Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 376-388).



XXVIII


Après cette déposition importante, la cour suspendit pendant quelques instants la séance et, lorsqu’elle rentra, Edmée fut ramenée en sa présence. Pâle et brisée, pouvant à peine se traîner jusqu’au fauteuil qui lui était réservé, elle montra cependant une grande force et une grande présence d’esprit.

— Croyez-vous pouvoir répondre avec calme et sans trouble aux questions qui vont vous être adressées ? lui dit le président.

— Je l’espère, monsieur, répondit-elle. Il est vrai que je sors d’une maladie grave et que j’ai recouvré depuis peu de jours seulement l’exercice de ma mémoire ; mais je crois l’avoir très bien recouvrée, et mon esprit ne ressent aucun trouble.

— Votre nom ?

— Solange-Edmonde de Mauprat, Edmea sylvestris, ajouta-t-elle à demi-voix.

Je frissonnai. Son regard avait pris, en disant cette parole intempestive, une expression étrange. Je crus qu’elle allait divaguer plus que jamais. Mon avocat effrayé me regarda d’un air d’interrogation. Personne autre que moi n’avait compris ces deux mots, qu’Edmée avait pris l’habitude de répéter souvent dans les premiers et dans les derniers jours de sa maladie. Heureusement, ce fut le dernier ébranlement de ses facultés. Elle secoua sa belle tête comme pour chasser des idées importunes ; et, le président lui ayant demandé compte de ces mots inintelligibles, elle répondit avec douceur et noblesse :

— Ce n’est rien, monsieur ; veuillez continuer mon interrogatoire.

— Votre âge, mademoiselle ?

— Vingt-quatre ans.

— Vous êtes parente de l’accusé ?

— Sa tante à la mode de Bretagne. Il est mon cousin issu de germain et le petit-neveu de mon père.

— Jurez-moi de dire la vérité, toute la vérité ?

— Oui, monsieur.

— Levez la main.

Edmée se retourna vers Arthur avec un triste sourire. Il lui ôta son gant et l’aida à élever son bras sans force et presque sans mouvement. Je sentis de grosses larmes couler sur mes joues.

Edmée raconta avec finesse et naïveté qu’étant égarée dans le bois avec moi elle avait été jetée à bas de son cheval par l’empressement plein de sollicitude que j’avais mis à la retenir, croyant qu’elle était emportée ; qu’il s’en était suivi une petite altercation, à la suite de laquelle, par une petite colère de femme assez niaise, elle avait voulu remonter seule sur sa jument ; qu’elle m’avait même dit des paroles dures, dont elle ne pensait pas un mot, car elle m’aimait comme son frère ; que, profondément affligé de sa brusquerie, je m’étais éloigné de quelques pas pour lui obéir, et qu’au moment de me suivre, affligée qu’elle était elle-même de notre puérile querelle, elle avait senti une violente commotion à la poitrine, et qu’elle était tombée en entendant à peine la détonation. Il lui était impossible de dire de quel côté elle était tournée et de quel côté était parti le coup.

— Voilà tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle ; je suis la dernière personne en état de vous expliquer cet accident. Je ne puis en mon âme et conscience l’attribuer qu’à la maladresse d’un de nos chasseurs, qui aura craint de l’avouer. Les lois sont si sévères ! et la vérité est si difficile à prouver !

— Ainsi, mademoiselle, vous ne pensez pas que votre cousin soit l’auteur de cet attentat ?

— Non, monsieur, certainement non ! Je ne suis plus folle, et je ne me serais pas laissé conduire devant vous si j’avais senti mon cerveau malade.

— Vous semblez imputer à un état d’aliénation mentale les révélations que vous avez faites au bonhomme Patience, à Mlle  Leblanc votre gouvernante, et peut-être aussi à l’abbé Aubert.

— Je n’ai fait aucune révélation, répondit-elle avec assurance, pas plus au digne Patience qu’au respectable abbé et à la servante Leblanc. Si l’on appelle révélation les paroles dépourvues de sens qu’on dit dans la fièvre, il faut condamner à mort toutes les figures qui nous font peur dans les rêves. Quelle révélation aurais-je pu faire d’un fait que j’ignore ?

— Mais vous avez dit, au moment où vous avez reçu la blessure en tombant de votre cheval : Bernard, Bernard, je ne vous aurais jamais cru capable de me tuer !

— Je ne me souviens pas d’avoir jamais dit cela ; et, quand je l’aurais dit, je ne concevrais pas l’importance qu’on peut attribuer aux impressions d’une personne frappée de la foudre et dont l’esprit est comme anéanti. Ce que je sais, c’est que Bernard de Mauprat donnerait sa vie pour mon père et pour moi, ce qui ne rend pas très probable qu’il ait voulu m’assassiner. Et pour quelle raison, grand Dieu !

Le président se servit alors, pour embarrasser Edmée, de tous les arguments que pouvaient lui fournir les dépositions de Mlle Leblanc. Il y avait de quoi la troubler en effet. Edmée, surprise de voir la justice en possession de tant de chose qu’elle croyait secrètes, reprit cependant courage et fierté lorsqu’on lui fit entendre, dans les termes brutalement chastes qu’on emploie devant les tribunaux en pareil cas, qu’elle avait été victime de ma grossièreté à la Roche-Mauprat. C’est alors que, prenant avec feu la défense de mon caractère et celle de son honneur, elle affirma que je m’étais conduit avec une loyauté bien supérieure à celle qu’on pouvait attendre encore de mon éducation. Mais il restait à expliquer toute la vie d’Edmée à partir de cette époque, la rupture de son mariage avec M. de La Marche, ses querelles fréquentes avec moi, mon brusque départ pour l’Amérique, le refus qu’elle avait fait de se marier.

— Cet interrogatoire est une chose odieuse, dit-elle en se levant tout à coup et en retrouvant ses forces physiques avec l’exercice de sa force morale. On me demande compte de mes plus intimes sentiments, on descend dans les mystères de mon âme, on tourmente ma pudeur, on s’arroge des droits qui n’appartiennent qu’à Dieu. Je vous déclare que, s’il s’agissait ici de ma vie et non de celle d’autrui, vous ne m’arracheriez pas un mot de plus. Mais, pour sauver la vie du dernier des hommes, je sacrifierais mes répugnances ; à plus forte raison le ferai-je pour celui qui est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque vous me contraignez à faire un aveu contraire à la réserve et à la fierté de mon sexe : tout ce qui vous semble inexplicable dans ma conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de Bernard et à mes ressentiments, à ses menaces et à mes terreurs, se justifie par un seul mot : Je l’aime !

En prononçant ce mot avec la rougeur au front et l’accent profond de l’âme la plus passionnée et la plus orgueilleusement concentrée qui ait jamais existé, Edmée se rassit et couvrit son visage de ses deux mains. En ce moment, je fus si transporté que je m’écriai sans pouvoir me contenir :

— Qu’on me mène à l’échafaud maintenant, je suis le roi de la terre !

— À l’échafaud ! toi ! dit Edmée en se relevant ; on m’y mènera plutôt moi-même. Est-ce ta faute, malheureux enfant, si, depuis sept ans, je te cache le secret de mon affection, si j’ai voulu attendre pour te le dire que tu fusses le premier des hommes par la sagesse et l’intelligence comme tu en es le premier par le cœur ? Tu payes cher mon ambition, puisqu’on l’interprète par le mépris et la haine. Tu dois bien me haïr, puisque ma fierté t’a conduit sur le banc du crime. Mais je laverai ta honte par une réparation éclatante, et, quand même on t’enverrait à l’échafaud demain, tu n’y marcherais qu’avec le titre de mon époux.

— Votre générosité vous entraîne trop loin, Edmée de Mauprat, dit le président ; vous consentiriez presque, pour sauver votre parent, à vous accuser de coquetterie et de dureté ; car comment expliqueriez-vous vos sept années de refus, qui ont exaspéré la passion de ce jeune homme ?

— Peut-être, monsieur, dit Edmée avec malice, la cour n’est-elle pas compétente sur cette matière. Beaucoup de femmes pensent que ce n’est pas un grand crime d’avoir un peu de coquetterie avec l’homme qu’on aime. On en a peut-être le droit quand on lui a sacrifié tous les autres hommes ; c’est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir faire sentir à celui qu’on préfère qu’on est une âme de prix et qu’on mérite d’être sollicitée et recherchée longtemps. Il est vrai que si cette coquetterie avait pour résultat de faire condamner un amant à la mort, on s’en corrigerait vite. Mais il est impossible, messieurs, que vous vouliez consoler de la sorte ce pauvre jeune homme de mes rigueurs.

En parlant ainsi d’un air d’excitation ironique, Edmée fondit en pleurs. Cette sensibilité nerveuse, qui mettait en dehors toutes les qualités de son âme et de son esprit, tendresse, courage, finesse, fierté, pudeur, donnait en même temps à son visage une expression si mobile et si admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d’airain de l’intégrité impassible et la chape de plomb de l’hypocrite vertu. Si Edmée ne m’avait pas défendu victorieusement par ses aveux, du moins elle avait excité au plus haut point l’intérêt en ma faveur. Un homme aimé d’une belle et vertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend invulnérable ; chacun sent que sa vie a plus de prix que celle des autres.

Edmée subit encore beaucoup de questions et rétablit les faits dénaturés par Mlle  Leblanc ; elle m’épargna beaucoup, il est vrai ; mais elle sut, avec un art admirable, éluder certaines questions et se soustraire à la nécessité de mentir ou de me condamner. Elle s’accusa généreusement de tous mes torts, et prétendit que, si nous avions eu des querelles, c’était parce qu’elle y prenait un secret plaisir, parce qu’elle y voyait la force de mon amour ; qu’elle m’avait laissé partir pour l’Amérique, voulant mettre ma vertu à l’épreuve, et ne pensant pas que la campagne durerait plus d’un an, comme on le disait alors, qu’ensuite elle m’avait regardé comme engagé d’honneur à subir cette prolongation illimitée, mais qu’elle avait souffert plus que moi de mon absence ; enfin elle reconnut fort bien la lettre qu’on avait trouvée en elle ; et, la prenant, elle en rétablit les passages mutilés avec une mémoire surprenante et en priant le greffier de suivre avec elle les mots à demi effacés.

— Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle, et l’impression que j’en ai reçue est si peu celle de la crainte et de l’aversion, qu’on l’a trouvée sur mon cœur, où je la portais depuis huit jours, bien que je n’eusse pas seulement avoué à Bernard que je l’eusse reçue.

— Mais vous n’expliquez point, lui dit le président, pourquoi, il y a sept ans, dans les premiers temps du séjour de votre cousin auprès de vous, vous étiez armée d’un couteau que vous placiez toutes les nuits sous votre oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent de défense ?

— Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, on a l’esprit assez romanesque et l’humeur très fière. Il est vrai que j’eus plusieurs fois dessein de me tuer, parce que je sentais naître en moi pour mon cousin un penchant insurmontable. Me croyant liée par des engagements indissolubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de manquer à ma parole et plutôt que d’épouser un autre homme que Bernard. Plus tard, M. de La Marche me rendit ma promesse avec beaucoup de délicatesse et de loyauté et je ne songeai plus à mourir.

Edmée se retira suivie de tous les regards et d’un murmure approbateur. À peine avait-elle franchi la porte du prétoire qu’elle s’évanouit de nouveau ; mais cette crise n’eut pas de suites graves et ne laissa pas de traces au bout de quelques jours.

J’étais si bouleversé, si enivré de ce qu’elle venait de dire, que je ne vis plus guère ce qui se passait. Concentré dans la seule pensée de mon amour, je doutais pourtant ; car, si Edmée n’avait pas avoué tous mes efforts, elle pouvait bien aussi avoir exagéré son inclination pour moi dans le dessein d’atténuer mes défauts. Il m’était impossible de croire qu’elle m’eût aimé avant mon départ pour l’Amérique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour auprès d’elle. Je n’avais que cette préoccupation dans l’esprit ; je ne me souvenais même plus de la cause ni du but de mon procès. Il me semblait que la question agitée dans ce froid aréopage était uniquement celle-ci : Est-il aimé ou n’est-il pas aimé ? Le triomphe ou la défaite, la vie ou la mort n’étaient que là pour moi.

Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l’abbé Aubert. Il était maigre et défait, mais plein de calme ; on l’avait tenu au secret, et il avait souffert toutes les rigueurs de la prison avec la résignation d’un martyr. Malgré toutes les précautions, l’adroit Marcasse, habile à se glisser partout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir une lettre d’Arthur où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme à celle de Patience, avouant que, d’après les premières paroles d’Edmée après l’événement d’aliénation de la malade et se souvenant de ma conduite sans reproche depuis plus de six ans, tirant aussi quelque lumière des précédents débats et des bruits publics sur l’existence et la présence d’Antoine Mauprat, il s’était senti trop convaincu de mon innocence pour vouloir témoigner contre moi. S’il le faisait maintenant, c’est qu’il pensait qu’un supplément d’instruction avait éclairé la cour, et que sa déposition n’aurait pas les conséquences graves qu’elle eût pu avoir un mois auparavant.

Interrogé sur les sentiments d’Edmée à mon égard, il détruisit toutes les inventions de Mlle  Leblanc et déclara que, non seulement Edmée m’aimait ardemment, mais qu’elle avait senti de l’amour pour moi dès les premiers jours de notre entrevue. Il l’affirma par serment, tout en appuyant un peu plus sur mes torts passés que ne l’avait fait Edmée. Il avoua qu’il avait craint plusieurs fois alors que ma cousine ne fit la folie de m’épouser, mais qu’il n’avait jamais eu de crainte pour sa vie, puisque d’un mot et d’un regard il l’avait toujours vue me réduire, même à l’époque de ma plus mauvaise éducation.

La continuation des débats fut remise à l’issue des perquisitions ordonnées pour découvrir et arrêter l’assassin. On compara mon procès à celui de Calas, et cette comparaison n’eut pas plus tôt cours dans les conversations que mes juges, se voyant en butte à mille traits sanglants, éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la prévention sont de mauvais conseillers et des guides dangereux. L’intendant de la province se déclara le champion de ma cause et le chevalier d’Edmée, qu’il reconduisit en personne auprès de son père. Il mit sur pied toute la maréchaussée. On agit avec vigueur, on arrêta Jean de Mauprat. Quand il se vit saisi et menacé, il livra son frère et déclara qu’on le trouverait toutes les nuits réfugié à la Roche-Mauprat, et caché dans une chambre secrète où la femme du métayer l’aidait à se renfermer à l’insu de son mari.

On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Roche-Mauprat, afin qu’il révélât cette chambre secrète, à laquelle, malgré tout son génie à explorer les murailles et les charpentes, l’ancien chasseur de fouines, le taupeur Marcasse, n’avait jamais pu parvenir. On m’y conduisit moi-même, afin que j’aidasse à retrouver cette chambre ou les passages qui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se départirait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore une fois ce manoir détesté avec son ancien chef de brigands transformé en trappiste. Il se montra si humble et si rampant vis-à-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son frère et m’exprima une vile soumission que, saisi de dégoût, je le priai, au bout de quelques instants, de ne plus m’adresser la parole. Gardés à vue par les cavaliers, nous nous mîmes à la recherche de la chambre secrète. Jean avait prétendu d’abord qu’il en savait l’existence sans en connaître la situation exacte depuis que le donjon était aux trois quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que je l’avais surpris dans ma chambre et qu’il avait disparu par la muraille. Il se résigna donc à nous y conduire et à nous montrer le secret, qui était fort curieux, et dont je ne m’amuserai pas à vous faire la description. La chambre secrète fut ouverte, il ne s’y trouva personne. L’expédition avait été pourtant conduite avec promptitude et mystère. Il ne paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de prévenir son frère. Le donjon était entouré de cavaliers, toutes les issues étaient bien gardées. La nuit était sombre, et nous avions fait une invasion qui avait bouleversé d’effroi tous les habitants de la métairie. Le métayer ne comprenait rien à ce que nous cherchions ; mais le trouble et l’angoisse de sa femme semblaient nous assurer la présence d’Antoine dans le donjon. Elle n’eut pas la présence d’esprit de prendre un air rassuré après que nous eûmes exploré la première chambre, et cela fit penser à Marcasse qu’il y en avait une seconde. Le trappiste en avait-il connaissance et feignit-il de l’ignorer ? Il joua si bien son rôle que nous y fûmes tous pris. Il fallut explorer de nouveau les moindres détours et recoins des ruines. Une grande tour isolée de tous les bâtiments ne semblait pouvoir offrir aucun refuge. La cage de l’escalier s’était entièrement écroulée lors de l’incendie, et il ne se trouvait pas d’échelle assez longue, à beaucoup près, même en attachant l’une à l’autre avec des cordes celles du métayer, pour atteindre au dernier étage, qui semblait bien conservé et contenir une pièce éclairée par deux meurtrières. Marcasse objecta qu’il pouvait se trouver un escalier dans l’épaisseur du mur, ainsi qu’il arrive dans beaucoup d’anciennes tours. Mais où se trouvait l’issue ? Dans quelque souterrain peut-être. L’assassin oserait-il sortir de sa retraite tant que nous serions là ? S’il avait, malgré la nuit obscure et le silence que nous gardions, vent de notre présence, se risquerait-il dans la campagne tant que nous serions postés comme nous l’étions sur tous les points ?

— Ce n’est pas probable, dit Marcasse. Il faut trouver un moyen prompt de parvenir là-haut, et j’en vois un.

Il montra une poutre noircie par le feu qui joignait la tour à une hauteur effrayante, et sur une portée de vingt pieds environ, aux greniers du bâtiment voisin. Une large crevasse, faite par l’éboulement des parties attenantes, était située à l’extrémité de cette poutre dans le flanc de la tour. Dans ses explorations, il avait bien semblé à Marcasse voir au travers de cette crevasse les marches d’un petit escalier. Le mur avait d’ailleurs l’épaisseur nécessaire pour le contenir. Le taupeur n’avait jamais osé se risquer sur cette poutre, non à cause de sa ténuité ni de son élévation, il était habitué à ces périlleuses traversées, comme il les appelait ; mais la poutre était attaquée par le feu et tellement amincie par le milieu qu’il était impossible de savoir si elle porterait le poids d’un homme, fût-il svelte et diaphane comme le brave sergent. Jusque-là aucune considération assez importante pour risquer sa vie à cette expérience ne s’était présentée ; elle s’offrait en cet instant : Marcasse n’hésita pas. Je n’étais point auprès de lui lorsqu’il conçut ce dessein ; je l’en aurais empêché à tout prix. Je ne m’en aperçus que lorsque Marcasse était déjà


Illustration
Illustration



au milieu de la poutre, à l’endroit où le bois calciné n’était peut-être qu’un charbon. Comment vous rendre ce que j’éprouvai en voyant mon fidèle ami debout dans les airs, marchant avec gravité vers son but ? Blaireau allait devant lui avec autant de tranquillité que s’il se fût agi d’aller comme jadis au milieu des bottes de foin à la découverte des fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans l’air grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et fière de l’hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me semblait entendre craquer la poutre fatale ; j’étouffai un cri de terreur dans la crainte de l’émouvoir en cet instant solennel et décisif. Je ne pus retenir ce cri, je ne pus m’empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au premier coup, le second effleura son épaule. Il s’était arrêté.

— Pas touché ! nous cria-t-il.

Et, prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s’élança dans l’escalier en criant :

— À moi, mes amis ! La poutre est solide.

Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux, qui l’accompagnaient, se mirent à cheval sur la poutre en s’aidant des mains, et parvinrent un à un à l’autre extrémité. Lorsque le premier d’entre eux pénétra dans le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux prises avec Marcasse, qui exalté de son triomphe et oubliant qu’il ne s’agissait pas de tuer l’ennemi, mais de le prendre, s’était mis en devoir de le garder comme une belette avec sa longue rapière. Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché l’épée des mains du sergent, l’avait terrassé et l’aurait étranglé si on ne se fût jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force prodigieuse aux trois premiers assaillants ; mais, avec l’aide de deux autres, on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus de résistance et se laissa lier les mains pour descendre l’escalier, qui venait aboutir au fond d’un puits desséché qui se trouvait au centre de la tour. Antoine avait l’habitude d’en sortir et d’y descendre par une échelle que lui tendait la femme du métayer et qu’elle retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du sergent.

— Ce n’est rien, dit-il ; cela m’a amusé. J’ai senti que j’avais encore la jambe sûre et la tête froide. Eh ! eh ! vieux sergent, ajouta-t-il en regardant sa jambe, vieil hidalgo, vieux taupeur, on ne se moquera plus tant de ton mollet.