vous le verrez bientôt.

Nous nous endormîmes tout en causant, Blaireau sur les pieds de son maître, l’épée en travers à côté du chien sur les genoux de l’hidalgo, la lumière entre nous deux, mes pistolets au bout de mon bras, mon couteau de chasse sous mon oreiller et les verrous tirés. Rien ne troubla notre repos ; et quand le soleil nous éveilla, les coqs chantaient joyeusement dans la cour, et les boirons échangeaient des facéties rustiques en liant[1] leurs bœufs sous nos fenêtres.

« C’est égal, il y a quelque chose là-dessous, » telle fut la première parole de Marcasse en ouvrant les yeux et en reprenant la conversation où il l’avait laissée la veille.

« As-tu vu ou entendu quelque chose cette nuit ? lui dis-je. — Rien du tout, répondit-il ; mais c’est égal, Blaireau n’a pas bien dormi, mon épée est tombée par terre ; et puis rien de ce qui s’est passé ici n’est expliqué. — L’explique qui voudra, répondis-je ; je ne m’en occuperai certainement pas. — Tort, tort, vous avez tort ! — Cela se peut, mon bon sergent ; mais je n’aime pas du tout cette chambre, et elle me semble si laide au grand jour que j’ai besoin d’aller bien loin respirer un air pur. — Eh bien ! moi, je vous conduirai ; mais je reviendrai. Je ne veux pas laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi Jean Mauprat est capable, et pas vous. — Je ne veux pas le savoir ; et s’il y a quelque danger ici pour moi ou les miens, je ne veux pas que tu y reviennes. »

Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes encore un tour à la métairie avant de partir. Marcasse fut très-frappé d’une chose que je n’eusse pas remarquée. Le métayer voulut me présenter à sa femme ; mais elle ne voulut jamais me voir et alla se cacher dans sa chenevière. J’attribuais cette sauvagerie à la timidité de la jeunesse.« Belle jeunesse, ma foi ! dit Marcasse ; une jeunesse comme moi, cinquante ans passé ! Il y a quelque chose là-dessous, quelque chose là-dessous, je vous dis. — Et que diable peut-il y avoir ? — Hum ! elle a été bien dans son temps avec Jean Mauprat. Elle a trouvé ce tortu à son gré. Je sais cela, moi ; je sais encore bien des choses, bien des choses, soyez sûr ! — Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui répondis-je ; et ce ne sera pas de si tôt ; car mes affaires vont beaucoup mieux que si je m’en mêlais, et je n’aimerais pas à prendre l’habitude de boire du madère pour ne pas avoir peur de mon ombre. Si tu veux m’obliger, Marcasse, tu ne parleras à personne de ce qui s’est passé. Tout le monde n’a pas pour ton capitaine la même estime que toi. — Celui-là est un imbécile qui n’estime pas mon capitaine, répondit l’hidalgo d’un ton doctoral ; mais, si vous me l’ordonnez, je ne dirai rien. »

Il me tint parole. Pour rien au monde je n’eusse voulu troubler l’esprit d’Edmée de cette sotte histoire. Mais je ne pus empêcher Marcasse d’exécuter son projet. Dès le lendemain matin il avait disparu, et j’appris de Patience qu’il était retourné à la Roche-Mauprat sous prétexte d’y avoir oublié quelque chose.

  1. Les bouviers lient le joug avec des courroies aux cornes d’une paire de bœufs de travail.