Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 07

Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 20-21).
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VII.

À peine le curé eut-il reconnu Edmée qu’il fit trois pas en arrière avec une exclamation de surprise ; mais ce ne fut rien auprès de la stupéfaction de Patience, lorsqu’il eut promené sur mes traits la lueur du tison enflammé qui lui servait de torche. « La colombe en compagnie de l’ourson ! s’écria-t-il ; que se passe-t-il donc ? — Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre étonnement, sa main blanche dans la main grossière du sorcier, recevez-le aussi bien que moi-même. J’étais prisonnière à la Roche-Mauprat, et il m’a délivrée. — Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées pour cette action ! » dit le curé. Patience me prit le bras sans rien dire, et me conduisit auprès du feu. On m’assit sur l’unique chaise de la résidence, et le curé se mit en devoir d’examiner ma jambe, tandis qu’Edmée racontait, jusqu’à certain point, notre aventure, et s’informait de la chasse et de son père. Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait entendu le cor résonner dans les bois, et la fusillade contre les loups avait troublé son repos plusieurs fois dans la journée. Mais, depuis l’orage, le bruit du vent avait étouffé tous les autres bruits, et il ne savait rien de ce qui se passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une échelle qui, à défaut de l’escalier rompu, conduisait aux étages supérieurs de la tour ; son chien le suivit avec une merveilleuse adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous apprîmes qu’une lueur rouge montait sur l’horizon du côté de la Roche-Mauprat. Malgré la haine que j’avais pour cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me défendre d’une sorte de consternation en entendant dire que, selon toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom était pris et livré aux flammes ; c’était la honte et la défaite, et cet incendie était comme un sceau de vasselage apposé sur mon blason par ce que j’appelais les manants et les vilains. Je me levai en sursaut, et, si je n’eusse été retenu par une violente douleur au pied, je crois que je me serais élancé dehors. « Qu’avez-vous donc ? me dit Edmée qui était près de moi en cet instant. — J’ai, lui répondis-je brusquement, qu’il faut que je retourne là-bas ; car mon devoir est de me faire tuer plutôt que de laisser mes oncles parlementer avec la canaille. — La canaille ! s’écria Patience en m’adressant pour la première fois la parole, qui est-ce qui parle de canaille ici ? J’en suis, moi, de la canaille ; c’est mon titre, et je saurai le faire respecter. — Ma foi ! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant le curé qui m’avait fait rasseoir. — Ce ne serait pourtant pas pour la première fois, répondit Patience avec un sourire méprisant. — Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avons de vieux comptes à régler ensemble. » Et, surmontant l’affreuse douleur de mon entorse, je me levai de nouveau, et, d’un revers de main, j’envoyai don Marcasse, qui voulut succéder au curé dans le rôle de pacificateur, tomber à la renverse au milieu des cendres. Je ne lui voulais aucun mal ; mais j’avais les mouvements un peu brusques ; et le pauvre homme était si grêle qu’il ne pesait pas plus dans ma main qu’une belette n’eût fait dans la sienne. Patience était debout devant moi, les bras croisés dans une attitude de philosophe stoïcien ; mais son regard sombre laissait jaillir la flamme de la haine. Il était évident que, retenu par ses principes d’hospitalité, il attendait, pour m’écraser, que je lui eusse porté le premier coup. Je ne l’eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant le danger qu’il y avait à s’approcher d’un furieux, ne m’eût saisi le bras en me disant d’un ton absolu : « Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l’ordonne. » Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en même temps. Les droits qu’elle s’arrogeait sur moi étaient comme une sanction de ceux que je prétendais avoir sur elle. « C’est juste, » lui répondis-je en m’asseyant, et j’ajoutai en regardant Patience ; « Cela se retrouvera. — Amen, » répondit-il en levant les épaules. Marcasse s’était relevé avec beaucoup de sang-froid, et secouant les cendres dont il était sali, au lieu de s’en prendre à moi, il essayait à sa manière de sermonner Patience. La chose n’était pas facile en elle-même ; mais rien n’était moins irritant que cette censure monosyllabique jetant sa note au milieu des querelles comme un écho dans la tempête. « À votre âge, disait-il à son hôte, pas patient du tout ! Tout le tort, oui, tort, vous ! — Que vous êtes méchant ! me disait Edméc en laissant sa main sur mon épaule ; ne recommencez pas, ou je vous abandonne. » Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans m’apercevoir que depuis un instant nous avions changé de rôle. C’était elle maintenant qui commandait et menaçait ; elle avait repris toute sa supériorité réelle sur moi en franchissant le seuil de la tour Gazeau ; et ce lieu sauvage, ces témoins étrangers, cet hôte farouche, représentaient déjà la société où je venais de mettre le pied, et dont j’allais bientôt subir les entraves.

« Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous ne nous entendons pas ici, et moi je suis dévorée d’inquiétude pour mon pauvre père qui me cherche et qui se tord les bras à l’heure qu’il est. Bon Patience ! trouve-moi un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant que je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m’aimes pas assez pour être patient et miséricordieux avec lui. — Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Patience en posant sa main sur son front comme au sortir d’un rêve. Oui, vous avez raison ; je suis un vieux brutal, un vieux fou. Fille de Dieu, dites à ce garçon… à ce gentilhomme que je lui demande pardon du passé, et que, pour le présent, je mets ma pauvre cellule à ses ordres ; est-ce bien parlé ? — Oui, Patience, dit le curé ; d’ailleurs, tout peut s’arranger ; mon cheval est doux et solide, mademoiselle de Mauprat va le monter ; vous et Marcasse le conduirez par la bride, et moi je resterai ici près de notre blessé. Je réponds de le bien soigner et de ne l’irriter en aucune façon. N’est-ce pas, monsieur Bernard, vous n’avez rien contre moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre ennemi ? — Je n’en sais rien, répondis-je, c’est comme il vous plaira. Ayez soin de la cousine, conduisez-la ; moi, je n’ai besoin de rien et je ne me soucie de personne. Une botte de paille et un verre de vin, c’est tout ce que je voudrais, si c’était possible. — Vous aurez l’un et l’autre, dit Marcasse en me présentant sa gourde, et voici d’abord de quoi vous réconforter ; je vais à l’écurie préparer le cheval. — Non, j’y vais moi-même, dit Patience ; ayez soin de ce jeune homme. » Et il passa dans une autre salle basse qui servait d’écurie au cheval du curé, durant les visites que celui-ci lui rendait. On fit passer l’animal par la chambre où nous étions, et Patience, arrangeant le manteau du curé sur la selle, y déposa Edmée avec un soin paternel. « Un instanf, dit-elle avant de se laisser emmener ; monsieur le curé, vous me promettez sur le salut de votre âme de ne pas abandonner mon cousin avant que je sois revenue avec mon père pour le chercher ? — Je le jure, répondit le curé. — Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l’honneur que vous m’attendrez ici ? — Je n’en sais rien du tout, répondis-je ; cela dépendra du temps et de ma patience ; mais vous savez bien, cousine, que nous nous reverrons, fût-ce au diable, et, quant à moi, le plus tôt possible. » À la clarté du tison que Patience agitait autour d’elle pour examiner le harnais du cheval, je vis son beau visage rougir et pâlir ; puis elle releva sa tête penchée tristement et me regarda fixement d’un air étrange. « Partons-nous ? dit Marcasse en ouvrant la porte. — Marchons, dit Patience en prenant la bride. Ma fille Edmée, baissez-vous bien en passant sous la porte — Qu’est-ce qu’il y a, Blaireau ? » dit Marcasse en s’arrêtant sur le seuil et en mettant en avant la pointe de son épée glorieusement rouillée dans le sang des animaux rongeurs.

Blaireau resta immobile, et, s’il n’eût été muet de naissance, comme disait son maître, il eût aboyé ; mais il avertit à sa manière en faisant entendre une sorte de toux sèche, qui était son plus grand signe de colère et d’inquiétude… « Quelque chose là-dessous, » dit Marcasse. Et il avança fort courageusement dans les ténèbres en faisant signe à l’amazone de ne pas sortir. La détonation d’une arme à feu nous fit tous tressaillir. Edmée sauta légèrement à bas du cheval, et, par un mouvement instinctif qui ne m’échappa point, vint se placer derrière ma chaise. Patience s’élança hors de la tour ; le curé courut au cheval épouvanté, qui se cabrait et reculait sur nous ; Blaireau réussit à aboyer. J’oubliai mon mal, et d’un saut je fus aux avant-postes.

Un homme, criblé de blessures et répandant un ruisseau de sang, était couché en travers devant la porte. C’était mon oncle Laurent, mortellement blessé au siège de la Roche-Mauprat, qui venait expirer sous nos yeux. Avec lui était son frère Léonard, qui venait de tirer à tout hasard son dernier coup de pistolet et qui heureusement n’avait atteint personne. Le premier mouvement de Patience fut de se mettre en défense ; mais, en reconnaissant Marcasse, les fugitifs, loin de se montrer hostiles, demandèrent asile et secours, et personne ne crut devoir leur refuser l’assistance que réclamait leur déplorable situation. La maréchaussée était à leur poursuite. La Roche-Mauprat était la proie des flammes ; Louis et Pierre s’étaient fait tuer sur la brèche ; Antoine, Jean et Gaucher étaient en fuite d’un autre côté. Peut-être étaient-ils déjà prisonniers. Rien ne saurait rendre l’horreur des derniers moments de Laurent. Son agonie fut rapide, mais affreuse. Il blasphémait à faire pâlir le curé. À peine la porte fut-elle refermée et le moribond déposé à terre, qu’un râle horrible s’empara de lui. Malgré nos représentations, Léonard, ne connaissant d’autre remède que l’eau-de-vie, arrachant de mes mains (non sans m’adresser en jurant un reproche insultant pour ma fuite) la gourde de Marcasse, desserra de force, avec la lame de son couteau de chasse, les dents contractées de son frère, et lui versa la moitié de la gourde. Le malheureux bondit, agita ses bras dans des convulsions désespérées, se releva de toute sa hauteur, et retomba raide mort sur le carreau ensanglanté. Nous n’eûmes pas le loisir d’une oraison funèbre ; la porte retentit sous les coups redoublés de nouveaux assaillants. « Ouvrez, de par le roi ! crièrent plusieurs voix ; ouvrez à la maréchaussée. — À la défense ! s’écria Léonard en relevant son couteau et en s’élançant vers la porte. Vilains, montrez-vous gentilshommes ! et toi, Bernard, répare ta faute, lave ta honte, ne souffre pas qu’un Mauprat tombe vivant dans les mains des gendarmes ! »

Commandé par l’instinct du courage et de la fierté, j’allais l’imiter, quand Patience, s’élançant sur lui et le terrassant avec une force herculéenne, lui mit le genou sur la poitrine en criant à Marcasse d’ouvrir la porte. Cela fut fait avant que j’eusse pu prendre parti pour mon oncle contre son hôte inexorable. Six gendarmes s’élancèrent dans la tour et nous tinrent tous immobiles au bout de leurs fusils. « Holà ! messieurs ! dit Patience, ne faites de mal à personne et prenez ce prisonnier. Si j’eusse été seul avec lui, je l’eusse défendu ou fait sauver ; mais il y a ici de braves gens qui ne doivent pas payer pour un coquin, et je ne me soucie pas de les exposer dans un engagement. Voilà le Mauprat. Songez que votre devoir est de le remettre sain et sauf dans les mains de la justice. Cet autre est mort. — Monsieur, rendez-vous, dit le sous-officier de maréchaussée en s’emparant de Léonard. — Jamais un Mauprat ne traînera son nom sur les bancs d’un présidial, répondit Léonard d’un air sombre. Je me rends, mais vous n’aurez que ma peau. » Et il se laissa asseoir sur une chaise sans faire de résistance. Tandis qu’on se préparait à le lier : « Une seule, une dernière charité, mon père, dit-il au curé. Passez-moi le reste de la gourde ; je me meurs de soif et d’épuisement. » Le bon curé lui passa la gourde qu’il avala d’un trait. Sa figure décomposée avait une sorte de calme effrayant. Il semblait absorbé, atterré, incapable de résistance. Mais au moment où on lui liait les pieds, il arracha un pistolet à la ceinture d’un des gendarmes, et se fit sauter la cervelle.

Je fus bouleversé de ce spectacle affreux. Plongé dans une morne stupeur, ne comprenant plus rien à ce qui m’entourait, je restai pétrifié, ne m’apercevant pas que depuis quelques instants j’étais l’objet d’un débat sérieux entre la maréchaussée et mes hôtes. Un gendarme prétendait me reconnaître pour un Mauprat Coupe-Jarret. Patience niait que je fusse autre chose qu’un garde-chasse de M. Hubert de Mauprat escortant sa fille. Ennuyé de ce débat, j’allais me nommer, lorsque je vis un spectre se lever à côté de moi. C’était Edmée qui s’était collée entre la muraille et le pauvre cheval effrayé du curé, qui, les jambes étendues et l’œil en feu, lui faisait comme un rempart de son corps. Elle était pâle comme la mort, et ses lèvres étaient tellement contractées d’horreur, qu’elle fit d’abord des efforts inouïs pour parler, sans pouvoir s’exprimer autrement que par signes. Le sous-officier, touché de sa jeunesse et de sa situation, attendit avec déférence qu’elle réussît à s’expliquer. Enfin, elle obtint qu’on ne me traitât pas en prisonnier, et qu’on me conduisît avec elle au château de son père, où elle donnait sa parole d’honneur qu’on fournirait sur mon compte des explications et des garanties satisfaisantes. Le curé et les deux autres témoins appuyant cette promesse, nous partîmes tous ensemble, Edmée sur le cheval du sous-officier, qui prit celui d’un de ses hommes, moi sur le cheval du curé, Patience et le curé à pied entre nous, la maréchaussée sur nos flancs, Marcasse en avant, toujours impassible au milieu de l’épouvante et de la consternation générale. Deux gendarmes restèrent à la tour pour garder les cadavres et constater les faits.