Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 30-38).



III


À trois lieues de la Roche-Mauprat, en tirant vers le Fromental, vous devez avoir vu, au milieu des bois, une vieille tour isolée, célèbre par la mort tragique d’un prisonnier que le bourreau, étant en tournée, trouva bon de pendre, il y a une centaine d’années, sans autre forme de procès, pour complaire à un ancien Mauprat, son seigneur.

À l’époque dont je vous parle, la tour Gazeau était abandonnée, menaçant ruine ; elle était domaine de l’État, et on y avait toléré, par oubli plus que par bienfaisance, la retraite d’un vieil indigent, homme fort original, vivant complètement seul, et connu dans le pays sous le nom du bonhomme Patience.


— J’en ai entendu parler à la grand’mère de ma nourrice, repris-je ; elle le tenait pour sorcier.

— Précisément ; et, puisque nous voici sur ce sujet, il faut que je vous dise au juste quel homme était ce Patience ; car j’aurai plus d’une fois occasion de vous en parler dans le cours de mon récit, et j’ai eu aussi celle de le connaître à fond.


Patience était un philosophe rustique. Le ciel lui avait départi une haute intelligence ; mais l’éducation lui avait manqué, et, par une sorte de fatalité inconnue, son cerveau avait été complètement rebelle au peu d’instruction qu’il avait été à même de recevoir. Ainsi il avait été à l’école chez les Carmes de ***, et, au lieu de ressentir ou de montrer de l’aptitude, il avait fait l’école buissonnière avec plus de délices qu’aucun de ses camarades. C’était une nature éminemment contemplative, douce et indolente, mais fière, et poussant jusqu’à la sauvagerie l’amour de l’indépendance ; religieuse, mais ennemie de toute règle ; un peu ergoteuse, très méfiante, implacable aux hypocrites. Les pratiques du cloître ne lui imposèrent pas, et, pour avoir eu une ou deux fois son franc-parler avec les moines, il fut chassé de l’école. Depuis ce temps, il fut grand ennemi de ce qu’il appelait la monacale et se déclara ouvertement pour le curé de Briantes, qu’on accusait d’être janséniste. Mais le curé ne réussit pas mieux que les moines à instruire Patience. Le jeune paysan, quoique doué d’une force herculéenne et d’une grande curiosité pour la science, montrait une aversion insurmontable pour toute espèce de travail, soit physique, soit intellectuel. Il professait une philosophie naturelle à laquelle il était bien difficile au curé de répondre. On n’avait pas besoin de travailler, disait-il, quand on n’avait pas besoin d’argent, et on n’avait pas besoin d’argent quand on n’avait que des besoins modérés. Patience prêchait d’exemple : dans l’âge des passions, il eut des mœurs austères, ne but jamais que de l’eau, n’entra jamais dans un cabaret, ne sut point danser et fut toujours fort timide avec les femmes, auxquelles, d’ailleurs, son caractère bizarre, sa figure sévère et son esprit un peu railleur ne plurent point. Comme s’il eût aimé à se venger, par le dédain, de cette défaveur, ou à s’en consoler par la sagesse, il se plaisait, comme autrefois Diogène, à dénigrer les vains plaisirs d’autrui ; et, si quelquefois on le voyait passer sous la ramée, au milieu des fêtes, c’était pour y jeter quelque saillie ingénue, éclair de son inexorable bon sens. Quelquefois aussi son intolérante moralité s’exprima d’une manière acerbe et laissa derrière lui un nuage de tristesse ou d’effroi dans les consciences troublées. C’est ce qui lui suscita de violents ennemis : et les efforts d’une haine inepte, joints à l’espèce d’étonnement qu’inspirait son allure excentrique, lui attirèrent la réputation de sorcier.

Quand je vous ai dit que l’instruction manqua à Patience, je me suis mal exprimé. Avide de connaître les hauts mystères de la nature, son intelligence voulut escalader le ciel au premier vol ; et, dès les premières leçons, le curé janséniste se vit tellement troublé et effarouché de l’audace de son élève, il eut tant à lui dire pour le calmer et le soumettre, il fallut soutenir un tel assaut de questions hardies et d’objections superbes, qu’il n’eut pas le loisir de lui enseigner l’alphabet, et qu’au bout de dix ans d’études interrompues et reprises au gré du caprice ou de la nécessité, Patience ne savait pas lire. C’est à grand’peine qu’en suant sur son livre il déchiffrait une page en deux heures, et encore ne comprenait-il pas le sens de la plupart des mots qui exprimaient des idées abstraites. Et pourtant ces idées abstraites étaient en lui, on les pressentait en le voyant, en l’écoutant ; et c’était merveille que la manière dont il parvenait à les rendre dans son langage rustique, animé d’une poésie barbare, si bien qu’on était, en l’entendant, partagé entre l’admiration et la gaieté.

Lui, toujours grave, toujours absolu, ne voulait composer avec aucune dialectique. Stoïcien par nature et par principe, passionné dans la propagande de sa doctrine du détachement des faux biens, mais inébranlable dans la pratique de la résignation, il battait en brèche le pauvre curé ; et c’était à ces discussions, comme il me l’a raconté souvent dans ses dernières années, qu’il avait acquis ses connaissances en philosophie. Pour résister aux coups de bélier de la logique naturelle, le bon janséniste était forcé d’invoquer le témoignage de tous les Pères de l’Église et de les opposer, souvent même de les corroborer, avec la doctrine de tous les sages et savants de l’antiquité. Alors les yeux ronds de Patience grossissaient dans sa tête (c’était son expression), la parole expirait sur ses lèvres, et charmé d’apprendre sans se donner la peine d’étudier, il se faisait longuement expliquer la doctrine de ces grands hommes et raconter leur vie. En voyant son attention et son silence, l’adversaire triomphait ; mais, au moment où il croyait avoir convaincu cette âme rebelle, Patience, entendant sonner minuit à l’horloge du village, se levait, prenait congé de son hôte avec affection, et, reconduit par lui jusqu’au seuil du presbytère, le consternait avec quelque réflexion laconique et mordante qui confondait saint Jérôme et Platon, Eusèbe tout autant que Sénèque, Tertullien non moins qu’Aristote.

Le curé ne s’avouait pas trop la supériorité de cette intelligence inculte. Néanmoins il était tout étonné de passer tant de soirs d’hivers au coin de son feu avec ce paysan, sans éprouver ni ennui ni fatigue ; et il se demandait pourquoi le magister du village, et même le prieur du couvent, quoique sachant grec et latin, lui semblaient, l’un ennuyeux, l’autre erroné, dans tous leurs discours. Il connaissait toute la pureté des mœurs de Patience, et il s’expliquait l’ascendant de son esprit par le pouvoir et le charme que la vertu exerce et répand autour d’elle. Puis il s’accusait humblement, chaque soir, devant Dieu de n’avoir pas disputé avec son élève à un point de vue assez chrétien. Il confessait à son ange gardien que l’orgueil de sa science et le plaisir qu’il avait goûté à se voir écouté si religieusement l’avaient un peu emporté au delà des limites de l’enseignement religieux ; qu’il avait cité trop complaisamment les auteurs profanes ; qu’il avait même trouvé un dangereux plaisir à se promener avec son auditeur dans les champs du passé, pour y cueillir des fleurs païennes que l’eau du baptême n’avait pas arrosées et qu’il n’était pas permis à un prêtre de respirer avec tant de charme.

De son côté, Patience chérissait le curé. C’était son seul ami, le seul lien qu’il eût avec la société, le seul aussi qu’il eût avec Dieu par la lumière de la science. Le paysan s’exagérait beaucoup le savoir de son pasteur, il ne savait pas que même les plus éclairés des hommes civilisés prennent souvent à rebours, ou ne prennent pas du tout, le cours des connaissances humaines. Patience eût été délivré de grandes anxiétés d’esprit s’il eût pu découvrir, à coup sûr, que son maître se trompait fort souvent, et que c’était l’homme et non la vérité qui faisait défaut. Ne le sachant pas et voyant l’expérience des siècles en désaccord avec le sentiment inné de la justice, il était en proie à des rêveries continuelles ; et, vivant seul, errant dans la campagne à toutes les heures du jour et de la nuit, absorbé dans des préoccupations inconnues à ses pareils, il donnait de plus en plus crédit aux fables de sorcellerie débitées contre lui.

Le couvent n’aimait pas le pasteur. Quelques moines que Patience avait démasqués haïssaient Patience. Le pasteur et l’élève furent persécutés. Les moines ignares ne reculèrent pas devant la possibilité d’accuser le curé auprès de son évêque de s’adonner aux sciences occultes, de concert avec le magicien Patience. Une sorte de guerre religieuse s’établit dans le village et dans les alentours. Tout ce qui n’était pas pour le couvent fut pour le curé, et réciproquement. Patience dédaigna d’entrer dans cette lutte. Un beau matin, il alla embrasser son ami en pleurant, et lui dit :

— Je n’aime que vous au monde, je ne veux donc pas vous être un sujet de persécution ; comme, après vous, je ne connais et n’aime personne, je m’en vais vivre dans les bois à la manière des hommes primitifs. J’ai pour héritage un champ qui rapporte cinquante livres de rente ; c’est la seule terre que j’aie jamais remuée de mes mains, et la moitié de son chétif revenu a été employée à payer la dîme de travail que je dois au seigneur ; j’espère mourir sans avoir fait pour autrui le métier de bête de somme. Cependant, si on vous suspend de vos fonctions, si on vous ôte votre revenu, et que vous ayez un champ à labourer, faites-moi dire un mot, et vous verrez que mes bras ne seront pas engourdis dans l’inaction.

Le pasteur combattit en vain cette résolution. Patience partit, emportant pour tout bagage la veste qu’il avait sur le dos, et un abrégé de la doctrine d’Épictète, pour laquelle il avait une grande prédilection, et dans laquelle, grâce à de fréquentes études, il pouvait lire jusqu’à trois pages par jour, sans se fatiguer outre mesure. L’anachorète rustique alla vivre au désert. D’abord il se construisit dans les bois une cahute de ramée. Mais, assiégé par les loups, il se réfugia dans une salle basse de la tour Gazeau, où il se fit, avec un lit de mousse et des troncs d’arbres, un ameublement splendide ; avec des racines, des fruits sauvages et le laitage d’une chèvre, un ordinaire très peu inférieur à celui qu’il avait eu au village. Ceci n’est point exagéré. Il faut voir le paysan de certaines parties de la Varenne pour se faire une idée de la sobriété au sein de laquelle un homme peu vivre en état de santé. Au milieu de ces habitudes stoïques, Patience était encore une exception. Jamais le vin n’avait rougi ses lèvres, et le pain lui avait toujours semblé une superfluité. Il ne haïssait pas, d’ailleurs, la doctrine de Pythagore, et, dans les rares entrevues qu’il avait désormais avec son ami, il lui disait que, sans croire précisément à la métempsycose, et sans se faire une loi d’observer le régime végétal, il éprouvait involontairement une secrète joie de pouvoir s’y adonner, et de n’avoir plus occasion de voir donner la mort tous les jours à des animaux innocents.

Patience avait pris cette étrange résolution à l’âge de quarante ans ; il en avait soixante lorsque je le vis pour la première fois, et il jouissait d’une force physique extraordinaire. Il avait bien quelques habitudes de promenade chaque année, mais, à mesure que je vous dirai ma vie, j’entrerai dans le détail de la vie cénobitique de Patience.

À l’époque dont je vais vous parler, après de nombreuses persécutions, les gardes forestiers, par crainte de se voir jeter un sort, plutôt que par compassion, lui avaient enfin concédé la libre occupation de la tour Gazeau, non sans le prévenir qu’elle pourrait bien lui tomber sur la tête au premier vent d’orage ; à quoi Patience avait philosophiquement répondu que, si sa destinée était d’être écrasé, le premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela que les combles de la tour Gazeau.

Avant de vous mettre en scène mon personnage de Patience, et tout en vous demandant pardon de la longueur trop complaisante de cette biographie préliminaire, je dois encore vous dire que, dans l’espace de ces vingt années, l’esprit du pasteur avait suivi une nouvelle direction. Il aimait la philosophie, et, malgré lui, le cher homme, il reportait cet amour sur les philosophes, même sur les moins orthodoxes. Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le transportèrent, malgré toute sa résistance intérieure, dans des régions nouvelles ; et, un matin qu’au retour d’une visite à des malades il avait rencontré Patience herborisant pour son dîner sur les rochers de Crevant, il s’était assis près de lui sur la pierre druidique, et il avait fait à son propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Patience mordit beaucoup plus volontiers à cette religion poétique qu’à l’ancienne orthodoxie. Le plaisir avec lequel il écouta le résumé des doctrines nouvelles engagea le curé à lui donner secrètement quelques rendez-vous sur des points isolés de la Varenne, où ils devaient se rencontrer comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux, l’imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente dans la solitude, s’enflamma de toute la magie des idées et des espérances qui fermentaient alors en France, depuis la cour de Versailles jusqu’aux bruyères les plus inhabitées. Il s’éprit de Jean-Jacques et s’en fit lire tout ce qu’il lui fut possible d’en écouter sans compromettre les devoirs du curé. Puis il se fit donner un exemplaire du Contrat social, et alla l’épeler sans relâche à la tour Gazeau. D’abord le curé ne lui avait communiqué cette manne qu’avec des restrictions, et tout en lui faisant admirer les grandes pensées et les grands sentiments du philosophe, il avait cru le mettre en garde contre les poisons de l’anarchie. Mais toute l’ancienne science, toutes les heureuses citations d’autrefois, en un mot, toute la théologie du bon prêtre fut emportée comme un pont fragile par le torrent d’éloquence sauvage et d’enthousiasme irréfrénable que Patience avait amassé dans son désert. Il fallut que le curé cédât et repliât effrayé sur lui-même. Alors il y trouva le for intérieur lézardé et craquant de toutes parts. Le nouveau soleil qui montait sur l’horizon politique et qui bouleversait toutes les intelligences fondit la sienne comme une neige légère au premier souffle du printemps. L’exaltation de Patience, le spectacle de sa vie étrange et poétique qui lui donnait un air inspiré, la tournure romanesque que prenaient leurs relations mystérieuses (les ignobles persécutions du couvent ennoblissant l’esprit de révolte), tout cela s’empara si fort du prêtre qu’en 1770 il était déjà bien loin du jansénisme et cherchait vainement dans toutes les hérésies religieuses un point où se retenir avant de tomber dans l’abîme de philosophie, si souvent ouvert devant lui par Patience, si souvent refermé en vain par les exorcismes de la théologie romaine.